Richelieu a-t-il persécuté Corneille

Louis Batiffol
Richelieu a-t-il persécuté Corneille
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 626-657).
RICHELIEU
A-T-IL PERSÉCUTÉ CORNEILLE ?

L’histoire littéraire conte que Corneille ayant fait représenter le Cid vers la fin de 1636, ou le début de 1637, avec « l’éclat et l’applaudissement » que l’on sait, le cardinal de Richelieu éprouva de ce succès une jalousie extrême et, par vengeance, persécuta, de façon acharnée, le trop heureux auteur.

Qu’un illustre homme d’Etat, quinquagénaire, cardinal, duc et pair, et dont « les exploits remplissaient le monde, » ait pu s’abuser d’être jaloux d’un jeune homme de trente ans faisant réussir une pièce de théâtre, il y a là de quoi surprendre à la réflexion. D’autre part, qu’un grand politique auquel on s’accorde à reconnaître du « génie, » — ce qui, en l’espèce, suppose équilibre d’esprit et jugement, — se soit, durant des mois, distrait de préoccupations politiques très graves pour manifester un sentiment médiocre par des tracasseries prolongées, c’est ce qui ne s’accorde guère avec l’idée que les historiens, étudiant directement les textes, peuvent se faire du caractère de Richelieu. Michelet, Ed. Fournier, Guizot, les deux Dumas, inquiets, ont préféré croire que Richelieu avait été choqué de voir exalter dans le Cid les Espagnols, ennemis du moment, et le duel, condamné par les édits. Mais, on l’a déjà remarqué, les œuvres qui parlent favorablement des Espagnols ou du duel à cette date sont nombreuses, et le cardinal avait un moyen plus simple de parer au danger, si danger il y avait, c’était d’interdire la pièce ou de ne pas en autoriser l’impression. Il ne l’a pas fait. La question demeure donc entière. Richelieu a été un des ministres les plus impopulaires de l’ancien régime. On l’a accusé de tous les crimes et de toutes les sottises. Il sera permis à la critique historique familiarisée avec les faits du temps et qui dispose aujourd’hui des papiers du cardinal, d’apporter sa contribution à l’examen plus approfondi du problème.


RICHELIEU ET LE THÉATRE

Richelieu est un grand seigneur. Ceux qui l’approchent reconnaissent qu’il reçoit avec une affabilité charmante, mais aussi une dignité, ou, comme ils écrivent, une « majesté » qui intimide et éloigne tout le monde. Le cardinal passe pour distant. Il y a d’autres raisons pour qu’on ne le voie pas : il est extraordinairement absorbé par les affaires ; son labeur est immense : il travaille souvent la nuit vers deux heures, trois heures du matin. On trouve à chaque pas dans les dépêches des ambassadeurs étrangers des phrases comme celle-ci, du 2 décembre 1636 : « M. le cardinal étant très occupé par les affaires courantes m’a fait dire de l’excuser en grâce si je ne pouvais pas le voir. »

Puis il est malade. Il est en proie à des troubles nerveux, maux de tête, dépressions, faiblesses irritables : c’est un neurasthénique. Alors il s’isole. Il n’habite pas Paris, tellement le « tintamarre, » comme il dit, des rues l’obsède : il vit à la campagne, à Rueil. S’il doit se rapprocher du Louvre, il loge dans des endroits qui sont, à cette date, hors la ville : Chaillot, Çharonne. Il s’absente de la région parisienne tous les ans six à sept mois. Ainsi la difficulté de l’atteindre, jointe à l’horreur qu’il a d’être importuné par des fâcheux et à l’accablement du tracas infini des affaires, le rend inaccessible. Si l’on ajoute qu’il impose à tout son entourage, peu nombreux, un secret « secrétissime, » comme il dit lui-même, sur ses pensées et ses actes, on comprendra qu’il ait été malaisé à ses contemporains de bien connaître ses véritables sentiments.

Richelieu enfin est grand seigneur dans ses goûts. Il aime la magnificence, le faste, les beaux bâtiments, les tapisseries, les œuvres d’art. Mais en grand seigneur, il aime le tout comme un accessoire de sa situation et ne considère le détail que de haut et de loin. Il dépensera sans compter, ne sachant jamais ce qu’il possède. Il commandera des constructions considérables : château de Richelieu en Poitou, le Palais-Cardinal à Paris, la Sorbonne, et il laissera à ses intendants le soin de réaliser ses idées sans s’en occuper autrement. Nous avons relativement à l’édification du château de Richelieu la correspondance de Sourdis, l’archevêque de Bordeaux, qui est chargé de l’affaire. Sourdis rend compte, multiplie les lettres : Richelieu ne répond pas. On a même pu dire qu’il n’était jamais allé voir son château du Poitou, ce qui n’est pas exact. Il n’achèvera pas la Sorbonne. Il habitera très peu le Palais-Cardinal. C’est que Richelieu, homme de gouvernement avant tout, est tout entier appliqué aux affaires publiques qui l’absorbent. Si l’on vient le solliciter pour des questions étrangères à ses préoccupations, il vous écarte d’un geste. Boisrobert écrit à un de ses amis auquel il avait promis de parler à Richelieu d’une requête : « Son Eminence m’a dit qu’elle ne voulait se mêler de cette affaire en façon quelconque. » Lorsque l’Académie française propose d’entreprendre le travail du dictionnaire et prie le même Boisrobert de consulter le cardinal, Boisrobert fait savoir à la compagnie que « le cardinal n’a rien répondu à cette proposition, soit qu’il ne la goûte pas, soit qu’il ait l’esprit rempli de quelque autre chose. » On voit l’homme : très intelligent, très grand, dédaigneux. Ceci va nous expliquer la place que le théâtre a tenue dans sa vie.

Car il a aimé le théâtre, mais il l’a aimé comme le reste, à titre de délassement fortuit et occasionnel. « Monseigneur le cardinal, écrit Tristan l’Hermite dans sa préface de Panthée, de 1637, se délasse parfois en l’honnête divertissement de la comédie. » De Rueil, de Chaillot, Richelieu vient en carrosse assister à une représentation à son hôtel de Paris, puis repart après la représentation.

Il ne se distrait pas seulement des représentations scéniques : le cas échéant, il cause aussi volontiers des pièces et de leurs sujets. Il a quelques familiers, en petit nombre, presque tous des ecclésiastiques, notamment des évêques. Il les invite à déjeuner à Rueil, et, après les repas, se promenant dans les jardins, devise avec eux. Parmi eux est un prêtre, François Hédelin, abbé d’Aubignac, dont Richelieu a fait un précepteur de son neveu Brézé. Cet abbé, fort instruit, s’intéresse lui aussi au théâtre et en a étudié les conditions dans l’antiquité. Le cardinal s’entretient d’art dramatique avec l’abbé d’Aubignac et pousse la conversation assez loin pour le prier d’écrire un livre sur la Pratique du théâtre. D’Aubignac écrira le livre et le publiera en 1657 en nous donnant ces détails.

Il y a mieux : ne pouvant aller assister à des représentations dans des salles populaires comme le théâtre du Marais ou l’Hôtel de Bourgogne, Richelieu, encore en grand seigneur, fera construire une salle de spectacle dans son hôtel de la rue Saint-Honoré. Il en fera même construire deux, dont la seconde a servi à Molière. Enfin, geste de Mécène en usage à cette époque pour les personnages en vue et riches comme lui, Richelieu manifestera son intérêt à l’égard des gens de lettres et notamment des auteurs dramatiques, en leur donnant des pensions.

Mais s’il a aimé le théâtre et favorisé les poètes, a-t-il été jusqu’à être lui-même auteur dramatique ? On le dit. La première mention, croyons-nous, du fait, se rencontre dans un des plus ardents pamphlets qui aient été écrits contre lui, la Milliade de 1636. Il y a lieu de remarquer que dans les innombrables papiers de Richelieu on ne rencontre aucune trace de cette occupation du cardinal. Si Richelieu employait ses loisirs, — quand il en avait, — à élaborer des tragédies, on devrait avoir au milieu de ses dossiers quelque lettre écrite à lui ou par lui mentionnant une allusion à un sujet de pièce qu’il se proposait de traiter, aux péripéties d’une intrigue : on découvrirait peut-être un fragment de tragédie en cours de composition, des ébauches de scènes, des vers, jetés par hasard sur le coin d’une page en une heure de distraction ou de rêverie (les brouillons et les bouts de feuillets épars abondent dans ces dossiers). Il n’y a rien de pareil. Sauf huit vers que Boisrobert lui attribue dans son recueil du Sacrifice des muses et auxquels sans doute fait allusion J. Sirmond dans sa Lettre déchiffrée, sauf peut-être aussi, mais c’est moins que sûr, des quatrains de la France mourante de 1621, qu’on lui attribue, on ne connaît pas de poésie de Richelieu ni d’autographe de lui relatif à la composition d’une pièce de théâtre.

Peut-être l’affirmation vient-elle de conversations du ministre amplifiées. Nous avons dit que le cardinal, après ses repas, se promenant dans ses jardins, causait volontiers de théâtre. M. de Bautru, comte de Serrant, lui présenta un jour Desmarets de Saint-Sorlin, qui plut et revint. Richelieu aurait poussé Desmarets à écrire des pièces. Il est possible que, s’entretenant avec lui de sujets pour ces pièces, émettant des idées, suggérant des combinaisons, il ait ainsi donné lieu au bruit d’une collaboration à dos tragédies qu’on lui a ensuite en partie attribuées. Dans le catalogue de sa bibliothèque que nous possédons et qui révèle de façon curieuse des directives intellectuelles intéressantes, il n’est fait que très peu de place à la poésie et presque aucune à l’art dramatique.


LES CINQ AUTEURS

L’homme, on le sait, qui s’est occupé auprès de Richelieu des choses de théâtre et des rapports du cardinal avec les auteurs dramatiques, et notamment avec Corneille, c’est Boisrobert.

La figure est bien connue de ce personnage un peu singulier, ancien huguenot converti, devenu prêtre, courtisan obséquieux, quémandeur, d’une gaieté étourdissante et qui savait apporter à Richelieu, aux heures de dépression et de mélancolie, quelque soulagement. Après des hésitations, Richelieu, par habitude, par insouciance, avait accepté Boisrobert qu’il avait connu jadis, dans ses débuts difficiles, et, sans d’ailleurs le prendre bien au sérieux, l’avait admis dans le groupe des familiers de Rueil. Boisrobert étant auteur dramatique, connaissant les écrivains du temps, s’estima tout désigné pour être auprès du ministre l’intermédiaire entre le cardinal et les gens de lettres. Ce fut lui qui désigna à Richelieu les pièces à voir et organisa les spectacles de l’hôtel de la rue Saint-Honoré. Ce fut lui qui devint, en quelque sorte, « l’intendant des menus plaisirs » de Richelieu, Richelieu, ici, comme pour le reste, laissant faire et suivant d’un peu loin, le regard distrait.

Après avoir écrit des pièces assez médiocres qu’il avait fait jouer devant le ministre sans beaucoup de succès, Boisrobert eut la pensée de grouper avec lui quatre auteurs réputés du temps, ceux que la Gazette appelait « les cinq fameux poètes : » Coiletet, l’Estoile, Rotrou et Corneille, afin de leur faire composer ensemble des œuvres qui, dans sa pensée, auraient plus de chance de se trouver meilleures. Il y avait, à ce moment, d’autres « fameux poètes, » Scudéry, Mairet, Gombauld, Du Ryer, la plupart à peu près du même âge : Corneille avait trente ans, Rotrou vingt-sept, Scudéry trente-cinq, Mairet trente-deux. Pourquoi Boisrobert avait-il exclu Scudéry, Mairet, et cette exclusion n’est-elle pas déjà une preuve qu’on ne saurait ici invoquer la jalousie ? On peut le croire.

La tradition veut que l’idée de la première pièce par laquelle les cinq auteurs commencèrent leur collaboration, la Comédie des Tuileries, soit de Richelieu, lequel aurait fait travailler les poètes sous ses yeux en les dirigeant.

D’après M. F. Bouquet, le judicieux auteur des Points obscurs et nouveaux de la vie de Corneille, l’élaboration de la Comédie des Tuileries se placerait vers la fin de 1634 et les deux premiers mois de 1635. Si nous consultons les papiers du cardinal à cette date, nous trouvons le ministre absorbé par la préparation très grave de la guerre imminente avec l’Empire germanique, laquelle va être déclarée dans quelques semaines. Il multiplie les lettres relatives aux négociations diplomatiques en vue de s’assurer des alliances, rassemble des troupes, fait fabriquer des munitions, constituer des magasins d’approvisionnement, transporter des canons, réquisitionner des chevaux, le tout en entrant dans le détail le plus minutieux comme un simple commis. En février, au moment où il devrait suivre les répétitions de la pièce, il dresse le plan de la jonction de l’armée française avec celle de Hollande alliée, afin de combiner une attaque concentrique sur les Pays-Bas espagnols et négocie à cet effet. Un chef de Gouvernement, de nos jours, ayant de pareilles préoccupations dans l’esprit et obligé de passer ses nuits à travailler, aurait-il le goût et le loisir de consacrer des heures entières de sa journée à composer une tragédie en vers avec des jeunes gens ? On peut poser la question.

Corneille, dit M. Marty-Laveaux, n’a travaillé qu’à la Comédie des Tuileries et s’est retiré du groupe après que cette pièce a été achevée, ce qui placerait le fait à la fin de février 1635, puisque la pièce a été jouée le 4 mars. D’après Voltaire, qui dit tenir le renseignement des derniers princes de Vendôme, petits-fils de César de Vendôme, contemporain de Richelieu, Richelieu ayant arrangé lui-même toutes les scènes de la Comédie se serait impatienté de ce que Corneille eût fait des modifications dans le troisième acte qui lui avait été confié et lui aurait déclaré avec humeur « qu’il fallait avoir un esprit de suite, » ce qui aurait occasionné le départ de Corneille… On pourrait remarquer que l’expression « avoir l’esprit de suite » est certainement une expression du XVIIIe siècle, mais qu’elle n’appartient pas au vocabulaire de Richelieu ; que César de Vendôme, ayant été emprisonné par le gouvernement de Richelieu quatre années, de 1626 à 1630, et, plus tard, contraint de s’enfuir en Angleterre sous l’accusation d’avoir voulu empoisonner le cardinal, n’a jamais eu d’intimité avec Richelieu et n’a certainement reçu aucune confidence de lui. Mais Corneille va nous donner lui-même une autre explication de sa rupture avec le groupe des cinq auteurs.

Il était déjà fort connu. Le succès de Mélite en 1629 avait répandu son nom dans le public. Scudéry, publiant en 1631 sa tragédie de Ligdamon et Lidias, avait sollicité de lui un quatrain élogieux à mettre en tête de la pièce, et, en 1633, un madrigal pour le Trompeur puni. A son tour, Corneille avait demandé en 1633, pour sa pièce la Veuve, des vers exaltant ses mérites à vingt-six auteurs parmi lesquels : Boisrobert, Scudéry, Mairet, Rotrou, Claveret. C’est après la Galerie du Palais de 1634, la Place royale de 1635 et Médée qui avait eu un vif éclat, que Boisrobert avait prié le jeune poète de collaborer avec lui. Ce jeune poète connaissait donc sa valeur.

Corneille, de plus, n’avait pas le caractère facile. De son père, il tenait une humeur âpre et absolue, Chapelain écrit un « esprit bourru » et Fontenelle dit « mélancolique, brusque, » quoique au fond il fût assez brave homme. Une collaboration avec lui n’était pas aisée. Son génie ne s’accommodait pas d’une tâche en commun, sous une direction tatillonne et médiocre comme était celle de Boisrobert. Dans sa pièce de vers l’Excuse à Ariste, sous la fiction de répondre à quelqu’un qui lui aurait demandé de composer des chansons à mettre en musique, il indique la répulsion insurmontable qu’il éprouva à subir plus longtemps la geôle de cette collaboration. Il préférait reprendre sa liberté et exprimer ses propres idées plutôt qu’ajuster sa lyre à suivre les fantaisies d’un guide pointilleux.


Son feu ne peut agir quand il faut qu’il s’applique
Sur les fantasques airs d’un rêveur de musique...
Enfin cette prison déplaît à son génie,
Il ne peut rendre hommage à cette tyrannie,
Il ne se leurre pas d’animer de beaux chants
Et veut pour se produire avoir la clef des champs...


Telle serait l’explication, plus naturelle et plausible, du fait que Corneille aurait abandonné le groupe des cinq auteurs. La « clef des champs » prise, on le sait, Corneille écrivit le Cid.


RICHELIEU ET CORNEILLE

Tous les documents du temps s’accordent à reconnaître le succès considérable qu’eut la pièce, jouée, pour la première fois, vraisemblablement, le 7 janvier 1637, à en croire la lettre de Chapelain du 22 de ce mois. La foule s’enthousiasma et s’écrasa au théâtre du Marais. La Cour suivit. Louis XIII exprima le désir de voir jouer la pièce au Louvre et fit revenir jusqu’à trois fois les comédiens, tellement il avait été enchanté.

Or, et ici il faut suivre attentivement les faits pour nous rendre compte des sentiments réels qu’a éprouvés Richelieu, Richelieu partagea entièrement l’engouement universel. Non seulement il assista aux représentations du Louvre, mais il fit jouer deux fois le Cid à son propre hôtel : c’est Corneille qui nous le dit. Mme de Combalet, future duchesse d’Aiguillon, la nièce aimée, préférée, dévouée du cardinal, son écho et son ombre, manifesta de façon très vive la satisfaction qu’elle éprouva. Elle vit Corneille, lui dit son admiration, le combla d’éloges. Les impressions de Richelieu lui-même, nous les avons dans l’abbé d’Aubignac, confident du cardinal, et qui a recueilli de ses conversations avec le ministre le jugement de celui-ci. Corneille était « le maître de la scène ; » il avait fait une pièce « merveilleuse ; » son Cid était « admirable, plein de beautés. » Richelieu allait témoigner publiquement des sympathies qu’il éprouvait à l’égard de Corneille par les faveurs qu’il allait lui prodiguer, d’autant plus remarquables que, comme nous l’avons vu, il demeurait en général indifférent à ce qui était étranger à ses affaires.

Il le fit anoblir. Il n’y a pas de doute : dans l’état du Gouvernement à cette date, nous le verrons mieux tout à l’heure, c’est lui seul qui, avec le Roi, disposant de cette grâce, a pu la faire accorder. Elle était insigne. Elle tirait l’heureux bénéficiaire de la « honte » d’être inscrit à la taille : elle l’exemptait de certains impôts, raison pour laquelle le Gouvernement se montrait assez avare de cette distinction. C’est avec beaucoup de peine qu’en juin 1636 Richelieu avait consenti à céder aux instances anciennes de Boisrobert en le faisant anoblir, ou plutôt en faisant anoblir son père, car ainsi procédait-on afin d’allonger, sans doute, tout de suite, d’une génération la nouvelle famille. Mais le cardinal n’a jamais cédé aux demandes de son médecin Citois qui le sollicitera sa vie entière, vainement. Il fallait que le chancelier scellât et délivrât les lettres officielles nécessaires. Or le chancelier Séguier, personnage inamovible, se trouvait dans la main de Richelieu dont il était l’ami et l’obligé. Il n’eût rien fait en dehors de lui et surtout contre lui. Mme de Combalot n’eût certainement pas réussi à obtenir à elle seule cette grâce, elle qui ne demandait quoi que ce fût au cardinal qu’avec crainte, et, le cas échéant, croyait devoir faire intervenir des secrétaires d’Etat auprès de son oncle. Quant à la reine Anne d’Autriche, nous verrons plus loin qu’elle n’était en mesure, à ce moment, de solliciter pareille faveur ni pour Corneille ni pour personne.

Que ce soit à cause du Cid que Corneille ait reçu l’anoblissement, c’est ce que tous les contemporains s’accordent à affirmer. « Le Cid vous a valu la noblesse, » déclarera Mairet dans son Epitre familière. Corneille écrira à Louis XIV en 1658 :


La noblesse, grand Roi, manquait à ma naissance :
Ton père en a daigné gratifier mes vers.


Lovet, Sarrazin, d’autres ont confirmé le fait. Il faut donc écarter l’idée, — les lettres s’appliquant au père de Corneille,— qu’il y ait eu coïncidence entre cet anoblissement et un projet ancien d’anoblir ce père de Corneille pour ses services de maître des eaux et forêts, le maître des eaux et des forêts ayant quitté sa charge depuis dix-sept ans et ses services étant bien oubliés. Le fait que les lettres d’anoblissement sont de janvier 1637, le mois même du Cid, atteste, par la promptitude avec laquelle elles ont été octroyées, la vivacité des impressions qu’éprouvait Richelieu.

D’autre part, Richelieu inscrivit Corneille pour une pension de quinze cents livres sur sa propre cassette, somme qui eût représenté, il y a quelques années, sept à huit mille francs de rente, chiffre respectable. Il vit Corneille. Il causa avec lui. Corneille, préoccupé de l’accusation qui commençait à courir contre lui que le Cid n’était que la copie d’une œuvre espagnole de Guillem de Castro, voulut s’en expliquer avec le cardinal et lui demanda la permission de lui montrer le texte espagnol, afin qu’il comparât. Richelieu, qui savait l’espagnol, y consentit volontiers. Le 21 janvier 1637, le mois même du Cid, Richelieu faisait accorder à Corneille « par le Roi en son conseil, » le privilège d’imprimer la pièce, chose qui demandait, généralement, des mois, les formalités étant assez compliquées. Cet empressement encore est remarquable. Tant que la pièce demeurait manuscrite, elle ne pouvait être jouée que par la troupe du Marais. Du jour où elle était imprimée, les bandes de comédiens errants en province avaient la faculté de la représenter dans toutes les villes et bourgs du royaume : c’était pour l’auteur la gloire !

Enfin Richelieu donnait une preuve, bien plus manifeste encore, de sa faveur particulière à l’égard du Cid et de son auteur en autorisant sa nièce, Mme Combalet, à accepter la dédicace de la tragédie. Nous avons dit ce qu’était Mme de Combalet. Ceux qui ont parcouru la correspondance de l’oncle et de la nièce savent quelle déférence craintive, quelle affection, la future duchesse d’Aiguillon professait pour le cardinal. Elle n’eût rien osé faire qui ne fût autorisé par lui. En ce temps, on ne dédiait pas une pièce à un personnage, sans lui en avoir demandé la permission, la dédicace entraînant l’octroi d’une somme d’argent. Si Corneille s’est adressé à Mme de Combalet, c’est que Richelieu y a expressément consenti.

Relisons cette dédicace. Le ton, — la part faite du genre et de l’exagération de style nécessaire, — nous renseigne bien sur ce que savait Corneille de la façon dont Richelieu et son entourage avaient accueilli le Cid. Il souhaite que le Cid ait assez de durée pour laisser à la postérité, dit-il, « des marques éternelles de ce que je vous dois… C’est une reconnaissance qui m’est glorieuse, puisqu’il m’est impossible de publier que je vous ai de grandes obligations sans publier que vous m’avez assez estimé pour vouloir que je vous en eusse. » Et il rappelle, en les attribuant, comme il convient, à l’influence de Mme de Combalet, — mais nous savons que Mme de Combalet ne pouvait rien que par Richelieu, — tous les bienfaits dont il a été comblé, entre autres l’anoblissement. Le public croira, en effet, que Mme de Combalet a été le principal artisan de cet anoblissement et l’auteur d’un libelle, le Souhait du Cid en faveur de Scudéry, de 1651, J. Sirmond, collaborateur fidèle et dévoué, une créature de Richelieu, dira en parlant d’elle : « J’honore infiniment celle (Mme de Combalet) qui l’a autorisée (Chimène) par son jugement, procurant à son auteur la noblesse qu’il n’avait pas de naissance. » Évidemment personne, autour de Richelieu, ne paraît se douter, à ce moment, que le Cid ait été écrit contre le cardinal, ou bien que le cardinal ait conçu une vive jalousie du succès de la pièce par amour-propre de poète et qu’il se prépare à se venger cruellement de l’auteur en le persécutant. Etablissons comment les faits qui vont suivre se sont déroulés.


LA QUERELLE DU CID

Nous avons dit que la plupart des émules de Corneille étaient des jeunes gens de son âge. Que le triomphe du Cid les ait surpris, puis troublés et affligés, il n’y a rien là qui ne soit fort naturel. Après le premier moment d’hésitation, ils insinuèrent qu’assurément, la pièce était belle, mais qu’elle contenait des imperfections. Ils formulèrent des critiques : il y avait à relever des erreurs, des manques de tact, de jugement, des expressions incompréhensibles, des vers obscurs, mal écrits. On répéta surtout que la pièce était inspirée à ce point d’une certaine comédie espagnole de Guillem de Castro que l’admiration du public allait précisément à ce qui provenait du texte espagnol. Par suite, le Cid était un plagiat, Corneille n’était qu’un « traducteur » et un « copiste, » le succès de sa pièce était usurpé. Ceux qui colportaient ces propos étaient principalement Scudéry et Mairet.

Ces bruits, qui couraient sous le manteau, y seraient probablement demeurés, personne n’osant, devant l’engouement de la foule, élever la voix, et, peut-être, n’y eût-il pas eu de « querelle du Cid, » si Corneille, imprudemment, n’avait lui-même donné le signal, ainsi que le dira expressément Mairet, et engagé la bataille. Retenons ce fait essentiel auquel Richelieu est assurément étranger.

Tel que nous le connaissons, Corneille fut irrité au dernier point par les critiques dont il était l’objet. Peu après le moment où parut le Cid, imprimé à la fin de mars 1637, il publiait la pièce de vers anonyme, l’Excuse à Ariste, dans laquelle il attaquait directement ses envieux, et notamment, sans le nommer, Scudéry, faisant preuve, il faut le dire, d’une assurance un peu excessive.


La fausse humilité ne m’est plus en crédit.
Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit...
Par leur seule beauté ma plume est estimée.
Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée

Et pense toutefois n’avoir point de rival
A qui je fasse tort en le traitant d’égal...


Et il prenait à partie ses critiques avec un mépris et une hauteur souveraines.

Scudéry et Mairet ripostèrent. Les autres suivirent. Du premier coup, le ton de la polémique monta à un degré d’extrême violence. Tous reprochèrent à Corneille son « insupportable vanité, » sa « jactance, l’imbécillité du personnage. » L’auteur du Cid se croyait Jupiter, Mars, l’Empereur ! Il était grisé par le succès et n’avait ni « jugement ni modestie. » La lice était ouverte ; la dispute allait se développer avec une âpreté brutale.

Voltaire évalue à plus de cent le nombre des libelles qui furent échangés. M. Armand Gasté, dans le recueil qu’il a publié des pièces et pamphlets relatifs à la querelle du Cid, n’en a rassemblé que trente-six. En fait, il n’y a guère eu contre Corneille que trois adversaires notables : Scudéry, Mairet et Claveret. Ce sur quoi il faut insister, c’est l’allure que prit peu à peu la lutte, qui devint de plus en plus personnelle, injurieuse, outrageante. Dans ses Observations sur le Cid, Scudéry ne ménageait à Corneille aucune sévérité. Mairet, plus emporté encore, qualifiait Corneille, dans son Auteur du vrai Cid espagnol, de « vanteur, insolent, orgueilleux, imposteur, Corneille déplumé, esprit vain et sot, plagiaire, ignorant. » De son côté, Corneille ripostait à Scudéry par sa Lettre apologétique et à Mairet par son Rondeau où il provoquait incidemment Claveret et les traitait tous avec une passion, une arrogance qui ne reculaient pas même devant les termes les plus violents.

Richelieu, cardinal de la Sainte Église, duc et pair, principal ministre de l’Etat, peut-il, surtout après les vifs sentiments favorables que nous venons de lui voir témoigner à l’égard du Cid et de son auteur, être soupçonné d’avoir inspiré et conduit une mêlée pareille, à ce point furieuse, indigne de lui et de son caractère ? On peut hésiter à le croire. Le public, qui se divertissait de la polémique, en tout cas, ne s’en est pas avisé. Il ne voyait là qu’une querelle entre quatre ou cinq poètes se prenant à la gorge ou plutôt une querelle entre Corneille et Scudéry. Le vendeur de libelles qui étalait sa marchandise au pied de l’horloge du Palais, expliquant l’affaire à ses acheteurs, leur disait : « Ce sont ces maraux de poètes qui se battent à coups de bec comme harengères : il y a déjà huit jours que nous sommes à débiter leurs voieries ! » L’auteur d’un libelle, d’allure neutre, l’Inconnu et véritable ami de Messieurs de Scudéry et Corneille, écrivait : « Tout Paris n’ignore pas maintenant le différend qui est entre M. de Scudéry et M. Corneille pour s’être entrepris insensiblement à écrire l’un contre l’autre. » Et le publiciste qui recommandait, afin de clore l’incident, d’envoyer tout le monde, dos à dos, devant le Parlement de Paris, ne soupçonnait pas, évidemment, qu’il proposait de traduire devant les magistrats le premier ministre du royaume, fauteur secret de la dispute.

A défaut du Parlement, on sait que Scudéry, convaincu que la lutte était sans issue et qu’il était utile qu’un jugement intervint, sûr qu’il se croyait du bien fondé de ses critiques, s’avisa, pour en finir, de solliciter de l’Académie française son sentiment, et, par une lettre rendue publique de la fin de mai 1637, pria l’Académie de dire ce qu’elle pensait et de ses Observations sur le Cid et du Cid lui-même. C’est ici que le nom de Richelieu va être prononcé.

Jusqu’ici le cardinal n’a sûrement rien dit. Son silence est attesté par le témoignage indirect de Corneille. Chapelain écrit à Balzac en janvier 1639 qu’il vient de recevoir la visite de l’illustre poète. Celui-ci n’écrit plus depuis 1637. Il est découragé : les violences de ses ennemis l’ont paralysé. Il revient amèrement sur le passé. Il reproche à Chapelain son rôle dans la rédaction des Sentiments de l’Académie ; il s’épanche contre ses envieux, contre Scudéry qui « a, du moins, gagné en le querellant de le rebuter du métier et lui a tari sa veine, » contre tout le monde, mais il ne fait aucune allusion à Richelieu. Il ne semble pas se douter que le cardinal ait participé en quoi que ce soit à la polémique dont il se plaint tant.

Il y a plus : Boisrobert nous fait savoir qu’au fort de la dispute, par prudence, l’entourage de Richelieu est resté sur une très grande réserve et a gardé soigneusement le silence. Mairet a écrit à Boisrobert plusieurs fois. Boisrobert n’a pas répondu. Il s’en excusera auprès de Mairet dans une lettre du 5 octobre 1637, laissant entendre que c’est volontairement qu’il a agi de la sorte. Il se trouve que parmi les écrits favorables à Corneille il y en a deux, dont l’un, le Jugement du Cid par un bourgeois de Paris marguillier de sa paroisse, est attribué, dans une thèse de M. Émile Roy, à Charles Sorel de Souvigny, et le second, le Souhait du Cid, par MM. Bouquet et Chardon, à J. Sirmond. Or Charles Sorel de Souvigny et Sirmond ont été des collaborateurs de confiance de Richelieu, chargés par lui de la rédaction de libelles défendant sa politique et ses idées en réponse à des adversaires. En sorte qu’on pourrait presque dire que si Richelieu, en sous main, a pris part au débat, ce n’aurait pas été pour faire attaquer Corneille, mais plutôt pour le faire défendre. En réalité Richelieu, n’a fait ni attaquer ni défendre Corneille, il avait en tête de bien autres et bien plus angoissantes préoccupations.

Ouvrons ses dossiers durant la période où se déroule l’affaire du Cid : l’année 1637. Elle a été pour le cardinal une des plus pénibles et des plus dures de son ministère. Après 1636, où il a pu voir l’invasion étrangère menacer Paris, les ennemis arriver sur l’Oise, Noyon, Pontavert, incendier les villages du Beauvaisis, les Parisiens, pris de panique, fuir vers la Loire en maudissant son nom, l’année qui suit est remplie par la guerre qui continue, les intrigues de cour, les luttes intérieures inextricables, au cours desquelles Richelieu manque d’être renversé. Son itinéraire établit que, tout compte fait, il n’est pas demeuré à Paris, — entendons même Chaillot et Charonne, — l’espace total de plus de deux mois et demi durant cette année. On se bat partout : en Franche-Comté, en Alsace, en Flandre, sur les côtes de Provence, dans le Luxembourg. Richelieu, qui a organisé quatre armées et une flotte de soixante navires, doit entretenir les effectifs, combiner les plans de campagne des armées, car c’est à lui qu’incombe ce soin. Il projette de mettre sur pied pour 1638 sept armées nouvelles et, d’avance, il les prépare, réunissant personnel et matériel. On se fait difficilement une idée de la somme de travail qu’il doit fournir et du tracas que représente ce travail, auquel il s’applique avec la diligence d’un sous-ordre et dans le détail.

Puis, les difficultés intérieures viennent doubler, l’une après l’autre, les complications des affaires extérieures. C’est Monsieur, le frère du Roi, qui organise un complot pour l’assassiner, s’enfuit de Paris à la fin de 1636, songe, en janvier 1637, le mois du Cid, à gagner l’étranger pour s’aboucher avec les ennemis. Richelieu, très inquiet, prend des mesures, met des soldats partout : la guerre civile est imminente ! Il écrit découragé : « Nous avons la guerre dedans le royaume et dehors. » Finalement, le Roi marchera avec des troupes sur son frère, qui cédera. Ce n’est guère le moment, semble-t-il, d’ajouter à tant de soucis celui d’organiser une campagne, dont la nécessité ne se fait pas sentir, contre un jeune poète, coupable seulement d’avoir réussi !

En mars, les nouvelles mauvaises arrivent de toutes parts : nos soldats trahis ont capitulé en Valteline ; le surintendant des finances déclare qu’il n’a plus un sol dans le trésor ; Louis XIII, avec une petite armée, doit aller mettre à la raison la ville de Rouen qui ne veut pas lui obéir et mater le Parlement de Normandie qui, dans la misère de l’État, refuse d’enregistrer des édits bursaux. Le Chancelier écrit : « Nous sommes à la lie ! »

En avril, commencent pour Richelieu les angoisses que va lui causer l’affaire interminable de Mlle de La Fayette : les ennemis du cardinal tâchent de profiter de la passion du Roi et d’obtenir par ce moyen la disgrâce du ministre. Richelieu fait entrer la jeune fille au couvent. Louis XIII la rejoint, et, pendant quatre mois, rend à Mlle de La Fayette des visites où le ministre est méthodiquement battu en brèche. Le cardinal va-t-il être disgracié ? Il est dans les transes ! Ses papiers sont remplis des détails de cette affaire extrêmement pénible pour lui : il n’y est pas question une seule fois de Corneille, ni du Cid.

En mai, juin, ce sont les révoltes des croquants dans les provinces de Normandie et de Guyenne. On a redouté un instant que tout le midi ne prit feu à l’instigation de l’Espagne. Il faut envoyer des troupes. Surtout, parallèlement, se poursuit la tragique histoire de la reine Anne d’Autriche entrant en correspondance avec l’Espagne et trahissant le Gouvernement. On a dit que c’était Anne d’Autriche qui avait fait engager Corneille, par un de ses anciens secrétaires, M. de Chalon, retiré à Rouen, à écrire le Cid contre Richelieu, et qui, pour la peine, aurait anobli le poète. Mais en quoi Richelieu pouvait-il considérer que le Cid constituât une attaque dirigée contre lui ? L’accueil qu’il a fait à la pièce tend au moins à prouver qu’il ne s’en est nullement douté. Puis, le succès que le Roi, les ministres, la cour ont ménagé unanimement à la tragédie, impliquerait aussi que personne ne soupçonnait, dans le Gouvernement, le danger public que pouvait représenter pour l’Etat l’exaltation des Espagnols et du duel qu’on a invoquée comme raison de l’irritation du cardinal. Il n’a d’ailleurs jamais existé aucun secrétaire d’Anne d’Autriche ou de Marie de Médicis portant le nom de M. de Chalon, — nous avons les listes complètes. — M. E. Picot, le savant auteur de la Bibliographie cornélienne, a cru pouvoir parler de l’évêque de Chalon. Mais celui-ci, M. de Neuchèze, a consciencieusement administré son diocèse de 1624 à 1658, n’a jamais été secrétaire de la Reine et ne s’est pas retiré à Rouen. Depuis le milieu de 1636, Anne d’Autriche est soupçonnée par le Roi et Richelieu d’être mêlée à un extraordinaire complot, qui ne tendrait à rien moins qu’à provoquer contre la France une coalition de l’Espagne avec l’Empire, la Lorraine, la Savoie. L’intrigante duchesse de Chevreuse est l’âme de ce complot. Anne d’Autriche correspond secrètement en Flandre. Krafft et Montagu portent ses lettres au cardinal infant à Bruxelles, à l’ambassadeur espagnol Mirabel. On la surveille. Les lettres finiront par être interceptées. Nous avons la liste de celles qui ont été saisies en 1636 et 1637. Richelieu est indigné, Louis XIII aime mieux se taire et attendre. « Le Roi n’est pas excusable ! » écrit Richelieu. En novembre 1636, on découvre que la reine a fait 800 000 écus de dettes afin d’envoyer de l’argent au dehors. Richelieu est outré ! II mande à Chavignv le 18 novembre : « Il n’est plus raisonnable de laisser la porte ouverte à pareils désordres ! » Mais le Roi ne veut encore rien dire. Seulement on devine ce que peut être la situation d’Anne d’Autriche à la Cour, épiée, isolée, méprisée, et combien son influence est nulle. Elle nous le dit elle-même. A Mirabel, l’ambassadeur, qui lui demande une recommandation auprès de Louis XIII, elle répond avec désespoir : « Parler de cela au Roi est chose impossible : mieux vaut mourir qu’être en un lieu où on peut perdre plus que la vie ! » A Mme du Fargis qui sollicite son appui auprès de Richelieu, elle répond amèrement : « Il n’est pas en mon pouvoir, en ayant fort peu avec M. le cardinal... Ne faites point d’état de mon entremise et cherchez un autre moyen... Il m’est impossible de rien faire. » On ne la voit donc pas solliciter à ce moment du chancelier des lettres de noblesse pour Corneille, afin de récompenser celui-ci d’avoir écrit une pièce contre Richelieu, le protecteur, l’ami de Séguier, qui se refuserait certainement à pareil geste. Lorsqu’on constate, en effet, que Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, pour avoir un acte de la chancellerie, en est réduit à demander au secrétaire d’Etat de Chavigny « un billet de M. le cardinal à M. le garde des Sceaux ; » lorsque Anne d’Autriche, elle-même, dans un besoin extrême d’argent, écrit de sa main le billet suivant, à Richelieu, en 1637 : « La Reine prie M. le cardinal de Richelieu de supplier le Roy de sa part de lui vouloir accorder les deniers qui proviendront de la création d’un office, en chacun des parlements du royaume, de greffier de l’enregistrement des criées ; » et lorsqu’enfin Louis XIII écrira à Richelieu : « Je vous prie mander dès aujourd’hui à M. le chancelier qu’il ne celle aucune lettre de noblesse, si ce n’est que je le lui commande de ma propre bouche, » on s’assurera qu’Anne d’Autriche n’était pas en mesure d’anoblir Corneille à elle seule, en dehors de Richelieu, sans lui et contre lui.

C’est en juillet 1637, au cœur de la querelle du Cid, que se découvre enfin la lettre décisive qui mettra le comble et décidera Louis XIII à agir. On sait le drame : l’envoi d’Anne d’Autriche à Chantilly, les scènes, les pleurs, les désespoirs, l’aveu de la faute et le pardon du Roi. Richelieu a apporté à cette affaire, durant juillet et août 1637, une âpreté extrême qu’explique le danger que courait l’Etat à être trahi au centre même du Gouvernement. Pensait-il à ce moment tant que cela à Chimène, à don Sanche, à dona Elvire ? On peut en douter. Il n’y en a pas trace, en tout cas, dans ses papiers.

Puis, conséquence de cette affaire de la Reine, la fuite, sous un déguisement, de la complice, la duchesse de Chevreuse, en Espagne et en Angleterre. Les pièces relatives à cette fuite, lettres, enquêtes, contre-enquêtes, interrogatoires, dépositions, remplissent les dossiers de Richelieu, et il ne s’y trouve toujours rien sur le Cid et Corneille.

Ainsi, de mois en mois, de semaine en semaine, le ministre est tout entier à des incidents sans cesse renouvelés qui l’absorbent : c’est en septembre une colère du Roi contre lui parce qu’il a cherché à dissuader le souverain d’aller assiéger la Capelle : le cardinal a toutes les peines du monde à faire revenir le prince de sa « fâcherie ; » en octobre, le siège inopiné de Maubeuge par les Espagnols ; en novembre et décembre, la grave affaire du P. Caussin, confesseur du Roi, mettant en jeu la question de conscience pour faire un devoir au Roi de chasser Richelieu. Richelieu, très ému, après de multiples avis qui lui font comprendre que la partie est perdue pour lui, rédigera le 8 décembre sa lettre de démission : Louis XIII ne l’acceptera pas, chassera le P. Caussin et rendra à Richelieu son pouvoir. On conviendra que, selon toute apparence, ce n’était pas le moment, pour le cardinal, au milieu de pareilles préoccupations, d’attacher à la question du Cid l’intérêt de premier ordre que nous lui attribuons si naturellement aujourd’hui, mais qui, on le comprendra, pouvait ne pas être le même pour l’homme d’État du XVIIe siècle. Précisons ici la manière dont les faits se sont exactement passés.


BOISROBERT S’AGITE

Lorsque Scudéry saisit l’Académie de la proposition que nous avons dite, les académiciens manifestèrent une vive contrariété. Ne pas relever les justes critiques qui avaient été faites du Cid, c’était aller contre la vérité ; mais les signaler, c’était mécontenter le public qui admirait justement la pièce. Or l’Académie était discutée. Elle ne parvenait pas à faire enregistrer au Parlement les lettres patentes qui consacraient sa fondation, les uns incertains de l’utilité de la nouvelle compagnie, les autres redoutant son action. Gombauld écrivait à Boisrobert : « C’est une fâcheuse aventure pour l’Académie qu’il faille que le premier ouvrage qu’elle mette au jour soit la censure d’un autre et ce n’est pas le moyen d’attirer les suffrages du peuple que de blâmer ce qu’il approuve. » Il ajoutait, et c’est un trait à noter : « L’intérêt que vous y prenez (vous, Boisrobert) m’oblige de vous dire mon opinion. » C’est en effet Boisrobert qui, y prenant un « intérêt » particulier, a forcé la main à l’Académie en usant du nom de Richelieu.

Il était l’ami de Scudéry. Scudéry, qui tenait beaucoup à sa requête, multipliait les démarches et les lettres. L’Académie tiendra à dire dans ses Sentiments que « l’Observateur du Cid l’a conjurée par une lettre publique et par plusieurs particulières de prononcer sur ses remarques. » Si Boisrobert seconda Scudéry, ce fut par amitié pour lui ; ce fut surtout par souci de donner du prestige et de l’éclat à cette Académie, fondée sur sa proposition, si attaquée déjà, de croissance si pénible et que les ennemis do Richelieu ridiculisaient du nom de « volière de Psaphon. »

Boisrobert parla à Richelieu. Il avait mis le cardinal au courant des critiques qu’on formulait contre le Cid, car nous allons voir que Richelieu n’avait pas lu les libelles. Les critiques signalées, assez piquantes, amusèrent le cardinal. Il est de fait que le Cid contenait des bizarreries qui divertissaient les commentateurs, surtout des vers amphigouriques :


Ou plutôt sa valeur en cet endroit réduite
Me parloit par sa plaie et hastoit sa poursuite
Et pour se faire entendre au plus juste des rois
Par cette triste bouche elle empruntoit ma voix


Voyez, disait un critique, « cette valeur qui prend un corps fantastique, se met à l’ouverture d’une plaie, parle par ce trou et appelle Chimène, puis l’auteur se reprend et dit que, toutefois, cette valeur ne parle pas, mais se sert de la bouche de cette plaie pour parler et enfin, par cette bouche, elle emprunte la voix de Chimène ! Que de détours ! Il faut avoir bien de l’esprit pour faire ces fictions ! »

Et Richelieu riait. Tallemant des Réaux assure que Boisrobert fit jouer devant lui par des laquais une parodie du Cid : c’est possible. On en a tiré argument pour confirmer l’hostilité du cardinal à l’égard de la pièce : c’est excessif.

Exposant donc à Richelieu la requête de Scudéry, Boisrobert lui expliqua qu’il serait utile d’avoir, par une assemblée de gens d’esprit, l’examen des critiques relevées contre le Cid. Son Eminence n’avait-elle pas elle-même, l’année précédente, 1636, demandé, dans les mêmes conditions, à l’abbé d’Aubignac son avis sur la Panthée de Tristan l’Hermite ? M. de Scudéry était un auteur réputé : « Monseigneur avait en singulière estime son bel esprit et sa grande capacité dans la poésie. » Le jugement sollicité serait, comme Scudéry le disait lui-même, « la plus importante et la plus belle action publique par où cette illustre Académie pût commencer les siennes. »

Et Richelieu acquiesça, sans d’ailleurs donner à son geste plus d’importance qu’il ne l’imaginait. Comme Boisrobert nous le dira expressément dans sa lettre à Mairet du 5 octobre 1637, où il emploie les termes mêmes indiquant la manière exacte dont la question fut considérée par le cardinal et résolue par lui, en somme, « des contestations d’esprits agréables et des railleries innocentes » s’étaient élevées à propos du Cid : la critique qu’on demandait, jeux de beaux esprits, n’enlèverait rien aux justes motifs qu’avait le public d’applaudir. Que l’Académie jugeât donc, puisqu’on le désirait : le cardinal y consentait : ce jugement, même, le « divertirait. »

C’est ce consentement que Boisrobert a transmis et qui a passé aux yeux de l’Académie pour « un ordre. » Car les Académiciens ont cru et dit en effet que les « puissances supérieures » leur « commandaient » de juger. Chapelain le laisse entendre dans ses lettres et Scudéry en a fait état. Il est à remarquer, cependant, que quand Boisrobert tâcha de décider Corneille à accepter le jugement qu’on lui proposait et qu’il mit en avant Richelieu (Corneille le dit dans une lettre à Boisrobert du 13 juin 1637), il le mettait en avant avec les mêmes expressions mesurées que nous venons de lui voir employer dans sa lettre à Mairet, limitant bien ainsi la portée de l’intervention du cardinal. Corneille écrira en effet, dans sa lettre d’acceptation : « Messieurs de l’Académie peuvent faire ce qu’il leur plaira : puisque vous m’écrivez que Monseigneur serait bien aise d’en voir le jugement et que cela doit divertir Son Éminence, je n’ai rien à dire. »

Si l’Académie avait refusé de juger le Cid, il n’y a pas de doute que Richelieu n’eût pas insisté. Quand on le voit à ce point distrait, à propos de l’établissement de l’Académie, qu’il laisse deux ans et demi les lettres patentes traîner sur le bureau du Parlement sans beaucoup se soucier d’exiger qu’on les enregistrât rapidement, on se persuade qu’il se fût bien moins encore inquiété d’imposer à la Compagnie un jugement qui, après tout, n’était pour lui, comme on vient de le voir, qu’une « distraction. » Il a été souvent en conflit avec des assemblées et pour des sujets autrement graves : il patientait, négociait, cherchait des compromis, cédait plus souvent qu’on ne le croit, attendait toujours et n’employait la manière forte que lorsqu’il y avait nécessité absolue : ce n’était pas ici le cas. Mais, pour les académiciens, la plupart pensionnés par lui, d’âmes craintives, et qui ne pouvaient approcher de Richelieu pour s’en expliquer avec lui, le consentement transmis du ministre redouté était un désir, son désir un ordre : Boisrobert, vraisemblablement, n’y contredit pas, et, n’osant résister, ils s’exécutèrent.


LES « SENTIMENTS DE L’ACADÉMIE SUR LE CID »

Aussi comprend-t-on la façon inquiète dont ils cherchent à rédiger leurs Sentiments. Ils y mettront cinq mois. Chapelain, Gombauld, Habert de Cérisy y collaboreront. Chapelain priera enfin Boisrobert de soumettre au cardinal leur projet rédigé Nous avons la lettre de Chapelain à Boisrobert du 31 juillet 1637 transmettant le texte : elle montre clairement, entre autres choses notons-le, pour juger dans un instant certaine scène de Charonne), que Chapelain ne voit pas Richelieu, toujours inaccessible, surtout au milieu des événements que l’on sait, qu’il ne parle qu’à Boisrobert et ne communique avec le cardinal, comme tous ses confrères, que par l’intermédiaire de celui-ci.

Richelieu prit connaissance du projet des Sentiments, ou plutôt on le lui lut. Il a été dit que le cardinal annota lui-même, de sa main, le manuscrit. Nous avons ce manuscrit. Vérification faite, l’écriture n’est pas, comme on l’a cru, do Richelieu. Mais, certainement, le cardinal a dicté les quelques notes, très peu nombreuses, qui se lisent dans les marges. Rappelons ces notes pour bien nous rendre compte des impressions du ministre : les voici : « Il faut un exemple. Il faut un tempérament... Faut voir si la pièce le dit... Bon, mais se pourrait mieux exprimer... Il ne faut point dire cela si absolument... Il faut adoucir cette expression. » Puis, à la page 57, tout un grand passage est supprimé où il était dit que Scudéry avait bien fait de fustiger la vanité de Corneille. Richelieu aurait ajouté : « qu’il fallait y jeter (encore dans ce texte) quelques poignées de fleurs. »

Ainsi, visiblement, il semble que le cardinal ait plutôt estimé le document un peu sévère à l’égard de Corneille et qu’il ait voulu qu’on « l’adoucit. » En effet, dans une lettre à l’abbé de Bourzeis du 30 novembre, Chapelain, conformément à ces indications, écrira qu’avec Desmarets et Habert de Montmort, il travaille à développer « la louange des beaux endroits du Cid. » Boisrobert, écho des sentiments de Richelieu, et commentant le sens de ces mêmes notes, mandera à Mairet le 5 octobre, avec une nuance de regret, qu’on trouve, tout de même, « le Cid assez malmené par les Sentiments de l’Académie. » Si Richelieu est pour quelqu’un dans le débat, c’est certainement plutôt pour le « pauvre M. Corneille, » comme dira Boisrobert, qui reprochera à Mairet ses violences, ajoutant que les écrits de l’auteur du Cid « ne demandaient pas des armes si fortes et si pénétrantes que les vôtres. » La preuve en est encore que, d’après une lettre de Corneille à Boisrobert du 23 décembre, le cardinal consentira à ce que Corneille réponde aux Sentiments de l’Académie et lui fait même dire qu’il « en sera très aise. » Mieux même, Corneille imaginera si peu que le cardinal soit contre lui dans toute cette affaire, qu’il lui demandera la permission de lui dédier cette réponse, et que Richelieu acceptera volontiers ! II serait difficile de trouver un ensemble de faits plus concluant.

Dès lors, la critique a quelque peine à comprendre le récit connu plein de contradictions, d’obscurités et d’incohérence d’une prétendue scène qui aurait eu lieu à Charonne entre Richelieu et les rédacteurs des Sentiments de l’Académie. Ce récit viendrait, parait-il, de Chapelain. Mais, dans la trentaine de lettres que nous avons de Chapelain relatives à la question du Cid, il n’y a pas une allusion ni à cette scène, ni à aucune audience donnée par Richelieu aux représentants de l’Académie. D’après ce récit, Richelieu ferait une mercuriale aux académiciens. Mécontent du projet des Sentiments, il en arrêterait l’impression. Comme il en a vu le manuscrit, qu’il l’a fait corriger dans le sens de « l’adoucissement, » s’il est mécontent, c’est qu’apparemment, aux épreuves, il ne trouve pas le texte assez modéré encore. Il demande à Sirmond de refaire le travail. Or, nous savons que Sirmond est favorable à Corneille et a écrit pour le défendre. C’est donc, à n’en pas douter, que Richelieu veut voir accentuer la bienveillance du factum à l’égard de l’auteur du Cid. Sirmond refait le travail qui ne satisfait pourtant pas Richelieu. Chapelain reprend le texte primitif, et c’est celui-ci qui sera publié, « fort peu différent, dit-on, de ce qu’il était la première fois, » maintenant accepté par Richelieu et l’Académie. Alors, pourquoi la mercuriale de tout à l’heure ? Si le sens général de ce récit est de nous faire croire que Richelieu, en haine du Cid, a exigé de l’Académie plus de sévérité à l’égard de Corneille, le commentaire critique du détail de ce même récit, on le voit, nous amène exactement à la conclusion contraire ; en sorte que, si on admettait l’anecdote authentique, on n’en pourrait retenir que ceci, à savoir que Richelieu a été irrité de la malveillance de l’Académie à l’égard de Corneille et a pris la défense du poète.

En définitive, Richelieu serait donc bien intervenu dans la rédaction des Sentiments de l’Académie, — non, comme on le dit, pour accroître la rigueur du jugement de la Compagnie contre Corneille, mais seulement afin de le tempérer en protégeant l’auteur du Cid. Le moment allait venir où le cardinal devait marquer de façon plus éclatante encore sa bienveillance à l’égard de Corneille en arrêtant d’autorité la polémique devenue de plus en plus menaçante pour la personne du poète.


LES DERNIERS ÉPISODES DE LA QUERELLE DU CID

Pendant, en effet, que l’Académie écrivait ses Sentiments, l’échange des libelles entre les protagonistes n’avait pas cessé, et le ton s’était peu à peu élevé jusqu’à un degré de violence inouï. Les adversaires se livraient maintenant à des attaques infamantes, des allusions à des faits privés, des accusations d’indélicatesse, des calomnies voilées qui nous échappent, des vilenies. Scudéry aurait pu subir le reproche qu’il faisait à son adversaire d’avoir transformé « une dispute académique en une querelle de crocheteurs ! » De son côté, Corneille, qui avait perdu tout sang-froid, ne mesurait plus ses expressions. Il est regrettable que lui, fraîchement anobli, reprochât à Mairet ses trop humbles origines, sa pauvreté, et l’envoyât, comme il le lui disait brutalement, « dans les offices se saouler ; » à quoi Mairet ripostait avec fureur que Corneille était « insolent et grossier, » qu’il « repoussait du pied l’insulte d’un ennemi qui m’outrage publiquement parce qu’il est lâche ! » On voit le style ! De telles violences verbales ne pouvaient conduire qu’à des voies de fait. Elles y conduisirent. Les libelles annoncèrent que Corneille allait être « étrillé ». La Vérité du Cid en abrégé, libelle publié par M. Chardon dans sa Vie de Rotrou mieux connue, disait : « Cinquante coups de bâton bien appliqués seront justement la véritable suite du Cid. » Et l’auteur de l’Avertissement en forme de prédiction à très bredouillant poète comique messire Mathurin Corneille, annonçait que le poète allait recevoir cent coups d’étrivières.


Esprit de fange, âme de savetier,
Dont les parents ont mené la charrue,
Sans faire plus crier ton nom parmi la rue,
Reconnais ta bassesse et reprends leur métier.


Il était temps d’arrêter pareil scandale. Remarque essentielle : Richelieu n’était pas au courant. Les préoccupations dont nous l’avons vu obsédé à cette date expliquent suffisamment son ignorance. Dans sa lettre à Mairet, du 5 octobre 1637, Boisrobert nous dit en effet que ce n’est que tardivement que le ministre averti se fait lire quelques pièces, entre autres une lettre imprimée de Mairet. Cette lettre, ajoute Boisrobert, lui a donné l’idée de prendre sommairement connaissance du reste. Cependant on ne lui lit pas tout, car, continue Boisrobert, « Son Éminence n’a point vu le libelle que vous attribuez à M. Corneille. » Mais Richelieu en savait assez : il était édifié. Ainsi que Boisrobert l’expliquera à Mairet : « Son Éminence reconnaissait que de ces contestations naissaient enfin des injures, des outrages et des menaces, » qu’il fallait absolument faire cesser. Le cardinal ordonna immédiatement à Boisrobert de notifier de sa part aux auteurs de ces libelles qu’il entendait que la polémique prit fin sur le champ et que, dorénavant, sans exception, tout le monde se tût. Il ajoutait compter sur Boisrobert pour réconcilier les adversaires autour de sa table, à Paris, en les invitant ensemble à diner.

De là la lettre de Boisrobert à Mairet, du 5 octobre, qui transmet à celui-ci la décision du cardinal : « Son Éminence craignant que des tacites menaces que vous lui faites (à Corneille), vous, ou quelqu’un de vos amis, n’en viennent aux effets, qui tireraient des suites ruineuses à l’un et à l’autre, m’a commandé de vous écrire que si vous voulez avoir la continuation de ses bonnes grâces, vous mettiez toutes vos injures sous le pied et ne vous souveniez plus que de votre ancienne amitié. » Une lettre semblable était adressée à Corneille. Richelieu lui fera même dire plus tard de renoncer à l’idée de répondre aux Sentiments de l’Académie. Tous obéirent. Comme par enchantement, les publications cessèrent, tellement l’autorité du ministre ou la crainte qu’il inspirait étaient prestigieuses. Il n’en fut plus parlé.

Or, la querelle cessée, les rapports entre Richelieu et Corneille ont été tels qu’ils se fussent trouvés, s’il n’y avait pas eu la moindre ombre entre eux. Corneille, paraissant bien ne pas pas s’être douté un seul instant que le cardinal ait, durant la dispute, aucunement pris parti contre lui, a manifesté, jusqu’à sa mort, au ministre, les sentiments les plus vifs de reconnaissance, d’affection, de dévouement. Les renseignements que nous avons sur ce point ne permettent aucune hésitation. De la part de Richelieu, c’est toujours la même bienveillance, la même bonté, un désir constant d’être agréable à Corneille ; chez Corneille, une gratitude profonde et un attachement inaltérable à son bienfaiteur. Pas la moindre trace de haine, de rancune, même de gêne de part et d’autre.

Qu’on pense au geste charmant de Richelieu mariant Corneille, en 1640, avec Mlle de Lempérière ; Corneille attristé, expliquant au cardinal qu’il est amoureux de la fille du lieutenant civil et criminel des Andelys, mais que le père lui refuse la main de la jeune fille ; Richelieu faisant appeler M. de Lempérière à Paris, celui-ci « arrivant tout tremblant d’un ordre si imprévu, et s’en retournant bien content d’en être quitte pour avoir donné sa fille à un homme qui avait tant de crédit. » M. Bouquet, dans ses Points obscurs de la vie de Corneille, et J. Levallois dans son Corneille inconnu ont douté de l’authenticité du fait. Mais il nous vient de Fontenelle, le propre neveu de Corneille par les Lempérière, qui dit le tenir de sa famille, laquelle la racontait souvent.

Qu’on songe que Corneille, en 1640, ayant achevé Horace, vient lire la pièce chez Boisrobert, devant l’abbé d’Aubignac, le confident de Richelieu, Chapelain et d’autres, — il n’y a ni Scudéry, ni Mairet, ni Claveret. — Qu’est-ce à dire ? Les relations de Corneille sont donc restées cordiales et confiantes avec l’entourage de Richelieu, comme si rien ne s’était passé ? Ces Messieurs proposent des corrections : d’Aubignac est d’avis de changer le dénouement, Chapelain de refaire le cinquième acte : ce n’est pas là l’état d’esprit qui devrait régner dans cet entourage où, après les passions violemment soulevées naguère, une réserve prudente s’imposerait à tous à l’égard d’un auteur au caractère ombrageux, qui doit être encore tout ému, plein de rancune et de colère, si tout ce qu’il a souffert vient de Richelieu et de cet entourage.

Qu’on se rappelle encore Richelieu, informé de la valeur d’Horace, exprimant le désir de voir jouer la pièce chez lui, avant tout le monde, insigne faveur, ce que nous apprend une lettre de Chapelain du 9 mars 1640. Le cardinal fait à Horace un si chaleureux accueil que Corneille, touché, demande la permission au ministre de lui dédier la pièce, et Richelieu accepte ! Richelieu avait-il donc à ce point changé d’avis à l’égard de Corneille et du mérite de ses œuvres ? Il aurait passé bien vite d’un extrême l’autre, comme, au début des représentations du Cid, il serait allé bien soudainement de l’admiration à la persécution ! De telles sautes de jugement, effets d’un caractère impulsif et mal équilibré, ne sont pas dans le tempérament de Richelieu.

Relisons la dédicace d’Horace. Quelque large que soit la part qu’il faille faire aux compliments nécessaires dans des documents de ce genre, il est difficile de supposer que Corneille ait poussé l’inconscience jusqu’à se permettre des affirmations qui, sous sa plume, après les persécutions subies, du fait du ministre eussent passé aux yeux de Richelieu pour des manières d’impertinences ! Car parler au cardinal de « tant de bienfaits » qu’on a reçus de lui, lui dire : « C’est de Votre Éminence que je tiens tout ce que je suis ; » déclarer que « le changement qu’on remarque dans mes ouvrages depuis que j’ai l’honneur d’être à Votre Éminence n’est autre chose qu’un des effets des grandes idées qu’elle m’inspire, » ce serait, au lendemain des excès des libelles cités plus haut, s’ils ont été inspirés par Richelieu, et après la condamnation plus ou moins rigoureuse de l’Académie, si elle a été imposée par le ministre, répondre à des procédés discourtois par du persiflage et des railleries ! Richelieu n’était pas homme à se laisser moquer de lui.

On pourrait relever bien d’autres preuves. Richelieu a continué à faire payer à Corneille la pension qu’il lui avait donnée, et, sans doute, ce ne serait là, de sa part, qu’une élégance de grand seigneur dédaigneux des mesquineries. Mais, lorsque Corneille, dans une lettre du 23 décembre 1637, au sortir des ignominies de la lutte, donne ses indications à Boisrobert sur la façon dont celui-ci devra lui faire tenir à Rouen les arrérages de la pension que lui sert Richelieu, on a quelque hésitation à croire que le poète, auquel nous devons les plus beaux accents de fierté de notre langue, se soit abaissé à ce geste intéressé d’une dignité douteuse.

Dans les années qui suivent, Corneille continue toujours à n’employer en parlant de Richelieu que des termes de déférence, de reconnaissance, d’attachement. Le cardinal a exprimé le désir, nous l’avons vu, afin d’arrêter complètement la lutte, que Corneille ne répondit pas aux Sentiments de L’Académie, Corneille s’incline avec empressement. « Je me tairai, dit-il, par respect. J’aime mieux les bonnes grâces de mon maître que toute la réputation de la terre. » Il est si soucieux de ne pas déplaire à son bienfaiteur que, pris d’un scrupule, il demande à Boisrobert de ne point montrer sa lettre à « Monseigneur, » au cas où elle contiendrait quelque mot « qui put être mal reçu de Son Éminence. »

Corneille vient d’appeler Richelieu « mon maître : » dans sa dédicace d’Horace il a écrit : « J’ai l’honneur d’être à Votre Eminence. » Ces expressions ont un sens assez précis au XVIIe siècle. Elles indiquent que celui qui les emploie ne se tient pas pour étranger à la personne dont il parle, mais se considère comme attaché à elle par des liens particuliers d’obéissance et d’affection qui, toutes proportions gardées, rappellent, un peu, ceux de la gens à l’époque romaine. Corneille dit appartenir à Richelieu, au service duquel il s’est voué par de tendres sentiments de gratitude et de dévouement. De 1637 à 1642, telles seront ses dispositions constantes. Il n’y a aucune trace du contraire.

Aussi s’explique-t-on qu’au moment de la mort du cardinal, un ami du poète, Claude Sarrau, conseiller au Parlement de Paris, lui écrive, dans une lettre du 12 décembre 1642, qu’il se doit à lui-même de composer un poème à la gloire du grand homme qui vient de disparaître. « Beaucoup le pleureront, lui dit-il, mais personne n’a plus à le pleurer que vous. Si Son Eminence eût vécu, elle vous eût couronné de lauriers. Elle admirait profondément vos œuvres. Vous avez beaucoup perdu en la perdant. » Sarrau, intime de Corneille, devait bien savoir ce qu’il en était des sentiments réels de celui-ci à l’égard de Richelieu.

Ainsi, le faisceau considérable des faits et des textes positifs, directs, émanant des intéressés, concordant tous ensemble, et s’enchaînant les uns les autres, amène le critique à constater que Richelieu ne paraît pas avoir éprouvé le moins du monde à l’égard de Corneille la jalousie qu’on lui prête, et exercé contre lui la persécution que l’on a tant de fois racontée. D’où vient donc la thèse opposée ? Il reste à nous demander quelle en est l’origine et si l’autorité sur laquelle elle se fonde est à ce point décisive qu’elle nous oblige à considérer, d’un coup, comme complètement caduque et inexistante, la masse des preuves qui viennent d’être exposées.


COMMENT NAÎT UNE LÉGENDE

Cette thèse a pour source un récit, celui de Pellisson. Pellisson, ayant publié son Histoire de l’Académie en 1653, ceux de ses contemporains dont on pourrait invoquer le témoignage, comme Tallemant des Réaux et les autres, ne se sont visiblement inspirés que de lui et se sont bornés à le copier. Les frères Parfaict, dans leur Histoire du Théâtre français, ont déjà bien remarqué que le récit de Pellisson « sert de fondement à tout l’article de la querelle du Cid. »

Or, Pellisson avait douze ans quand les faits dont il parle se sont passés. Il vivait au fond du Languedoc, à Castres-sur-l’Agout. Il n’a donc rien su que par ouï-dire. Venu à Paris en 1632, et ayant acheté une charge de secrétaire du Roi, — quoique protestant, — c’est à vingt-huit ans, que, pour se faire connaître, il a entrepris son Histoire de l’Académie française, qu’il a publiée au bout d’un an de séjour. Cette histoire est digne de foi, tant que l’auteur suit les registres de l’Académie aujourd’hui perdus. Pour toutes ses autres assertions, il faut le contrôler.

Au moment où Pellisson écrivait, la mémoire de Richelieu était violemment attaquée. Celui que Gui Patin appelait « le rouge tyran » était traîné sur la claie. Nul n’osait prendre sa défense, tellement l’opinion publique déchainée contre lui se refusait à admettre aucune contradiction. Un jeune auteur qui voulait réussir n’avait pas à ménager le personnage. Pellisson va donc me tire à sa charge l’affaire qui nous occupe. Mais, notons-le avec soin, il indique bien en commençant qu’il ne se fait, sur ce point, que l’écho d’un on-dit dont il laisse entendre qu’il n’est pas autrement sûr.

Expliquant en effet la jalousie qu’a excitée chez les concurrents de Corneille le grand succès du Cid, il écrit : de cette jalousie « plusieurs ont voulu croire que le cardinal lui-même n’en avait pas été exempt. Pour moi, sans examiner si cette âme, toute grande qu’elle était, n’a point été capable de cette faiblesse, je rapporterai fidèlement ce qui s’est passé, laissant à chacun la liberté d’en croire ce qu’il voudra et de suivre ses propres conjectures. » Ainsi, il parle de « conjectures : » il laisse chacun libre de croire ou de ne pas croire ce qu’il va dire : il n’ose pas affirmer que « la grande âme de Richelieu » ait été capable de « cette bassesse. » Il continue : Scudéry publia ses Observations « ou pour se satisfaire lui-même, ou, comme quelques-uns disent, pour plaire au cardinal. » Il ajoute : « Le cardinal sembla pencher du côté de Scudéry. » Ainsi, les sentiments hostiles de Richelieu contre Corneille ne sont pas, pour Pellisson, des faits avérés, indéniables, mais des bruits qu’il rapporte, des « conjectures, » qu’il nous laisse libres, encore une fois, de croire ou de ne pas croire.

Il est vrai, après ce préambule plein de précautions, Pellisson se donne plus librement carrière et il finira par raconter avec plus d’assurance que le ministre a été jaloux de Corneille, qu’il a voulu le persécuter et qu’il a exprimé le désir exprès que l’Académie le condamnât sévèrement. L’histoire littéraire n’a retenu que ces dernières affirmations sans faire attention aux réserves prudentes du début. La critique historique, préoccupée de l’ensemble des témoignages accumulés plus haut et contraires, penchera à faire davantage état des hésitations premières qu’éprouva l’historien de l’Académie pour mettre en doute son autorité sur des faits que tant de textes contredisent.

Mais Pellisson invoque ensuite le témoignage de Corneille lui-même. Il écrit : « Corneille a toujours cru que le cardinal et une autre personne de grande qualité avaient suscité cette persécution contre le Cid. » On ignore quelle est celle autre personne. Et pour prouver le sentiment de Corneille dont il parle, Pellisson cite non une lettre du poète toujours vivant et qu’il aurait bien pu consulter, mais deux textes de lui : l’un est une courte phrase que le poète aurait écrite à propos d’Horace qu’il était parait-il, question de faire juger par l’Académie, comme l’avait été le Cid : « Horace, aurait dit Corneille, fut condamné par les duumvirs, mais il fut absous par le peuple. » Quels sont ces duumvirs ? L’un d’eux, dit-on, serait Richelieu, et l’autre, on ne sait toujours qui. L’argument est trop vague. Il est surtout en contradiction formelle, pour ce qui concerne Richelieu, avec l’accueil qu’a fait le cardinal à Horace et la dédicace de la pièce acceptée par lui.

Le second texte est le célèbre quatrain que Corneille aurait écrit après la mort de Richelieu :


Qu’on parle bien ou mal du fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.


Ces vers, qui n’ajoutent rien à la gloire de notre grand poète, ne sont connus que par cette citation de Pellisson. Sont-ils vraiment de Corneille ? A supposer qu’ils soient de lui, leur sens est-il assez précis pour s’appliquer exactement aux faits qui ont été énumérés et les rendre tous sans valeur ? Après la mort de Richelieu a pullulé contre le cardinal un fatras d’épigrammes, épitaphes, bouts rimés, analogues à ces vers et qu’on a attribués aux uns et aux autres. Corneille, dira-t-on, n’a pas protesté. Nous l’ignorons. Il ne nous reste qu’une trentaine de lettres de lui, ce qui est bien peu. Il ne pouvait revendiquer la propriété littéraire qui n’existait pas en ce temps-là. Devait-il intenter une action au Parlement ? L’affaire eût été bien disproportionnée ! A un moment où des procès retentissants relatifs à la succession de Richelieu donnaient lieu à la barre à des réquisitoires d’une violence extraordinaire contre le cardinal, sa famille, ses amis, — ce qui réjouissait tout Paris,— il eût été imprudent à Corneille de venir revendiquer le titre dangereux de créature reconnaissante du ministre détesté pour s’exposer, par là, à tout ce qu’on devine. Un plus héroïque que « le pauvre M. Corneille » se fut tu. Le silence incertain du poète n’est pas décisif.

Ceci l’est davantage : contre les vers cités par Pellisson, nous avons, en quelque sorte, le témoignage de Corneille. Il a déclaré à Richelieu dans sa dédicace d’Horace : « Après tant de bienfaits que j’ai reçus de Votre Eminence, le silence où mon respect m’a retenu jusqu’à présent passerait pour ingratitude. » Voilà déjà des sentiments qui ne s’accordent pas avec ceux du quatrain. Le lendemain de la mort de son bienfaiteur, devant le débordement d’invectives de ceux qui auparavant l’exaltaient, Corneille, dans une pièce longtemps inconnue, retrouvée par M. C. Urbain et publiée par lui dans le Bulletin du bibliophile de 1890, s’écrie indigné, s’adressant au cardinal :


J’en vois après ta mort, par un noir attentat,
Changer tout leur encens en lâches impostures...


Il condamne ceux-là et les flétrit, se condamnant ainsi lui-même, s’il a écrit les vers que lui attribue Pellisson : et il continue, semblant annoncer une œuvre considérable qu’il projette à la gloire de Richelieu, et démentant par là ce qui est annoncé dans le quatrain, à savoir qu’il ne parlera plus du cardinal, ni en bien, ni en mal :


Et quand quelqu’un s’efforce à couronner ta mort,
J’estime son ardeur sans suivre son effort,
Et je dis qu’il fait bien, mais je pense mieux faire.


Les deux preuves, donc, sur lesquelles s’appuie Pellisson sont insuffisantes et par suite les assertions qu’il en déduit ne sont pas à ce point certaines qu’elles suffisent à elles seules pour nous faire déclarer imaginaire toute la trame continue de faits concordants qui ont été exposés plus haut.


Représentons-nous bien la passion unanime de l’opinion contre Richelieu après sa mort. Dans des mouvements violents de ce genre, il n’est accusation qui ne trouve crédit contre un homme public profondément impopulaire. Nul de ceux qui eussent pu démentir les fables imaginées contre Richelieu, gens plutôt modestes, peu nombreux, appartenant à cet entourage du cardinal que le ministre avait habitué au silence, n’eût osé intervenir : Corneille ne l’eût pas osé lui-même. S’ils avaient parlé, on ne les aurait pas écoutés. Louis XIII et Richelieu ont dix fois protesté, dans des actes publics, solennels, contre la légende qui représentait déjà, de leur vivant, le premier comme l’esclave du second. Ni les contemporains, ni l’histoire n’ont entendu ces protestations. L’auteur du Cid se faisant le défenseur du cardinal aurait-il été plus heureux ? — on veut en douter. Il a donc laissé dire. Quel homme d’État, même aujourd’hui, ne voit s’accréditer à son sujet, des erreurs dont, malgré les facilités que procure la presse, il est souvent impuissant à faire accepter le démenti et qu’il finit par subir. On était moins armé au XVIIe siècle. Le mystère impénétrable qui entourait la royauté et les ministres, surtout Richelieu, rendait aisées les calomnies et difficiles les rectifications. La passion populaire, plus forte, a accueilli le récit de Pellisson, qui est devenu une vérité admise, incontestable. Le XVIIe siècle l’a cru. Corneille, secrètement flatté, peut-être, de ce qu’une polémique dont le souvenir devait être quelque peu pénible pour son amour-propre, fût présentée sous un aspect semi-politique qui lui donnait un beau rôle, continuait à laisser dire. Ni Boileau, né en 1636, l’année du Cid, ni La Bruyère, né en 1645, huit ans après, ne songèrent à contrôler : le fait paraissait trop bien établi. Ils suivirent. Boileau écrit les vers fameux :


En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.


Et La Bruyère, à son tour, au chapitre des Ouvrages de l’esprit : « Le Cid n’a eu qu’une voix pour lui à sa naissance, qui a été celle de l’admiration. Il s’est vu plus fort que l’autorité et la politique qui ont tenté vainement de le détruire. » Le XVIIIe siècle, héritier des sentiments hostiles à Richelieu de l’âge précédent, a, plus délibérément encore, accepté la tradition. En vain, les frères Parfaict, eux attentifs davantage, avaient insinué des doutes sur les « vraisemblances » du récit de Pellisson. On ne les écouta pas. Le XIXe siècle allait renchérir en faisant intervenir les raisons politiques. Richelieu, dirent Michelet et Guizot, avait l’été profondément atteint par l’immense succès du Cid, « il avait été le vaincu de la pièce ! » Et un autre ajoutait : le cardinal avait été « frappé à une effroyable profondeur : la blessure devait rester incurable ! »

Richelieu aurait été bien surpris, s’il avilit su le rôle que devait lui faire jouer l’Histoire dans un incident auquel il ne parait avoir prêté qu’une attention minime, et surtout en se voyant accusé d’une telle jalousie à propos du succès de la pièce de théâtre d’un jeune poète ! Il n’était pas jaloux. Le meilleur historien de son ministère, au XVIIIe siècle, le P. Griffet, parlant d’une semblable accusation au sujet des prétendus efforts qu’aurait faits Richelieu pour empêcher le P. Joseph et Mazarin d’être cardinaux, écrivait : « Sa conduite a toujours fait voir qu’il était exempt de cette bassesse de sentiments qui fait craindre le mérite des autres a ceux qui n’en ont pas. »

Si Richelieu n’a pas persécuté Corneille, s’il ne l’a pas haï, s’il l’a, au contraire, admiré, protégé et comblé de faveurs, la vérité paraîtra plus vraisemblable que la légende et mieux à l’honneur de l’illustre ministre et du poète !


LOUIS BATIFFOL.