Richard Wagner jugé en France/Préface

À la Librairie illustrée (p. vii-xxiv).

PRÉFACE

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À PAUL POUJAUD


Vous avez eu, mon cher ami, hautement raison d’aller, cet été, voir représenter à Bayreuth Parsifal et Tristan, la Tétralogie à Dresde et, à Prague, les Maîtres-Chanteurs. Vous avez pu ainsi, — devant ces drames wagnériens visibles seulement en Allemagne, — discerner combien nous égare l’exécution partielle de quelques fragments de pareilles œuvres, cette exécution fût-elle parfaite.

À votre retour, tout frémissant encore de l’enthousiasme excité en vous par une merveille d’art, vous m’avez décrit les prodiges d’une action dramatique simple et grande, pénétrée et comme soulevée jusqu’au surnaturel par le souffle d’une musique issue de mystérieux abîmes, épandue et flottant autour des personnages, qui tantôt se meurt à leurs pieds avec la caresse d’une vague, tantôt les enlace, les domine et les dirige, impérieuse, à travers les enchantements d’un spectacle féerique vers leur funeste ou immortelle destinée. Vous m’avez dit l’auditoire fasciné, au théâtre de Bayreuth, par les splendeurs prestigieuses de l’appareil scénique, la majesté des cérémonies de Parsifal et leur expression plastique saisissante au point de révéler par elle-même aux plus ignorants le sens mystique du drame, vous m’avez dépeint des artistes, — les premiers de l’Allemagne ! — voués spontanément ou par sélection à des rôles terribles et surhumains, leur abnégation de tout amour-propre de chanteur, et leurs gestes non appris dans un Conservatoire, et leurs postures d’un réalisme familier, et leurs cris de détresse, les sanglots de leur douleur vraie, et Vogl, — der reine Thor, — présent à la célébration des mystères du Graal, qui, pendant trois quarts d’heure tournant le dos au public, regarde, immobile, la cène des chevaliers, et Mme Materna se traînant à terre comme une bête sauvage, sous l’accoutrement farouche de Kundry !

Et là, personne ne se sent choqué des longueurs dans l’exposition, des manquements à notre poétique théâtrale, personne ne se plaint Les récits trop ardus ou de la durée des tableaux, Le spectateur, subjugué par le drame, réduit en esclavage par le magique pouvoir du poète, ne songe plus à protester, emporté qu’il est à travers la nuit décevante, — comme Faust sur le manteau de Méphistophélès vers les apparitions u Brocken, — et tout imprégné du fluide musical de l’invisible orchestre qui vibre en lui. Alors, plus de ces discussions d’école sur la formule du drame lyrique, plus de stériles controverses touchant le symbolisme des leitmotive et de recherches vaines au sujet de leurs ramifications encore inexpliquées, plus de ces grivoiseries attachées au cocuage du roi Marke, ou bien à la blessure d’Amfortas et à la continence de Parsifal, dont s’amuse notre blague parisienne, mais une impression grandiose et austère, une foi contagieuse, une soudaine simplicité de cœur, une absorption spirituelle de la vision poétique dont l’âme reste bouleversée, et des jeunes filles qui, devant le prêtre du Graal élevant la coupe de vie, fondent en larmes comme au jour de leur première communion.

Cet été, dans ce milieu cosmopolite de Bayreuth, il était venu beaucoup de Français et de toute profession. Il y avait là non seulement des écrivains et des artistes, mais des médecins, des étudiants, des avocats, dont plusieurs avaient ajouté, par simple curiosité, la ville de Bayreuth à leur itinéraire de voyage en Allemagne. Plusieurs étaient arrivés prévenus contre Wagner par leurs prédilections artistiques ou par des épigrammes de journaux. Tout d’abord devenus sincères au contact de cette foule respectueuse, bientôt ils ont été touchés de la grâce et, l’épreuve enfin subie, qu’ils fussent ou non préparés par des connaissances musicales à la représentation des drames wagnériens, — quel a été leur aveu unanime ? — Celui d’une révélation foudroyante et d’une admiration éperdue…[1].

Pendant que vous parcouriez les villes d’Allemagne, vous délassant de la visite des musées par l’audition de la Walkure ou de Gœtterdœmmerung, je faisais moi aussi mon pèlerinage wagnérien, mais à Paris, hélas ! dans les bibliothèques, occupé à résumer pour ce travail d’histoire contemporaine, tous les écrits publiés en France sur Wagner, à déterrer dans les collections de journaux les appréciations oubliées de critiques morts ou vivants, à restituer les polémiques bruyantes suscitées chez nous de tout temps par la personne ou les ouvrages du maître. Ah ! si Flaubert eût été musicien, lui qui, — nous le savons par les extraits du livre publiés par M. de Maupassant[2], — devait ajouter à son Bouvard et Pécuchet un supplément précieusement composé de toutes les inepties imprimées, tombées de la plume des auteurs célèbres, quel monument prodigieux aurait-il pu ériger à la bêtise humaine, rien qu’avec les bévues, invectives et quolibets dont le nom et les œuvres de Wagner ont fourni le prétexte ! Vous en trouverez des exemples remarquables dans le cours de cette étude ; j’aurais pu facilement en citer un plus grand nombre, mais j’estime une écœurante besogne celle de collectionner de grossières balourdises, des lieux communs agaçants et des plaisanteries répétées à satiété. D’ailleurs, pour faire ouvre d’historien sincère, j’ai dû exposer les opinions raisonnées des critiques sérieux, des écrivains compétents. Ce n’est pas ma faute si, pendant longtemps, les rares partisans de Wagner ont été moins nombreux que ses détracteurs fanatiques et moins écoutés que les vulgaires faiseurs de méchants bons mots. De telles résurrections servent à faire éclater le ridicule des jugements absolus, des condamnations hâtives, montrent le danger de nier brutalement des œuvres dont on n’a pas su apprécier tout d’abord la valeur d’originalité.

Si les moqueries des sceptiques, le dénigrement opiniâtre, les attaques des pédants n’ont abouti qu’à la consécration solennelle de la gloire de Wagner, les défaillances morales de l’homme, si haut qu’on les ait proclamées, ne prévaudront pas contre le génie de l’artiste.

L’ignorance, la routine et le parti-pris ont été les premières causes de l’opposition acharnée contre laquelle s’est heurtée, en France, pendant longtemps, la musique de Wagner. Quand le public parut vouloir s’émanciper de la tutelle où le tenaient les arbitres du goût et prononcer lui-même sur les partitions mal famées, on appela fort à propos le sentiment patriotique au secours des dogmes ébranlés. Wagner a bien écrit, en 1871, une Ode à l’armée allemande devant Paris et le Kaisermarsch à la gloire de l’empereur Guillaume, mais il n’a pas été le seul musicien de son pays à célébrer sur le mode lyrique les victoires de la Prusse. C’est par centaines qu’il faut compter les hymnes, les chorals, les lieder, les marches, polkas et galops publiés en Allemagne à l’occasion de la guerre de 1870. Liszt lui-même, hongrois cependant de naissance et de cœur, Liszt auquel, oublieux de cette courtisanerie teutonne, nous avons rendu des honneurs si excessifs à son dernier voyage à Paris, a composé une marche triomphale de circonstance, dédiée au roi de Prusse sous ce titre : Vom Fels zum Meer ! (Du rocher à la mer, devise de la maison de Hohenzollern). En quoi donc R. Wagner est-il plus coupable que ces auteurs de cantates guerrières dont M. Ed. Neukomm, dans un intéressant travail statistique[3], nous a livré les noms peu illustres ? Il avait plus de talent et son Kaisermarsch est une œuvre de premier ordre, c’est le seul grief qui puisse être invoqué contre lui.

Malheureusement, il fut entraîné par son ardeur antifrançaise à écrire la pièce satirique Une Capitulation, stupide parade de clowns qui serait depuis longtemps oubliée sans le zèle chaleureux avec lequel certains commis-voyageurs en patriotisme en rappellent de temps à autre les propos injurieux pour les vaincus. Tels, pendant la guerre, après chaque défaite, les braillards en déroute s’écriaient : « On nous a trahis ! » Combien de fois, par exemple, a-t-on répété dans le journalisme, en termes indignés, que le pamphlet dialogué de Wagner n’était qu’une vengeance tirée des Parisiens coupables d’avoir, en 1861, sifflé Tannhœuser ?— On a vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses juges, dit Almaviva dans le Barbier de Séville. — On a vingt-quatre ans au théâtre ! s’exclame Figaro. — Si la rancune de Wagner a été tenace, elle n’a pas encore atteint en durée l’opiniâtreté des griefs du poète contre le parterre de Madrid. Cependant, cédant aux inspirations d’un chauvinisme factice, pieusement entretenu par les déclamations de la presse, de 1876 à 1883, force naïfs convaincus s’imaginèrent obéir à une mission sainte en sifflant, au concert Pasdeloup, les œuvres de Wagner et travailler ainsi à reconquérir les provinces annexées.

Étrange patriotisme que le nôtre ! Jusqu’à présent, du moins, les nations se contentaient d’élever des statues aux triomphateurs. Mais nous, depuis la guerre, nous avons érigé des monuments symbolisant la défense du territoire, qui se dressent, menaçants et dramatiques, sur tous les points où nos troupes ont été battues, comme pour éterniser le souvenir de nos revers, à moins que notre présomption n’ait ainsi cherché à glorifier des désastres inouïs par une mensongère apparence de victoire. Bien mieux, sur la plus belle place de Paris, la statue de Strasbourg disparaît sous les drapeaux, les bouquets, les emblèmes, ainsi qu’un sépulcre. L’effigie de pierre, avec ses treillis de perles effiloquées, ses lambeaux tricolores déteints, ses immortelles moisies, d’un aspect funèbre par un ciel d’orage où roulent, chargées de pluie, des nuées livides, apparaît loqueteuse et malpropre au clair soleil d’une matinée de juin. L’hiver dernier, ensevelie sous une couche de neige d’où émergeait, çà et là, une hampe dépouillée, elle évoquait les tertres lugubres, dans un cimetière gelé, de la fosse commune sur laquelle ont pourri des fleurs de pauvre et des couronnes flétries…

Le 14 juillet, pendant que, sur la place de la Concorde, défilait, pour se rendre à la revue de Longchamps, le détachement des troupes du Tonkin, devant ces soldats bronzés, recuits par le soleil, ces marins décimés dans les rizières, ces turcos aux têtes ridées et grimaçantes, au teint bilieux, aux yeux de fièvre, d’entre une centaine de spectateurs deux ou trois seulement poussèrent un timide vivat auquel ne répondit ni un cri, ni un applaudissement. Cruelle pour des hommes qui avaient survécu à des combats meurtriers, aux atteintes d’un climat pernicieux, aux fatigues de la traversée, une telle indifférence m’avait froissé quand j’aperçus, à cinquante pas de là, une douzaine de gamins, en vareuse et pantalon de toile, — d’une société de gymnastique quelconque, — jouant au soldat devant la statue de Strasbourg, le plus agile hissant sur le socle un drapeau, le plus petit claironnant des sonneries… Je les aurais giflés !

Non ! ce n’est pas ce deuil de parade, cette mise en scène mélodramatique, ces bannières, ces écharpes, ces bambins sous les armes qui feront revivre en nous l’ardeur guerrière ! Un pays est bien près d’abjurer le sentiment national quand il a recours, pour le rendre tangible, à de grossières manifestations théâtrales, quand il arrive à en confier la garde à un entrepreneur de patriotisme chargé, moyennant un modique abonnement, de le distribuer, comme l’eau et le gaz, à tous les quartiers de Paris !

Il y a dix ans, le patriotisme s’exprimait, au théâtre, en tirades belliqueuses, dans des drames médiocres où des allusions poétiques exaltaient l’héroïsme des vaincus, se débitait en librairie sous forme de pamphlets anti-allemands dont on s’arrachait les éditions sans vérifier les dires de l’auteur. En 1871, après la représentation à l’Opéra d’Érostrate qui fut, comme on sait, joué pour la première fois à Bade en 1862, on reprochait à M. Reyer d’avoir dédié sa partition à la reine Augusta et, en retour de cet hommage, d’avoir osé accepter une décoration prussienne. Par la suite, on a su persuader aux Parisiens que la haine de Wagner est le commencement de la revanche. Enfin, et malgré les efforts contraires des esprits impartiaux, une cabale de presse est parvenue à empêcher M. Carvalho de représenter Lohengrin. Il y a des gens pour lesquels cette mise en interdit d’un chef-d’œuvre musical vaut une victoire ; pour eux, la France est vengée, puisque Wagner n’a pu forcer les portes d’un théâtre subventionné.

Vit-on jamais, dites-moi, plus lamentable aberration que cette intrusion voulue dans une question d’art d’un patriotisme de commande formulé, vis-à-vis de Wagner, en récriminations posthumes, ou réduit à de ces chicanes mesquines qu’une locution bien française a nommées querelles d’Allemand ? Au début de cette ardente polémique, un épisode touchant, n’est-ce pas ? fut de voir un homme aussi réfractaire à la musique que M. Sarcey, avouer publiquement sa déception et celle de beaucoup d’honnêtes gens dont il représente fidèlement l’opinion moyenne, arbitrairement privés d’entendre l’opéra de Wagner sur lequel ils avaient lu tant de louanges hyperboliques. C’est en vain que M. Sarcey s’est révolté contre l’intolérance des prétendus patriotes semblables « à ces femmes fanatiques qui croient travailler à leur propre salut en forçant leur mari à manger du hareng et des pommes de terre le vendredi. » Ses plaintes étaient trop justes pour être écoutées.

Au concert de réprobation vengeresse auquel M. Carvalho, intimidé, a sacrifié Lohengrin, se mêlaient les imprécations jalouses des auteurs et le haro des boutiquiers de musique. Ceux-ci et ceux-là, — surtout ceux-ci, je veux le croire, — ont craint de voir leurs intérêts lésés par l’admission dans nos théâtres du répertoire de Wagner et, redoutant une concurrence désastreuse pour l’art national, ont réclamé l’établissement d’un régime protecteur. De même que nos industriels voudraient interdire aux producteurs étrangers l’accès du marché français, nos compositeurs s’arrogeraient volontiers le monopole de fournisseurs patentés de nos théâtres lyriques. Il leur semblerait tout naturel d’écarter les œuvres de leur redoutable rival par une mesure analogue au règlement qui prohibe l’importation de médicaments de fabrication étrangère. Un malade confiant en l’efficacité d’une drogue anglaise ou belge, n’a pas en effet le droit de se la procurer sans avoir obtenu l’avis favorable de l’École de pharmacie. Ainsi, les apothicaires français ayant seuls licence d’ « amollir, humecter et rafraîchir les entrailles » de messieurs leurs compatriotes, les compositeurs français se réserveraient à leur tour le privilège de charmer nos oreilles. Et cette prétention de nos musiciens n’est même pas neuve ! Déjà, en 1823, « quand Rossini vint à Paris, se rendant à Londres, l’Académie des Beaux-Arts, ayant eu l’idée de profiter de son passage pour le nommer associé étranger, les membres de la section de musique s’opposèrent à cette élection qui fut votée d’acclamation par les peintres et les architectes[4]. »

Indépendamment de la rivalité d’intérêts, une autre considération a pu motiver la tiédeur récente des compositeurs français à l’égard d’un maître par eux naguère tant prôné. Pour expliquer la ruine de miss Smithson, devenue la directrice de la troupe anglaise qui jouait à Paris, en 1832, les pièces de Shakspeare, Berlioz, dans ses Mémoires, écrit ceci : — Non seulement les chefs de l’école romantique ne désiraient plus les apparitions du géant de la poésie dramatique, mais, sans se l’avouer, ils les redoutaient, à cause des nombreux emprunts que les uns et les autres faisaient à ses chefs-d’œuvre avec lesquels il était en conséquence de leur intérêt de ne pas laisser le public se trop familiariser. » Au lieu de Shakspeare mettez le nom de R. Wagner, substituez à l’école romantique la pléiade musicale qu’on a si longtemps appelée wagnérienne : ne serait-ce pas à un sentiment d’anxiété semblable qu’obéissent nos compositeurs, lorsqu’ils s’acharnent à repousser de nos théâtres le musicien génial dont le style a eu tant d’influence sur la formation de leur talent et dont ils ont si bien su s’approprier les procédés ?

Dans une lettre adressée à M. Super, rédacteur du journal l’Univers, datée il est vrai de 1880, M. Saint-Saëns a exprimé cette pensée très juste : « Un succès comme le Faust de Gounod vaudrait mieux pour la France que toutes les déclamations du monde. » Assurément, nous serons les premiers à applaudir et à encourager les musiciens français quand ils produiront au théâtre des œuvres de haute valeur, telles que la Statue, Carmen, Samson et Dalila, le Roi de Lahore, Namouna. Mais c’est se moquer des gens que de réduire l’Opéra-Comique, sous prétexte qu’il se doit à l’art national, à un ordinaire de productions médiocres, à des rapsodies cruellement ennuyeuses comme Diana, Une nuit de Cléopâtre ou le Mari d’un jour !

Si les compositeurs français parvenaient à tenir en échec l’invasion de la musique allemande, ils seraient les seuls à rompre l’échange intellectuel qui s’opère de nos jours entre les peuples européens. Le mérite de nos savants est-il diminué parce qu’ils ont profité des découvertes de la chimie ou de la physiologie dues aux investigations de la science anglaise ? Nos peintres sont-ils moins admirés, parce que le Salon annuel est ouvert aux nombreux artistes italiens, espagnols, suédois ou américains, ayant leur résidence à Paris ? C’est surtout, depuis dix ans, dans la littérature que s’est ruée une horde venue de Suisse et de Belgique, accrue de Grecs et de Polonais. De cette actuelle confusion des langues procède sans doute le galimatias baroque et supercoquentieux en vue duquel ces barbares, — oh ! des stylistes ! — nous ont expropriés du merveilleux français de Rabelais, de Pascal, de Diderot et de Th. Gautier. Après s’être trop longtemps confinés dans la contemplation de leur petit monde, voici les Français devenus curieux des mœurs étrangères, des manières de sentir, de penser et d’écrire de leurs voisins. Les éternels romans anglais ne leur paraissant plus assez variés, la vogue est maintenant acquise aux écrivains russes. Devant cet engouement de fraîche date pour les productions slaves, les traducteurs promettent de nous livrer bientôt les chefs-d’œuvre littéraires de l’Italie, de l’Espagne et de la Norvège. Nos auteurs dramatiques, nos meilleurs romanciers reçoivent dans les pays étrangers une assez large hospitalité pour que l’équité nous oblige à payer de retour des artistes ou des écrivains de talent, qu’ils soient originaires de Florence, de Dresde ou de Moscou.

Donc, la cabale patriotique a triomphé des intentions néfastes de M. Carvalho et le sanctuaire de la musique française a été préservé d’une profanation réputée monstrueuse. Eh ! bien, soit ! nous préférons, nous aussi, que Lohengrin n’ait pas été joué à l’Opéra-Comique, car nous aurions peut-être vu, — c’est M. Reyer qui a signalé le péril, — un Lohengrin arrangé pour la scène parisienne, tronqué, modifié, avec un dénouement inédit et une figuration insuffisante, comme nous avons eu, au Théâtre-Lyrique, la version Carvalho pour Fidelio, Don Juan, la Flûte enchantée, Cosi fan tutte. C’est une manie toute française que ce besoin de ravauder les productions des poètes ou des artistes étrangers. Quand on ne massacre pas Shakspeare, on bouleverse les opéras de Mozart et les symphonies de Beethoven ! Jusqu’ici du moins, les œuvres de Wagner ont été sauvées de ces mutilations par l’ostracisme attaché au nom de l’auteur. Si, comme les journaux l’ont annoncé, M. Lamoureux donne cette année à l’Éden des représentations de Lohengrin, le directeur joindra, je l’espère, au respect du texte, la précision parfaite de l’exécution à laquelle le chef d’orchestre nous a habitués dans ses concerts. D’ailleurs, à ce que m’ont rapporté des Français revenant d’un voyage en Bavière, cet infatigable et zélé propagateur de la musique de Wagner est honoré en Allemagne comme un apôtre du dieu de Bayreuth ; aussi, de sa part, toute infidélité à la mise en scène consacrée serait taxée de trahison. Mais l’exécution obtenue par lui à l’Éden fût-elle irréprochable et Lohengrin salué d’acclamations unanimes, la seule compensation digne, à mon avis, d’être offerte, après sa mort, à Wagner sifflé à Paris, bafoué, injurié de son vivant, c’était de monter Lohengrin à l’Opéra avec la même splendeur qu’autrefois Aïda.

Le rassemblement des comtés au bord de l’Escaut sur l’héroïque fanfare du troisième acte se déployant sur une scène immense, eût produit une impression grandiose et l’on aurait eu dans Mme R. Caron, — tous ceux qui l’ont entendue au Cirque d’hiver chanter Lohengrin en garderont le souvenir, — la seule artiste française apte à exprimer, en Elsa de Brabant, les angoisses douloureuses, l’ardeur passionnée et l’inquiète curiosité de la femme, la seule digne de figurer l’idéale vision du poète, savoir la pureté suprême…

GEORGES SERVIÈRES
  1. Seul, un journaliste, M. Albert Bataille, chroniqueur judiciaire du Figaro, n’a pas voulu, endigue disciple d’Albert Wolff, paraîtra avoir cédé à cet enchantement.

    Il a décrit ses impressions dans un article intitulé Retour de Bayreuth, publié à la fin d’août 1886. Bien qu’il admire Wagner, dit-il, et considère Parsifal comme un « drame chrétien d’une incomparable grandeur,… de ces soirées de Bayreuth, à son avis, il se dégage un mortel ennui… Je regrette, ajoute-t-il que la langue honnête ne possède pas un substantif plus énergique pour exprimer ma pensée. » Après quoi, il est allé se vanter au Palais d’avoir osé dire très haut ce que la plupart jusqu’ici pensaient tout bas.

  2. Préface des Lettres de Flaubert à George Sand.
  3. Les musiciens allemands pendant la dernière guerre (Chronique musicale du 15 septembre 1873). Je transcris ici plusieurs titres curieux : Le Chassepot-Marsch, Finis parisiorum, de Guzmann, Polka du bombardement, de Schindler, Mitrailleusen-Galopp, de Walther, Bartfreiheit-Marsch (Marche de la liberté de laisser pousser sa barbe). Celle-ci pourrait être adoptée en ce moment par les musiques militaires de l’armée française.
  4. Voir Paris dilettante au commencement du siècle, par M. Ad. Jullien, I vol. in-16 illustré, chez Firmin-Didot.