Richard Wagner, sa vie et ses œuvres/Deuxième partie/1

Traduction par Alfred Dufour.
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 115-139).
DEUXIÈME PARTIE


I

LA POLITIQUE DE RICHARD WAGNER


I


La doctrine de Wagner ne se trouve pas seulement dans ses écrits : elle est inséparable de sa vie. C’est pourquoi je crois bon, à l’occasion de cette étude de ses idées sur la politique, de revenir aux événements si discutés des années 1848 et 1849. Bien que j’en aie déjà dit un mot dans la première partie, une exposition claire et complète de cet épisode est ici bien en place, et le lecteur ne m’en voudra pas de m’y arrêter encore, en cherchant cette fois à en étudier la genèse et le retentissement dans l’âme même du maître.

En 1842, l’artiste, regagnant sa patrie, s’était agenouillé sur les rives du fleuve allemand et avait juré à son pays une « fidélité éternelle » ; il se souvint toujours de ce serment, et ce vœu le poussa même, en mai 1849, à des actes dont il « reconnut franchement », plus tard, la « précipitation inconsidérée », et qu’il alla même jusqu’à qualifier en partie du moins, de « sottises ». Si toutefois nous nous rappelons que ces sottises avaient pour cause réelle son amour ardent pour sa chère patrie allemande, nous ne pourrons plus les dédaigner, soit comme des détails accessoires, soit comme des erreurs momentanées.

En réalité, l’attitude de Wagner en 1848 et 1849 nous en dit lant sur son caractère et sur l’orientation de son esprit, ses actes d’alors sont en relation si nécessaire avec tout ce qui les a précédés, et ont eu une si grande influence sur sa destinée ultérieure, que cette courte période est bien l’une des plus importantes de sa vie.

Ce que Wagner voulait avant tout, ce à quoi il avait voué sa vie, c’était une Allemagne une et forte, au lieu d’une impuissante confédération émiettée par le particularisme (Voir sa lettre au professeur Wigard du 19 mai 1848). Si toutefois, Saxon de Saxe, il ne vit pas la solution du problème dans l’hégémonie de la Prusse, si même il protesta contre cette hégémonie[1], si, quand les Prussiens envahirent sa patrie saxonne, il se jeta aussitôt du côté de la résistance armée, il se peut qu’il ait manqué de prudence politique, mais cette imprudence l’honore. Le vrai patriotisme est fait de couches concentriques, dont le centre, le principe, est l’amour de la famille ; sans ce dernier, il ne reste qu’une association sordide d’intérêts, j’allais dire un groupement d’actionnaires. Ceci posé, si Wagner, tout en voulant la grande Allemagne, ne voulait pas voir trahie l’Allemagne locale, le bienaimé petit pays de son enfance, c’est ce qu’un avenir impartial, loin de le blâmer, ne pourra qu’admirer.

Telle est, dans ses grandes lignes, la foi politique qui fut la sienne à cette époque. Et s’il fit preuve de courage moral en défendant publiquement ses vues politico-sociales, ce qu’il appelait ses « sottises » de mai 1849 témoigne aussi de sa virile intrépidité, de son courage physique. Wagner ne s’est pas battu personnellement ; mais on prétend qu’il aurait servi de guide, la nuit, à des renforts venant de la campagne ; en le faisant, il risquait sa vie. On peut citer un fait plus indiscutablement établi, qui atteste une audace que peut seule expliquer la sublime témérité du génie, L’imprimeur Rœmpler raconte avoir imprimé en grands caractères, à la demande de Wagner, et au moment où l’on annonçait l’arrivée devant Dresde des troupes prussiennes, ces mots sur quelques centaines de bandes de papier : « Êtes-vous avec nous contre des troupes étrangères ? » Curieux de ce que pouvait vouloir en faire le « maître de chapelle de la cour », M. Rœmpler le suivit, quand il sortit de l’imprimerie. Le maître de chapelle royal escalada les barricades, et distribua ses bandes parmi les soldats qui assiégeaient Dresde. Après en avoir donné aux troupes stationnées sur la place du château, il se rendit auprès de celles qui campaient sur la Terrasse de Brühl et disparut aux yeux de l’imprimeur. « C’est un véritable miracle », ajoute le témoin de cette incroyable prouesse « qu’il n’ait pas été arrêté immédiatement, et même fusillé séance tenante ; car, dans ce temps-là, la vie humaine ne pesait guère ». Un pareil « miracle » ne saurait guère s’expliquer que par la puissance presque magique d’une grande personnalité. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, cet incident, si peu important qu’il fût en lui-même, nous montre que l’homme auquel on a reproché ce qu’on appelle « sa honteuse fuite », était un vrai héros sans peur et sans reproche qui, dans la conviction qu’il servait une cause juste, s’est risqué, sans arme et en plein jour, dans les rangs même de l’ennemi.

Mais il est une autre qualité, la plus excellente peut-être des qualités humaines, que nous pouvons attribuer à Wagner après les événements de ces jours-là : le penchant à prendre sans réserve le parti du faible contre le fort. « C’est au héros vaincu, non au héros vainqueur que vont nos sympathies», écrivait-t-il trente ans plus tard. C’est là, au point de vue purement politique, un penchant périlleux, qui a fait commettre des « sottises » à plus d’une noble nature ; mais peu d’hommes l’ont éprouvé à un aussi haut degré que Wagner ; et ce n’est pas nous qui lui en ferons un reproche.

Il nous reste à présenter encore une dernière considération, de beaucoup la plus importante de toutes.

En outre de cette orientation politique et de ces particularités de caractère, l’attitude de Wagner, à ce moment historique, met bien en saillie le trait fondamental qui partout se retrouve chez lui : sa confiance en l’esprit allemand. À travers toutes les désillusions d’une vie qui a duré soixante-dix ans, cette confiance demeura intacte. C’est ainsi que nous le voyons, dès 1848-1849, se tourner vers la majesté royale, « confiant en l’esprit allemand » et s’adresser tour à tour au baron de Luttichau, pour lui exposer « les sombres pressentiments qui l’agitent » au sujet de l’avenir du peuple ; au ministre des cultes Martin Oberlœnder, pour lui exposer son « projet d’érection d’un théâtre national allemand » ; aux membres de l’Association patriotique, « pour les mettre en garde, par l’intelligence et la douceur, contre de grossiers excès » ; puis encore à des membres de l’Assemblée Nationale de Francfort, parce que « un souci patriotique, » lui fait craindre « de funestes éventualités » ; enfin, aux soldats saxons, par qu’il eût pu s’attendre à être fusillé… Comme Wagner, parlant de cette époque troublée, l’écrivait à Uhlig : « Nous nous figurions qu’il suffisait, pour voir s’accomplir le bien, que nous le voulussions. »

On ne saurait nier que Wagner n’avait aucune aptitude pour la politique, au sens étroit du terme. On retrouve ici l’antagonisme fondamental, insurmontable, de la tournure d’esprit de l’artiste et de celle du politicien. Wagner l’a bientôt compris lui-même ; aussitôt après les troubles de mai, il écrit : « Tout homme de sens comprendra que maintenant, assagi surtout par ma participation à ces troubles, je ne pourrai plus jamais me laisser impliquer dans une catastrophe politique ». Dès lors, le terrain politique lui apparut comme « absolument stérile » ; et déjà en 1819, l’année même de la révolution de Dresde, il déclare : « Dans tout ce que je fais, dans tout ce que je réve ou pense, je ne suis et ne veux être qu’artiste et rien qu’artiste : mais dois-je me jeter dans notre vie publique moderne ? Je ne puis m’y mêler comme artiste, et, quant à le faire en homme politique, que Dieu m’en garde ! » Mais cela ne veut point dire qu’il ne possédât pas, à un point de vue plus haut, le sens politique, cet instinct de l’homme dont le cœur bat à l’unisson de celui de son peuple, avec des pulsations qu’active encore un tempérament actif et créateur. Et si l’on ne saurait voir en Wagner un « politique », il serait injuste, d’autre part, de lui refuser, en ces matières, une singulière justesse de coup d’œil.

On ne saurait voir en lui un politique, parce qu’il ne savait pas, comme doivent le savoir les hommes qui ont le droit de se targuer de l’être, discerner les voies et moyens à employer pour atteindre un but politique donné et prochain. Wagner croyait trop aux autres ; quand il voulut s’occuper de politique, il se vit forcé d’avouer les grandes illusions qu’il s’était faites sur le monde ; son énergie poétique lui montrait des hommes comme il y en a peu, des hommes à son image. Tout au contraire, le commencement de la sagesse politique est une appréciation froide et pondérée des conditions de fait, jointe à une médiocre estime des hommes, basée sur la médiocre moyenne qu’ils présentent en effet. Mais ce que Wagner possédait au plus haut point, c’est ce que Gœthe a appelé le don de discerner la volonté qui est au fond de l’âme du peuple. À un tout autre point de vue, Wagner a dit, en termes analogues : « Le poète est la voix consciente de ce qui est inconscient en nous. »

Ainsi, bien que le génie d’un Richard Wagner doive être considéré comme décidément « impolitique », du moment où il descendait des hauteurs à lui familières pour se mêler à la banalité tourmentée des événements journaliers, ce qu’il sentait, ce qu’il enseignait, n’en peut et n’en doit pas moins être de première importance pour l’homme politique. C’est dans un génie comme le sien que la volonté cachée au fond de l’âme du peuple, volonté qui, Gœthe le dit encore, « ne s’exprime jamais », trouve son expression et son verbe.

C’est donc avec une attention respectueuse que nous devons recueillir ce que Wagner eut à dire sur la politique de sa patrie et sur le mécanisme de la société humaine.


II


Le trait capital à signaler dans la politique de Richard Wagner, c’est son caractère distinctement allemand.

Sans doute Wagner, comme d’autres, subit l’attrait de ce souffle de la fraternité des peuples, qui passa, à l’époque révolutionnaire, comme une brise de renouveau chrétien, et dont la fraîcheur se fit pourtant sentir précisément dans l’âme des adversaires du christianisme : aussi Fardent artiste ne se posa-t-il point, dès l’abord, la question des races. Les plus sages de son temps ne déclaraient-ils pas qu’il n’en existait pas de plus ou moins nobles (Humboldt) ? Mais de ce fait, non plus que de cet autre que, plus tard, ayant puisé dans de sérieuses études la conviction d’une valeur différente des races, et de la supériorité essentielle, qualitative, du tronc indo-européen, Wagner garda son cœur grand ouvert à l’humanité dans son ensemble, et ne voulut d’autre gloire pour sa patrie allemande, que « d’anoblir et de sauver le monde », au lieu de le dominer, de ces faits, disais-je, on ne saurait conclure vraiment, chez lui, au radicalisme cosmopolite.

Jamais Wagner, même à l’époque révolutionnaire, ne s’est laissé séduire par l’internationalisme. Il est vrai que, dans l’Œuvre d’art de l’avenir, il signale « deux moments principaux dans l’évolution humaine : celui du nationalisme local, et celui de l’universalisme supranational ». Mais c’est avec une sympathie très significative que, dans ce même écrit, il salue le premier de ces deux moments. Ce qu’il reproche même à nos États modernes, c’est de n’avoir pas de base à la fois nationale et ethnique, mais de représenter bien plutôt « les groupements d’hommes les moins conformes à la nature…, résultats d’un arbitraire tout extérieur, d’intérêts dynastiques, par exemple, propres aux familles régnantes». Et si, un moment égaré par les fausses doctrines des hommes qui, alors, donnaient le la de la politique, il s’est décidément trompé en admettant que le développement national et ethnique était arrivé à son terme, on peut affirmer que non seulement, en 1849, il n’avait pas encore approfondi théoriquement la question, et qu’il n’avait fait que l’aborder sans s’y arrêter, mais que surtout, et c’est là le point décisif, il a toujours senti et agi, en pratique, comme l’homme de sa nation et de sa race.

Dans son célèbre discours devant l’Association nationale démocratique, le 14 juin 1848, Wagner, ce « songe-creux », réclame la fondation de colonies allemandes, sur un ton qui touche au chauvinisme : « Nous voulons faire mieux que les Espagnols, qui ont fait du Nouveau-Monde un charnier clérical, mieux que les Anglais, qui n’en ont fait qu’un comptoir d’épiciers, nous voulons créer une œuvre magnifique et vraiment allemande[2] ». Dans le même discours, Wagner combat la « monarchie constitutionnelle » demandée, par les libéraux de 1848, « sur une base large et démocratique», parce que cette conception de la monarchie « n’est pas allemande, mais d’importation étrangère ». On ne saurait donc douter du caractère bien allemand, bien conforme aux aspirations nationales, de ces vues que Wagner a défendues avec tant de feu. Au reste, nous ne manquons pas d’autres preuves à l’appui ; l’écrit patriotique : Die Wibelungen est de 1848-1849 ; le Projet d’un théâtre national allemand, de 18-48, et il fut revu en 1850.

Mais, dans cette même année 1850, en août, c’est-à-dire dix mois après qu’il eut terminé cet écrit où il était question d’une évolution « universelle et supranationale », Wagner écrivit son Judaïsme dans la Musique. La question des races commençait à l’occuper sérieusement ; ce n’était plus seulement par instinct, mais d’une manière consciente, qu’il se sentait Allemand, et il inaugurait la lutte contre tout ce qui restait d’antigermanique dans le cœur de son peuple, et dans l’art allemand. Je montrerai, dans un prochain chapitre, comme quoi il ne faillit jamais à cette conviction profonde, une fois acquise, et combien il eut, pour elle, à combattre, à souffrir. De ce moment, il se fit le champion obstiné du germanisme, non seulement à l’encontre de l’influence juive, mais à l’encontre de toute influence étrangère ou anti-allemande.


III


Pour exposer les vues du grand Allemand qu’était Wagner sur l’État et la Société, et pour le faire de la façon la plus nette et la plus convaincante possible, je dois signaler d’abord deux antinomies fondamentales, qui se retrouvent partout dans sa pensée politique ; tout le reste n’en sera que la conséquence nécessaire, et ce qui semble opposé dans le détail n’apparaîtra plus comme déconcertant, mais bien plutôt comme naturel, non comme une conséquence, mais comme un effet de l’unité organique des choses, telle qu’elle se révélait à l’œil de l’artiste et à sa sensibilité particulière.

1. La royauté est encore et toujours, pour Wagner, le point central indispensable de toute organisation politique, et cela sous la forme du gouvernement d’un seul : mais en même temps, il ne se lasse pas de réclamer, pour l’individu, une liberté aussi illimitée que possible. Cette première antinomie peut donc se formuler ainsi : une royauté absolue, un peuple libre.

2. La religion est, d’après Wagner, à la vie intérieure, ce que la royauté est à la vie extérieure ; même dans les années (vers 1849-1852) où il se montre presque directement hostile au christianisme historique, il ne cesse point de parler de la religion comme de la base de la « vraie dignité humaine », comme de la source de tout art, etc. ; mais, par contre, les églises et la cristallisation de la révélation en dogmes, bien qu’il en parle généralement avec le plus grand respect et qu’elles lui fournissent le sujet de disgressions pleines d’aperçus inattendus, sont par lui tenues à distance, si bien qu’on peut avoir lu tous ses écrits, et se demander encore à quelle « confession » chrétienne il pouvait bien appartenir. La seconde antinomie consiste donc dans l’antagonisme, souvent exprimé, toujours présent à l’état latent, entre la religion, d’une part, et l’église, de l’autre.

Par la première antinomie, Wagner maintient et joint deux thèses qu’un esprit positif ne parvient pas, au premier abord, à concevoir réunies ; par la seconde, il en oppose deux qui sont communément censées se conditionner réciproquement.

Comme il s’agit ici de politique au sens restreint du mot, je n’y puis parler de religion qu’en passant : mais je ne puis m’abstenirde mentionner l’attitude de Wagner vis-à-vis d’une question aussi fondamentale dans la formation de la société humaine, ni d’en donner quelque éclaircissement, sauf à y revenir plus au long à propos de la doctrine de la régénération. Il importe, surtout, d’étudier cette attitude à l’époque révolutionnaire.

Lorsque, dans son discours à l’Association patriotique, la seule harangue politique qu’il ait jamais prononcée, Wagner proposait une transformation radicale de nos institutions sociales, sur quoi ce rouge fondait-il l’assurance avec laquelle il envisageait l’avenir ? Sur les parlements, peut-être ? Sur les droits de l’homme, ou sur des abstractions du même genre ? Non point… Sur Dieu ! « Dieu nous éclairera et nous aidera à trouver la juste loi ! » Il y a, dans ces paroles, la témérité de foi d’un Luther. Et quand, plus loin, dans le même discours, il définit le but a poursuivre comme l’accomplissement de la pure doctrine du « Christ », et parle de « la conscience pleine de Dieu » qui est l’apanage et le frein de la responsabilité royale, qui ne reconnaîtrait, à moins d’inintelligence ou de mauvaise foi, la nature profondément religieuse de l’orateur ? Les sentiments de Wagner sur l’importance de la religion n’ont jamais varié. Nous retrouvons le même point de vue dans tous ses écrits, à Zurich, à Munich, à Bayreuth : toujours, pour lui, l’art et la religion se conditionnent l’un l’autre, l’un ne saurait prospérer sans l’autre, et de leur commune floraison dépend le développement de l’humanité dans le sens d’un avenir meilleur et plus heureux.

D’autre part, l’antinomie que j’ai signalée plus haut, et qu’on pourrait, avec plus de justesse peut-être, définir : amour de la religion, antipathie contre les dogmes, cette antinomie rend facile à comprendre le fait que Wagner se livre souvent à une polémique animée contre les églises et que surtout aucune forme d’hypocrisie ne lui répugne autant que l’hypocrisie religieuse. Il dit ce mot, bien typique : « L’Allemand prend la religion au sérieux ». Au reste, il avoue lui-même que, dans ses premiers écrits[3], il s’ést prononcé avec injustice et étroitesse contre le christianisme parce qu’il en voulait exclusivement à l’exploitation de la révélation divine pour des fins temporelles et mondaines. Comme pour la question des races, il s’est laissé détourner de sa voie droite et personnelle, pour s’être confié à la direction de guides trop sûrs d’eux-mêmes. À cette époque, christianisme et gouvernement des prêtres lui semblaient être des termes synonymes. Mais le fait que, vingt ans plus tard, il comprit ces écrits dans la collection de ses œuvres, démontre bien qu’il ne voyait pas, dans cette opinion prématurée, une erreur proprement dite, mais plutôt un manque de mesure ou de clarté, fruit « d’une conception acceptée avec trop de passion », conception qu’il ne faudrait, dès lors, considérer qu’à la lumière de l’œuvre totale de sa vie. On peut, d’ailleurs, appeler L’Art et la Révolution : un pamphlet contre l’hypocrisie. Wagner y flagelle ce vice dans ses manifestations les plus diverses : l’hypocrisie dans l’État, dans la poésie, dans le drame, dans l’Église, dans le patriotisme, dansl’honneur ; car il a au cœur cette révolte, que Carlyle appelle désirable et nécessaire : « la révolte contre ceux qui gouvernent par le mensonge et contre ceux qui l’enseignent ». À plusieurs qui furent, à cette époque, en contact journalier avec lui, « il apparaissait comme un prédicateur de pénitence, acharné contre l’hypocrisie ». Et, il faut le reconnaître, un homme chez qui le sentiment religieux n’eût pas été réel et profond, et qui n’eût pas été convaincu, comme lui, que « la religion seule peut fonder la véritable dignité humaine » ne se serait pas laissé entraîner à appeler l’Église « menteuse et hypocrite ». Est-ce donc sans raison qu’il écrit que « Dieu s’est fait industrie au profit des riches… notre Dieu, c’est l’argent, notre religion, le lucre » ? Mais ne demande-t-il pas, dans les mêmes écrits, une religion vraie, qui ne soit pas celle de l’argent, pas « la religion régnante, celle de l’égoïsme » ? Ne dit-il pas que « l’œuvre d’art est la représentation vivante de la religion » ? N’est-ce pas précisément en 1848 qu’il écrit Jésus de Nazareth, cette glorification de la personne divine du Sauveur ? Dans les dernières lignes de l’Art et la Révolution n’invoque-t-il pas : « Jésus qui souffrit pour l’humanité, et Apollon, qui lui apporta la dignité dans la joie », préludant, en termes identiques, à une grande pensée que, trente ans plus tard, il devait formuler dans son ouvrage célèbre, la Religion et l’Art.

Il est donc établi que de tout temps Wagner a reconnu dans la foi en Dieu, dans la religion, la seule base normale et possible de la vie sociale. Bien plus, il était tenté de ne voir dans l’État qu’une superfétation, qui ne trouve sa raison d’être que dans le caractère défectueux de notre religion ; il n’était pas loin d’admettre cet idéal : « une religion et point d’État ». Et bien qu’il ait dû, plus tard, rabattre quelque chose d’exigences aussi extrêmes, cette formule venait bien du fond de son cœur.

Quant à sa politique proprement dite, elle se résume, comme l’on a vu, dans cette formule ; « Roi absolu, peuple libre ». Et l’on ne saurait croire à quelle masse d’inepties cette contradiction apparente de son credo politique a donné naissance : les uns le taxent de réactionnaire, les autres de socialiste, d’autres encore lui font changer d’opinion tous les deux ou trois ans. Mais assez là-dessus, c’est à Richard Wagner, et non point à ses commentateurs, que nous avons affaire.

Il faut se pénétrer de ceci : c’est que pour Wagner, les deux termes, roi absolu, peuple libre, loin de se contredire, sont corrélatifs. Le peuple n’est libre que quand un seul règne, non quand beaucoup gouvernent ; de son côté, le roi n’est vraiment le monarque, le seul maître, que s’il n’a ni à satisfaire les ambitions rivales de nobles avides, ni à se concilier une majorité parlementaire. Je n’ai pas à examiner ici si le point de vue de Wagner était juste ou non ; mais il y a une chose qui me parait au-dessus de toute discussion, c’est qu’il exprimait fidèlement la « volonté muette de l’âme populaire », celle de la race allemande dans son ensemble. Dans les antiques codes de l’Inde, nous lisons : « Les sages avaient l’œil sur les deux mondes, quand ils créèrent le prince, cet être formidablement grand ; ils pensaient qu’il serait laloi incarnée. » Hommes libres conduits par un chef unique : c’est ainsi qu’au temps de la migration des peuples se présentent à nous les diverses tribus germaines ; le rêve de Charlemagne gardait, lui aussi, cette forme, dans des proportions infiniment grandioses ; et encore aujourd’hui c’est, semble-t-il, de cette fusion caractéristique, propre à l’élément purement germain, qu’est sortie la forme historique des états germains. Il est facile de sourire de ces formules ; mais, dans l’histoire, rien de grand ne se fit jamais sans un idéal, et Wagner eut une heureuse inspiration, quand, en 1848, « il présenta à la masse, qu’on menait fort prosaïquement, une image poétique de son idée personnelle de la royauté. »

Dans son discours àl’Association patriotique, Wagner met ses auditeurs en garde contre la monarchie constitutionnelle, « cette notion d’importation étrangère, anti-allemande ». « Chaque pas en avant, sur cette base démocratique, est un empiétement nouveau sur le pouvoir royal, sur le gouvernement d’un seul ; le principe lui-même est la caricature de la monarchie, qu’on ne comprend précisément que dans le gouvernement d’un seul ; chaque progrès du constitutionnalisme est une humiliation pour le souverain, car c’est un vote de méfiance à son égard..... Ce qui est mensonge ne saurait subsister ; or, la monarchie actuelle est un mensonge, et elle l’est devenue de par le constitutionnalisme ». Le but de tout le discours, prononcé en pleine tourmente, alors que l’ordre semblait chanceler sur ses bases, était de prouver que la royauté pouvait rester « le centre sacré de l’organisation politique ». Telles étaient les vues de Wagner dans la phase la plus révolutionnaire de sa vie. Plus tard, en 1864, il donna à sa pensée une expression définitive dans : L’État et la Religion. La dernière phrase surtout : « c’est dans la personne du roi que l’État atteint son véritable idéal », contient et résume bien la moelle de l’idée politique de Wagner.

Il ne saurait donc y avoir le moindre doute sur les opinions de Wagner en ce qui concerne la royauté. Mais on a plus de peine à s’expliquer comment il se représentait le « peuple libre ». Peut-être y parviendrons-nous en exposant clairement quelle position il a prise vis-à-vis des divers partis qui se partagent le domaine politique moderne. Wagner dit de lui-même et de ceux qui pensent comme lui : « Nous n’appartenons à aucun de ces partis ». Mais, s’il tenait à s’en séparer, en effet, ce n’était point qu’il se désintéressât de toute politique, c’était, tout au contraire, sous l’influence d’une opinion politique positive.


IV


Demandons-nous, par exemple, si Wagner était conservateur.

Il déclare, il est vrai, dans l’Art et la Révolution, écrit qu’on a prétendu être de tendance révolutionnaire, que l’art avait été conservateur à l’époque de sa floraison et qu’il le redeviendrait, et, plus tard, il affirme que « l’Allemand est conservateur » ; mais faire pour cela de lui un conservateur serait un paradoxe par trop audacieux ; conservateur, il ne le fut jamais, au sens politique et courant de ce terme.

La formule : « un roi absolu, un peuple libre », condamne implicitement toute noblesse héréditaire. Celle-ci, une fois sa tâche historique remplie, n’est plus qu’un intermédiaire, qui sait s’approprier les avantages ordinaires de tous les intermédiaires ; et, uniquement préoccupée qu’elle est des intérêts égoïstes de sa classe, diminue d’autant les droits du souverain et les droits du peuple. Dans son discours de Dresde, Wagner réclame comme la condition absolue de « l’émancipation de la royauté », « l’extinction du dernier reflet d’aristocratie ».

Que cette attitude vis-à-vis de la noblesse ait fait classer Wagner parmi les libéraux, cela n’a certes rien d’étonnant. Mais il n’a pas mérité, non plus, cette réputation, car déjà en 1850 il appelle « tout notre libéralisme »… « un jeu d’esprit dont les visées sont peu claires», et ce qu’il dit plus tard, dans ses divers écrits, sur le règne du libéralisme, fait toujours souvenir du mot de Gœthe : « Une idée ne doit pas être libérale ! »

Il y aurait peut-être plus d’apparence à dire que Wagner aurait été, pour un temps au moins, un vrai démocrate, mais ce n’est encore qu’une apparence. Dans le discours si souvent mentionné, il parle, je le sais, de démocratie ; le but proposé est le gouvernement populaire ; mais comme tout l’argument vise le maintien de la royauté héréditaire, et que l’orateur s’élève avec violence contre le constitutionnalisme, la portée démocratique de ce manifeste est plus que problématique. Et c’est bien l’impression qu’il laissa à tous ses auditeurs, les membres de l’Association patriotique, car le Dresdner Morgenblatt für Unterhaltung und Belehrung constate, dans son numéro du 18 juin 1848, que son discours avait mis Wagner « en délicatesse » avec toutes les opinions et tous les partis. Il n’a jamais pu être un vrai démocrate, parce que, comme il le dit lui-même, l’idée démocratique n’est absolument pas allemande : « En Allemagne, la démocratie est un être de pure traduction ».

Wagner était-il peut-être socialiste ? On a prétendu qu’il l’aurait été, au moins passagèrement, au temps de la Révolution : mais cette fable tombe devant les propres paroles du maître. Dans le discours cité, il taxe le communisme de « doctrine absurde et inepte » et, s’adressant à ceux des membres de l’Association patriotique qui penchaient vers le socialisme : « Ne voulez-vous donc pas avouer », s’écrie-t-il, « que dans cette idée d’un partage égal des biens et des profits, il n’y a qu’une tentative irréfléchie pour résoudre un problème posé, d’ailleurs, à bon droit, tentative que son impossibilité pratique condamne à demeurer mortnée ? » On ne saurait parler plus clair ! En 1849, Wagner constate ce fait que les hommes « sont égarés par les prétendues théories des doctrinaires du socialisme ». Dans Opéra et Drame (1851), il dit que « le socialiste s’acharne à de stériles systèmes ». Bref, on peut affirmer avec certitude que le socialisme, en tant que parti politique, n’a jamais eu ses sympathies. Comment l’artiste eût-il jamais pu s’enthousiasmer pour l’embourgeoisement du peuple, cet idéal d’un Lassalle ou d’un Marx ?

Il n’est pas douteux, par contre, que Wagner ne partageait point les terreurs que le seul mot de socialisme inspire à beaucoup de braves gens pour qui « l’ordre et la tranquillité, même au prix d’un crime ignoble contre la nature humaine » sont la seule chose qui importe. Au soir de sa vie, Wagner fait de fréquentes allusions au socialisme ; le mouvement socialiste lui semble « respectable, pour de fortes raisons intérieures » ; déjà auparavant, il avait reconnu « l’impulsion naturelle, non sans profondeur ni noblesse « qui est au fond » de ce mouvement. Mais il suffit, pour définir nettement son attitude vis-à-vis du socialisme, de citer ces paroles : « Toute révolution politique est, d’ailleurs, devenue impossible. En politique, quel est celui dont les yeux ne sont pas déjà largement ouverts ? Chacun connaît les honteuses tares de notre échafaudage politique ; ce n’est que le fait qui dissimule la question sociale, qui donne à tous le courage fait de lâcheté qu’il faut pour endurer plus longtemps. Il n’y a pas d’autre mouvement possible qu’un mouvement exclusivement social, mais il se produira dans un tout autre sens que nos socialistes ne se l’imaginent[4]. »

Aujourd’hui, après cinquante ans, le monde entier reconnaît qu’un mouvement « exclusivement social » doit se produire et se produit en effet, mais aussi en un tout autre sens que nos socialistes ne se l’imaginaient.

Tâchons de nous représenter clairement quelle fut, vis-à-vis de ce mouvement, l’attitude de Wagner.

« Ma destinée est d’apporter avec moi, partout, la révolution ! » ce fut bien sa devise durant toute sa vie. Et si on veut voir en Wagner un révolutionnaire, il n’y a rien à y objecter, avec cette réserve que, même dans sa période la plus orageuse, il n’a jamais cru à la révolution politique. Il n’a cru que pendant un temps très court, quelques semaines peut-être, en 1848, à la possibilité d’une réforme. Déjà dans l’été de 1849, il écrivait l’Art et la Révolution, et en septembre 1850 il mande à Uhlig que « maintenant, il n’a plus foi en une réforme quelconque, mais que son unique espoir est dans la révolution ».

Si nous acceptons l’étiquette de révolutionnaire, appliquée à Wagner, comme admissible, sinon comme exacte au sens courant du terme, il faut bien que le lecteur comprenne que la participation du maître au mouvement politique de 48-49 n’a absolument rien à faire ici. De son propre aveu, il était alors « engagé dans l’erreur et entraîné par la passion » ; les événements de cette époque peuvent avoir une haute valeur pour l’étude de son caractère (de son intrépidité, de sa foi à l’esprit allemand, etc.), mais aucune pour celle de ses opinions sociales. Celles-ci, nous les trouvons exprimées avec toute la précision et tous les développements désirables, dans ses écrits, de 1849 à 1883. Et c’est leur lecture attentive qui nous permet de ne pas rejeter, d’emblée, l’épithète de révolutionnaire comme s’appliquant à Wagner.

Mais alors, qu’est-ce qu’il entend par révolution, puisqu’il ne veut pas dire révolution politique ? Il entend par là « cette grande révolution humaine, dont les premiers débuts jetèrent à bas jadis la tragédie grecque », dont « l’activité première… s’employa à la dissolution de l’État athénien » ! Il y a plus de deux mille ans, depuis le triomphe de Périclès, « ce révolutionnaire parmi les hommes d’État », que l’Europe vit dans un désordre de révolution. L’État véritable, l’État rêvé, « a été entraîné dans une chute perpétuelle, ou plutôt il n’est jamais arrivé à se réaliser » et notre prétendue civilisation est « un chaos ». Toute notre activité politique, qu’elle affecte des allures réactionnaires, libérales, démocratiques ou socialistes, est en vérité « révolutionnaire ». Car révolution veut dire « mouvement circulaire », et les divers partis ressemblent aux rayons d’une roue, qui tournera tant qu’il y aura des esclaves, pour les presser du pied, et des maîtres d’esclaves, pour les y exciter. L’Art et la Révolution, contient, en quarante pages, une esquisse magistrale de ce mouvement révolutionnaire, dans lequel, selon Wagner, l’humanité est encore engagée.

On ne saurait légitimement découper des citations dans une exposition si condensée, mais le temps n’est pas loin, espérons-le, où tout Allemand estimera les écrits d’un Richard Wagner à un tout aussi haut prix que ceux des autres héros du génie allemand. Alors il comprendra ce qui en est de « l’esprit révolutionnaire » de Wagner.

Car Wagner se place exactement au même point de vue que Schiller. Pour Schiller aussi, l’État actuel n’est qu’un expédient ; pour lui aussi, « l’esprit du siècle oscille entre le non-sens et la grossièreté », entre ce qu’on pourrait appeler « la contre-nature et la nature brute » ; lui aussi espère de l’avenir un ordre autre, mais ce n’est pas de l’État actuel « qu’on peut l’attendre, car c’est cet État, tel qu’il est aujourd’hui constitué, qui a permis au mal de naître », etc., etc[5].

La « révolution humaine » de Wagner est donc la même que Schiller voyait dans la succession des divers États, de ces expédients politiques, fruits de la nécessité immédiate et brutale. Wagner considère l’humanité comme engagée dans un stage transitoire et chaotique, et cela dès le moment où naquit la « politique » doctrinaire ; et le but qu’il cherche du regard, c’est ce que Schiller appelle « l’État de la liberté prenant la place de l’État de la nécessité », c’est-à-dire la fin de cette révolution permanente.

Si donc on part du point de vue propre à notre « État de nécessité », si on tient cet expédient pour doué d’une valeur réelle et durable, alors Wagner est révolutionnaire ; mais si on pense, avec Schiller, que notre état « demeure à tout jamais étranger aux citoyens, parce que le sentiment ne saurait aller à lui », si on croit, comme Chateaubriand, que « le salariat est la dernière forme de l’esclavage », alors Wagner doit apparaître comme le type du contre-révolutionnaire. Il aspire à sortir des ténèbres pour parvenir à la lumière, du chaos pour atteindre à l’ordre, des « constitutions barbares » (expression de Schiller) pour s’abreuver à « l’eau claire et fraîche de la nature ». (L’Œuvre d’art de l’Avenir, III, 62).

Peut-être verra-t-on là le rêve d’un poète ; et pourtant de grands historiens et des hommes pratiques ont partagé ces vues. Carlyle s’écrie : « Ce millénaire d’anarchie, abrégez-le, versez le sang de votre cœur pour l’abréger[6] ! » Il définit, d’ailleurs, toute notre civilisation en ces termes sanglants : « l’anarchie plus les gendarmes ». Et aussi P.-J. Proudhon, un des hommes les plus sagaces de notre siècle, — qui n’a été traité d’anarchiste que grâce au plus incroyable des paradoxes, puisque dans ses écrits, précisément, il démontre la complète anarchie de ce qui s’appelle « l’ordre » actuel, et voit dans nos institutions « la législation du chaos », — Proudhon aussi entend par révolution non point la création violente d’un ordre nouveau, mais « la fin de l’anarchie[7] ».

Aujourd’hui, on ose à peine prononcer le mot d’anarchiste ; il semble désormais impliquer la bombe, l’incendie et le meurtre. Mais si je prends le terme au sens paradoxal qu’on lui donnait il y a cinquante ans, je trouve plus d’un point de contact entre la pensée de Schiller et de Wagner et l’anarchisme de Proudhon. Wagner emploie volontiers le mot d’anarchie ; c’est ainsi qu’il dit, en 1852 : « Comment un homme fait de méthode de la tête aux pieds pourrait-il comprendre mon anarchie naturelle ? » ; et ailleurs : « j’ai cru devoir m’en tenir plutôt au chaos qu’aux conditions existantes » ; et, dans son écrit de novembre 1882 sur la représentation de Parsifal, il déclare que l’excellence de celle-ci devait être un résultat de l’anarchie, en ce sens que chacun faisait ce qu’il « voulait, c’est-à-dire, ce qui était juste ». Cette remarque n’est faite, sans doute, qu’à moitié sérieusement ; mais c’est avec un sérieux amer qu’à la fin du même opuscule, il appelle notre monde actuel, presque dans les mêmes termes que Proudhon, « un monde de meurtre et de proie organisé et légalisé par le mensonge, la fourberie, et l’hypocrisie ».

D’autre part, lorsque, à l’Association patriotique, il exprima ses vues sur l’organisation sociale, il réclama « l’abolition de l’argent » et résuma, par cette audacieuse requête, toutes les misères de notre « ordre anarchique », condensées en ce seul mot : « Notre dieu, c’est l’argent ; notre religion, le lucre ». Trente ans plus tard, il creusa plus avant cette même pensée (comme d’ailleurs antérieurement, il l’avait déjà fait, avec l’instinct inconscient de l’artiste, dans l’Anneau du Nibelung) ; ce n’est plus alors le symbole seul de l’échange qu’il critiqua, mais la malédiction qui s’y est attachée, le manque de charité.

Il n’est pas difficile de voir quel rapport peut avoir une telle doctrine avec l’anarchisme. Ce rapport n’existe que dans la négation. Le monde actuel est reconnu comme mauvais ; c’est là une donnée fondamentale. Mais il n’y a pas, et ne pouvait pas y avoir autre chose de commun entre Wagner et l’anarchisme. L’anarchiste politique ne part pas de Dieu, n’invoque pas « l’application de la pure doctrine du Christ » ; il ne considère pas la royauté comme « le point central et sacré de l’État», il ne prêche pas la « régénération » comme la condition préalable d’un meilleur avenir… : et surtout, l’anarchiste brise le fil de l’histoire, et fait ainsi une criminelle violence à la nature entière. Wagner, par contre, ne veut pas s’écarter du développement historique de l’humanité. Il écrivait en 1851 : « L’avenir ne peut se concevoir autrement que conditionné par le passé ! » Et si on veut savoir combien significatifs sont ces mots, qu’on rapproche la formule où Auguste Comte, en 1848, résumait son but et sa doctrine : « réorganiser la société sans Dieu, ni roi », de cette « confiance en Dieu et dans le roi » que Wagner cherchait, la même année, à inspirer à une association démocratique !

J’espère que le lecteur aura compris pourquoi Wagner n’a jamais pu être compté à l’actif d’un parti politique spécial et qu’il ne tombera pas dans la méprise dont Wagner se plaignait déjà vers 1850 : « On me dénonce aux démocrates comme un aristocrate déguisé, aux Juifs comme un persécuteur, aux princes comme un révolutionnaire ». Et le même phénomène dure encore ; c’est le sort de Wagner d’être toujours méconnu ; on ne saurait attendre un jugement équitable, élevé, et vraiment digne de l’homme qu’il était, tant que ses écrits et ses doctrines ne seront pas sortis du petit cercle des critiques au cœur étroit et des hommes de lettres, pour devenir partie intégrante de l’héritage intellectuel des plus nobles esprits. Alors, mais alors seulement, on admettra partout que la « politique » de Wagner n’était que l’avenue qui menait à sa doctrine de la régénération.

Nous avons déjà vu que Wagner admettait, comme tout homme de bon sens, la valeur indispensable de la politique. Mais il était convaincu que sa sphère d’influence est des plus restreintes et qu’en particulier la force créatrice lui fait entièrement défaut. C’est pourquoi il ne croyait pas que la politique pût jamais, que ce fût par le laisser-faire ou par la contrainte, se rendre maîtresse de « ce mouvement distinctement social », dont son regard prophétique discernait déjà la présence, alors que les Metternich et les Beust ne voyaient autour d’eux que la paix et la tranquillité, troublées, seulement, par quelques méchants personnages, qu’on n’avait qu’à enfermer ou à fusiller. Wagner saluait dans ce mouvement la fin prochaine de la grande « révolution humaine », c’est-à-dire la condamnation imminente de « l’État de nécessité », comme de la politique en général ; Son cœur d’artiste s’en réjouissait, car il croyait l’art « impossible dans sa vérité, aussi longtemps que subsisterait la politique ». Ne perdant jamais de vue l’élément spécifique allemand, il voyait dans cette naissante « fin de la politique » une circonstance très favorable au développement et à la conservation du germanisme ; car, il le dit : « Nous autres Allemands ne serons jamais de grands politiques ; mais, il se pourrait que nous devenions quelque chose de plus grand, quand nous connaîtrons la juste mesure de nos aptitudes., qui nous destinent peut-être, non à dominer le monde, mais à l’ennoblir ». Ce fut, d’ailleurs, seulement quand il eut tourné le dos, une fois pour toutes, à la politique, en lui reconnaissant l’unique droit de diriger le présent, mais non celui de préparer l’avenir, ce fut alors seulement que son attitude vis-à-vis d’elle se dessina clairement.

« Lorsque l’homme d’État désespère, que les bras tombent au politique découragé, que le socialiste s’acharne en vain à de stériles systèmes, que le philosophe même, incapable de prédire, en est réduit à de simples indications, puisque tout ce qui doit arriver consiste en phénomènes où la volonté n’est pour rien, et que personne ne saurait prévoir, c’est alors l’œil clair de l’artiste qui discerne les formes, évoquées par son aspiration vers ce qui est seul vrai, vers une humanité pleine et complète. » (1851, Opéra et drame, IV, 282)



  1. On connaît sa proposition de n’admettre aucun État ayant une population de plus de six millions.
  2. L’idée coloniale occupa Wagner toute sa vie ; cf, par exemple : La Religion et l’Art, X, 311.
  3. Dans l’Art et la Révolution, l’Œuvre d’art de l’avenir, l’Art et le Climat, tous les trois de 1849-1830.
  4. Lettre inédite, 1850.
  5. Voir les Lettres sur l’Éducation esthétique de l’homme.
  6. Cité par Wagner dans l’introduction au troisième volume de ses œuvres complètes.
  7. Voir surtout : Idée générale de la Révolution, pp. 122 et 298.