Richard Darlington
Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 265-273).
Acte I  ►

PROLOGUE.

LA MAISON DU DOCTEUR.
PAMPHILA.

Miseram me ! differor doloribus. Juno Lucina, fer opem, serva me, obsecro.

HEGLO.

Hem ! Numnam illa, quæso, parturit ?


Térence, Adelphes, act. III, sc. V.
PAMPHILA.

Ah ! malheureuse que je suis ! quelles souffrances ! J’expire ! Junon Lucine, secourez-moi, sauvez-moi… je vous en supplie !

HÉGION.

Quoi donc !… est-ce qu’elle accouche ?

PERSONNAGES

ROBERTSON.

LE DOCTEUR GREY.

LE MARQUIS DA SYLVA.

CAROLINE DA SYLVA.

ANNA GREY.

UN CONSTABLE.


Séparateur


Le théâtre représente le cabinet du docteur Grey.


Scène PREMIÈRE.

LE DOCTEUR GREY, MISTRESS GREY.
(Le docteur, assis devant une table sur laquelle est une lampe, se dispose à travailler ; sa femme est debout près de lui, la main appuyée sur son épaule, et tenant un bougeoir de l’autre main.)
LE DOCTEUR.

Bonsoir, Anna, je ne tarderai pas à te joindre.

ANNA.

Oui, tu me dis cela, et puis tu vas encore passer une partie de la nuit à travailler, et demain à peine s’il fera jour que l’on viendra te chercher pour quelque malade. Songe que tu es le seul médecin de ce village, et si tu tombes malade à ton tour, qui te soignera ?

LE DOCTEUR.

Bonsoir, Anna.

ANNA.

C’est-à-dire que je t’ennuie, n’est-ce pas ?… Voyons, as-tu besoin de quelque chose avant que je m’en aille ?

LE DOCTEUR.

De rien, bonne.

ANNA, lui mettant des lunettes vertes.

Mets tes lunettes vertes au moins ; elles ménageront ta vue ; me promets-tu de les garder ?… Oui… Bonsoir… Ne travaille pas trop tard surtout.

(Elle sort.)
LE DOCTEUR.

Non, non, sois tranquille, une heure au plus.

(Il va à sa bibliothèque, en tire deux ou trois volumes et se met à lire. — On entend dans la rue une voiture qui arrive au grand galop ; lorsqu’elle est vis-à-vis de la fenêtre, une voix crie.)


Scène II.

LE DOCTEUR, ROBERTSON, UN POSTILLON.
ROBERTSON, en dehors.

Postillon ! postillon !…

LE POSTILLON, arrêtant la voiture.

Eh ?

ROBERTSON.

Descendez et frappez à cette fenêtre où il y a de la lumière.

LE POSTILLON.

Oui, notre maître.

LE DOCTEUR.

C’est ici.

LE POSTILLON, frappant à la fenêtre.

Holà ! ho !

LE DOCTEUR, ouvrant la fenêtre.

Qu’est-ce, mon brave ?

ROBERTSON.

Monsieur, y a-t-il un médecin dans ce village ?

LE DOCTEUR.

Oui.

ROBERTSON.

Bon ?…

LE DOCTEUR.

Je serais un juge partial, monsieur, c’est moi.

ROBERTSON.

Et vous êtes le seul ?

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur.

ROBERTSON.

Ayez la bonté de m’ouvrir la porte.

LE DOCTEUR.

Je vais appeler.

UNE VOIX DE FEMME.

Oh ! non, non, monsieur, n’appelez personne… ouvrez vous-même.

LE DOCTEUR.

J’y vais… — (Il ouvre et recule.) Un homme masqué !…


Scène III.

LE DOCTEUR, ROBERTSON, masqué.
LE DOCTEUR.

Que me voulez-vous ?

ROBERTSON.

Silence, et ne craignez rien.

LE DOCTEUR.

Cependant, monsieur…

ROBERTSON.

Docteur, votre état est-il de secourir ceux qui souffrent ?

LE DOCTEUR.

C’est plus que mon état, c’est mon devoir.

ROBERTSON.

Lorsque ces secours sont instants, lorsque tout retard amènerait la mort d’une créature de Dieu, croyez-vous avoir besoin, pour la sauver, de connaître son nom ou de voir son visage ?

LE DOCTEUR.

Non, monsieur…

ROBERTSON.

Eh bien ! il y a une personne là, dans cette voiture, une personne qui souffre, qui a besoin de vous, qui mourra si vous ne lui portez secours à l’instant même.

LE DOCTEUR.

Mais ne puis-je savoir à qui…

ROBERTSON.

Je vous le répète, monsieur, dix minutes vous restent à peine, et il me faudrait plus d’une heure pour vous donner des explications auxquelles, je vous jure, vous ne prendriez aucun intérêt, tant elles me sont personnelles.

LE DOCTEUR.

Je suis prêt.

ROBERTSON.

Une question encore, monsieur : si cette personne ne pouvait repartir aussitôt qu’elle aura reçu vos soins, consentiriez-vous, au nom de l’humanité, à la cacher chez vous à tous les yeux, moi vous jurant sur l’honneur qu’aucune cause politique ne nous force à nous entourer de ce mystère ?

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur, je le ferais.

ROBERTSON.

Êtes-vous marié, docteur ?

LE DOCTEUR.

Pourquoi cette question ?

ROBERTSON, lui tendant la main.

Pour savoir si votre femme est aussi excellente femme que vous êtes brave homme.

LE DOCTEUR.

Je le crois.

ROBERTSON.

Eh bien ! ayez la bonté de rappeler, je vous prie ; ses soins nous seront nécessaires : la personne qui les réclame est du même sexe qu’elle.

LE DOCTEUR.

Je vais le faire.

ROBERTSON.

Merci. — (Posant un rouleau d’or sur la table.) Voici, non pas pour m’acquitter envers vous, tout l’or du roi Georges n’y suffirait pas, mais pour vous indemniser autant qu’il est en mon pouvoir du moins, du dérangement que je vous cause.

LE POSTILLON, de la porte.

La jeune dame vous appelle, monsieur.

ROBERTSON.

Me voici, me voici.

(Il sort.)
LE DOCTEUR, frappant à la porte de sa femme.

Anna ! Anna !

ANNA, de sa chambre.

Qu’est-ce donc que tout ce bruit ?

LE DOCTEUR.

Des voyageurs qui ont besoin de nos secours à tous deux ; viens donc vite, puisque tu n’es pas couchée.


Scène IV.

Les précédents ; ANNA, CAROLINE.
(Anna sort de sa chambre au moment où Robertson apporte dans ses bras une jeune femme qu’il pose sur une chaise longue.)
ANNA, effrayée par le masque de Robertson.

Oh ! vois donc.

LE DOCTEUR.

Silence !

ROBERTSON., à Caroline.

Souffres-tu toujours, mon ange ?

CAROLINE.

Oh ! oui, beaucoup, beaucoup.

ROBERTSON.

Docteur !…

LE DOCTEUR, s’approchant, et tâtant le pouls de la malade.

Monsieur, cette jeune femme est sur le point d’accoucher.

ROBERTSON.

Et il serait imprudent d’aller plus loin, n’est-ce pas ?

LE DOCTEUR.

Impossible.

CAROLINE., à Anna.

Vous aurez donc soin de moi, madame ?

ANNA, lui prenant les mains.

Comme de ma sœur.

CAROLINE.

Oh ! que vous êtes bonne ! — (Elle appuie sa tête sur les mains d’Anna.) Je souffre bien.

LE DOCTEUR.

Anna, cède ta chambre à madame et va tout y préparer. Hâte-toi.

ANNA.

Dois-je réveiller Alix ?

ROBERTSON.

Qu’est-ce qu’Alix ?

LE DOCTEUR.

Notre servante… Mais elle a le défaut d’être un peu bavarde, et cela ne nous conviendrait point, n’est-ce pas ?

ROBERTSON.

Oh ! non, non ; madame, vous aurez plus de peine, mais aussi nous vous devrons plus que la vie.

CAROLINE.

Et Dieu vous récompensera, mistress.

(Anna sort.)
ROBERTSON.

Caroline, je vais donner l’ordre au postillon de déposer ici nos malles, nos paquets.

CAROLINE.

Oh ! non, non, ne me quitte pas ; je tremble dès que tu me quittes un instant.

ROBERTSON.

Docteur, auriez-vous la bonté ?… Pardon, mille fois.

LE DOCTEUR.

Mais sans doute.

(Il va à la porte.)
CAROLINE.

Ils ont l’air d’être de braves gens.

ROBERTSON.

Oui, sans doute. Mais quelle malédiction, n’avoir plus que six lieues à faire pour arriver au port de mer où tout était préparé pour notre fuite, et nous trouver arrêtés ici dans ce misérable petit bourg, où tu ne trouveras peut-être ni les soins ni le talent nécessaires ! Oh ! nous sommes bien misérables !

CAROLINE.

Je souffre moins, Robertson, je souffre moins.

ROBERTSON.

Tu souffres moins… eh bien ! peut-être pourrions-nous repartir ?

CAROLINE.

Oh ! non, non… Mais ici tu peux ôter ton masque ?

ROBERTSON.

Si loin que ce village soit de Londres, il se peut que le docteur y ait été et m’y ait vu.

CAROLINE.

Tu étais donc bien connu à Londres ?

ROBERTSON.

Oui !… Parlons d’autre chose.

CAROLINE.

Parlons de mon père.


ROBERTSON, frappant du pied.

Ton père !

CAROLINE.

Tu le juges mal.

ROBERTSON.

Comme tous les hommes.

CAROLINE.

Il m’aime.

ROBERTSON.

Moins que son nom.

CAROLINE.

Si tu m’avais laissé tout lui dire ?

ROBERTSON.

Il t’eût défendu de me voir.

CAROLINE.

Pourquoi ?

ROBERTSON.

Il est noble, et moi du peuple.

CAROLINE.

Mais lorsqu’il aurait su…

ROBERTSON.

Quoi ?

CAROLINE.

Que tu m’avais sauvé la vie !

ROBERTSON.

Qu’est-ce cela ?

CAROLINE.

Au risque de la tienne, enfin.

ROBERTSON.

Chaque batelier de la Tamise en fait tous les jours autant : vont-ils demander en mariage les jeunes filles qu’ils tirent de l’eau ?

CAROLINE.

Mais tu n’es pas un batelier, toi ?

ROBERTSON.

Plût au ciel que je le fusse !

CAROLINE.

Oh ! il eût été attendri.

ROBERTSON.

Oui ; et dans son attendrissement, il m’eût fait jeter une bourse par ses valets. Si je ne suis pas noble, je suis riche du moins, et je n’ai pas besoin de son or.

CAROLINE.

Oh ! Robertson, Robertson… je souffre !

ROBERTSON.

Docteur !

LE DOCTEUR, rentrant, et allant dans sa chambre.

À l’instant !

CAROLINE.

Et si mon père nous poursuit ?

ROBERTSON.

Voilà ce qui me damne !

CAROLINE.

Oh ! si je le revoyais avant d’être ta femme… Robertson, j’en mourrais de honte.

ROBERTSON.

Ah ! vous voilà, docteur.

LE DOCTEUR, rentrant.

Tout est prêt.

(Caroline retient Robertson par les mains.)
ROBERTSON.

Écoute, chère amie, il faut que je fasse cacher la voiture, dételer les chevaux ; si par hasard ton père suivait la même route que nous, cet équipage pourrait nous trahir… Écoute ! — (Une voiture passe ventre à terre, Robertson court à la porte.) On ne voit rien, tant est noire cette nuit d’enfer… Je reviens à l’instant ; du courage, ma Caroline, je reviens à l’instant.

CAROLINE.

Oh ! reviens, reviens vite, je mourrai si tu n’es pas là.

(Elle entre dans la chambre, Robertson sort par la porte extérieure ; mistress Grey reste seule en scène.)
ANNA.

C’est quelque grand seigneur… est-ce qu’il gardera toujours son masque ? il a l’air de bien aimer sa femme. Pauvre petite, puisse-t-elle, plus heureuse que moi, conserver l’enfant que Dieu lui aura donné, elle ne connaîtra pas une des plus grandes douleurs de ce monde !

ROBERTSON, rentrant.

Mistress, comment vous nommez-vous, s’il vous plaît, mistress ?

ANNA.

Anna Grey.

ROBERTSON.

Mistress Grey, à peine ai-je eu le temps de parler à votre mari ; j’allais le faire, quand l’état de ma femme a réclamé ses soins : mais comme lui, mistress, vous avez une figure qui commande la confiance, et je vais mettre en vous une partie de la mienne.

ANNA.

Parlez, monsieur.

ROBERTSON.

Des motifs qui pour vous n’ont aucun intérêt me forcent à tenir mon visage caché ; ne vous inquiétez donc pas de ce masque ; il couvre la figure d’un honnête homme.

ANNA.

Je le crois, monsieur.

ROBERTSON.

Qu’il vous suffise de savoir, madame, que le bonheur de deux existences tout entières serait compromis si j’étais reconnu, et je vous dis cela, mistress, parce que deux choses vont arriver : ou nous serons forcés de partir aussitôt l’accouchement…

ANNA.

Mais ce serait risquer de tuer cette jeune dame !


ROBERTSON.

Aussi est-ce la moins probable des deux hypothèses ; ou nous resterons ici jusqu’à son rétablissement.

ANNA.

Oh ! cela vaudrait mieux, mille fois mieux !


ROBERTSON.

Je tâcherai qu’il en soit ainsi ; mais en tout cas, mistress, je désirerais que vous fussiez bien pénétrée de cette vérité, que d’une manière ou de l’autre, la moindre indiscrétion, la moindre, peut faire le malheur de trois personnes ; car l’enfant qui va voir le jour dans un instant serait compris, tout innocent qu’il est de nos fautes, en supposant que nous en ayons commis, dans l’arrêt de proscription qui nous atteindrait.

ANNA.

Soyez parfaitement tranquille, monsieur.

ROBERTSON.

Il se pourrait encore, si nous partions à l’instant… — (Tressaillant.) Oh ! c’est un cri de Caroline !…

ANNA.

Ne craignez rien, mon mari ne la quittera pas.

ROBERTSON.

Et votre mari est instruit, n’est-ce pas ?

ANNA.

Soyez tranquille ; mais allez près d’elle, et plus tard vous me direz…


ROBERTSON.

Moi aller près d’elle ! près d’elle quand elle souffre ! Oh ! je ne pourrais pas voir souffrir Caroline, cet ange ! Qu’est-ce que je vous disais, mistress ?

ANNA.

Vous me parliez de votre enfant.

ROBERTSON.

Oui, je disais qu’il se pourrait, si nous partions à l’instant, ou même si nous restions quinze jours, que la santé de notre enfant ne nous permit pas de l’emmener. Alors, mistress, je vous le confierais comme à une seconde mère. N’est-ce pas, vous auriez soin et pitié du pauvre petit abandonné ? et quatre fois par an, jusqu’au jour où il me serait permis de venir vous le reprendre» vous recevriez on rouleau pareil à celui-ci : serait-ce assez ?

ANNA.

C’est trop, beaucoup trop ; mais, au reste, monsieur, le surplus serait fidèlement conservé, et si un jour quelque accident, ce qu’à Dieu ne plaise, le privait de ses parents, ou privait ses parents de leur fortune, eh bien ! il retrouverait cette petite somme, et moi qui ai déjà perdu deux enfants, je deviendrais sa mère !

ROBERTSON.

Ma bonne madame Grey ! Oh ! l’entendez-vous, l’entendez-vous ?

ANNA.

Rassurez-vous. Et si cet enfant restait près de nous, serait-ce une indiscrétion de vous demander quel nom il devrait porter ?

ROBERTSON.

Si c’est un garçon, Richard ; si c’est une fille, Caroline.

ANNA.

Ce ne sont là que des prénoms.

ROBERTSON.

Comment s’appelle ce village ?

ANNA.

Darlington.

ROBERTSON.

Eh bien ! Richard ou Caroline Darlington ; il est juste qu’il prenne pour nom de famille le nom du village où il en aura trouvé une. — (On entend des plaintes.) Oh ! mistress, mistress, répétez-moi qu’il n’y a pas de danger ! Cette enfant, cet ange, me doit tous ses malheurs. Pour venir à moi elle est descendue de bien haut ! Rang, fortune, famille, elle m’a tout sacrifié. Oh ! je vous en prie, je vous en supplie, secourez-la, allez près d’elle.

ANNA.

Mais venez-y vous-même.

ROBERTSON.

Moi, moi ! j’en sortirais fou ! Oh ! madame Grey, au nom du ciel, je resterai seul, allez, allez ! — (Mistress Grey entre ; Robertson tombe à genoux.) Oh ! devant quelqu’un je n’osais pas prier ! Mon Dieu, mon Dieu ! prenez pitié de nous ! — (Se levant.) Plus rien ! si elle mourait, mon Dieu, sans que je fusse là pour recevoir son dernier soupir !… Oh ! il faut que j’y aille, je ne puis supporter cette incertitude !

CAROLINE, de la chambre.

Robertson ! Robertson !

ROBERTSON, reculant.

Ah !

LE DOCTEUR, entrant en scène.

Où est-il ? où est-il ?

ROBERTSON.

Eh bien !

LE DOCTEUR.

En bien ! bravo, bravo ! un gros garçon.

ROBERTSON, l’embrassant.

Vous êtes notre sauveur, notre père ! Oh ! laissez-moi pleurer.

(Il sanglote.)
LE DOCTEUR.

Mais allez donc embrasser votre femme, votre fils !

ROBERTSON.

Oh ! je sois fou ! conduisez-moi, je n’y vois plus, docteur.

LE DOCTEUR, le poussant dans la chambre.

Par ici, aller, allez. — (On frappe à la porte de la rue ; le docteur s’arrête.) Qu’est-ce cela ? (On frappe encore.) Que voulez-vous ?

DA SYLVA, de la rue.

Au nom du roi, ouvrez, ouvrez, ou nous mettons la porte en dedans.

LE DOCTEUR.

Qui êtes-vous ?

UNE AUTRE VOIX.

Le constable. Vous devez reconnaître ma voix, docteur ; ouvrez pour vous épargner une mauvaise affaire.

DA SYLVA.

Monsieur le constable, pas tant de façons, enfonçons cette porte.

LE DOCTEUR, ouvrant.

Arrêtez, sirs !…


Scène V.

LE CONSTABLE, DA SYLVA, LE DOCTEUR, deux hommes de justice.
DA SYLVA, entrant précipitamment.

Le docteur Grey ?

LE DOCTEUR.

C’est moi, monsieur.

DA SYLVA.

Vous me répondrez d’eux, car ils sont chez vous.

LE DOCTEUR.

Holà ! ne me touchez point, vous êtes chez moi, monsieur ; ne me forcez pas de vous en faire souvenir.

DA SYLVA.

Répondez donc alors !

LE DOCTEUR.

Prouvez-moi d’abord que vous avez le droit de m’interroger.

DA SYLVA.

Ces messieurs sont porteurs d’un mandat.

LE DOCTEUR.

Eh bien ! je répondrai à ces messieurs s’ils m’en justifient, et non à vous qu’à votre accent je ne reconnais même pas pour Anglais.

DA SYLVA.

Soit ; mais prenez-y garde, nous savons qu’ils sont ici ; nous les suivions de plus près qu’ils ne croyaient ; ils ont relayé à la dernière poste, on ne les a point vus à celle-ci, et en passant j’ai cru reconnaître, j’ai reconnu la voiture devant votre porte : ainsi, songez-y bien, il serait inutile et peut-être dangereux de mentir.

LE DOCTEUR.

Je ne mens jamais, monsieur.

DA SYLVA, se jetant sur une chaise.

Monsieur le constable, faites votre devoir.

LE CONSTABLE.

Docteur Grey, vous avez reçu chez vous, ce soir, un homme masqué ?

LE DOCTEUR.

Oui, monsieur.

LE CONSTABLE.

Il était accompagné d’une jeune dame ?

LE DOCTEUR.

C’est vrai.

DA SYLVA, se levant.

Où sont-ils ? — (Le docteur se tait.) Où sont-ils ? vous dis-je.

LE DOCTEUR, froidement.

Monsieur le constable, j’attends que vous m’interrogiez.

LE CONSTABLE.

Je ne puis que répéter la question de monsieur : où sont-ils ?

LE DOCTEUR.

Ici cesse pour moi l’obligation de répondre jusqu’à ce que je sache de quel droit vous me faites cette question.

DA SYLVA.

De quel droit ! cette jeune femme, c’est ma fille ; cet homme masqué, son séducteur.

LE DOCTEUR.

Votre mandat ?

LE CONSTABLE.

Le voici, lisez.

LE DOCTEUR.

« Ordre d’arrêter, partout où on la retrouvera, une jeune fille dont le signalement suit. » Son nom n’y est pas.

DA SYLVA.

Lisez.

LE DOCTEUR.

« Le porteur du mandat désignera lui-même la personne contre laquelle il devra être mis à exécution. » Vous êtes puissant, monsieur, pour obtenir un tel ordre contre une femme, dans un pays libre.

DA SYLVA.

Eh bien ! monsieur, ma fille à l’instant.

LE DOCTEUR.

Vous la verrez, monsieur, je ne puis m’y opposer, mais je ne puis consentir à ce que vous l’emmeniez.

DA SYLVA.

Et qui m’en empêchera, quand le roi et la loi le veulent ?

LE DOCTEUR.

Moi, monsieur, qui en cette occasion suis plus puissant que la loi et le roi ; moi qui m’y oppose en vertu de mon pouvoir de médecin, et qui déclare qu’il est impossible que cette jeune dame suive en ce moment qui que ce soit, même son père.

DA SYLVA.

Pourquoi cela ?

LE DOCTEUR.

Parce qu’il y aurait danger de mort pour elle à le faire, que l’exiger serait un assassinat, et qu’à mon tour je sommerais ces messieurs de me prêter main-forte pour conserver une existence dont, à l’heure qu’il est, je réponds devant Dieu et devant les hommes.

LE CONSTABLE.

Expliquez-vous, docteur.

LE DOCTEUR.

La jeune femme que vous poursuivez vient d’accoucher il y a quelques minutes.

DA SYLVA.

Malédiction sur elle, si tu ne mens pas !… Mais tu mens, tu mens pour la sauver ; avoue-le, et je te pardonne tout.


Scène VI.

Les précédents ; ROBERTSON.
ROBERTSON, entrant vivement.

Docteur ! docteur ! Caroline et son enfant ont besoin de vous… Dieu !

DA SYLVA, le prenant au collet.

Arrête !

ROBERTSON, accablé.

Le marquis !

DA SYLVA.

Misérable ! je te tiens enfin ! Ma fille ?

LE DOCTEUR.

Messieurs, messieurs, chez moi une pareille violence !

DA SYLVA.

Laissez-nous, docteur ! Infâme, réponds-moi !

ROBERTSON.

Prenez garde, monsieur ! le respect et la patience peuvent m’échapper à la fois.

DA SYLVA.

Et alors…

ROBERTSON.

Et alors j’oublierais que vous êtes le père de Caroline…

DA SYLVA.

Puis…

ROBERTSON.

Puis vous êtes encore assez jeune, monsieur, pour que nous croisions le fer, ou que nous échangions une balle.

DA SYLVA.

Un duel ! un duel avec toi ! Oh ! c’est le masque qui te cache le visage qui te donne cette hardiesse de parler ainsi à un homme… Écoute, je sais qui tu es ; finissons.

ROBERTSON.

Damnation !

DA SYLVA.

Ma fille !

LE CONSTABLE, s’approchant.

Monsieur, nous ne pouvons souffrir…

DA SYLVA.

Dis à cet homme de s’éloigner, que c’est librement que tu dis cela, Robertson Fildy.

ROBERTSON.

Fildy ! plus de doute ! Éloignez-vous, messieurs, éloignez-vous, docteur.

DA SYLVA.

Conduis-moi près d’elle.

ROBERTSON.

Votre vue la tuera.

DA SYLVA.

Mieux vaut fille morte que déshonorée, et déshonorée par toi.

ROBERTSON.

Pitié pour elle, et tuez-moi !

DA SYLVA.

Elle est là, n’est-ce pas ?

ROBERTSON.

Oui, mais vous ne pouvez la voir en ce moment.

DA SYLVA.

Je la verrai.

ROBERTSON, devant la porte.

Impossible.

DA SYLVA.

Qui m’en empêchera ?

ROBERTSON.

Moi !

DA SYLVA.

Tu me braves !

ROBERTSON.

Je brave tout pour elle.

DA SYLVA.

Arrière ! ou je dis qui tu es.

ROBERTSON.

Silence ! ou je vous nomme.

DA SYLVA.

Eh bien !

ROBERTSON.

Eh bien ! on saura que la fille du marquis Da Sylva d’Aguavallès est la femme du…

DA SYLVA.

Tais-toi !…

ROBERTSON.

Car elle est ma femme devant Dieu, et l’enfant qui vient de naître est votre petit-fils.

DA SYLVA.

Raison de plus pour que je la voie.

ROBERTSON.

Vous ne la verrez pas.

DA SYLVA.

Tu m’assassineras donc ?

ROBERTSON.

Si c’est un moyen !

DA SYLVA, à haute voix.

Caroline ! Caroline !

CAROLINE, en dehors.

Mon père !

ROBERTSON.

Damnation ! elle l’a entendu ! Silence ! monsieur, silence !…


Scène VII.

Les précédents ; CAROLINE.
CAROLINE, pâle et en désordre, venant tomber aux pieds du marquis.

Mon père ! mon père !…

ANNA, la suivant.

Que faites-vous !… Voulez-vous donc mourir ?

CAROLINE.

Plût au ciel !…

ROBERTSON.

Tout est perdu !

LE DOCTEUR.

Soyez tranquille, je ne la quitte pas.

DA SYLVA.

Levez-vous.

CAROLINE.

Oh ! non, non, je suis bien là… à vos pieds, à vos genoux que j’embrasse…

DA SYLVA.

Fille indigne !…

CAROLINE.

Oui, oui, tout sur moi… tout sur moi, mon père !… car lui n’a eu qu’un tort, c’était de ne pas vouloir que je vous révélasse notre amour.

DA SYLVA.

Elle l’avoue !

CAROLINE.

Et pourquoi ne l’avouerais-je pas, mon père ? Il est si brave et si généreux !

DA SYLVA.

Lui ! lui ! celui-là !

CAROLINE.

Oui, brave et généreux !… Il m’a sauvé la vie, mon père… Il passait là quand je tombai de cette gondole dans la Tamise : il passait là par hasard… Je vous dis que j’avais été sauvée par un étranger que je n’avais pas revu… Je mentais, mon père, je l’ai revu… Mon père, il a sauvé votre fille, mais songez-y…

DA SYLVA.

Mieux valait mourir que devoir la vie à cet homme.

CAROLINE.

Je croyais que vous m’aimiez, mon père !… Quand je le revis, je voulus tout vous dire ; il ne voulut pas, lui. Pourquoi, je l’ignore.

DA SYLVA.

Je le sais, moi.

CAROLINE.

Je l’aimai comme un sauveur : son esprit élevé, sa figure noble, tout fut d’accord pour me perdre. Mon père ! mon père ! pardonnez-nous !

DA SYLVA.

Jamais !

CAROLINE.

Robertson ! Oh ! parle-lui ! implore-le de ton côté… L’intérêt qui s’attache à un proscrit…

DA SYLVA.

Lui, un proscrit ?

CAROLINE.

Oui, oui, voilà pourquoi il se cache, pourquoi ce masque…

DA SYLVA.

Il t’a trompée, enfant !

CAROLINE.

Mais dis-lui donc que non, Robertson ! Dis-lui que tu ne m’as pas trompée !… Oh ! un mot, un mot !

DA SYLVA.

Tu vois qu’il se tait.

CAROLINE.

Robertson, un mot, un seul !

DA SYLVA.

Assez ; suis-moi.

CAROLINE.

Je ne le puis, mon père.

DA SYLVA.

Tu crains donc bien la mort ?

CAROLINE.

Je crains de le quitter.

DA SYLVA.

Malheureuse ! tu l’aimes donc bien ?

CAROLINE.

Comme j’aime le jour, comme j’aime la vie, comme j’aime Dieu…

DA SYLVA.

Mais c’est l’enfer… Viens !

CAROLINE.

Et mon enfant, mon pauvre enfant !

LE DOCTEUR.

Malheureuse mère !

DA SYLVA.

Le docteur l’élèvera.

LE DOCTEUR.

Je reçois votre missioo du ciel, il sera mon fils.

CAROLINE, résistant.

Oh ! je ne veux pas me séparer de mon enfant ! On ne sépare pas une mère de son fils. Dieu le lui a donné pour qu’elle le nourrisse de son lait. Oh ! laissez-moi du moins emporter mon enfant !

DA SYLVA.

Impossible !

CAROLINE.

J’appellerai au secours, mon père ; et tout ce qui aura un cœur me secourra, quand je dirai : Oh ! voyez, voyez, c’est une mère qui pleure pour qu’on lui laisse son enfant qu’elle a à peine vu, à peine embrassé.

DA SYLVA, aux agents.

Messieurs, aidez-moi.

(Il veut emporter Caroline.)
ANNA et le DOCTEUR.

Pitié ! pitié pour elle !

ROBERTSON, lui appuyant la main sur l’épaule.

Laissez là cette jeune femme !

CAROLINE.

Oh ! mon père ! mon Robertson !

DA SYLVA.

Ton Robertson !… Eh bien ! venez tous, et que tout le monde connaisse ton Robertson… À bas ce masque ! — (Il le lui arrache.) Regarde ! c’est…

LE DOCTEUR, aux personnes qui s’avancent.

Oh ! messieurs ! messieurs !

ROBERTSON.

Silence ! au nom de votre fille et pour votre fille !

(Il remet promptement son masque ; le public a seul eu le temps
de voir son visage.)
DA SYLVA.

Tu as raison ;… qu’elle seule te connaisse !… Cet homme…

CAROLINE, avec anxiété.

Eh bien !

DA SYLVA.

C’est le bourreau !

CAROLINE.

Ah !

(Elle tombe évanouie.)
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