Rhythmes oubliés/Quand tu me reverras…

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 5-6).

QUAND TU ME REVERRAS…

I

Quand tu me reverras au milieu du monde, ne me regarde plus et écoute-moi moins encore. Ce n’est pas ainsi que j’étais autrefois, ce n’est pas ainsi que tu m’as aimé. Le monde ne m’a appris qu’à être un esprit léger et frivole. Pour vivre avec ses favoris et à l’abri de coups trop tôt reçus, il m’a fallu railler sur tout et mentir avec grâce, il m’a fallu me croiser quatre griffes de lion sur le sein.

II

Quand tu me reverras seul, ne cherche point dans l’amer dédain du sourire les vestiges d’un changement qui ne menace pas ton amour. Je serai heureux auprès de toi, — heureux d’un bonheur comme tu sais le donner, quoique je l’aie reçu avec plus d’ivresse. Ce n’est ni ta faute ni la mienne, si les jours passés ne sont plus. En s’en allant ils ont emporté toutes les joies, n’en laissant qu’une, mais la rendant amère, celle-là que ni le temps ni le monde ne pourrait à présent nous ravir.

III

Ô Clary ! toi qui m’es restée quand l’oubli entraînait tous ceux que j’aimais loin de moi, si tu ne me retrouves plus tel que j’étais, pleure sur moi, pleure sur nous deux ; mais ne pleure pas sur notre amour, puisqu’il habite encore ce cœur déchiré et froidi. Quand la mort nous aura frappés, il pourra disparaître comme nos poussières, mais il ne cessera pas de subsister. Dussions-nous ne pas nous revoir, ce qui fut moi te restera fidèle et, si c’est un rêve, je veux rêver que nous nous aimerons.

1836.