Revues étrangères - Une nouvelle biographie de Thomas Chatterton

Revues étrangères - Une nouvelle biographie de Thomas Chatterton
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 918-929).
REVUES ÉTRANGÈRES

UNE NOUVELLE BIOGRAPHIE DE THOMAS CHATTERTON


The true Chatterton, par JOHN H. INGRAM, in-vol. 8°, illustré, Londres, librairie Fisher Unwin, 1910.


L’ancienne et pittoresque cité anglaise de Bristol se préparait tout entière, vers la fin de septembre de l’année 1768, à fêter la prochaine inauguration solennelle d’un nouveau pont, commencé à grands frais depuis plusieurs années, et dont l’ouverture allait enfin suppléer à l’insuffisance, trop universellement ressentie, du vénérable pont de pierre élevé jadis sous le règne d’Henri II. A toute heure, une foule de badauds se pressaient sur les quais, observant infatigablement les derniers progrès de la construction ; et c’est avec un mélange de surprise et d’orgueil que chacun se croyait tenu de commenter le récent exploit de l’un des plus notables personnages de la ville, le riche potier d’étain Georges Catcott, qui, — sans l’ombre d’utilité, d’ailleurs, et par simple bravade, — avait imaginé de franchir à cheval une très étroite et dangereuse passerelle de planches, provisoirement jetée sur les arches du nouveau pont. Mais combien plus expansive encore dut être l’émotion des habitans de Bristol lorsque, dans son numéro du 1er octobre, le Felix Farley’s Journal leur offrit le texte fidèle et complet d’un document historique de l’actualité la plus merveilleuse, inespérément exhumé par un rédacteur anonyme, et consistant dans une relation quasi officielle des cérémonies qui avaient accompagné l’inauguration du vieux pont, six siècles auparavant ! La relation était, naturellement, écrite dans la langue anglaise du moyen âge, avec toute sorte de mots archaïques désormais devenus incompréhensibles, mais qu’un érudit justement estimé, le chirurgien William Barrett, avait bien voulu traduire, en note, à l’intention des lecteurs du journal ; et tout l’ensemble de ce curieux morceau revêtait vraiment une allure si naïve, sous l’amusante emphase littéraire de sa forme, qu’à mon tour je vais essayer de le traduire ici :


Le vendredi avait été le jour fixé pour l’ouverture du nouveau pont. Vers le moment de la sonnerie de. la dixième heure, maître Grégoire d’Albenye, monté sur un cheval gris de fer, vint informer le seigneur Maire que toutes choses se trouvaient prêtes. Sur quoi deux massiers allèrent, d’abord, répandant de la paille fraîche ; et puis s’avança un homme vêtu comme suit : culotte de peau de chèvre, avec le poil en dehors, pourpoint et gilet pareils, et, sur eux, un manteau blanc sans manches, ressemblant beaucoup à une aube, mais moins long, car il ne descendait que jusqu’aux reins ; une écharpe d’azur sur l’épaule gauche, atteignant également jusqu’aux reins sur la droite, et puis repassant à gauche, en arrière, et fixée au genou par une boucle d’or ; lequel costume était pour représenter un Elderman saxon.

Dans sa main il portait un écusson, chef-d’œuvre de Gilley de Brogton, qui l’avait peint aussi, y ayant figuré sainte Walburge franchissant le Ford. Puis venait un très vigoureux homme en armure, et portant une grande épée, et après lui venaient six clairons et six ménestrels qui chantaient le lai de sainte Walburge ; et puis venait le seigneur Maire, monté sur un cheval blanc avec un magnifique harnachement noir que les nonnes de Saint-Kenna avaient brodé d’or et d’argent. La tête du cheval était garnie de rubans, et revêtue d’un chaperon avec les anciennes armes de Bristol. Le seigneur Maire tenait dans sa main une verge d’or, et un écuyer nain portait son casque, s’avançant à côté du cheval. Et puis venaient les Eldermen et Frères de la Cité, montés sur des chevaux bruns ; et après eux les prêtres et frères, la paroisse, les religieux mendians et séculiers, quelques-uns chantant le lai de sainte Walburge, d’autres sonnant du clairon et quelques autres de la cithare.

Étant de cette manière parvenus jusqu’au pont, l’homme avec l’épée se mit debout sur le plus haut degré d’une estrade élevée au milieu du pont ; puis vint l’homme avec l’écusson, après lui les ménestrels et clairons, et puis les prêtres et frères, tous en aubes blanches, offrant un coup d’œil magnifique ; et lorsque le Maire et les Eldermen eurent pris leur place, les personnes susdites chantèrent, au son des clairons, le lai de sainte Baudouine ; et puis, cela fait, l’homme qui était monté au plus haut jeta avec, grande force son épée dans la mer, et les clairons sonnèrent la retraite.

Et puis l’on chanta de nouveau le lai de sainte Walburge, et tout le cortège gravit la Hauteur du Christ jusqu’au Calvaire, où un beau sermon latin fut prêché par maître Ralph de Blondeville. Et puis, au son des trompettes, tout le monde revint au pont et y dîna, dépensant le reste du jour en jeux et divertissemens, et les frères de Saint-Augustin jouèrent les Chevaliers de Bristol, et il y eut un grand feu de joie, la nuit, sur les hauteurs de Kinwulph.


Une copie manuscrite de ce précieux document avait été déposée au bureau du journal, l’avant-veille, par un jeune garçon d’une quinzaine d’années, sans doute un commissionnaire ; et en tête de la copie se lisait, de la même main, le billet que voici :


MONSIEUR L’IMPRIMEUR, — La description suivante du premier passage du Maire sur le Vieux Pont, extraite d’un manuscrit ancien, aura peut-être de quoi intéresser la masse de vos lecteurs.

Votre respectueux serviteur

DUNHELMUS BRISTOLIENSIS.


On comprendra sans peine que, se produisant dans ces circonstances quelque peu mystérieuses, la publication d’un morceau tel que celui-là ait vivement piqué la curiosité des « intellectuels » de l’endroit. Sur leur prière, le directeur du Farley’s Journal se livra à une petite enquête, et ne tarda pas à retrouver le jeune garçon qui avait apporté le manuscrit. C’était un certain Chatterton, fils d’une pauvre veuve dont le mari avait autrefois dirigé une école primaire dépendant de la paroisse de Notre-Dame. Malgré l’apparence étrangement enfantine que lui donnaient (et allaient lui conserver jusqu’au bout) sa taille trop courte, son visage imberbe entouré de longs cheveux bouclés, et la disproportion d’une tête trop grosse avec des membres d’une exiguïté anormale, Thomas Chatterton avait déjà presque achevé sa seizième année, et, depuis plus d’un an, servait en qualité d’apprenti chez un des principaux greffiers de Bristol. Pressé de questions sur la provenance d’un document dont personne ne le croyait en état d’apprécier la valeur, longtemps son orgueil offensé l’empêcha de répondre ; mais force lui fut enfin d’avouer que c’était lui-même qui avait découvert et copié la mémorable relation du « premier passage du Maire sur le Vieux Pont. » Il avait trouvé celle-ci, — avec une quantité d’autres pièces infiniment plus intéressantes encore en toute façon, — parmi la masse de parchemins dédaignés que son père, jadis, avait emportés de la « Chambre de Provisions » de l’église Notre-Dame. Car le fait est que l’un des plus illustres maires et bienfaiteurs de la ville de Bristol, sir William Canynge, avait légué au chapitre de cette église, il y avait trois siècles, plusieurs coffres tout remplis de documens divers ; et en 1727, les autorités de l’église, ayant procédé à l’examen du contenu de ces coffres, l’avaient jugé à la fois si indéchiffrable et de si mince portée qu’elles avaient même négligé de renfermer de nouveau, dans les coffres, les parchemins jaunis de feu sir William, les laissant éparpillés au hasard sur le plancher de la Chambre de Provisions, — une vaste salle désormais hors d’usage, au-dessus de l’un des portails de l’église, — jusqu’au jour où le père de Thomas Chatterton, une trentaine d’années plus tard, s’était avisé de recueillir ces respectables reliques, sauf pour lui à n’en point tirer d’autre parti, de son vivant, que de les utiliser à recouvrir les livres de classe de ses élèves. Puis, un jour, son jeune fils avait jeté les yeux sur le texte, très suffisamment compréhensible pour lui, de ces parchemins, et la relation de l’ouverture du Vieux Pont, comme je l’ai dit, ne constituait encore qu’un faible échantillon de l’intérêt historique et littéraire des documens de toute nature qu’il affirmait avoir eu la surprise d’y découvrir.


Inutile d’ajouter que, dès le lendemain, tout le petit monde des lettrés ou savans de Bristol fut instruit des surprenantes révélations de l’apprenti greffier. Il n’aurait fallu en vérité, à ces braves gens, qu’une dose élémentaire de compétence philologique pour discerner la parfaite impossibilité de prétendus écrits du moyen âge dont la langue abondait, tout ensemble, en expressions d’une date ultérieure et en d’autres expressions qu’aucune période de l’histoire nationale n’avait employées. Trop évidemment, l’inépuisable série des poèmes, tragédies, relations en prose, arbres généalogiques, etc., exhumés par Thomas Chatterton, — assurait-il, — parmi les parchemins des coffres de sir William, tout cela ne pouvait être sorti que de l’imagination audacieuse d’un homme de lettres du XVIIIe siècle, et doué d’un talent naturel fort au-dessus de sa science : car si le langage de ces soi-disant manuscrits anciens, présentés pour la plupart comme l’œuvre d’un poète local du XVe siècle, fourmillait des plus folles invraisemblances linguistiques et grammaticales, jamais encore à coup sûr, depuis le temps de Shakspeare, les lettres anglaises n’avaient vu jaillir une poésie d’une beauté aussi riche et aussi profonde, avec un tel déploiement continu de somptueuses images, et traduites en un flot aussi pur de syllabes chantantes. Un faussaire de génie, c’est là ce qu’aurait dû apparaitre, dès le premier jour, le petit Thomas Chatterton aux « érudits » de Bristol qui, moyennant deux ou trois shillings, — et le plus souvent non payés, — achetaient au jeune garçon des parchemins établissant l’antique origine seigneuriale de leur famille, ou bien contenant quelquefois des tragédies entières de l’espèce de cet admirable Ælla que d’excellens juges tiennent aujourd’hui pour l’un des plus hauts chefs-d’œuvre du romantisme anglais[1]. Et cependant aucun d’entre eux, ni le potier Catcott, ni le pasteur son frère, ni l’épais et parcimonieux Burgum, son associé, de qui Chatterton reçut tout juste un écu en récompense d’une magnifique Relation des faits et gestes de la maison des De Burgham depuis le temps de la conquête normande, aucun ne semble avoir eu la moindre idée d’une supercherie, — tous ces bourgeois vaniteux éprouvant trop de mépris à l’égard de l’humble fils du maître d’école pour le supposer capable d’un pareil effort d’invention personnelle, — aucun d’eux à l’exception, probablement, de ce chirurgien, William Barrett, que nous avons vu tout à l’heure s’employant à expliquer le sens des termes démodés, dans le texte imprimé par le Farley’s Journal.

Celui-là conserve aujourd’hui encore, dans l’histoire de la littérature anglaise, l’enviable réputation d’avoir été le protecteur et le fidèle ami de Thomas Chatterton. Non seulement il nous a laissé la plus grosse part des renseignemens que nous possédons sur les années d’enfance et de jeunesse du poète : nous savons aussi que ce dernier, jusqu’au moment de son départ pour Londres en 1770, a surtout vécu des petites sommes qu’il obtenait du riche chirurgien, contre livraison d’une foule de documens divers, actes officiels, généalogies, plans et descriptions d’édifices anciens, toutes choses destinées par William Barrett à figurer dans sa volumineuse Histoire de Bristol. Mais il ressort désormais, avec une clarté décisive, de la savante et éloquente biographie de Chatterton publiée récemment par M. John Ingram, que ce soi-disant bienfaiteur du poète, très loin d’avoir été dupe de sa supercherie littéraire, l’a de tout temps connue, approuvée, et facilitée, Son rôle dans l’aventure de Chatterton ne s’est pas réduit à exploiter impudemment le pauvre garçon sous prétexte de lui venir en aide l’obligeant à lui fournir pour un morceau de pain des manuscrits dont la vente allait bientôt lui valoir d’énormes bénéfices : nous apprenons en outre que c’est lui qui, dès le début, l’a expressément engagé à profiter de la possession des parchemins de l’église Notre-Dame, — simples actes privés sans la moindre valeur historique, — pour s’adonner à la fabrication de faux documens du moyen âge ; que c’est lui qui l’a pourvu des glossaires, histoires, et autres ouvrages nécessaires à l’apprentissage de ce triste métier, lui qui l’a contraint d’abuser de ses dons merveilleux pour produire des œuvres que risquera toujours de nous gâter plus ou moins, malgré leur exquise beauté poétique, une fâcheuse odeur de mensonge et de spéculation déloyale. Aucun doute n’est plus possible là-dessus, après les révélations et l’irréfutable commentaire de M. Ingram. Et si la mémoire du chirurgien Barrett nous est trop indifférente pour que nous songions à nous émouvoir de ce discrédit où nous la voyons précipitée, combien nous devons de reconnaissance au nouveau biographe de Chatterton pour une découverte qui va enfin nous permettre de comprendre, et tout au moins d’excuser la conduite d’un malheureux enfant de génie, entraîné presque à son insu, par une volonté étrangère, dans des pratiques dont lui-même peut-être, avec l’irréflexion de son âge et l’enivrement passionné de son cœur de poète, n’a jamais pleinement aperçu la dangereuse folie !

Ou plutôt nous serions tentés de croire qu’une heure est venue, dans la courte vie du jeune garçon, où ses yeux se sont ouverts à la honte aussi bien qu’au péril de ces coupables pratiques, et que c’est précisément pour échapper, du même coup, à la « protection » et aux « commandes » de William Barrett qu’il a résolu de quitter Bristol, vers la fin d’avril 1770. Car toutes ses lettres de Londres, durant les quelques mois qui lui restent à vivre, nous le montrent désireux d’oublier ses occupations de naguère, abandonnant les sujets et le langage archaïque de ses premiers poèmes pour diriger son talent dans des voies nouvelles, et d’ailleurs tout prêt à aborder les genres littéraires les plus différens, drames et livrets d’opérettes, chansons grivoises et pamphlets politiques, articles de journaux en prose et en vers, pourvu seulement qu’il n’ait plus à feindre de transcrire d’anciens documens légués à l’église Notre-Dame par sir William Canynge. Fatigué de l’humiliant servage où l’a trop longtemps retenu le chirurgien Barrett, il rêve de respirer à Londres un air plus libre et plus pur ; et rien n’est aussi touchant que la naïve expression de sa joie d’enfant lorsque, pour la première fois, il fait sonner dans sa poche quelques shillings gagnés par un travail dont il peut à son aise se proclamer l’auteur. Il ne veut plus même que sa sœur lui envoie, de Bristol, le glossaire et les cahiers de notes qui lui servaient à rédiger les soi-disant poèmes et chroniques du vieux « maître Rowley. » Hélas ! l’infortuné ne prévoit pas qu’avant peu l’impossibilité de faire accueillir le moindre de ses essais originaux dans les journaux et revues où il espérait s’installer à demeure, le forcera à se déguiser, une fois encore, sous la figure vénérable de son maître Rowley, et pour que l’exquise Ballade ainsi produite, — égale en simple et immortelle beauté à sa tragédie d’Ælla, — lui soit impitoyablement refusée, comme tout le reste ! Dès ce jour-là, du moins, le jeune poète renoncera pour toujours à toute ambition littéraire. Repoussé du Town and Country Magazine, il ne tentera pas de présenter ailleurs un poème qui, sans doute, lui aura plus coûté à écrire que toute l’innombrable série de ses autres ouvrages depuis son départ de Bristol. Sa seule pensée, désormais, sera de s’engager abord d’un navire en qualité d’infirmier, grâce à un certificat que ne pourra manquer de lui délivrer son ancien patron et complice, M. William Barrett ; puis, quand cette suprême espérance s’écroulera à son tour, quand le malheureux Chatterton se sera lassé d’attendre le certificat vainement imploré de son « bienfaiteur, » une forte dose d’arsenic mêlée à un verre d’eau, le soir du 20 août 1770, lui procurera le repos salutaire qu’il n’aura plus connu depuis sa première visite aux bureaux du Farley’s Journal, deux ans auparavant.


Tout le récit de ces derniers mois de la vie de Chatterton, tel qu’il nous est présenté par M. Ingram, nous apparaît imprégné d’une émotion tragique sans pareille, dépassant de beaucoup, — il faut bien l’avouer, — celle qui se dégage pour nous de la lecture du drame fameux d’Alfred de Vigny. Il est vrai que nous n’y entrevoyons pas même l’ombre d’une Kitty Bell, encore que la nièce d’un plâtrier, dans l’appartement duquel avait logé le poète, nous le décrive comme « terriblement enclin à aimer le beau sexe. » Ce goût naturel du « beau sexe, » Chatterton ne semble pas avoir eu l’occasion, ni le loisir de le satisfaire durant les cinq mois de son séjour à Londres, tout absorbé d’abord par ses rêves merveilleux d’émancipation et de gloire littéraire, et bientôt après parle souci de gagner assez d’argent pour payer sa logeuse et pour se procurer un morceau de pain. Car les quelques personnes qui l’avaient approché depuis le début de juillet jusqu’au jour de sa mort assuraient qu’il avait dû passer des semaines presque sans rien manger ; et si la plupart de ses biographes admettent aujourd’hui l’hypothèse du suicide par l’arsenic, l’opinion de ces témoins de sa vie tendait plutôt à supposer que le pauvre garçon était mort de faim. Mais à défaut d’intrigue romanesque, dans ce triste récit, quelle admirable impression de vérité humaine ! et combien aimable et touchante la petite figure d’enfant qui s’y révèle à nous, avec sa vanité ingénue associée à une parfaite innocence de cœur ! Un enfant, impossible d’imaginer un autre mot pour définir cette figure de l’ex-complice de William Barrett dans la fabrication de faux documens : un enfant accoutumé à jouer sous les yeux de sa mère, et ne parvenant pas à comprendre que la vie puisse devenir pour lui autre chose qu’un jeu, et plus faible devant elle et plus désarmé qu’un nourrisson abandonné devant l’approche du train qui va l’écraser. La vague promesse d’un directeur de journal, la rencontre, dans un café, d’un homme de lettres influent, la découverte soudaine d’un sujet de poème ou d’article, il n’en faut pas plus pour que, sur-le-champ, Thomas Chatterton s’imagine avoir conquis la fortune, et l’annonce en de longues lettres à sa chère maman. Qu’on Use, par exemple, sa lettre du 6 mai, une semaine environ après son arrivée :


CHERE MAMAN. — Je suis étonné de n’avoir pas reçu de réponse à ma dernière lettre. Me voici casé, et aussi parfaitement que je pouvais le désirer ! J’ai quatre guinées par mois, rien que d’une revue ; et puis je vais m’engager à écrire une Histoire d’Angleterre, ainsi que d’autres ouvrages, qui me vaudront bien plus du double de cette somme. Des articles au jour le jour pour les feuilles quotidiennes, d’ailleurs, suffiraient, et bien au-delà, pour me faire vivre. Hein ! vois-tu, quelle magnifique perspective ! M. Wilkes (le célèbre pamphlétaire) me connaissait déjà par mes écrits dès que j’avais commencé à correspondre avec les libraires d’ici. Je dois aller le voir la semaine prochaine, et, par son influence, j’aurai vite fait de procurer à Mme Ballance l’emploi qu’elle demandé à Trinity House. Il a affirmé que les manuscrits que j’avais remis à M. Fell, du Freeholder’s Magazine, ne pouvaient pas être l’œuvre d’un jeune garçon, et a exprimé le désir d’en connaître l’auteur. Par l’entremise d’un autre libraire, je vais être présenté à Townshend et à Sawbridge. Dès maintenant, je suis comme chez moi au Café du Chapitre, et lié avec tous les génies qui y viennent. Inutile désormais de m’envoyer le certificat (du greffier Lambert, son patron de Bristol) : un auteur, ici, porte son certificat dans sa plume. Ma sœur, à présent, pourra se perfectionner dans l’étude du dessin. J’espère que grand’maman est toujours en bonne santé. Les murs mercenaires de Bristol ne pouvaient pas être destinés à me retenir : là-bas, j’étais hors de mon élément, tandis que maintenant, à Londres, combien je me sens dans mon atmosphère naturelle ! Grand Dieu, combien Londres est supérieure à ce misérable Bristol ! Nulle trace, ici, des petites bassesses de chez vous, ni de ces précautions mercenaires qui déshonorent ce misérable hameau. Le costume, qui là-bas, à Bristol, constitue une source éternelle de scandale, ne joue de rôle ici que comme un simple sujet de bon goût : si quelqu’un s’habille bien, il a du goût ; s’il se néglige, c’est qu’il a ses raisons pour le faire. Vous représentez-vous ce contraste ? Quant à la pauvreté des hommes de lettres d’ici, c’est une chose qui existe en effet, mais qui est bien loin d’être toujours vraie. Aucun auteur ne saurait être pauvre quand il comprend les procédés et les artifices des libraires. Sans cette science indispensable, le plus grand génie risque de mourir de faim ; avec elle, les plus grands ânes vivent dans la splendeur. Et je t’assure que c’est là une science que je possède déjà bien à fond ! Je suis logé dans une des meilleures chambres de M. Walmsley. Tu demanderas à M. Cary de copier les lettres que je vais écrire au des de cette page, et de les remettre à leurs destinataires, si du moins cela n’est pas trop de fatigue pour lui. Et je reste à jamais, chère maman, ton fils tendrement dévoué — T. CHATTERTON.

P. S. — J’ai déjà chez moi quelques petits cadeaux pour toi, pour ma sœur, pour Thorne, etc.


L’auteur de cette lettre oublie de dire que, si « M. Walmsley l’a logé dans une de ses meilleures chambres, » — et il faut savoir que ce M. Walmsley est un pauvre plâtrier, habitant le faubourg lointain et mal famé de Shoreditch, — il n’a pu l’y recevoir qu’à la condition de lui faire partager le Ut d’un jeune ouvrier mécanicien. Et nous pouvons être sûrs que l’illustre M. Wilkes, quoi qu’on en ait dit à notre poète, n’a guère trouvé le loisir de s’occuper de ses manuscrits, comme aussi que jamais aucun libraire n’entreprendra de « présenter » l’obscur petit journaliste aux importans et fastueux personnages que sont les aldermen (ou conseillers municipaux) Townshend et Sawbridge, à peine moins inaccessibles au commun que le roi George lui-même. La « science des procédés et artifices des libraires, » que l’enfant se flatte de « posséder à fond, » a pareillement une foule de secrets qu’il ignore, et dont l’ignorance va faire de lui, avant quatre mois, le plus glorieux modèle de ces « grands génies qui peuvent risquer de mourir de faim. » Mais, avec tout cela, comme le spectacle de ce naïf enthousiasme est pour nous rendre chère la figure du « fils tendrement dévoué » de l’excellente Mme Chatterton ! Quelle charmante confiance dans les hommes et dans la vie, quel désir généreux de faire partager son ravissement ! Sans compter qu’il y a, au verso de la même feuille, ces autres « lettres » qu’un ami du poète, son intime confident Thomas Cary, est prié de « copier pour les remettre à leurs destinataires, si cela peut se faire sans trop de fatigue. » Ce sont de courts billets, adressés à diverses personnes de Bristol dont le poète avait conservé un bon souvenir : et tout le cœur du malheureux enfant s’y épanche à nous, par-dessous la vantardise amusante de l’ex-apprenti de province admis à honorer de sa collaboration l’une des innombrables revues de la capitale. Les voici, avec le nom du destinataire en tête de chacune d’elles :


Pour M. T. Cary.

Je t’ai envoyé une corvée qui, je l’espère, ne le déplaira pas. Dis bien à toutes nos connaissances de ne pas manquer désormais à lire le Freeholder’s Magazine ! Aussitôt que tu auras n’importe quoi qui puisse être publié, envoie-le-moi, et très certainement tu le verras paraître dans l’une ou l’autre des feuilles périodiques. Ta dernière pièce a failli t’être renvoyée, par le fait d’un lecteur ignorant : mais je l’ai sauvée, et ai insisté pour sa publication. Ton ami, T. C.

Adresse tes envois à mon nom, au Café du Chapitre, Paternoster Row.


Pour M. Henri Kator.

Si vous n’avez pas oublié Lady Betty, n’importe quelle complainte, ou rébus, ou énigme sur cette chère enchanteresse, qu’il vous plaira de m’envoyer au Café du Chapitre, Paternoster Row, trouvera une place dans une revue quelconque, attendu que je collabore régulièrement à plusieurs.

Votre ami, T. CHATTERTON.


Pour M. William Smith.

Quand vous aurez n’importe quelle poésie qui puisse être publiée, en voyez-la-moi au Café du Chapitre, Paternoster Row, et très certainement elle paraîtra quelque part. Votre ami, T. C.


Pour M. Mason.

Donnez-moi une courte description en prose du site de Nash, et elle paraîtra, avec vos vers, dans une revue. Envoyez-moi aussi tout ce que vous pouvez désirer de voir publier, en me l’adressant au Café du Chapitre, Pater noster Row. Votre ami, T. CHATTERTON.


Ce jeune auteur chez qui la publication de son premier article éveille aussitôt l’idée de faire publier les travaux d’une demi-douzaine de ses anciens camarades, et qui, de cette façon affectueusement impérieuse, désigne à chacun d’eux le genre particulier de travail où il le croit capable de réussir, demandant à l’un des rébus et à un second une « description en prose, » n’est-ce point là le fait d’un enfant, mais d’un délicieux enfant plein de tendresse et d’activé bonté ? Nous comprenons, après cela, que la nièce du plâtrier Walmsley, en réponse aux questions de l’un des biographes du poète, ait déclare l’avoir toujours trouvé « infiniment gentil et obligeant, » et que, au dire du mécanicien qui logeait avec lui, « malgré son orgueil, c’était chose impossible de ne pas l’aimer. » Cet « orgueil » même, que tous les témoins s’accordent à constater chez lui, et qui l’empêchait notamment d’accepter le repas que lui offrait un de ses amis, par crainte de laisser deviner l’âpreté de sa faim, jamais ce sentiment ne s’est trouvé mêlé, dans son cœur, d’aucune ombre d’égoïsme ni de petitesse. « Rien n’était trop beau pour lui, — nous raconte la nièce du plâtrier, — et rien non plus ne pouvait être trop beau pour sa grand’mère, sa mère, et sa sœur. Il avait l’âme si fière que nous l’avons vu envoyer des cadeaux à chacun des siens dans un moment où, déjà, il se privait de manger par manque d’argent. »

Mais nulle autre part ces précieuses qualités de son cœur ne se manifestent à nous aussi clairement, ni avec un aussi délicat parfum de fraîcheur juvénile, que dans la suite de ses lettres à sa mère et à sa sœur. Parmi les plus cruelles angoisses que lui cause, de semaine en semaine, l’écroulement de toutes ses ambitions et de tous ses rêves, c’est comme si l’enfant n’avait de pensée que pour divertir les chères créatures qui là-bas, dans le misérable petit logement de Redcliff Hill, pleurent son départ et s’affolent des dangers de sa vie nouvelle. Il leur raconte des épisodes comiques, leur décrit les dernières fantaisies des modes féminines, leur offre des recettes pour elles-mêmes et pour leurs voisins, mais surtout ne cesse pas de leur promettre des cadeaux. « Je t’enverrai deux robes de soie, cet été, — écrit-il à sa sœur le 30 mai, — et j’espère bien apprendre de toi, en réponse à ceci, quelles couleurs tu préfères. Ma mère, non plus, ne sera pas oubliée… J’ai été bien affligé de l’accident de Mme Carty. Mon conseil pour elle est de lui mettre force sangsues sur les tempes et de la tenir, autant que possible, dans l’obscurité. » Ou bien, un peu plus tard, quand il ne se sent plus le courage de rien promettre ni de rien espérer, sa crainte d’affliger les deux femmes lui inspire des lettres d’une signification pathétique infiniment touchante, des lettres où ce jeune garçon déjà à demi mort de faim, sans dire un seul mot de ce qui lui arrive, s’efforce d’amuser sa mère et sa sœur en leur débitant toute espèce de folies, avec de faux éclats de rire qui font peine à entendre. Et voici la dernière lettre qu’il écrit aux siens, le 20 juillet, tout ranimé par la perspective de pouvoir gagner quelque argent avec la ballade en vieil anglais qu’il vient de composer :


J’ai maintenant en tête un oratorio qui, lorsque je l’aurai fait, servirai l’achat d’une robe pour ma sœur. Vous pouvez être sûres de me revoir avant le 1er janvier 1771. Maman recevra bientôt d’autres modèles à copier. Presque toute la prochaine livraison du Town and Country Magazine me sera réservée. Je connais désormais tout le monde ; chacun recherche ma société, et si seulement je pouvais m’humilier jusqu’à accepter d’entrer dans un comptoir, j’aurais tout de suite vingt places à ma disposition. Mais ma destinée est d’être parmi les grands, et les affaires de l’État me conviennent mieux que celles du commerce. J’ai beaucoup à travailler, pour l’instant, et, en conséquence, me voici forcé de vous dire adieu ! Mais vous aurez bientôt de moi une lettre plus longue et plus satisfaisante.


C’est probablement au lendemain de l’envoi de cette lettre que Chatterton s’est vu refuser le poème dont il espérait pouvoir remplir « presque toute la prochaine livraison du Town and Country Magazine. » Depuis ce moment, sans doute, il n’aura plus osé écrire à sa mère ; mais nous avons encore de lui une lettre du 12 août, adressée au potier Catcott, et où il semble bien que plusieurs pages de savantes divagations archéologiques aient simplement servi de prétexte à ces lignes finales : « J’ai l’intention de voyager comme aide-chirurgien. M. Barrett a en son pouvoir de m’assister grandement, en m’accordant un certificat d’études médicales. J’espère qu’il ne me refusera pas ce service. » Dernière illusion du malheureux enfant ; et j’ai dit déjà de quelle importance tragique doit avoir été, pour lui, le silence opposé par son « protecteur » à cette humble requête, soit que l’on attribue à la faim ou au désespoir la catastrophe du 20 août 1770.


Chatterton avait alors dix-sept ans et demi. Deux années lui avaient suffi pour créer une œuvre poétique d’une abondance et d’une variété extraordinaires, l’une des œuvres les plus originales, à coup sûr, que nous offre l’histoire tout entière de la littérature anglaise. Et bien que nombre de critiques illustres se soient ingéniés, de nos jours, à mettre en plein relief l’étonnante beauté littéraire de cette œuvre, comme aussi la manière dont elle a devancé et préparé la révolution romantique des premières années du siècle suivant, c’est encore à M. Ingram que revient le mérite de nous en avoir le mieux défini le sens et la portée véritables, en la replaçant au milieu des circonstances extérieures dont elle est résultée. Après un siècle de légendes plus ou moins calomnieuses, — à la naissance desquelles le chirurgien Barrett n’a pas été étranger, — pour la première fois le livre de l’éminent biographe anglais nous révèle, suivant la promesse de son titre, « le vrai Chatterton ; » et l’image qu’il nous en donne n’a pas seulement, sur les précédentes, l’avantage d’être plus conforme à la réalité : il n’y aura pas un des admirateurs du Tournoi et d’Ælla qui n’éprouve une joyeuse surprise à découvrir, sous le double masque alterné de l’impudent faussaire et du sombre héros « byronien, » cette aimable et touchante figure d’un enfant de génie, s’amusant de la vie comme d’un conte de fées, et trop heureux de pouvoir s’assurer, au prix même de la mort la plus misérable, une place immortelle parmi ces « grands » qu’il avait toujours souhaité d’égaler !


T. DE WYZEWA.

  1. Car l’enfant ne se bornait pas à vendre des copies de ses prétendues découvertes : à grand effort, il fabriquait de faux documens anciens, d’un archaïsme assez puéril, mais révélant chez lui une singulière habileté calligraphique.