Revue scientifique et littéraire de l’Italie/04


REVUE
SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE
DE L’ITALIE.

QUATRIÈME ARTICLE.

ROME ET NAPLES.


Dans nos précédens essais[1], nous avons montré Turin, Milan et Florence réunissant un nombre considérable d’hommes distingués, et servant à la fois de centre administratif et de foyer d’instruction. Mais dans les états du pape, il n’en est pas ainsi : Rome, qui est le siége du gouvernement, est le centre des ténèbres. Tandis que de tout temps les Bolonais et les autres habitans des Légations ont rivalisé de zèle pour suppléer l’action du gouvernement pontifical, dans la protection des sciences et des lettres, Rome s’est toujours opposée à toute espèce de progrès. On est étonné de voir la capitale du monde chrétien réduite à emprunter à ses provinces les hommes qui ont fait sa gloire. Parmi les grandes célébrités qu’offre l’histoire moderne de l’Italie, on pourrait à peine citer un seul Romain. Dans une ville où le servilisme et la bassesse sont presque les seuls moyens d’avancement, les hommes distingués sont accablés de dégoûts, et se trouvent en butte à tous les genres de persécution. Il y a à peine six ans qu’un maestro del sacro palazzo (espèce de censeur pontifical) fut puni pour avoir laissé publier une thèse où l’on soutenait le mouvement de la terre. Nous tenons de la bouche même de M. de Humboldt, que, lorsque ce célèbre voyageur accompagna le roi de Prusse à Rome, en 1823, ayant eu occasion de parler avec le pape Pie vii (dont toute l’Europe admirait les lumières), d’une aérolithe qui venait de tomber dans les marais Pontins, il lui expliqua à ce sujet les diverses hypothèses des physiciens sur l’origine de ces corps extraordinaires. Le saint père, qui l’écoutait d’un air d’incrédulité, l’interrompit à la fin, en lui disant : « Non, monsieur, ces corps ne peuvent être que des morceaux de la sphère de cristal, qui tombent sur notre globe. » Enfin, lorsque, dans les dernières années, la commission instituée pour la propagation de la vaccine fut dissoute, les médecins de Rome réclamèrent vainement contre l’absurdité de cette mesure, en faisant observer que la mortalité des enfans augmenterait dans une proportion effrayante. La réponse qu’ils obtinrent du gouvernement fut celle-ci : « Dans ce siècle corrompu, les gens qui vont en paradis sont si rares, qu’il vaut mieux laisser mourir les enfans, qui formeront la conscription du ciel. »

La ville de Rome est si riche en monumens anciens et en grands souvenirs, que les Romains sont naturellement portés vers l’archéologie. C’est l’aspect de tant de merveilles qui frappa l’imagination d’Ennius Quirinus Visconti, et développa en lui les germes de son aptitude extraordinaire pour l’étude de l’antiquité. Les bibliothèques de Rome renferment de précieux dépôts historiques, mais la jalousie du gouvernement empêche qu’on ne publie les manuscrits modernes les plus intéressans. Les découvertes philologiques de Mai dont nous avons déjà parlé, les recherches importantes de Lanci sur les langues sémitiques, et les travaux d’Amati, savant helléniste, ont fixé l’attention des érudits. L’archéologie romaine et étrusque est surtout cultivée dans les provinces : les recherches sur l’antiquaire, de M. Vermiglioli, et ses mémoires sur les écrivains de Pérouse, lui ont assuré un rang distingué parmi les savans. Orioli, professeur de physique à Bologne, s’est créé une grande réputation par ses travaux sur la langue étrusque et sur l’histoire des anciens peuples de l’Italie ; il s’est attaché spécialement à restituer l’histoire primitive de Rome, d’après les traditions étrusques, en la purgeant des fables de Fabius Pictor et de ses imitateurs. La publication de ses recherches, qui paraissent devoir modifier beaucoup le système de Niebuhr, se fait vivement désirer.

M. Manzi a fait connaître plusieurs manuscrits intéressans qui se trouvaient dans la bibliothèque Barberine : on doit citer spécialement le Traité de la Peinture, par Léonard de Vinci, ouvrage dont les anciennes éditions ne contenaient qu’une petite partie. Il y a peu de temps qu’on a publié à Bologne, dans la grande collection des Auteurs sur le mouvement des eaux, un Traité inédit de ce grand peintre sur l’hydraulique, dans lequel on voit jusqu’à quel point Léonard avait perfectionné une science si difficile.

Venturoli, de Bologne, qu’on a appelé à Rome pour diriger l’école des ponts-et-chaussées, est l’un des géomètres les plus distingués de l’Italie : ses recherches ont contribué puissamment aux progrès de l’hydraulique moderne. On a aussi beaucoup parlé de M. Morichini, à l’occasion du pouvoir magnétique qu’il avait cru découvrir dans les rayons violets du spectre solaire ; mais ce fait, qui a excité de vives controverses parmi les physiciens, ne paraît pas confirmé par les expériences plus récentes. L’observation qu’on doit à cet habile médecin, de l’existence de l’acide fluorique dans les substances animales, quoique combattue par Fourcroy et Vauquelin, a été mise hors de doute par M. Berzelius. Ces recherches, avec celles de M. Barlocci sur l’électro-magnétisme, la Monographie des serpens romains, par Metaxa, et la Flore romaine, par Mauri, sont à peu près tout ce qu’on peut citer en fait de sciences physiques de la capitale du monde chrétien. Mais le centre scientifique des états du pape a été jusqu’à ce jour Bologne, qui naguère pouvait compter encore un grand nombre de savans distingués. Après la dispersion des académiciens del Cimento, l’école bolonaise soutint presque seule, pendant cinquante ans, la gloire scientifique de l’Italie : Cassini y professa avant de venir se fixer en France ; Marsigli trouva dans la fondation de l’Institut une noble consolation contre l’ingratitude de la maison d’Autriche ; Manfredi et Zanotti cultivèrent avec un égal succès la poésie et les sciences mathématiques. À ces noms célèbres il faut ajouter celui moins connu du marquis Fagnani de Sinigaglia, qui, en 1718 (presque à la naissance du calcul intégral), publia la Comparaison des arcs de la Lemniscale, l’une des découvertes les plus remarquables de l’analyse moderne. Ce sujet, dont Euler et Lagrange s’occupèrent quarante ans après, se retrouve encore à la tête des recherches récentes d’Abel et d’Iacobi, sur les transcendantes ellyptiques.

Outre ce miracle des polyglottes, Mezzofanti (qui à vingt-neuf ans parlait et lisait vingt-neuf langues, et qui en a appris presque un nombre double depuis), Bologne renfermait naguère encore Orioli, dont nous avons déjà cité les travaux ; Magistrini, habile mathématicien ; Bertoloni, l’un des premiers botanistes de l’Italie, et d’autres professeurs du plus grand mérite. D’ailleurs, des hommes distingués étaient répandus dans presque toutes les villes de la Romagne. Le comte Léopardi, élégant écrivain et poète profondément mélancolique, mérite d’être placé au premier rang. Les malheurs de l’Italie ont brisé sa lyre, mais il faut espérer que, dans des temps meilleurs, il nous fera entendre encore ses mâles accens. Les travaux de Borghesi sur l’histoire romaine lui ont valu une réputation européenne, et les sciences naturelles doivent à M. Paoli des progrès importans. — Mais les savans de la Romagne méritent aussi des éloges d’un autre genre. Dans les dernières commotions de l’Italie, ils ont tous payé leur dette à la patrie : Mamiani, en refusant de signer la capitulation d’Ancône, a montré qu’il savait imiter ces Grecs dont il avait dignement chanté la gloire. Il vit dans l’exil comme Orioli, comme Pétrucci, Pépoli, et tout ce que les Légations avaient d’hommes distingués. La jeunesse a émigré presque en masse, et maintenant les hommes de Frosinone, avec leurs alliés blancs et bleus, sont les seuls élémens d’instruction qui restent à la Romagne.

L’histoire littéraire du royaume de Naples n’est pas aussi connue qu’elle le mérite, tant par son importance que par l’influence que cette belle contrée a exercée sur le reste de l’Italie. On a assez étudié les travaux d’Archimède, d’Empédocles, d’Archytas, de Dicéarque, et en général de l’ancienne école italo-grecque ; mais les services importans que l’Italie méridionale a rendus aux sciences et aux lettres après la chute de l’empire romain, sont presque méconnus. Le royaume de Naples, placé à l’extrémité de l’Italie, fut moins exposé que le nord de la Péninsule aux incursions dévastatrices des barbares. La Sicile passa des Grecs aux Arabes, qui y apportèrent une nouvelle civilisation et les germes des sciences modernes. L’influence des Arabes avait été si grande, que les premiers rois normands furent même forcés de mettre une légende arabe sur les monnaies qu’ils firent frapper, afin d’en rendre l’usage populaire. Les rapports des Siciliens avec les Mahométans d’Afrique continuèrent pendant les siècles suivans. On connaît le grand globe d’argent qu’Edrisi construisit au douzième siècle, pour Roger, roi de Sicile. Plus tard, Frédéric ii fit traduire de l’arabe plusieurs livres d’Aristote et l’Almageste de Ptolémée, et contribua puissamment à l’agrandissement des universités italiennes. En s’occupant lui-même de poésie sicilienne, il dut hâter sans doute le développement de la nouvelle littérature.

Au commencement du seizième siècle, Maurolicus de Messine, par des recherches originales et des ouvrages remarquables, donna une heureuse impulsion aux sciences physiques et mathématiques en Sicile, pendant que Pontanus et Sannazzaro, à Naples, faisaient briller les études classiques. Dans ce siècle, l’académie cosentine fut illustrée par les travaux de Telesius, de Giordano Bruno et de Campanella, qui attaquaient Aristote au péril de leur vie et de leur liberté, et préparaient la réforme de la philosophie. En même temps Porta publiait, à quinze ans, la Magie naturelle, qui, toute chargée d’erreurs vulgaires qu’elle était, renfermait néanmoins des observations importantes. Porta, qui avait étudié presque toutes les branches des sciences naturelles, et qui avait pu en même temps se faire une réputation comme auteur comique, fut le fondateur de la première académie de physique expérimentale qui ait été établie en Europe.

Au dix-septième siècle, le royaume de Naples fournit à l’académie del Cimento deux de ses membres les plus distingués, Borelli et Oliva. Le premier mourut en mendiant à Rome, et le second échappa par le suicide aux tortures répétées de l’inquisition. Dans le siècle dernier, Giannone, Vico, Filangeri, Pagano, montrèrent que ni la prison, ni les bourreaux, n’étaient des obstacles au développement du génie sous le ciel napolitain.

Maintenant, de toutes les provinces italiennes, le royaume de Naples est peut-être celle qui se trouve dans les circonstances le moins favorables aux progrès de l’instruction. Non-seulement le gouvernement napolitain a adopté des mesures hostiles contre la science et la pensée, mais ces mesures sont plus difficiles à éluder que dans les autres états italiens. À Milan et à Turin, les livres et les journaux étrangers, quoique défendus, arrivent facilement par la Suisse. Mais à Naples, outre la censure, une taxe énorme, et beaucoup plus forte que la valeur intrinsèque de chaque volume, frappe les ouvrages même dont l’importation est permise, sans qu’on puisse espérer de les tirer clandestinement des états du pape. Les Napolitains, isolés de l’Europe entière et presque séparés du reste de l’Italie, sans communications intellectuelles, sans recevoir aucun encouragement de la part du gouvernement, ont à surmonter mille obstacles et mille dangers pour se livrer à la culture des sciences et des lettres. Il y a peu d’années qu’un professeur fut emprisonné à Naples comme sorcier, pour avoir excité des commotions galvaniques dans un cadavre, par l’action de la pile de Volta. Ces persécutions et cet isolement ne s’opposent pas seulement au développement des connaissances humaines dans le royaume de Naples, c’est encore comme un voile officiel que jette le gouvernement sur les travaux des savans napolitains : aussi ne pourrons-nous donner qu’une idée incomplète de l’état scientifique et littéraire du midi de l’Italie.

La difficulté des communications entre le royaume de Naples et les autres parties de l’Italie a dû amener les Napolitains à s’occuper spécialement d’un pays qui renferme tant de richesses. La lave du Vésuve, qui a répandu si souvent la désolation dans les environs de la capitale, et qui a englouti des villes entières en les pétrifiant, nous a conservé dans ces mêmes villes une foule d’objets intéressans, qui, sans une catastrophe instantanée, ne seraient jamais arrivés jusqu’à nous. C’est de cette manière qu’on a pu pénétrer dans la vie intérieure des Romains, et jusque dans leur ménage. C’est en trouvant des chefs-d’œuvre de sculpture dans les maisons de campagne des plus simples particuliers, et en voyant les mosaïques précieuses sur lesquelles marchaient les maîtres du monde, qu’on a pu se former une idée du luxe effréné qui prépara la chute de l’empire. Ces restes de l’ancienne Italie intéressent vivement les savans : la société bourbonienne a été chargée par le gouvernement de publier la description du Musée napolitain ; et ce grand ouvrage a reçu, dès le commencement de sa publication, les suffrages réunis des artistes et des érudits.

Le sol des environs de Naples n’intéresse pas moins les naturalistes que les archéologues. Le géologue y trouve resserré dans un petit espace l’ensemble des révolutions qui ont bouleversé notre globe, et, chose remarquable, il peut observer ces phénomènes se succédant dans des temps très rapprochés. Le seizième siècle vit surgir le Monte-Nuovo dans l’Italie méridionale ; et les travaux des animaux marins qu’on observe dans les colonnes de Pœstum prouvent que ce promontoire, depuis les temps historiques, s’est abaissé et s’est élevé successivement. L’étude de ces terreins a surtout une grande importance pour la théorie du soulèvement des montagnes, qui est maintenant adoptée par les géologues les plus illustres. Au reste, ces volcans produisent des effets qui intéressent à la fois toutes les sciences naturelles ; en créant quelques foyers accidentels de température, ils ont dérangé le cours des lignes isothermes, et M. Tenore (auquel la botanique doit de si beaux travaux) a signalé ce fait très curieux dans la géographie des plantes, qu’il existe dans le royaume de Naples, autour de ces foyers de chaleur, quelques espèces qui ne vivent ordinairement que sous les tropiques.

La philosophie transcendante est cultivée avec succès dans le midi de l’Italie, où l’esprit de l’école cosentine s’est toujours conservé. La Généalogie de la pensée, par M. Borelli, et l’Application de la philosophie à la morale, par le chevalier Bozzelli, sont deux ouvrages importans en ce genre. M. Galuppi, Sicilien, a publié de savantes recherches sur la philosophie allemande, et paraît s’être placé à la tête de la nouvelle école métaphysique. Mais la jeunesse italienne n’est pas très disposée à s’éloigner de la philosophie nationale (qui est celle de l’expérience et de l’observation), pour s’occuper d’une étude ténébreuse qui, du moins jusqu’à présent, n’a produit que des disputes interminables et si peu de résultats positifs, même chez les peuples qui s’y sont livrés avec le plus de succès.

De toutes les provinces italiennes, la Sicile est peut-être celle qui tient le moins à l’unité nationale. Quoique attachés depuis assez long-temps au royaume de Naples, ses habitans se considèrent en droit comme indépendans, et dans le langage familier, ils se servent de l’expression aller en Italie, comme on dirait aller en Espagne ou en Égypte. Il faut chercher la cause de cette séparation morale, non-seulement dans la position géographique de la Sicile, mais aussi dans les fréquentes invasions qu’elle a subies de la part de peuples qui n’eurent qu’une médiocre influence sur l’Italie proprement dite. Avant les temps historiques, cette île paraît avoir été envahie par les Ibériens. Ceux-ci en furent chassés par les Grecs, que la tradition nous montre arrivant en Italie, comme dans une terre inconnue qu’ils découvrirent, ainsi que dans les temps modernes on a découvert l’Amérique. Soumise à une espèce de théocratie par les pythagoriciens, la Sicile vit fleurir en son sein les sciences et les lettres ; mais les Romains et les Carthaginois, en la prenant pour champ de bataille, la firent promptement descendre du rang où elle s’était élevée. Dans la décadence de l’empire romain, pendant les invasions des barbares, la Sicile resta presque toujours au pouvoir des Grecs, qui, plus tard, cédèrent la place aux Arabes. Envahie ensuite par les Normands, qui la rattachèrent au système européen, elle passa successivement des Allemands aux Français, des Français aux Espagnols, et sa politique fut souvent indépendante de celle du royaume de Naples. Maintenant, quoique placée sous le régime du bon plaisir d’un vice-roi, quoique traitée comme une province conquise et manquant même des moyens matériels de communication, la Sicile a pu surmonter tous ces obstacles, neutraliser l’influence des jésuites auxquels elle est livrée, et prendre, sous le rapport scientifique, un rang distingué parmi les provinces italiennes. L’exemple des Siciliens doit prouver au reste de l’Italie que l’esprit d’association et une ferme volonté peuvent toujours surmonter les entraves mises à la pensée.

Le professeur Scinà, de Palerme, est, à notre avis, l’un des hommes les plus distingués de l’Italie. Son Traité de physique est un livre où brillent à la fois le philosophe et le physicien. C’est un ouvrage sur un plan absolument nouveau ; chaque fait y est exposé d’abord comme il s’est présenté aux yeux des premiers observateurs ; puis on y rend compte des expériences qu’on a faites pour interroger directement la nature sur ce point, et enfin en groupant les résultats et en les comparant entre eux, on s’élève par induction jusqu’aux théories les plus récentes. Scinà n’est pas seulement physicien ; c’est aussi un érudit : ses biographies d’Empedocles et de Maurolicus, et son Histoire littéraire de la Sicile au dix-huitième siècle en sont la preuve. Les recherches de M. Morso sur les antiquités de Palerme, et celles de MM. Scrofani et Gregorio sur l’histoire sicilienne, méritent aussi d’être citées et ont obtenu les suffrages de l’Institut de France.

La ville de Catane paraît devoir devenir le centre littéraire de l’île. Là brillent plusieurs professeurs d’un mérite éminent : San-Martino, auteur d’excellens élémens de mathématiques et de mémoires importans sur divers points d’analyse ; Foderà, habile physiologiste ; Longo, Gemellaro, etc. La société Gioenia, instituée récemment par des particuliers, a déjà publié cinq volumes de mémoires qui rivalisent d’importance avec les collections académiques les plus connues. Les productions de l’Etna y sont décrites avec exactitude et talent, par des savans qui se sont voués à l’étude de leur pays. Honneur à ces hommes estimables qui puisent dans l’amour de la science la force nécessaire pour surmonter les obstacles de tout genre qui les assiègent !

Non-seulement les savans italiens n’ont aucun secours à espérer des gouvernemens ; mais le plus souvent ils sont entourés de méfiances et de dangers. Le zèle et l’amour de la science peuvent suppléer quelquefois à l’action du gouvernement ; mais il est des recherches que nul particulier ne saurait entreprendre à ses frais, surtout dans un pays où les travaux de ce genre ne sont jamais un moyen de fortune. Les chimistes et les physiciens italiens sont presque toujours des médecins ou des pharmaciens qui dérobent une partie de leur temps à leur profession, pour se livrer à des recherches scientifiques. Les professeurs même des universités les plus célèbres sont si faiblement rétribués, qu’ils sont réduits à donner des répétitions aux élèves pour se créer quelques ressources ; et telle est la lésinerie avec laquelle on traite en général les établissemens scientifiques, que leurs chefs ont à solliciter plusieurs années de suite les fonds nécessaires pour établir un appareil qui aurait à peine coûté six louis. D’ailleurs, sans souhaiter pour l’Italie une trop grande centralisation, comme celle qui existe en France, on pourrait désirer de voir prodiguer moins d’argent à l’entretien d’universités inutiles, dans de petites villes où des colléges devraient suffire. Il faudrait de même qu’au lieu de conserver dans chaque petite capitale plusieurs bibliothèques, qui nécessitent d’assez grandes dépenses et qui restent toujours incomplètes, on tâchât de former de grands dépôts littéraires, où l’on pût trouver tous les livres modernes les plus importans. Mais il n’en est pas ainsi ; et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que les livres italiens sont ceux qu’on se procure avec plus de difficulté. En Italie, où l’auteur est presque toujours obligé d’imprimer son ouvrage à ses frais, et d’en distribuer le plus grand nombre des exemplaires gratis, on devrait former des sociétés destinées à l’échange et à la propogation des ouvrages importans, qui paraissent dans les diverses parties de la Péninsule. Mais l’esprit d’association n’a pas fait encore assez de progrès dans cette contrée ; et il s’y mêle presque toujours trop d’esprit municipal pour qu’il amène des résultats d’utilité générale.

Le manque d’un centre produit un autre effet très nuisible au développement individuel des talens. Souvent les personnes qui en Italie cultivent les sciences ou les lettres, placées comme elles le sont sur un très petit théâtre, s’imaginent que le suffrage d’une coterie de province leur constitue une véritable gloire, et elles s’arrêtent à moitié chemin, jouissant du triomphe de la médiocrité. Dans un pays sans publicité et sans tribune, la gloire arrive quelquefois, par le courrier de Londres ou de Berlin, à des hommes que personne n’avait remarqués auparavant.

L’état de l’Italie a empiré sensiblement depuis deux ans. Les gouvernemens, qui, avant la révolution de juillet, paraissaient s’être un peu relâchés de leur rigueur accoutumée, ont repris toute leur méfiance. Dans plusieurs états, les écoles sont fermées, partout ou a augmenté la sévérité des réglemens universitaires. En Piémont, à Rome et à Naples l’instruction est dirigée par les jésuites. L’Autriche même, qui n’avait pas voulu jusqu’ici de moines en Lombardie, vient de sentir la nécessité de faire cause commune avec eux : elle a reçu dernièrement les jésuites à Vérone. Il n’est sorte de vexations qu’on ne fasse subir aux étudians : on les envoie aux processions escortés par des gendarmes ; on exige des billets de confession de ceux qui se présentent aux examens. On fait la guerre aux ouvrages qui sont une des gloires nationales. Dans une province, le gouvernement s’acharne contre la mémoire de Dante ; dans une autre, les bibliothèques publiques refusent la lecture de Guicciardini, de Machiavel, de Galilée. Les médecins ne peuvent s’occuper qu’en secret de physiologie et d’anatomie comparée, parce qu’on prétend que ces sciences sont contraires à la religion. Les élèves en droit sont forcés d’étudier, du matin au soir, le droit canon ; mais point de droit public, point de droit des gens, ni d’économie politique. D’ailleurs, entre les étudians et les gouvernemens, il n’y a d’autres rapports ni d’autres liens que ceux qui s’établissent par les sbires et les gendarmes. Et après tout cela les gouvernans paraissent étonnés que la jeunesse leur soit hostile ! Au lieu de préparer des améliorations graduelles, on irrite les esprits, on voit même avec un secret plaisir les commotions, parce qu’on est sûr de pouvoir toujours employer un dernier argument : la force brutale, les baïonnettes étrangères et le bourreau !

Mais les Italiens ne se laisseront pas décourager par les obstacles ni par les persécutions. Ils sentiront que si la violence étrangère leur refuse encore la gloire de redevenir une grande nation, ils peuvent payer une autre dette à la patrie. Qu’ils cultivent les lettres et les arts ; qu’ils en ressaisissent encore le sceptre, qui n’aurait jamais dû sortir de leurs mains. C’est en se livrant avec persévérance aux études sévères, qu’ils doivent attendre le jour de la régénération nationale.


G. Libri.
  1. Voyez les livraisons du 15 mars, 15 juin et du 1er juillet 1832, première série.