Revue scientifique et littéraire de l’Italie/02


REVUE
SCIENTIFIQUE ET LITTÉRAIRE
DE L’ITALIE.

ROYAUME LOMBARDO-VÉNITIEN.

SECOND ARTICLE.[1]

Dans notre premier article, nous avons montré le Piémont jouissant, depuis plusieurs siècles, d’une indépendance presque complète, et Turin étendant son influence en raison des agrandissemens successifs de la maison de Savoie, jusqu’à ce qu’elle devînt enfin le centre politique et littéraire des états du roi de Sardaigne. La Lombardie, dont nous avons maintenant à parler, est arrivée, à travers une suite de vicissitudes, à un état de choses qui malheureusement est bien différent de celui-là.

À la renaissance des lettres, chaque ville lombarde put se vanter d’avoir concouru presque également à secouer le joug de la barbarie. Les petits tyrans, qui, au quatorzième siècle, se partageaient cette belle contrée, au milieu de leurs guerres continuelles, protégeaient les talens, et se disputaient la possession d’un homme supérieur, comme s’il se fût agi d’une riche province. Cependant peu-à-peu tous les petits états disparurent devant la puissance prépondérante de Milan et de Venise, qui devinrent les capitales de l’Italie en-deçà du Pô. Milan, jusqu’à la perte de son indépendance, continua à réunir un grand nombre d’hommes célèbres ; et, lorsque François Ier envahit la Lombardie, il considéra comme un des plus beaux fruits de sa victoire, la possession de Léonard de Vinci, qui demeurait alors à la cour du duc de Milan. Tombée, au seizième siècle, sous la domination espagnole, cette ville perdit peu-à-peu sa première splendeur, tandis que sa rivale, Venise, vit les sciences et les lettres prospérer chaque jour davantage en son sein. La position de cette reine de l’Adriatique et le commerce qu’elle entretenait avec l’Orient, fournirent à ses intrépides marchands l’occasion de parvenir jusqu’aux extrémités inconnues et presque fabuleuses de l’Asie. Aux voyages célèbres de la famille de Marc Paul succédèrent des explorations dans l’Atlantique ; explorations moins connues sans doute, mais presque aussi importantes. D’autre part les relations fréquentes des Vénitiens avec les Grecs, et leurs possessions dans l’Archipel, devaient les amener nécessairement de bonne heure à s’occuper de la langue d’Homère. Après la chute de Constantinople, Venise, comme d’autres villes italiennes, servit d’asile aux débris de la civilisation grecque, et la bibliothèque du cardinal Bessarion fut la première récompense de cette hospitalité. L’académie vénitienne, fondée par Alde l’ancien, fit prospérer rapidement l’étude des lettres grecques ; et ce célèbre imprimeur s’acquit des droits à la reconnaissance de la postérité, en publiant les ouvrages les plus importans de la littérature hellénique. Dans le seizième siècle, la gloire littéraire de Venise parvint à son plus haut degré de développement. Non-seulement le sol de la république donna naissance à des hommes célèbres comme Palladio, Tartaglia, Fracastoro, Bembo, le Titien, etc. ; mais Venise servit aussi d’asile à un grand nombre d’autres Italiens illustres qui fuyaient la tyrannie de Charles v ou les rigueurs de la cour de Rome. L’aristocratie vénitienne, inexorable envers ceux qui osaient s’immiscer dans sa politique intérieure, permettait cependant qu’on combattît avec une certaine liberté contre l’oppression étrangère et le joug de la superstition : c’était là que Strozzi, Varchi, della Casa, cherchaient un abri contre les fureurs d’Alexandre et des Médicis : c’était là que Brucioli et d’autres se retiraient pour prêcher hardiment la réforme. L’histoire redira toujours que plus tard la république de Venise accueillit Galilée, forcé de s’expatrier dans sa jeunesse, et protégea Fra Paolo Sarpi contre lo stile della curia di Roma.

Dans les siècles suivans, Venise et l’université de Padoue, sans pouvoir compter des hommes aussi illustres que ceux que nous venons de citer, conservèrent cependant une sorte de suprématie littéraire sur toute la Lombardie. Mais, vers le milieu du siècle dernier, Milan parut s’éveiller d’un long sommeil. Cette ville, qui venait de passer sous la domination autrichienne, reprit une vie nouvelle, et l’on vit s’élever successivement Beccaria, Verri, Parini, Volta, Spallanzani et d’autres hommes célèbres qui, sous l’administration éclairée du comte de Firmian, répandirent au loin la gloire de leur patrie.

Sous le règne de Napoléon, les sciences et les lettres furent puissamment encouragées en Lombardie. Milan, capitale alors d’un royaume de huit millions d’habitans, avec une cour brillante, offrant mille moyens de faire fortune, attirait dans son sein tout ce qu’il y avait de plus distingué entre les Alpes et les Appennins. Quelques savans devenus tout puissans, comme Paradisi et Aldini, protégeaient efficacement les jeunes gens qui suivaient la carrière littéraire ou scientifique. D’autres composaient la partie active de l’Institut national italien.

Cette célèbre assemblée, qui à peine formée comptait des noms tels que ceux de Volta, Scarpa, Oriani, Monti, Longhi, etc., et dans laquelle le grand capitaine lui-même avait voulu être inscrit, pouvait disputer la prééminence à tous les autres corps savans de l’Europe. Mais depuis tout a changé. Soit que la révolution de 1821 ait éveillé la méfiance de la maison d’Autriche, soit, comme d’autres l’ont prétendu, que le conseil aulique n’ait jamais abandonné la pensée d’ôter à Milan sa suprématie, toujours est-il vrai que toute centralisation a disparu, et avec elle tout principe d’action et de vie. Le vice-roi demeure presque continuellement à Monza ; le sénat et le général résident à Vérone ; le bâton du commandement est à Vienne. Il n’y a plus de lien ni d’ensemble, et si on a consenti à laisser debout l’Institut italien, c’est à condition qu’il ne se recruterait plus. Maintenant on assiste à son agonie, et l’instant de son anéantissement est marqué dans un avenir prochain.

Quoique privé aujourd’hui de son plus grand éclat, Milan renferme encore des hommes du premier ordre : à leur tête brille Manzoni. Ayant perdu son père de bonne heure, Manzoni reçut par les soins de sa mère, femme d’un grand mérite, et fille du marquis Beccaria, auteur du fameux Traité des délits et des peines, une éducation fort distinguée : il passa avec elle à Paris une partie de sa première jeunesse, et rentra en Italie avec beaucoup d’idées françaises, qui n’excluaient pas cependant une dévotion forte et sincère. Poussé par ses inspirations, Manzoni devint le poète de la religion, mais de cette religion qui secoue les préjugés du vulgaire pour s’élancer vers la source de la vertu, du génie et de la liberté. Il a épanché sa piété dans des hymnes à la Vierge, pleins de suavité ; il a chanté la religion du génie dans sa belle ode sur la mort de Napoléon. Manzoni a écrit deux tragédies, le Carmagnola et l’Adelchi. Ces deux ouvrages, qui renferment de grandes beautés, mais dans lesquels l’auteur a violé les règles des trois unités, furent attaqués par les partisans d’Aristote, et trouvèrent un digne défenseur dans Gœthe. Ce grand poète publia en Allemagne une analyse raisonnée du Carmagnola qu’il plaçait parmi les chefs-d’œuvre du théâtre moderne. Après Carmagnola, la réputation de Manzoni n’a fait que s’accroître : il a fait école, il a eu de nombreux imitateurs, et est devenu le chef du romantisme italien. Mais Manzoni n’est pas seulement connu comme poète : le roman des Promessi Sposi, qui a eu un si grand succès en Italie, y a rendu son nom très populaire. La littérature italienne, si riche dans tous les autres genres, manquait de romans en prose ; car les plus anciens romans italiens sont à peine connus des érudits, et les autres sont inconnus à tout le monde. Les contes de Boccace, de Bandello, et des autres novellieri, où Shakespeare et La Fontaine ont puisé avec tant de bonheur, quoique très intéressans, manquent des développemens nécessaires à un roman. Les vrais romans italiens sont en vers, comme l’étaient les romans provençaux[2] d’où l’Arioste, le Boiardo le Pulci, etc., ont tiré les sujets de leurs poèmes. Au commencement de notre siècle, Foscolo essaya de remplir cette lacune de la littérature italienne ; mais dans son Jacopo Ortis, qui n’est qu’une imitation du Werther de Gœthe, il manqua de l’originalité nécessaire à un chef d’école. Manzoni trouva donc le genre presque neuf lorsqu’il composa ses Fiancés, et le succès éclatant qu’obtint cet ouvrage prouva que l’auteur avait bien réellement atteint le but qu’il se proposait. Le roman des Fiancés, accueilli avec un vif enthousiasme dans toutes les parties de l’Italie et qui y conserve encore aujourd’hui toute sa popularité, fut reçu, au contraire, assez froidement en France. Nous pensons que cette différence d’accueil doit être en partie attribuée à une cause tout-à-fait indépendante du talent de l’auteur. Un ouvrage destiné à être populaire doit répondre d’abord au besoin de son temps, et exprimer les sentimens du peuple auquel il s’adresse. Si la censure refuse les choses évidentes, il faut qu’on y trouve des intentions, des allusions délicates ; il faut qu’on puisse deviner un sens caché. Tout cela est dans Manzoni. Son roman enseigne la résignation, l’abnégation de soi-même : il dit à l’Italien opprimé par l’étranger : « Ne crains rien ; Dieu est là pour anéantir les tyrans. » Mais ces élémens de succès n’étaient pas applicables à la France. Ce qu’un traducteur de talent aurait pu faire passer en français, c’étaient les beautés du style, la pureté virginale des sentimens ; mais bon Dieu !… Supposons pour un moment qu’un Italien, en traduisant la Nouvelle Héloïse ou les Martyrs, se fût avisé de dire que le mérite principal de Rousseau ou de Chateaubriand consistait dans le bonheur avec lequel ces écrivains avaient su se servir de tous les dialectes français, et que dans leurs ouvrages il y avait une page en parisien, et dix pages en bas-breton ! croit-on qu’un tel traducteur aurait beaucoup contribué au succès de ces romans ? Eh bien ! c’est ce qu’a fait à-peu-près le traducteur des Promessi Sposi, M. Rey-Dusseuil, dans une préface où il parle de la littérature italienne, et de peur qu’on n’en doute, nous rapporterons ici textuellement ses paroles. « M. Manzoni, dit-il, prend les idiotismes dans tous les dialectes ; il fait quelquefois une page de pur toscan, quelquefois dix pages entières de lombard, et quoique le fond de son style soit milanais, il n’a pas de style à lui, etc. » Quand on traduit un ouvrage, il nous semble qu’il n’y aurait pas grand mal à savoir au moins le nom de la langue dans laquelle il a été écrit. Heureusement que les tragédies de Manzoni ont trouvé un plus digne interprète dans M. Fauriel, si connu pour ses Chants populaires de la Grèce : M. Fauriel, auquel Manzoni avait dédié le Carmagnola, a contribué à la gloire de son ami par la belle traduction qu’il a donnée de ses ouvrages dramatiques.

Quelques personnes ont supposé que Manzoni avait voulu désigner le pape comme chef futur de la régénération italienne, et que c’est là la dernière pensée de son roman : nous croyons, nous, qu’il n’a fait qu’écrire ce qu’il avait dans le cœur, et se peindre lui-même. S’il y a de la pitié, de la résignation, dans son roman, c’est que Manzoni avait tout cela dans l’âme ; mais nous ne pensons pas qu’il ait voulu faire un livre politique. C’est plutôt dans les chœurs du Carmagnola, pendant que deux peuples italiens se battent entre eux, que Manzoni a épanché la douleur que lui causaient les malheurs de sa patrie. On partage l’anxiété toujours croissante du poète, lorsqu’il s’écrie :

Ahi
Ahi sventura
Ahi sventura ; sventura, sventura ;

et ce cri déchirant fait palpiter tous les cœurs italiens. Au reste, s’il y a des gens qui ont pensé que le signal de la régénération italienne devait partir du Vatican, autrefois on pouvait leur dire : Ouvrez l’histoire et lisez ; à présent on peut leur dire : Ouvrez les yeux et regardez.

Manzoni prépare maintenant deux nouveaux ouvrages, l’un sur la philosophie moderne, l’autre sur la littérature italienne ; mais sa santé chancelante ne lui permet pas un travail assidu. Il n’ose pas sortir sans être accompagné, et on dit qu’il croit voir souvent un gouffre ouvert à ses côtés. Ses ennemis ont prétendu qu’il y avait de l’affectation dans cette ressemblance avec Pascal : mais ces gens-là ne connaissent pas la simplicité des mœurs de Manzoni, ni sa touchante modestie ; ils ne l’ont jamais vu se troubler, comme une jeune fille, à l’aspect d’un étranger.

On ne saurait séparer Manzoni de Grossi, un de ses amis les plus chers. On doit à ce dernier deux jolies nouvelles en vers, Ildegonda et la Fugitive. Grossi manie avec le plus grand bonheur le dialecte milanais, dont Porta et Bossi s’étaient déjà servis avec tant d’habileté. Son Orphée est un modèle d’originalité et de verve burlesque. Il a écrit en italien un poème épique, dans le genre romantique : les Lombards à la Croisade ; mais ce dernier ouvrage, quoique renfermant de grandes beautés, a eu moins de succès que ses contes. Il prépare maintenant un roman historique sur la guerre de Crême, dont on attend la publication avec impatience.

L’influence et la célébrité de Beccaria et de Verri avaient concouru à former en Lombardie une école de publicistes et d’économistes distingués ; mais leur nombre diminue tous les jours. Nous avons vu dernièrement Melchiorre Gioja (l’auteur de la Philosophie de la Statistique), mourir presqu’en sortant de prison, et le vénérable auteur du Colbertisme (Mengotti), périr à la suite d’une violente destitution. Il reste encore cette âme stoïque de Romagnosi, qui lutte courageusement contre toutes les difficultés qui l’entourent. Romagnosi, né aux environs de Plaisance, se signala, très jeune encore, par son ouvrage sur l’origine du droit pénal. Pendant les guerres qui, vers la fin du siècle dernier, désolèrent la Lombardie, il se retira à Trente, dans le Tirol, où il se livra à des recherches de physique et d’histoire naturelle. C’est là qu’en 1802, il observa, pour la première fois, la déviation de l’aiguille aimantée soumise à l’action d’un courant galvanique, phénomène important qui constitue la base de l’électromagnétisme ; peu après il fut rappelé à Milan par le nouveau gouvernement italien, et chargé de la rédaction d’un code de procédure pénale pour l’Italie. La manière dont il remplit cette tâche lui valut les plus grands éloges. Vers la même époque, il fit paraître sa belle Introduction à l’étude du droit public universel et d’autres ouvrages également profonds. Nommé successivement professeur à l’université de Parme et à celle de Pavie, il remplit aussi des fonctions importantes auprès du ministre de la justice, à Milan. Après la chute de Napoléon, Romagnosi perdit toutes ses places, et fut emprisonné à Venise ; c’est dans les fers qu’il écrivit son ouvrage sur l’enseignement primitif des mathématiques. Ayant enfin recouvré sa liberté, il revint à Milan, où il vit aujourd’hui dans une noble indigence. Quoique fort âgé, il fait preuve encore d’une activité prodigieuse : il a publié récemment une collection des écrits de Zanotti et de Stellini sur l’ancienne philosophie morale. Il travaille aux Annales de statistique de M. Lampato et à d’autres publications périodiques.

Parmi les hommes qui s’occupent d’études historiques, nous citerons en première ligne le comte Pompée Litta, qui a consacré sa fortune et son talent à la publication d’un grand ouvrage également important sous le rapport de l’histoire et des arts : Les familles célèbres italiennes ne sont pas un simple recueil de généalogies, comme le titre semblerait l’indiquer ; c’est un ouvrage qui renferme d’excellentes biographies des hommes les plus distingués qu’offre l’histoire italienne, où d’habiles artistes ont reproduit un grand nombre de monumens remarquables ; c’est, à notre avis, une des belles productions de la littérature moderne. On doit à M. Ferrario des recherches importantes sur les romans de chevalerie, dont M. Raynouard a rendu un compte détaillé dans le Journal des savans. Le même auteur, en compagnie de M. Landriani, vient de faire paraître un excellent essai sur l’Histoire des théâtres. M. Defendente Sacchi a publié une savante histoire de la philosophie grecque, et dirige, avec un zèle admirable, la grande collection des métaphysiciens qui s’imprime à Milan ; il a fait, conjointement avec un de ses parens (M. Joseph Sacchi), des recherches très intéressantes sur l’architecture des Longobards. Le comte Castiglioni a décrit avec une grande érudition les médailles cufiques du musée de Milan, et a publié divers mémoires sur des questions importantes de littérature orientale. Il vient de faire paraître récemment un fragment d’Ulphilas, que M. Mai avait trouvé autrefois dans les palimpsestes de la bibliothèque Ambroisienne. M. Cattaneo, qui a contribué avec tant de zèle à la formation du beau musée numismatique de Milan, a publié des recherches savantes sur des monumens hongrois et sur quelques autres monumens du moyen âge. Enfin on doit à M. Bossi, homme d’un savoir immense, une Histoire d’Italie, et des recherches sur presque toutes les branches des connaissances humaines.

Milan a possédé pendant quelques années un philologue distingué, M. Mai, auquel on doit des découvertes de la plus haute importance. Dans les siècles barbares, le parchemin étant fort rare, des moines ignorans grattaient les anciens manuscrits, et transformaient en livres de liturgie et en sermonaires les écrits des auteurs grecs et latins. M. Mai, qui jusqu’en 1812 avait vécu presque ignoré dans une province du Vénitien, ayant été appelé, à cette époque, à diriger la bibliothèque Ambroisienne de Milan, s’occupa spécialement de ces manuscrits, qu’on appelle palimpsestes ; ses recherches furent suivies du plus grand succès. En peu d’années, il publia le Fronton, le Denys d’Halicarnasse et d’autres ouvrages importans. Appelé ensuite à Rome pour diriger la bibliothèque du Vatican, il retrouva le fameux Traité de la république de Cicéron, dont la découverte fit tant de bruit dans le monde savant. M. Mai a publié aussi d’autres ouvrages qui n’étaient pas tirés des palimpsestes. On lui doit un Itinéraire et une Histoire romanesque d’Alexandre, écrite en grec et très curieuse. En société avec M. Zohrabe, savant arménien, il a restitué une partie d’Eusèbe, dont l’original avait été perdu, mais qui se conservait traduite en arménien. M. Mai publie maintenant à Rome une nouvelle série d’anciens auteurs, dont cinq volumes ont déjà paru. La dernière livraison, qui est de l’année 1831, contient un catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque du Vatican, catalogue qui doit intéresser vivement tous ceux qui s’occupent de littérature asiatique.

Quoiqu’il n’y ait pas à Milan la même unité de travaux qu’à Turin, les sciences mathématiques et physiques ne laissent pas que d’y être cultivées avec beaucoup de succès. Le doyen des savans italiens, Oriani, y déploie encore toute l’activité d’esprit d’un jeune homme. Né de parens fort pauvres dans les environs de Milan, Oriani se distingua de bonne heure par ses talens, et mérita, très jeune encore, d’être reçu parmi les astronomes de Brera. En 1783, il publia des tables de la nouvelle planète Uranus, qu’Herschell venait de découvrir, et bientôt après, il se rendit en France et en Angleterre avec une mission scientifique ; à son retour en Lombardie, il fut chargé, par le gouvernement, de diriger avec Cesaris la mesure de l’arc du méridien. Il publia successivement la Théorie d’Uranus, celle de Mercure, et plusieurs mémoires fort remarquables sur les perturbations des planètes. En 1801, il fut le premier à annoncer que le nouvel astre (Cérès) observé par Piazzi, et que cet astronome croyait être une comète, était une planète : les observations postérieures démontrèrent qu’Oriani avait raison. On lui doit des Élémens de trigonométrie sphéroidique, qui, bien que publiés depuis plus de vingt-cinq ans, sont restés un ouvrage classique dans leur genre, et plusieurs autres mémoires insérés dans les Éphémérides de Milan et dans d’autres collections scientifiques. Oriani a été l’un des premiers astronomes observateurs qui se soient en même temps livrés à de profondes recherches sur la mécanique céleste. Il jouissait d’une si grande réputation, que, lors de la première campagne de Bonaparte en Italie, Carnot, alors membre du directoire, recommanda spécialement au jeune général l’astronome de Brera. À son entrée à Milan, Bonaparte voulut voir l’abbé Oriani et lui fit les offres les plus brillantes ; mais celui-ci refusa constamment, et lui demanda en grâce de le laisser continuer paisiblement ses recherches. Napoléon exigea qu’au moins il s’adressât directement à lui chaque fois qu’il aurait quelque chose à demander au gouvernement français. Peu de temps après, les professeurs de l’université de Pavie, ayant cessé de recevoir leur traitement, sollicitèrent l’appui d’Oriani, qui écrivit à Livourne au général Bonaparte, s’il voulait prendre les sciences par famine. L’ordre de payer les pensions arriva à l’instant. Quelques années plus tard, Napoléon étant allé à Milan prendre la couronne de fer, se rappela cette circonstance et demanda en souriant à l’astronome de Brera, si les pensions des savans étaient payées avec exactitude. Oriani, après avoir refusé successivement un riche évêché, et le ministère de l’instruction publique, que le roi d’Italie voulait lui confier, fut forcé d’accepter la dignité de sénateur et le titre de comte : mais il ne sortit jamais de sa simplicité habituelle. Personne en Italie n’a joui plus que lui de la confiance du grand homme, et personne n’en a fait un plus noble usage. C’est sur sa présentation que Brunacci obtint la chaire de mathématiques à l’université de Pavie : c’est à lui que Carlini, alors très jeune, dut d’être nommé secrétaire de l’Institut national italien. Oriani vit encore dans cet observatoire de Brera où il a étudié les astres pendant cinquante ans ; et les jeunes gens qui, se livrant à la carrière des sciences, viennent chercher en ce lieu de nobles inspirations, ne s’éloignent jamais sans regret du savant dont l’esprit conserve à l’âge le plus avancé toute l’activité et toutes les grâces de la jeunesse.

L’institut de Brera compte encore plusieurs astronomes distingués. Celui qui s’occupe avec le plus de constance de l’observation des astres, M. Carlini, partagea, comme nous avons déjà dit, avec M. Plana de Turin, le prix proposé par l’Institut de France sur la théorie de la lune. Ses nombreuses occupations l’avaient empêché jusqu’à présent de publier son travail, mais il va le faire paraître successivement par chapitres séparés dans les Éphémérides de Milan, dont il dirige depuis long-temps la publication. Cette importante collection, commencée en 1775 par Cesaris, renferme des mémoires très intéressans d’Oriani, de Carlini et d’autres savans astronomes : elle est pour l’Italie ce qu’est pour la France la Connaissance des temps que publie le Bureau des longitudes. Nous avons vu entre les mains de M. Carlini un traité manuscrit des fonctions périodiques ; dont la publication serait très utile aux jeunes géomètres ; mais la multiplicité des travaux de cet astronome ne lui laisse pas le temps nécessaire pour faire paraître ses recherches originales.

M. Cesaris, qui a succédé à Oriani dans la direction de l’observatoire de Brera, ne s’occupe presque plus à présent que d’observations météorologiques. Par la comparaison d’un très grand nombre d’observations, il a cru pouvoir établir que la quantité moyenne de pluie qui tombe à Milan a varié depuis le siècle dernier. Ses observations de température, qui sont faites depuis plus de cinquante ans avec le même thermomètre, situé toujours à la même place, offrent un grand intérêt ; mais il faudrait tâcher, sans déranger l’instrument, de déterminer la quantité de l’élévation du zéro. Il faut espérer aussi que maintenant qu’il y a des observatoires magnétiques jusqu’en Sibérie, on ne voudra pas négliger à Brera cette partie si intéressante de la physique terrestre.

M. Frisiani, également attaché à l’observatoire de Brera, mérite aussi une mention spéciale. Nous avons vu chez lui un instrument très ingénieux, qu’il a inventé pour déterminer la verticale par des phénomènes d’optique, sans fil à plomb, ni niveau à bulle d’air, ni corps flottant. Il en a publié la description dans la Bibliothèque italienne, et nous espérons qu’on en introduira l’usage dans les observatoires. L’institut de Brera a fait récemment des pertes sensibles. Mossotti, qui était l’un des plus habiles géomètres de la Lombardie, a dû quitter sa patrie ; et après avoir erré long-temps dans diverses parties de l’Europe, il a été forcé d’aller chercher en Amérique des moyens d’existence. Brambilla, qui, pendant plusieurs années, avait coopéré efficacement à la rédaction des Éphémérides, a péri misérablement, il y a peu de temps. M. Piola aussi a quitté Brera, mais il continue à s’occuper avec succès d’analyse mathématique. Il y a peu d’années qu’il a remporté un prix à l’institut de Milan, pour l’application des principes de la Mécanique analytique aux problèmes mécaniques et hydrauliques : on lui doit de savans mémoires sur les intégrales définies et sur d’autres sujets importans. M. Piola réunit chez lui plusieurs jeunes savans, tels que MM. Casati, Basti, Frisiani, etc., dans un salon où tout porte les attributs de la science. Nous y avons vu presque tous les meubles servir de tableaux analytiques : les écrans de la cheminée étaient couverts d’intégrales définies.

L’un des hommes les plus remarquables de Milan est sans contredit le modeste professeur Belli, qui, avec très peu de moyens de recherches, a pu faire des observations de physique fort importantes. M. Belli est en même temps un géomètre très distingué : il a appliqué au niveau des instrumens géodésiques et astronomiques une observation qu’on avait faite avant lui, sur la répulsion que les corps échauffés exercent sur des gouttes de liquide, et il a montré qu’il suffisait d’une légère différence de température dans les deux parties de l’instrument, pour faire marcher l’indice du côté opposé à la source de la chaleur. M. Belli a fait un travail sur l’attraction moléculaire ; mais son manuscrit, qu’il avait envoyé à l’Institut de France, paraît avoir été égaré. Il s’est occupé aussi à déterminer la loi du refroidissement des corps en opérant sur une échelle de température beaucoup plus étendue que celle dans laquelle MM. Dulong et Petit ont fait leurs belles expériences. M. Belli a eu la bonté de nous montrer l’appareil dont il s’est servi pour ces recherches, ainsi qu’une machine électrique très ingénieuse, où le premier développement de l’électricité est opéré par le contact de deux métaux différens, et où cette électricité est augmentée indéfiniment par l’action des atmosphères électriques comme dans le condensateur de Volta. Nous espérons que M. Belli fera paraître ses importans travaux dans le Traité de physique qu’il a commencé à publier, et nous faisons des vœux pour qu’on assure à un homme aussi distingué un sort plus conforme à son mérite.

Le chanoine Bellani, ami de M. Belli, est très connu pour ses instrumens de météorologie et pour des recherches intéressantes sur divers sujets de physique. M. Bellani s’est occupé des perfectionnemens à introduire dans la construction des thermomètres : c’est lui qui a établi le premier ce fait si curieux, que l’eau entre en ébullition à des températures différentes, selon la nature des vases qui la contiennent. On lui doit aussi d’avoir appelé l’attention des physiciens sur le déplacement qui s’opère avec le temps dans le zéro des thermomètres, déplacement qui affecte toutes les observations d’une erreur constante. Nous avons vu chez M. Bellani des thermomètres dont le zéro s’était élevé d’une quantité sensible, quinze jours après leur graduation. Maintenant ce physicien s’occupe spécialement de ces verres si bien colorés, qu’on rencontre dans les endroits où il y a dégagement de gaz hydrogène sulfuré, et sur lesquels M. Bossi a publié, il y plusieurs années, une savante dissertation.

Nous ne quitterons pas ce sujet sans parler des beaux travaux du chevalier Morosi. Né aux environs de Pise, en Toscane, Morosi montra de bonne heure une grande disposition pour la mécanique pratique, et s’attira ainsi la protection du ministre Manfredini, auquel il présenta plus tard ce fameux automate, joueur d’échecs, dont on parla tant vers la fin du siècle dernier. En 1799, Morosi, craignant les excès des Aretins insurgés, se réfugia en France, où il se créa des ressources par la construction de diverses machines, et put être utile à ses compagnons d’exil. À la formation du royaume d’Italie, Morosi fut appelé à Milan, et dirigea la construction des belles machines de la Monnaie, où les pièces, à l’aide d’un courant d’eau très faible, sont mises sous le coin et retirées par une main de métal, qui, lorsqu’elle n’a plus rien à faire, sonne une clochette pour demander du travail. Morosi a fait un grand nombre d’autres machines ingénieuses, poussé par cet instinct qu’on rencontre de temps en temps en Italie, par cet instinct qui a fait les Fontana à Rome et les Mazera à Turin. Nommé membre de l’Institut italien, il étudia la partie théorique de la science que son génie avait devinée. Personne ne connaît mieux que lui tous les détails des constructions, et c’est à lui qu’on doit une remarque fort importante sur l’action de l’eau dans les machines hydrauliques. Il observa que l’eau, en frappant perpendiculairement contre un obstacle, ne perd pas toute sa vitesse, de sorte qu’on peut augmenter considérablement l’effet produit, en ajoutant un bord à l’extrémité du plan sur lequel elle exerce son action. La pratique a profité de cette découverte. Morosi s’est occupé aussi du développement de la chaleur par le frottement de métaux, et de l’application qu’on en peut faire à l’industrie. Il est arrivé à produire de cette manière une température suffisante pour la fabrication de la soie. Il se propose de poursuivre ces recherches, qui, si elles conduisaient à transformer la force motrice en chaleur, pourraient amener dans les arts une révolution non moins importante que celle due à la transformation de la chaleur en force motrice dans les machines à vapeur.

Le chef de la nouvelle médecine italienne, Rasori, quoique né à Parme, vit depuis long-temps à Milan, et doit par conséquent trouver sa place ici. Rasori, dans sa jeunesse, voyagea en France et en Angleterre, pour étudier la médecine sous les meilleurs maîtres. À Édimbourg, il devint admirateur passionné de Brown, dont il adopta les idées. À la formation de la république cisalpine, Rasori se montra un des plus zélés partisans du nouvel ordre de choses. Nommé plus tard protomédecin et directeur des hôpitaux militaires de Milan, il s’aperçut aisément de l’insuffisance de la médecine écossaise ; et, la modifiant d’après des principes qu’il serait trop long d’exposer ici, il fonda enfin la théorie du contre-stimulus, qui compte beaucoup de partisans en Italie. Rasori a publié peu d’ouvrages, et c’est moins par des écrits que par l’enseignement oral, qu’il a propagé sa théorie. On lui doit cependant divers opuscules qui ont été réunis récemment à Milan, et une Histoire du typhus de Gênes, qui a été traduite en français. On trouve aussi plusieurs mémoires de lui dans les Annales des sciences et des lettres, dont il a dirigé la rédaction pendant deux ans. Après la restauration autrichienne, Rasori fut condamné à mort ; mais ayant été gracié, il resta cinq ans en prison. C’est dans le fort Saint-Georges de Mantoue, qu’il écrivit son beau Traité de l’inflammation. Il travaille maintenant à un grand ouvrage, où il se propose d’exposer l’ensemble de sa théorie.

Milan est peut-être la ville d’Italie où le commerce de la librairie est le plus étendu, et où il se publie le plus de livres[3]. Du temps de Napoléon, le gouvernement encourageait puissamment les publications importantes. On accorda une forte somme aux éditeurs de la grande collection des classiques italiens, et M. Custodi reçut 60,000 francs, pour publier la collection des écrivains italiens sur l’économie politique. Maintenant cette protection a cessé ; mais on publie encore des collections importantes et volumineuses, dirigées par des hommes distingués. Nous citerons spécialement l’Encyclopédie des sciences et des arts, la Bibliothèque encyclopédique italienne, la Bibliothèque agraire et la Collection des classiques ; traduits en italien. On réimprime aussi en petit format les classiques italiens, et ces éditions à bon marché produisent un excellent effet. La munificence éclairée de quelques riches particuliers milanais a multiplié des éditions magnifiques d’ouvrages rares ou inédits. Sous ce rapport, la mort récente du marquis Trivulzi est une grande perte pour la littérature italienne.

Outre les Annales de statistique que nous avons déjà citées, il paraît à Milan d’autres recueils périodiques. Le plus connu est la Bibliothèque italienne. Ce journal, fondé en 1816 par trois des hommes les plus remarquables de l’Italie, Breislak, Giordani et Monti, sous la direction d’Acerbi, acquit dès sa naissance une grande réputation ; mais au bout de quelques années, des disputes de prééminence de langue entre les Lombards et les Toscans amenèrent une polémique âcre et mordante qui dégénéra en une question municipale. Ces discordes, qui aigrissaient les esprits, sans produire aucun bien réel, et qui étaient soufflées par le vent du nord, nuisirent au succès du journal. D’ailleurs des bruits sinistres se répandirent contre le directeur Acerbi ; il avait, disait-on, embrassé la cause de l’étranger, ce qui le rendit odieux aux Italiens : les rédacteurs les plus distingués se retirèrent, et la Bibliothèque italienne perdit tout son crédit. Après la mort d’Acerbi, elle a été dirigée par des hommes de talent, dont on ne soupçonne pas les intentions ; mais elle n’a jamais pu rappeler ses beaux jours.

Non-seulement Milan renferme des notabilités littéraires et scientifiques, mais c’est l’une des villes de la péninsule où l’instruction est le plus répandue. Cependant, nous le disons à regret, on y chercherait en vain, surtout dans les classes supérieures, cette ardeur pour les études graves que nous avons signalée à Turin. Sans doute cela tient en grande partie à l’action du gouvernement, mais il en faut aussi chercher la cause dans le caractère des habitans. Milan est une ville de plaisir : les jeunes gens, ne voyant aucune carrière ouverte pour eux, préfèrent le théâtre de la Scala aux études du cabinet. On ne saurait se figurer l’importance qu’on attache aux spectacles à Milan : on publie des almanachs de tel ou tel théâtre ; la haute société, à l’arrivée d’une prima donna, ne s’occupe que de la débutante : on se querelle, on s’anime, et on oublie dans ces débats de plus graves intérêts. Les bustes en marbre, les médailles, sont prodigués aux cantatrices, et les hommes qui honorent leur patrie restent dans l’oubli. Les bustes de madame Pasta et d’autres chanteuses sont placés dans plusieurs établissemens publics. Pendant mon séjour à Milan, on frappait des médailles en l’honneur de madame Lalande… ; et un prince étranger nouvellement arrivé demandait vainement au vice-roi à voir Manzoni ; l’archiduc et ses courtisans restaient interdits, ne sachant ce que c’est que Manzoni. Je cherchai plusieurs jours l’adresse de Romagnosi, sans que personne pût m’indiquer l’humble demeure de ce vénérable vieillard. À Come, madame Pasta ne sortait jamais dans la rue sans être accompagnée d’une espèce de garde d’honneur, formée de tout ce qu’il y avait de plus distingué dans la société de Milan ; et c’est à Come que Volta a passé ses dernières années sans que personne daignât faire attention à lui !

Il s’en faut de beaucoup que tous les savans de la Lombardie soient réunis à Milan. Pavie, dont l’université, dans le siècle dernier, compta à-la-fois pour professeurs Volta, Spallanzani, Scarpa, Paoli, etc. ; Pavie, quoique moins célèbre aujourd’hui, renferme encore des hommes du plus grand mérite. Il faut placer à leur tête Scarpa dont les travaux sur l’organe de l’ouïe, sur les yeux, sur les nerfs, sont si connus des anatomistes. Mais il y a un trait de la vie de Scarpa moins connu que ses ouvrages, et que nous devons signaler. Ce célèbre physiologiste, qui était déjà professeur à l’époque de l’invasion française en Italie, ne voulut pas prêter serment au nouveau gouvernement, et perdit sa place. Quelques années plus tard, lorsque Napoléon alla se faire couronner roi d’Italie, il visita l’université de Pavie, et se fit présenter les professeurs. « Où est donc M. Scarpa ? » dit-il. On lui expliqua la cause de son absence. « Eh ! qu’importent le refus du serment et les opinions politiques ? répliqua-t-il, Scarpa honore l’université et mes états. » — Depuis cette époque, Scarpa est toujours resté professeur ; quoique fort âgé, il n’a jamais interrompu ses recherches savantes ; et M. Cuvier, peu de jours avant sa mort, avait fait connaître à l’Institut les curieux résultats auxquels ce doyen des anatomistes italiens était arrivé récemment relativement à la nature et aux usages des différens nerfs. Le professeur de mathématiques Bordoni a publié des recherches importantes sur l’équilibre des voûtes, sur les ombres, et sur d’autres sujets de même nature. Les ouvrages de Borgnis, professeur de mécanique, sont connus et appréciés de tous les ingénieurs de l’Europe. Le professeur Panizza a publié un volume de recherches physiologiques qui lui ont valu l’année dernière un prix de l’Institut de France : cette académie a accordé en même temps une autre médaille à M. Rusconi pour ses belles observations sur les salamandres et les grenouilles. La mort récente de Mangili est une perte pour les sciences naturelles : c’est à lui qu’on doit l’explication d’un fait singulier sur lequel Spallanzani avait le premier fixé l’attention. Il montra que la faculté dont jouissent les chauve-souris de se guider dans leur vol, même après avoir été privées de la vue, s’explique très bien par la délicatesse de leur ouïe, et n’exige nullement qu’on admette chez ces animaux l’existence d’un sixième sens. On doit beaucoup regretter que le Journal de Pavie, qui paraissait sous la direction de deux savans distingués, Configliacchi et Brugnatelli, ait cessé faute d’abonnés.

L’université de Padoue compte le professeur Santini, auteur d’un excellent Traité d’astronomie, et d’un ouvrage fort important sur les instrumens d’optique. On doit aussi à cet astronome des recherches savantes sur les perturbations de Vesta. Le professeur Melandri-Contessi, de la même ville, a publié un cours de chimie fort estimé, et des mémoires intéressans sur divers points de physique. C’est à Padoue que se publient les Annales des sciences du royaume lombardo-vénitien ; sous la direction de M. Fusinieri, physicien très connu par ses belles expériences sur le transport de la matière pondérable par l’électricité. Enfin Padoue renferme un homme d’un mérite fort rare en Italie, M. Barbieri, prédicateur distingué, qui est peu aimé de ces gens qui voudraient qu’on ne fît entendre de la chaire que des paroles d’intolérance et de persécution.

Véronne doit au naturaliste Pollini une excellente Flore Véronnaise, des expériences intéressantes sur la végétation des arbres, et d’autres ouvrages importans. Le professeur Zamboni de la même ville a beaucoup travaillé à la construction d’une pile voltaïque sans conducteur humide ; il est parvenu, en combinant l’attraction électrique avec le magnétisme terrestre, à produire un mouvement qu’on pourrait presque appeler perpétuel, puisqu’il se continue pendant plusieurs années de suite. M. Zamboni s’occupe maintenant d’expériences électromagnétiques qui ne peuvent manquer d’apporter de nouvelles lumières dans la science. Véronne a perdu récemment le père Césari, qui s’était occupé toute sa vie de philologie italienne : on lui doit la publication de plusieurs anciens auteurs italiens, et une nouvelle édition considérablement augmentée du grand vocabulaire de l’académie de la Crusca. Césari était la quintessence du purisme italien ; et quoiqu’on puisse lui reprocher d’avoir manqué quelquefois de goût et de critique, ses travaux seront toujours fort utiles à ceux qui voudront faire des études approfondies sur la langue italienne.

La petite ville de Bassano a perdu dans ces dernières années un homme de premier ordre, Brocchi, dont les travaux sont cependant peu connus hors d’Italie. Brocchi, né à Bassano en 1772, étudia d’abord la jurisprudence à l’université de Padoue ; mais tout-à-coup, fatigué de cette science, il quitta Padoue et s’enfuit à Rome où il s’occupa de philologie. En 1792, il publia à Venise un petit traité fort intéressant sur la sculpture des Égyptiens ; mais il quitta bientôt ces recherches pour se donner uniquement à l’histoire naturelle, qu’il professa publiquement pendant quelques années à Brescia. Il fit paraître, en 1808, un excellent ouvrage sur les mines de fer du département du Mella. Nommé ensuite membre de l’Institut italien, et conseiller des mines, il publia plusieurs mémoires sur la géologie de divers points du Tyrol et de la Lombardie. En 1811, Brocchi entreprit un voyage géologique dans l’Italie méridionale ; et après d’immenses recherches, il publia, en 1814, sa Conchyliologie subapennine. Dans les années suivantes, il visita de nouveau la Toscane et Rome ; pendant la terrible épidémie qui régna dans cette ville, en septembre 1818, il fit de courageuses expériences sur le malaria. Il parcourut ensuite la Sicile et assista à une éruption de l’Etna. En 1820, il fit paraître un Essai sur l’état physique de Rome ; ouvrage très important pour la géologie et l’histoire physique de cette ville. Vers la même époque, Brocchi, qui avait perdu ses places en Lombardie, se décida à aller, en Égypte, diriger les mines du vice-roi ; mais avant de quitter l’Europe, il visita la Carinthie pour connaître à fond la construction et l’emploi des fourneaux à réverbère. Arrivé en novembre 1822 à Alexandrie, il partit bientôt après pour la Nubie ; là ses essais ne furent pas heureux : il avait compté, pour la fusion des métaux, sur l’olchus dura, espèce de roseau du Nil, dont les anciens Égyptiens paraissent s’être servis pour cuire leur porcelaine ; mais ce combustible fut trouvé insuffisant. Brocchi fit alors un voyage au mont Liban, où il découvrit des mines abondantes de charbon de terre. S’étant rendu très habile dans l’arabe, il étudia avec soin les mœurs religieuses des Druses, et traduisit plusieurs manuscrits importans. En 1825, il alla dans le Sennaar, mais le climat de ce pays lui fut fatal : il mourut à Chartum, le 23 septembre 1826, laissant par son testament toutes ses collections, les manuscrits, et une somme considérable à sa ville natale, pour former un musée d’histoire naturelle. Brocchi réunissait un grand talent à une prodigieuse activité d’esprit ; dans ses voyages rien ne lui échappait, il observait avec le même intérêt les monumens de l’art et les productions de la nature.

Aujourd’hui que Venise n’est plus centre de gouvernement, elle compte à peine quelques noms éminens dans les sciences et les lettres. Le comte Cicognara, président de l’académie des beaux-arts, a publié une Histoire de la sculpture qui lui fait honneur, et lui a valu les éloges de l’Institut de France. Maintenant le comte Cicognara prépare une histoire de la gravure. Le professeur Marianini, que ses travaux ont placé au premier rang des physiciens italiens, a publié à Venise un excellent Essai d’expériences électromagnétiques, et plusieurs mémoires insérés dans les actes de l’Athénée de cette ville. Après Marianini, il ne nous reste guère à nommer que M. Bizio, auteur d’Opuscules de chimie et de physique fort estimés, et M. Filiasi à qui l’on doit des observations très curieuses sur les changemens atmosphériques de Venise.

Le cardinal Zurla, Vénitien, a fait des recherches savantes sur la mappemonde de Fra Mauro, sur les voyages de Marco Polo et de Cadamosto et sur d’autres points de géographie vénitienne. M. Gamba, savant bibliographe, a rendu de grands services aux lettres par ses recherches sur les classiques italiens et sa collection d’ouvrages d’instruction et d’agrément, collection qui renferme un grand nombre d’écrits inédits ou peu connus. M. Tiepolo a publié des Discours sur l’histoire vénitienne qui forment un supplément indispensable à l’Histoire de Venise par Daru, et M. Cicogna publie un recueil d’Inscriptions vénitiennes où l’on trouve des détails biographiques fort intéressans. Enfin il existe dans une petite île, près de Venise, un couvent de religieux arméniens, avec une imprimerie orientale d’où sont sortis récemment des fragmens d’Eusèbe et de Philon en arménien, publiés par le père Aucher, et un tableau de la littérature arménienne du père Sukias Somal, ouvrage très important. Dernièrement encore le père Ciakciak (auteur d’une grammaire arménienne) a fait paraître une seconde édition de son Dictionnaire arménien-italien qui a mérité les éloges de tous les orientalistes.

Ce tableau de l’état littéraire de la Lombardie n’est pas aussi complet que nous l’aurions voulu ; il y a des travaux d’un intérêt purement local que nous avons dû omettre ici ; il y en a probablement d’autres plus importans dont nous n’avons pas eu connaissance à cause de la difficulté et de la lenteur des communications. Cependant il suffit pour prouver que, malgré les circonstances défavorables où elle est placée, la Lombardie renferme un grand nombre d’hommes distingués dans les sciences et les lettres. Ce serait ici, peut-être, l’occasion de montrer quels sont les obstacles qui s’opposent dans ce pays à un plus grand développement de lumières, et d’indiquer les moyens que le gouvernement devrait employer pour les surmonter : mais c’est une tâche dont nous ne nous chargerons pas. Si nous avons consenti à donner quelques avis à l’aristocratie piémontaise, c’est que quoique ses priviléges soient peu d’accord avec les besoins de notre siècle, cependant elle conserve encore un caractère national, et que nous sympathisons avec tout ce qui est italien. Mais en Lombardie c’est autre chose : un Italien ne saurait se faire le conseiller des étrangers.


g. libri.
  1. Dans le premier article, il s’est glissé une erreur que nous devons signaler. Page 708 du ve volume, au lieu de né sur les rives du Pô, il faut lire né sur les bords de la Dora.
  2. J’espère qu’on ne voudra pas opposer à ce que j’avance ici, ce vers si connu du Dante
    « Versi d’amore e prosa di romanzi »
    (Purgatoire, c. 26)

    car prose chez les anciens Provençaux signifiait ce genre de poésie grave et élevée dont ils se servaient pour célébrer les faits des héros : c’est dans ce sens que le Dante a employé en italien le mot prosa.
  3. Afin qu’on ne puisse pas croire que ce que je dis ici soit en contradiction avec ce que j’ai avancé dans mon premier article sur le peu de ressources que le commerce de la librairie offre aux gens de lettres en Italie, je dirai que Monti, arrivé au plus haut degré de sa célébrité poétique, ne vendit que cinquante louis à un libraire de Milan, le manuscrit de sa traduction d’Homère, qui lui avait coûté plusieurs années de travail.