Revue scientifique - Sur quelques Recherches biologiques récentes

Revue scientifique - Sur quelques Recherches biologiques récentes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

SUR QUELQUES RECHERCHES BIOLOGIQUES RÉCENTES

Des recherches biologiques récentes, celles surtout du physiologiste américain Jacques Loeb, ont vu leurs résultats extrapolés en doctrines audacieuses qui touchent aux points les plus délicats du monde moral. Ainsi ont été ravivées les controverses qui depuis des siècles divisent spiritualistes et matérialistes sur cette question éternelle : Qu’est-ce que la vie ?

Nulle part autant que sur ce sujet l’antinomie ne s’est montrée irréductible entre les hommes qui ont au regard du monde adopté l’attitude idéaliste, et ceux que n’effraie point la rude tristesse du réalisme, entre les Imaginatifs et les positifs. Cette opposition durera tant que, dans le problème de la vie, le physique et le métaphysique se côtoieront, c’est-à-dire bien longtemps encore... nous dirions toujours, si nous étions assurés qu’il y aura toujours des êtres pensans.

M. Dastre a fait naguère un exposé remarquable des diverses philosophies biologiques qui se partagent aujourd’hui les esprits. Si nous adoptons la classification de ce maître de la physiologie contemporaine, et si nous mettons à part la doctrine que M. Dastre appelle l’« animisme, » et qui ne relève pas.de la science hors des atteintes de laquelle elle s’est délibérément placée, il reste en présence le vitalisme et le physico-chimisme. Le vitalisme sous sa forme la plus moderne, qu’on a appelée néo-vitalisme, et dont M. le professeur Grasset adonné naguère ici même un séduisant tableau[1], tout en reconnaissant que les phénomènes vitaux ne sont point soustraits aux forces qui gouvernent la matière brute, croit y distinguer des caractères particuliers : la vie, sans modifier les lois de la matière, les utilise en leur donnant une direction particulière, ce que certains appellent des dominantes, ce que Claude Bernard nommait des idées directrices, et qui rendent les êtres vivans essentiellement différens des autres. Cette doctrine, sous des formes diverses qu’il serait superflu d’analyser après les pages définitives que lui a consacrées M. Dastre, a aujourd’hui l’adhésion de tous les spiritualistes qui prétendent d’autre part ne rien dédaigner des conquêtes de la science ; elle s’est en outre répandue d’une manière étonnante dans tout le monde cultivé, grâce notamment à l’éloquence de M. Bergson, à qui est due sans doute pour une large part la vague de spiritualisme qui depuis quelques années soulève la société.

De l’autre côté de la barricade, le physico-chimisme biologique prétend réduire les phénomènes vitaux à ceux que manifeste la matière inanimée. Pour lui, toutes les forces mises en jeu chez l’être vivant sont essentiellement réductibles aux forces physico -chimiques. C’est la théorie de l’école matérialiste ou moniste.

Les faits nouveaux apportés par M. Loeb, et qui sont relatifs surtout à la fécondation, ont apporté assurément un argument sérieux à la doctrine physico-chimique de la vie. Pourtant, avant de les exposer, nous voulons remarquer qu’a priori même il est impossible d’en tirer des conclusions définitives dans un sens ou dans l’autre. La raison en est simple : la doctrine vitaliste et la conception physico-chimique de la vie sont toutes deux des hypothèses et des extrapolations puisqu’elles ne se fondent que sur un nombre limité de faits acquis (sur lesquels d’ailleurs elles sont d’accord) et, comme telles, elles sont l’une et l’autre en quelque sorte métaphysiques. Tandis que le moniste dit : « Tous les phénomènes vitaux que j’ai analysés jusqu’ici sont physico-chimiques, et j’en induis que tous les autres que je n’ai pas pu encore aborder le sont également, » le vitaliste s’écrie : « Si loin que nous allions dans l’analyse physique des phénomènes de la vie, il arrivera un moment où nous nous heurterons à quelque chose qui n’est pas physico-chimique. » Il n’y aurait qu’un moyen de départager ces opinions opposées, ce serait de connaître absolument et d’avoir pu reproduire sans exception tous les phénomènes vitaux. Avant que cela soit fait, il s’écoulera encore quelques douzaines de siècles sans doute. D’ici là, et quels que soient les progrès de la biologie expérimentale, spiritualistes et matérialistes sont sûrs de n’avoir point à rendre les armes, puisque les uns et les autres, dans leurs doctrines de la vie, sont au delà des faits, c’est-à-dire font de la métaphysique.

Entre ces systèmes opposés qui devraient logiquement se réconcilier dans l’ignorance comme font parfois, dans un même deuil, deux frères ennemis, (le conflit n’intéresse la science qu’autant qu’il est suggestif d’expérimentations nouvelles.

Pour nous, ce qui seul importe dans les doctrines, c’est leur fécondité, leur valeur stimulante au point de vue du mieux savoir, leur rendement scientifique en un mot. Ne serait-ce qu’à ce point de vue, le matérialisme biologique ne mérite pas les dédains dont certains l’ont accablé. Nous ne parlons pas de ce matérialisme puérilement orgueilleux d’un Hoeckel, qui pense avoir fermé toutes les issues au mystère et croit naïvement qu’il a résolu dès maintenant « les énigmes de l’univers. » Celui-là n’est pas moins funeste à la science que les doctrines qui prétendent arbitrairement tracer des limites à celle-ci et lui crier à tout propos : « Tu n’iras pas plus loin. » Il est aussi néfaste qu’elles, car, en bannissant du monde l’ « inconnu, » par un simple décret d’ailleurs platonique, il tarit le seul stimulant de la recherche scientifique. Mais l’hypothèse matérialiste, telle que le plus grand nombre des biologistes la conçoivent aujourd’hui, et d’après laquelle il n’est aucun des phénomènes vitaux, même les plus élevés, qui ne soit justiciable de l’expérimentation physico-chimique, d’après laquelle il n’en est aucun qu’on ne puisse espérer élucider quelque jour par cette méthode, une telle hypothèse a été, et sera encore utile à la science, car elle est éminemment suggestive d’expériences nouvelles, qui nous apporteront des faits nouveaux. Et, dût-elle finalement faillir à son ambition et voir fuir sans cesse devant ses efforts le but sans cesse reculé, elle n’en aura pas moins mérité de la science, par les faits nouveaux qu’elle aura fait jaillir des laboratoires. Car seul le fait vérifiable enrichit la science. Qu’importe si la cime superbe qui plane là-bas au-dessus des nuages mouvans est inaccessible, pourvu que nous ne la croyons pas telle, pourvu que l’espoir de l’impossible escalade nous fasse marcher vers elle, et que nous découvrions, chemin faisant, les forêts nouvelles pleines de plantes merveilleuses où se drapent ses flancs décevans.

Parmi les fonctions des êtres vivans qui ont paru jusqu’ici les plus réfractaires aux explications physico-chimiques, la génération occupe le premier rang. On a cru longtemps que la faculté de s’accroître et la faculté de se reproduire, qui n’est elle-même, comme l’a montré M. Dastre, qu’une conséquence fatale de la première, étaient des propriétés exclusives des êtres vivans et constituaient une sorte de critérium permettant de différencier les créatures animées des objets inanimés. L’étude des substances cristallines a montré qu’il n’en est rien. On a établi que les solutions concentrées d’un grand nombre de substances minérales se solidifient sous forme de cristaux qui se nourrissent et s’accroissent peu à peu aux dépens de la solution mère, mais que cet accroissement n’est pas indéfini, et qu’il a, comme pour les organismes vivans, une limite au delà de laquelle se forment de nouveaux individus cristallins. Ces analogies entre l’accroissement et la multiplication des cristaux et celle des cellules, ont été récemment poussées très loin et étendues à d’autres objets, en particulier à des substances qui, beaucoup plus que les cristaux, jouent un rôle important dans la chimie des corps vivans : les colloïdes.

Si on verse au fond d’une éprouvette une solution d’une substance cristallisable, telle que le sel marin, le sucre, l’urée, etc., et que l’on achève de remplir lentement le vase avec de l’eau pure, on constate que ces substances diffusent à travers l’eau et atteignent la surface supérieure avec une vitesse qui est du même ordre de grandeur pour ces différens corps. Si on refait la même expérience avec des solutions d’albumine, de Comme, etc., la diffusion se fait avec une vitesse beaucoup moins grande, et cette différence s’accentue encore quand on étudie la vitesse avec laquelle ces corps dialysent à travers du papier parchemin par exemple. Les premières solutions sont dites des solutions vraies, les secondes des solutions colloïdales, dans lesquelles le corps n’est pas réellement dissous, mais suspendu à un état d’extrême division. Certains corps peuvent même, selon la façon dont on les a préparés, fournir indifféremment des solutions colloïdales ou non, et c’est ainsi qu’aujourd’hui la thérapeutique utilise couramment des solutions colloïdales de sels de différens métaux qui, dans leur état habituel, donnent des solutions vraies. Or la substance vivante, le protoplasma, se présente en fait sous la forme de solutions colloïdales, et c’est pourquoi aujourd’hui la physique et la chimie biologique s’identifient de plus en plus à la physique et à la chimie des colloïdes.

Or M. le professeur Stéphane Leduc (de Nantes) a montré récemment, par des expériences fort suggestives, que l’accroissement et la division des colloïdes artificiels de nature inorganique présentent, lorsqu’ils sont placés dans un milieu approprié, des ressemblances singulières avec ceux des organismes vivans. A l’aide de vulgaires solutions de sels inorganiques, tels que le chlorure de sodium, tenant en suspension des particules de carbone, M. Leduc a pu imiter d’une manière remarquable un grand nombre des phénomènes qui étaient regardés naguère comme exclusivement caractéristiques de la matière vivante : la karyokinèse et la multiplication des cellules nucléaires artificielles qu’il réalise ainsi s’opèrent d’une manière qui rappelle à s’y méprendre ce qui se passe pour les cellules vitales. Voici, pour ne prendre qu’un exemple, comme M. Leduc réalise artificiellement le phénomène du phototropisme, qui avait été longtemps considéré comme essentiellement vital : si, dans une solution saline appropriée dont la moitié est éclairée et l’autre plongée dans l’obscurité, on verse une goutte d’eau teintée d’encre de Chine, les particules de charbon abandonnent la portion illuminée et cherchent refuge dans la partie sombre.

Certes, il est interdit actuellement de voir dans ces expériences autre chose que des analogies ; mais, même sous cette réserve, elles n’en sont pas moins puissamment suggestives. Elles nous aideront à comprendre l’audacieuse théorie que M. Loeb a donnée de l’origine de nos instincts et de nos désirs.

C’est d’ailleurs par une voie toute différente de celle où nous venons de jeter un regard que M. Loeb et ses émules ont abordé la question de la génération des êtres vivans, et tenté l’assaut d’une des principales forteresses vitalistes : nous voulons parler du rôle mystérieux de l’élément mâle dans la fécondation.

On sait que tout animal dérive d’un œuf et que, chez la plupart des animaux, cet œuf ne peut se développer que lorsqu’un spermatozoïde y a pénétré. La façon dont le spermatozoïde provoque le développement de l’œuf en un nouvel individu paraissait, il y a quelques années encore, un mystère complet. Les expériences de M. Loeb, que nous allons rapidement résumer, montrent que la fécondation semble pouvoir se ramener entièrement à un processus physico-chimique.

On sait que lorsqu’un spermatozoïde pénètre dans l’œuf, celui-ci commence à se développer ; son noyau et la cellule se divisent en deux, puis chaque noyau et chaque cellule subissent une nouvelle bipartition, et ainsi de suite. La façon dont les cellules formées se juxtaposent ensuite, se nourrissent et se différencient peu à peu pour constituer avec son organisation la larve embryonnaire, tout cela n’importe pas pour l’objet de cet exposé qui est uniquement le mécanisme de la fécondation.

Déjà, il y a une douzaine d’années, M. Loeb avait réussi à faire développer en larves des œufs vierges d’Oursins en les traitant par de l’eau de mer à laquelle on avait ajouté du sel. Mais le mécanisme de cette action, qu’on a réussi par des moyens analogues et depuis peu à étendre à des œufs vierges d’autres animaux (Étoiles de mer, Vers, Mollusques) restait mystérieux. C’est pour l’élucider que M. Loeb a effectué ses récentes expériences. Les premières avaient établi que l’élément vivant mâle peut être remplacé dans la fécondation par un agent physico-chimique : une simple concentration de l’eau de mer. Celles-ci tendent à saisir sur le vif comment le spermatozoïde ou son suppléant inanimé provoque le développement de l’œuf.

Dans la fécondation artificielle ou, comme on dit dans le langage technique, dans la parthénogenèse (de παρθένος, vierge) par l’eau de mer surconcentrée, les larves produites s’arrêtaient rapidement dans leur développement, de sorte qu’on n’avait pas une imitation parfaite du phénomène naturel. Voici comment M. Loeb a réussi à le reproduire et à l’analyser exactement. Il a traité les œufs par l’eau de mer additionnée d’un peu d’acide butyrique, qui détermine à la surface de l’œuf une modification se traduisant par la formation de ce qu’on appelle la « membrane de fécondation : » cette première action déclanche le développement de l’œuf, qui pourtant ne tarde pas, dans ces conditions, à s’arrêter, de même qu’il s’arrête lorsqu’on a simplement amené un spermatozoïde au contact de l’œuf (ce qui détermine la formation de la membrane de fécondation), en l’empêchant ensuite de pénétrer dans l’œuf, par exemple par centrifugation, comme l’a fait récemment M. Lillié en opérant sur les œufs de certains vers. Pour certaines espèces, cette première phase de la parthénogenèse, que l’acide butyrique réalise chez l’oursin, peut être produite par des moyens non pas même chimiques, mais purement mécaniques : c’est ainsi que, pour l’Étoile de mer et certains vers, il suffit d’agiter les œufs ; chez la grenouille, il suffit, comme l’a découvert il y a quelque temps M. Bataillon, de piquer l’œuf avec une aiguille. Restait à imiter la seconde et essentielle action du spermatozoïde : celle qu’il produit lorsqu’il a pénétré dans l’œuf et qui amène le développement complet de celui-ci. M. Loeb y a réussi dans le cas des œufs d’oursin en les plongeant pendant un moment après l’action de l’acide butyrique dans une solution hypertonique contenant de l’oxygène.

Et M. Loeb se croit en droit de conclure de ces expériences, dont on voudra bien excuser cet exposé un peu aride à la faveur de l’intérêt puissant qu’elles présentent, que la fertilisation de l’œuf ne résulte pas de je ne sais quel influx vital apporté par l’élément mâle, puisqu’on peut remplacer celui-ci par de vulgaires réactifs physiques ou chimiques.

La parthénogenèse expérimentale constitue une emprise nouvelle du physique sur le métaphysique. « C’est (Dastre, la Vie et la Mort, p. 42) dans l’étude des phénomènes par lesquels l’organisme se construit et se perpétue, c’est sur le terrain des fonctions de la génération et du développement, que les doctrines philosophiques s’étalent et fleurissent. Voilà où est la frontière actuelle de la philosophie et de la science. »

Ces recherches sont d’ailleurs étroitement liées à celles que les physiologistes poursuivent en ce moment en vue d’élucider les mystères de l’hérédité. Les limites de cette étude ne nous permettent pas d’en parler aujourd’hui. Aussi bien avons-nous seulement voulu montrer par un exemple que la barrière un peu arbitraire, élevée par les vitalistes, entre les phénomènes de la matière brute et ceux dont les organismes sont le siège, semble devoir reculer sous la poussée des faits. Est-ce à dire qu’un jour viendra où cette barrière sera brisée ? Nous avons déjà montré que cela est à peu près impossible. Mais en poussant même les choses au pire... comme dirait un vitaliste, au mieux… comme dirait un physico-chimiste... à l’extrême, comme nous dirons simplement, en nous allégeant de toute doctrine tendancieuse ; en admettant, dis-je, que jamais cette barrière dût être anéantie et l’hypothèse vitaliste balayée, y aurait-il là de quoi attrister vraiment ceux qui redoutent de voir l’esprit écrasé par la matière ? La conclusion de cette étude montrera combien une pareille crainte serait peu fondée. Mais auparavant nous devons revenir sur certaines affirmations d’une singulière hardiesse dont M. Loeb a accompagné l’exposé de ses récentes recherches et sur les controverses qu’elles ne pouvaient manquer de soulever, et que nous examinerons d’un point de vue exclusivement scientifique.

Si la plupart des savans ont éprouvé à toute époque une vive prédilection pour la doctrine mécaniciste ou physico-chimique, « en tant qu’elle confond, comme dit M. Dastre, l’ordre vital avec l’ordre physique, en revanche les résistances et les contradictions ne se manifestent qu’à propos de l’ordre psychique. » En face des savans qui, comme M. Loeb, veulent réduire le phénomène de la pensée à un phénomène matériel, nous en voyons d’autres, comme M. Armand Gautier, qui combattent avec une éloquence vigoureuse et avertie cette prétention. Et que M. Loeb et M. Armand Gautier soient tous deux des physiologistes éminens, et soient complètement d’accord tant qu’il s’agit des faits mis en évidence par la science qui leur doit à tous deux des progrès ; que ces hommes également instruits, prudens et sincères se trouvent tout à coup opposés dans des attitudes contradictoires dès qu’il s’agit de la vie psychique, cela démontre mieux que tout au monde que la question n’est pas encore assez élucidée pour être justiciable des explications scientifiques.

La continuité que les physico-chimistes aperçoivent entre les phénomènes matériels elles phénomènes vitaux, M. Loeb prétend qu’elle se poursuit de ces derniers jusqu’aux manifestations les plus hautes de la pensée consciente. Il se montre ainsi le disciple des Cari Vogt, des Büchner, des Moleschott, de ceux qui ont inventé ces propositions célèbres, simplistes, et d’ailleurs indémontrables non moins qu’indémontrées : « La pensée est au cerveau à peu près ce que la bile est au foie et l’urine aux reins, » ou « la pensée est une phosphorescence du cerveau. » Les raisonnemens qui conduisent M. Loeb à des conclusions analogues sont assez originaux pour mériter une analyse. On connaît la tendance qu’ont certains insectes à voler vers la lumière ou loin d’elle et qu’on appelle le phototropisme, et nous avons rappelé ci-dessus comment M. Leduc réalise le phototropisme de certaines cellules artificielles. Le phototropisme se présente chez certains animaux comme la manifestation d’une impulsion à laquelle l’animal ne peut résister, et à laquelle il obéit, bien qu’il lui en coûte souvent la vie. Or M. Loeb explique d’abord ce phénomène par l’action de la lumière sur les substances photosensibles que contiennent les yeux de ces animaux, et dont les produits de réaction agiraient sur les muscles du corps par l’intermédiaire du système nerveux central. C’est ainsi que la prétendue volonté ou l’instinct de l’animal se ramènerait entièrement à des processus physico-chimiques. Par une série d’hypothèses analogues, dont il n’est aucune qui ne soit à la fois soutenable et indémontrable dans l’état actuel de la science, M. Loeb en arrive à conclure que nos désirs et nos espoirs, nos désillusions et nos souffrances, notre morale même et les sentimens bas ou sublimes qui emplissent notre vie intérieure, ont leur origine dans des instincts comparables au phototropisme des insectes, et sont déterminés en nous chimiquement et héréditairement.

C’est, sous une forme à peine rajeunie, la vieille, la très vieille doctrine du déterminisme psychologique. Les réfutations que les philosophes en ont données sont trop présentes à toutes les mémoires pour que nous ayons besoin de les rappeler. Aussi bien nous nageons ici en pleine métaphysique, et la thèse et l’antithèse sont aussi indémontrables expérimentalement, c’est-à-dire scientifiquement, l’une que l’autre. C’est pourquoi le suprême argument ne pouvant être actuellement trouvé dans les faits, le sentiment incline chacun dans un sens ou dans l’autre. Pour beaucoup, le déterminisme psychologique a l’inconvénient radical de supprimer la liberté qui est une condition essentielle de noblesse et de dignité dans la vie, tant des individus que des peuples ; mais il serait exagéré d’attacher trop d’importance à cet inconvénient. D’une part, en effet, ceux qui professent et défendent le mieux le déterminisme se conduisent dans la vie comme s’ils étaient libres. D’autre part, ainsi que l’a dit Henri Poincaré, « tant que la science est imparfaite, la liberté conservera une petite place, et si cette place doit sans cesse se restreindre, c’en est assez pourtant pour que, de là, elle puisse tout diriger ; or la science sera toujours imparfaite, et non pas seulement parce que nos facultés sont débiles, mais par définition ; la question du matérialisme pas plus que celle du déterminisme ne saurait donc être résolue en dernier ressort par la science. »

C’est pourtant par des argumens purement scientifiques et en se fondant sur l’expérimentation physiologique, qu’un illustre biologiste français, M. Armand Gautier, s’est élevé récemment contre le déterminisme physico-chimique de la vie psychique ; à ce titre, il convient de les examiner. M. Atwater a fait en 1904 une expérience justement célèbre au moyen de sa Chambre respiratoire. C’est une cage métallique à triple paroi, soigneusement isolée au point de vue calorifique, et dans laquelle les sujets humains sur lesquels on expérimente peuvent vivre des semaines entières et travailler, recevoir leurs alimens analysés d’avance, renvoyer leurs excrétions à l’extérieur, et se livrer à diverses occupations, tandis que l’expérimentateur note à l’extérieur, grâce à d’ingénieux dispositifs, les quantités de chaleur ou de travail transformé en chaleur produites dans cette enceinte. En 1904, M. Atwater ayant fait vivre dans sa chambre respiratoire, durant 155 jours, plusieurs jeunes gens qui s’y livrèrent à divers travaux intellectuels ou mécaniques et y dormirent, trouva que le total de l’énergie produite par eux dans ce temps s’était élevé à 449 950 calories. Or l’énergie produite par les alimens qu’ils avaient consommés, si on les avait transformés dans les mêmes produits résiduels en les brûlant dans un calorimètre ordinaire, aurait fourni 450 000 calories, c’est-à-dire, à un neuf millième près (ce qui correspond aux petites erreurs inévitables en des expériences aussi délicates), exactement la quantité observée dans l’expérience. De cela on a conclu que les transformations d’énergie se font dans la machine humaine suivant la même loi de conservation énergétique que dans une machine inanimée quelconque, et que, suivant une formule de Berthelot, l’entretien de l’état de vie ne consomme aucune énergie qui lui soit propre. Partant de là et de ce que les sujets de M. Atwater se sont livrés durant l’expérience à diverses opérations intellectuelles, M. Armand Gautier conclut avec beaucoup de force que, non plus que l’entretien de l’état de vie, les phénomènes de conscience, de pensée et de volonté qui constituent la vie supérieure ne correspondent à aucune consommation d’énergie, et que, par suite, ils sont immatériels et ne sont pas de même nature que l’énergie des physiciens.

Il est à craindre que, malgré sa rigueur, la démonstration de M. Armand Gautier ne convainque pas ses adversaires, et cela pour la même raison qui permet d’échapper facilement aux affirmations de ceux-ci : je veux dire l’imperfection, si petite soit-elle, des résultats expérimentaux. L’écart inévitable qui existe entre les résultats numériques d’une expérience et ceux que prévoyait la théorie fournit toujours une échappatoire qui laisse le moyen d’incriminer indifféremment soit l’imperfection de l’expérience, soit celle de la théorie.

En premier lieu on peut, comme l’a fait M. Matisse (Rivista di Scienza, t. XI, 1912, p. 424-430), interpréter les résultats de M. Atwater d’une manière différente de celle de M. Gautier : si les faits de volition, les actes de raison ne consomment pas d’énergie, rien ne prouve qu’ils ne correspondent pas à une transformation d’énergie. L’énergie fournie par les alimens coule dans les organes comme une rivière à travers un moulin. Leur fonctionnement n’est qu’une des phases successives des formes transitoires que l’énergie prend entre son entrée dans l’organisme sous forme d’alimens combustibles et sa sortie sous forme de chaleur. Rien ne prouve qu’il n’en soit pas de même pour la pensée et que celle-ci ne se comporte pas comme une roue dentée intercalée dans le mécanisme du moulin. Une machine quelconque n’est qu’un chemin le long duquel l’énergie chemine ; la machine elle-même ne fait que transmettre l’énergie ; elle n’en consomme que si elle subit une modification dont le maintien nécessite une absorption de travail.

A ce titre, il est certain que, parmi les phénomènes intellectuels, la mémoire occupe une place à part, car elle correspond à une modilication permanente de l’individu ; elle est, si j’ose dire, une opération endothermique. Mais nous avons vu que dans l’expérience de M. Atwater, il s’en faut d’un huit-millième que l’énergie recueillie à la sortie ne soit égale à ce que veut la théorie. Cette petite différence ne correspond-elle pas précisément à l’énergie absorbée dans l’organisme par les phénomènes de mémoire ?

Et puis, il y a encore une autre manière de concilier le résultat de M. Atwater avec l’hypothèse d’une énergie non seulement transformée, mais même consommée en grande quantité dans les opérations intellectuelles. Quelques comparaisons feront comprendre notre pensée. Lorsqu’un fumeur imprudent fait sauter une poudrière, il n’y a aucun rapport entre l’énergie correspondant à la chaleur de combustion de l’allumette qu’il a négligemment jetée, et le travail formidable mis en jeu par l’explosion. C’est que l’énergie libérée par celle-ci existait déjà à l’état latent, à l’état potentiel, dans la poudre. Il suffisait d’une intervention infiniment petite pour la déclancher. Autre exemple : dans la télégraphie sans fil, une onde électrique très faible rend soudain conducteur de l’électricité la limaille métallique du cohéreur ; si celui-ci se trouve sur le circuit d’une batterie colossale d’accumulateurs, cette batterie fonctionnera soudain, mettant en Jeu des puissances formidables et hors de toutes proportions avec celle de l’onde excitatrice. Rien ne prouve que les phénomènes de la vie psychique ne soient pas ainsi déclanchés par de faibles excitations et ne mettent en jeu des quantités énormes d’énergie qui existaient à l’état potentiel dans l’organisme vivant. L’expérience de M. Atwater ne saurait rien prouver au sujet de cette énergie-là.

C’est ainsi que la science, à l’heure actuelle, n’est pas en état d’apporter dans un sens ou dans l’autre une réponse précise à la question du déterminisme psychologique.


Au fond, lorsqu’on examine d’un œil froid les tendances divergentes qui se partagent la philosophie biologique, une chose frappe par-dessus tout : c’est l’incompréhension réciproque et l’immodestie attristante des doctrinaires des systèmes rivaux. Les uns et les autres oublient que c’est folie de vouloir enfermer l’univers dans quelques raisonnemens, et que le contenu ne saurait exprimer tout le contenant.

Quelque rapides que soient les travaux d’approche par lesquels le matérialisme pense s’emparer un jour de tout le monde de la vie et avec lui de l’univers psychique, nous avons vu que ce résultat ne sera jamais atteint. Mais supposons qu’il dût l’être dans quelques centaines de siècles, et qu’alors tous les actes de la vie et les arcanes de la pensée aient été réduits humblement à des processus physico-chimiques et forcés à passer sous le joug et la loi de la matière inanimée, ce jour-là il ne restera plus qu’à savoir ce qu’est la matière. Or nous commençons à connaître que nous n’en savons rien ! Lorsque les physiciens examinent aujourd’hui, avec leur loupe magique, cette chose en apparence si simple qu’on appelle un corps pesant et inerte, ils découvrent que ce n’est là qu’une vaine apparence, que la masse et l’inertie, ces attributs jadis intangibles de la matière, n’existent pas, sont seulement des mots derrière lesquels il n’y a pas autre chose que notre ignorance, et que les atomes des corps matériels ne sont que des trous dans l’éther, c’est-à-dire dans un milieu impondérable et immatériel. Il n’y a plus de matière dans le monde, il n’y a plus que de l’énergie. Mais d’où vient celle-ci, nous n’en savons rien. Ainsi, tandis que l’ambitieux édifice élève toujours plus haut ses étages géométriques de « gratte-ciel, » on aperçoit soudain que ses fondations reposent dans le vide.

De leur côté, les vitalistes commettent peut-être une double erreur. Pourquoi d’abord tracer une limite arbitraire entre le monde inanimé, et le monde vivant ? Est-ce pour laisser un enclos inviolé où puisse régner sans conteste le mystère, ce temple du rêve et de l’infini ? Mais ce serait faire la part trop belle aux esprits puérils, et leur donner à croire qu’ils peuvent réduire le mystère à la fuite. Celui-ci est partout, et il n’y a pas moins d’inconnu dans la cause de la force qui attire la terre vers le soleil, ou qui combine l’oxygène à l’hydrogène, que dans celles qui font pour une idée mourir les humains. Pourquoi refuser d’admettre que ces forces puissent être parentes ? L’univers ne sera-t-il pas plus beau, plus grandiose, plus adorable, si on admet son unité essentielle, au lieu de le « compartimenter » en zones d’influences dont les unes pourront être divines et les autres non ? Pourquoi enfin s’imaginer que le déterminisme de tous les phénomènes, s’il est jamais démontré, puisse être fatal au sentiment religieux ? Le contraire est peut-être plus vrai. Ce qu’il y a de divin dans l’Univers, c’est précisément que son harmonie soit gouvernée par des lois immuables, universelles et ne souffrant pas d’exception. « Les hommes, suivant une pensée profonde d’Henri Poincaré qu’on ne saurait trop citer, les hommes demandent aux dieux de prouver leur existence par des miracles ; mais la merveille éternelle, c’est qu’il n’y ait pas sans cesse des miracles. Et c’est pour cela que le monde est divin, puisque c’est pour cela qu’il est harmonieux. S’il était régi par le caprice, qu’est-ce qui nous prouverait qu’il ne l’est pas par le hasard ? »


CHARLES NORDMANN.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1909.