Revue scientifique - Pour aborder la métapsychique

Charles Nordmann
Revue scientifique - Pour aborder la métapsychique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 935-946).
REVUE SCIENTIFIQUE

POUR ABORDER LA MÉTAPSYCHIQUE

Le « merveilleux » est plus que jamais à la mode. Il semble que toutes les grandes catastrophes de l’humanité lui rendent la faveur des foules... supposé qu’il l’ait jamais perdue.

Je ne veux point parler ici seulement de l’exploitation de ce goût dans ce qu’il a de plus bassement mercantile : des tireuses de carte, des voyantes, des magnétiseurs dont les annonces encombrent les pages de publicité de certains journaux. Mais qui de nous n’a presque chaque jour, et jusque dans les salons les plus huppés, l’occasion d’entendre quelque femme, par ailleurs très distinguée et cultivée, narrer, dès qu’elle se sent en confiance, ce qu’on lui annonça la veille par le moyen du marc de café ou de quelque autre outil de la sorcellerie moderne ? A côté de l’industrie florissante et en somme assez anodine, de tous ces marchands, qu’il faut bénir peut-être, puisqu’ils vendent l’espérance et l’illusion, — ces deux béquilles de la souffrance humaine, — il y a dans le monde entier des réunions nombreuses, infiniment plus nombreuses qu’on ne croit communément, réunions parfaitement désintéressées d’ailleurs, où les spirites s’efforcent à communiquer avec l’au-delà

Tout cela prouve que jamais le goût du « merveilleux » n’a été plus cultivé que dans ce premier quart de notre moderne XXe siècle.

C’est là un fait qui étonnera peut-être certains « esprits forts, » mais c’est un fait certain, et rien n’est plus digne d’étude qu’un fait. D’ailleurs, on a observé depuis longtemps (déjà du temps des Romains) que les siècles les plus sceptiques sont souvent les plus crédules. Mesmer, comme Paul de Rémusat le remarquait ici même autrefois, fit son entrée à Paris l’année même où Voltaire y venait mourir.

Qu’est-ce donc que le « merveilleux ? » La difficulté commence, dès qu’il faut le définir. Si l’esprit d’un trépassé vient converser, à l’appel de son nom, avec des vivants, et parle par l’intermédiaire des mouvements d’un guéridon suivant un alphabet convenu, tout le monde est d’accord pour dire que ce sera là quelque chose de merveilleux. Mais si un guéridon se soulève sans l’intervention d’aucune force physique connue, cela sera-t-D aussi quelque chose de merveilleux ? Oui assurément. Mais qu’un canon puisse tirer à une distance de 130 kilomètres, cela est-il ou n’est-il pas merveilleux ? Oui, dans l’acception que la conversation courante donne à ce mot, oui, c’est merveilleux, c’est-à-dire admirable, étonnant, non dans le sens qu’y attachent les spirites ; dans ce sens, merveilleux veut dire : ce qui est en dehors des lois du monde physique. C’est avec cette signification que j’emploierai ce mot au cours de cette brève étude. Le « merveilleux » ainsi entendu sera un peu la qualité des choses que Grasset appelait occultes.

Mais je n’aime pas beaucoup, je l’avoue, la définition que Grasset donnait de ces choses. L’occultisme, disait-il, n’est pas l’étude de tout ce qui est caché à la science, c’est l’étude des faits qui, n’appartenant pas encore à la science positive, peuvent lui appartenir un jour.

Cette définition est mauvaise. J’ai raconté ici même naguère qu’on a comblé récemment la lacune qui existait entre les rayons X les plus longs et les rayons ultra-violets les plus courts. Les radiations nouvelles trouvées par les physiciens Holweck et Millikan étaient donc des faits occultes, il y a deux ans, si l’on en croit Grasset. Aucun homme de science ne l’admettra. C’est que ces rayons n’étaient pas encore connus, étaient encore cachés, mais que l’induction, l’extrapolation des faits déjà observés permettait d’en supposer l’existence, et que celle-ci, avant même qu’elle ne fût prouvée, ne semblait en contradiction avec aucune des conquêtes antérieures de la science positive.

Il y a une autre raison qui rend difficile à admettre la définition de Grasset. C’est qu’occulte veut dire caché, et que l’explication des faits scientifiques, sinon leur existence, est encore pour la plupart très cachée. En un mot, et étymologiquement parlant, il n’y a que de l’occulte ici-bas.

La distinction que nous venons de faire entre l’existence des faits et leur explication nous fait toucher du doigt autre chose. Le « merveilleux » d’un guéridon qui se soulève, — ceci est une hypothèse, — sans qu’aucune force physique connue intervienne n’est pas le même, n’est pas merveilleux au même degré que l’explication qui voit dans ce soulèvement l’intervention d’un esprit désincarné. Celle-ci est un merveilleux au second degré, si j’ose dire. Je le laisserai complètement de côté ici, je ne m’occuperai pas de l’explication ni des causes des faits merveilleux, mais seulement de leur existence, de leur réalité.

En cela je ne ferai que suivre l’exemple donné par le professeur Charles Richet dans son récent et magistral Traité de Métapsychique [1], où l’illustre physiologiste laisse délibérément de côté l’examen des théories spirites et analogues qu’il juge, non sans raison, avoir été peut-être nuisibles à la promotion de ces choses sur le terrain scientifique.

Cet ouvrage consciencieux et courageux dont la publication constitue un acte de belle audace intellectuelle est certainement l’exposé le plus complet, le plus synthétique et le plus rempli de bonne foi qui ait jamais paru touchant ces difficiles problèmes. Il contient un exposé de faits ; il contient aussi un admirable exposé doctrinal qui concerne, — je le répète, — non pas l’explication des phénomènes, mais leur examen. Sur le premier point, sur les faits eux-mêmes, je dois dire tout de suite que mon vénéré maître n’a point entraîné ma conviction. Je dirai quelque jour pourquoi.

Mais sur le second point, sur ce que j’appellerai, si on veut me le permettre, les principes, les prolégomènes de l’étude du merveilleux, M. Charles Richet, nous le verrons, a apporté les idées les plus hautes et les plus convaincantes, les plus dignes véritablement d’un savant. Si. en vertu même de ces principes, on a le droit de réserver son jugement pour tout ce qui concerne les faits rapportés, on ne peut qu’adhérer complètement à l’attitude mentale qu’il préconise pour aborder les phénomènes métapsychiques.

Voici encore un mot nouveau, une nouvelle appellation. Il n’en manque pas en l’espèce, et si la science n’était, comme on l’a prétendu faussement, qu’une langue bien faite, la science de ces phénomènes serait aujourd’hui fort avancée. Nous verrons qu’il n’en est rien.

Le mot métapsychique (qui signifie au delà des choses psychiques, de même que métaphysique signifie au delà des choses physiques), a été pour la première fois présenté par M. Richet en 1905, dans son adresse présidentielle à la Society for Psychical Research. M. Boirac, alors recteur de l’Académie de Dijon, à qui on doit un beau livre, sur la « Psychologie inconnue, » avait proposé le mol parapsychique. C’est le néologisme de M. Charles Richet qui a justement prévalu et qui est aujourd’hui universellement adopté.

M. Richet définit ainsi la métapsychique : C’est une science qui a pour objet des phénomènes, mécaniques ou psychologiques, dus à des forces qui semblent intelligentes, ou à des puissances inconnues latentes dans l’intelligence.

Cette définition, je l’avoue, si compréhensive qu’elle soit, ne me satisfait pas entièrement.

La lévitation, le déplacement sans contact des objets, tout cet ensemble de phénomènes que M. Richet a si heureusement rangés sous le nom de télékinésie (et dont nous ne discutons pas pour l’instant la réalité), rentre évidemment dans la métapsychique. Tel est bien l’avis de M. Richet.

Or, d’après la définition, cela implique que ces phénomènes sont dus à des « forces qui semblent intelligentes. » La définition, qu’elle le veuille ou non, ne présuppose-t-elle pas ainsi une explication, une théorie du phénomène, une hypothèse sur la nature de sa cause, et n’est-ce pas précisément ce que par ailleurs on a voulu éviter ? Supposé prouvée l’existence de la télékinésie, ne pourrait-on pas l’attribuer à des forces inconnues et purement physiologiques ? Et d’ailleurs le seul fait de distinguer l’ « intellectualité » de ces phénomènes, de « ce caractère de fatalité attaché aux phénomènes mécaniques et chimiques de la matière, » n’implique-t-il pas des hypothèses particulières sur les rapports du psychologique et du physiologique ? Ne marque-t-il pas une sorte de position prise, — peut-être excellente, mais particulière, — sur le déterminisme des phénomènes dits psychologiques ? Et ne peut-on pas alors poser la question si bien indiquée par Laplace (Essai philosophique sur les probabilités, 1814), lorsqu’il écrit : «... Le principe de la raison suffisante s’étend aux actions mêmes que l’on juge indifférentes. La volonté la plus libre ne peut, sans un motif déterminé, leur donner naissance ; car si, toutes les circonstances de deux positions étant exactement semblables, elle agissait dans l’une et s’abstenait d’agir dans l’autre, son choix serait un effet sans cause ; elle serait alors, dit Leibnitz, le hasard aveugle des Épicuriens. L’opinion contraire est une illusion de l’esprit... »

Il n’est point prouvé du tout que Laplace et Leibnitz aient raison, mais enfin on peut se le demander à propos de cette définition de la métapsychique. Mon vénéré maître, M. Richet.me pardonnera, j’en suis sûr, cette petite querelle philosophico-philologico-nigologique à propos de ce mot qui est d’ailleurs excellent et qui a déjà fait fortune.

De tout cela il ressort qu’il est bien difficile, sinon impossible, de définir et de nommer les phénomènes dont nous parlons. Il en est d’eux comme de la définition du temps donnée par saint Augustin et que M. Emile Picard rappelait spirituellement naguère à l’Académie des Sciences, lors d’une discussion des théories einsteiniennes : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si nul ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer quand on me le demande, je ne le sais pas. » Pareillement tout le monde sait de quels phénomènes on veut parler aujourd’hui quand on nomme les phénomènes « occultes » avec Grasset, ou la métapsychique avec M. Charles Richet. Tout en conservant ce dernier vocable qui est dès aujourd’hui classique et universellement adopté, je crois qu’on pourrait donner cette définition :

La métapsychique est l’étude des phénomènes exceptionnels qui paraissent produits par l’action de certains êtres vivants [2], et qui actuellement semblent échapper au déterminisme physico-physiologique et n’être pas réductibles aux agents mécaniques, physiques et chimiques connus.

Cette définition, comme d’ailleurs celles de M. Charles Richet, de Grasset et de Boirac, laisse intacte la possibilité de faire passer quelque jour tel ou tel phénomène du domaine métapsychique au domaine physique. Ces phénomènes, suivant la juste expression de Boirac, « attendent encore à la porte de la science le moment d’entrer. » Dès maintenant il y a toute une catégorie de choses qui naguère eussent été nécessairement classées dans la métapsychique et qui ont déjà franchi ce stade : ce sont tous les faits qui se rattachent a l’hypnotisme et à la suggestion. Cela ne nous empêchera pas d’en parler quelque jour.


Au siècle passé, beaucoup de penseurs éminents ont cru pouvoir dénier a priori toute possibilité d’existence aux phénomènes que nous appelons aujourd’hui métapsychiques. Parmi eux, il faut citer en première ligne le physicien Babinet et Littré qui, il y a quelque trois quarts de siècle, exposèrent à la Revue leurs idées dans des articles qu’il est bien intéressant de relire aujourd’hui.

Il n’y allait pas de main morte, l’excellent Babinet. Il flétrissait comme « absurdes et en contradiction avec les lois de la nature » une foule de phénomènes « depuis les magiciens de tous les âges de l’Antiquité, l’astrologie, les convulsionnaires de Saint-Médard, les guérisons miraculeuses de Mesmer, le magnétisme animal, jusqu’aux tables tournantes actuelles. » Or, parmi ces phénomènes ainsi décriés en bloc, il en est, comme les guérisons de Mesmer et les convulsionnaires, qui aujourd’hui ont trouvé place à jamais dans les cadres de la science médicale.

Il considérait a priori comme « impossible » parce que « contraire » aux lois de la nature, maint phénomène tel que le déplacement d’objets sans contact. C’est qu’à cette époque bénie on croyait connaître les « lois de la nature. » Si on avait dit à Babinet ou à la plupart de ses contemporains (je par le dos savants ayant une autorité) que la masse des corps varie avec leur vitesse et que la loi classique d’addition de vitesse, base de la mécanique traditionnelle, est fausse ; si on leur avait dit que la lumière ne se propage pas en ligne droite ; si on leur avait dit que la transmutation des éléments chimiques est possible et que tous les corps sont composés de particules élémentaires identiques et décelables ; si on leur avait dit tout cela, ils auraient poussé les hauts cris, car tout cela leur eût paru en contradiction avec ce qu’ils appelaient alors « les lois de la nature. »

Ils n’eussent pas accepté ces choses sans regimber.

C’est donc un critérium assez faible qu’employaient ces savants pour n’admettre la possibilité que de phénomènes « raisonnablement admissibles, » et pour écarter a priori « toute intervention de force mystérieuse en contradiction avec les lois physiques bien établies par l’observation et l’expérience. »

Là où on peut cependant approuver Babinet, c’est lorsqu’il affirme que « nous ne pouvons rien admettre de contraire à l’expérience dans le monde matériel. » Mais lorsqu’il ajoute : « Apprenons de l’expérience à distinguer le possible et l’impossible, » on peut lui dire qu’il se trompe, car l’expérience ne peut pas nous renseigner sur le possible, mais seulement sur le réel et, pour mieux dire, sur le réel sensible. Babinet s’étonne d’ailleurs qu’un mémoire ait pu être présenté sur ces questions à « l’Académie des sciences malheureusement accessible à toutes les prétentions des observateurs étrangers, » On se demande si, présent, il n’eût pas protesté contre la présentation du « Traité de métapsychique » que lit l’autre jour à la docte assemblée M. Charles Richet, titulaire du prix Nobel de médecine, découvreur de l’anaphylaxie et de tant d’autres belles nouveautés qui ont enrichi la science et la pensée humaine. — Pourtant Babinet était un physicien de valeur. En parlant et en écrivant ainsi, il croyait de bonne foi défendre « des principes qui ont assuré les progrès des sciences d’observation. » Nous avons vu que cet argument est faible.

« Le possible, dit Babinet, est ce qui est ; l’impossible est ce qui est en contradiction avec ce qui est, c’est-à-dire avec les faits. » Raisonner ainsi, c’est croire que nous avons observé tous les faits et que nous n’en ignorons aucun. Certains le croyaient du temps de Babinet. C’était enfantin.

« Il y a plus de choses entre le ciel et la terre que n’en peut contenir toute notre philosophie. » « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. » C’est de main de maître, que M. Richet rappelle tout cela à ceux qui prétendent parler au nom de cet a-priorisme scientifique.

Aux négateurs qui objectent que la métapsychique, s’appuyant sur des expériences qui ne peuvent se répéter, n’est pas une science, M. Richet répond en substance ceci.

Il y a dans la nature bien des phénomènes qui ne sont pas reproductibles à volonté et dont la science ne nie pourtant pas la réalité. Telles sont les éclipses. Niera-t-on pour cela leur existence ? Ne serait-il pas inadmissible de nier l’existence des aérolithes sous prétexte que tel jour et à telle heure il est impossible de faire tomber à volonté un aérolithe sur la place de la Concorde ? On peut d’ailleurs rappeler à ce propos que Lavoisier (les plus grands hommes ont quelque jour une faiblesse) a dit que nulle pierre ne tombait du ciel parce qu’il n’y a pas de pierres dans le ciel.

L’absurdité serait non pas, comme le dit Babinet, d’étudier certains faits inhabituels, mais de ne pas vouloir les étudier parce qu’ils sont anormaux.

Toute cette partie de la doctrine du professeur Richet est profonde et juste. On ne peut également que souscrire à sa manière de voir, lorsqu’il affirme que l’inconnu nous baigne de toutes parts et l’insolite, et que c’est un mauvais critère de rejeter d’avance certaines possibilités sous prétexte qu’elles choquent peu ou prou nos habitudes mentales.

Cette attitude est en vérité plus véritablement scientifique que celle de l’illustre physicien anglais lord Kelwin (qui a le juste honneur de reposer à Westminster à côté de Newton) lorsqu’il affirmait dogmatiquement ceci : « Je tiens à repousser toute apparence d’une tendance à accepter cette misérable superstition du magnétisme animal, des tables tournantes, du spiritisme, du mesmérisme, de la clairvoyance, des coups frappés. Il n’y a pas un septième sens d’espèce mystique. » Qu’en sait-il ? Il ne l’a pas constaté et voilà tout.

L’histoire nous apprend que les découvertes les plus simples ont été repoussées a priori sous prétexte qu’elles étaient contradictoires avec la science. « L’anesthésie chirurgicale fut niée par Magendie. Le rôle des microbes a été contesté pendant vingt ans par tous les académiciens de toutes les Académies. Galilée a été mis en prison pour avoir dit que la terre tourne. Bouillaud a déclaré que la téléphonie n’était que de la ventriloquie... etc. »

« Lorsque les savants, ajoute M. Richet, — il devrait dire certains savants, — déclarent que tel ou tel phénomène est impossible, ils confondent très malheureusement ce qui est contradictoire avec la science et ce qui est nouveau dans la science. Il faut insister, car c’est là la cause profonde du cruel malentendu. »

Il ne faut jamais dire à la science : tu n’iras pas plus loin. « Tout ce que nous ignorons paraît invraisemblable. » Mais bien des invraisemblances d’aujourd’hui seront peut-être demain des vérités élémentaires. M. Richet rappelle à ce propos le cas de ce professeur de la Faculté de Paris qui a dit, comme on lui parlait de la contagion de la tuberculose : « Si la tuberculose était contagieuse on le saurait, » Et à l’Académie de médecine, — c’était en 1878, — on l’a presque unanimement approuvé.

Louis XIV ou ses ministres eussent certainement fait enfermer aux Petites-Maisons un homme qui leur eût dit : « On peut entendre à Rome la voix d’un homme qui parle à Paris ; » ou bien : « On peut à travers les chairs apercevoir les os des personnes vivantes ; » ou bien : « On peut mettre en bouteille les germes des maladies et les cultiver dans une armoire ; » ou bien : « On peut transporter cinq cents canons à travers les airs à une vitesse de 300 kilomètres à l’heure. » Or celui qui eût dit cela eût simplement annoncé le téléphone, la radioscopie, la bactériologie, l’aéroplane qui sont des réalités parfaitement incontestables ! Louis XIV eût assurément considéré ces affirmations comme beaucoup plus invraisemblables que si on lui avait dit :

« Certaines personnes ont le pouvoir de déplacer des objets sans contact et sans l’intervention des forces mécaniques connues » (télékinésie) ; ou bien : « Certaines personnes ont la faculté de produire parfois des formations visibles et fugaces émanant de leur corps et affectant la forme de visages ou de membres humains » (ectoplasmie) ; ou bien : « Certaines personnes ont une faculté de connaissance, une possibilité de pénétrer les pensées ou les objets cachés, qui est différente des facultés sensorielles normales » (cryptesthésie).

Or la cryptesthésie ou lucidité, l’ectoplasie ou matérialisation et la télékinésie ou lévitation, sont précisément les trois ordres de phénomènes pour lesquels le professeur Richet réclame droit de cité parmi ceux qui sont objets de science. Ce sont les trois ordres de choses qui, selon lui, constituent aujourd’hui toute la métapsychique.

Nous venons de voir que ce n’est sans doute pas une attitude véritablement scientifique que celle qui consiste à rejeter a priori l’étude de ces phénomènes, qu’ils soient vrais ou faux, réels ou illusoires. Leur caractère plus ou moins « absurde » est un très mauvais critère. Nous avons montré par maint exemple que dans l’histoire de la science on a souvent voulu dénier par son moyen des découvertes dont personne aujourd’hui ne conteste la réalité.

Claude Bernard annonce un jour que les animaux fabriquent du sucre. Aussitôt les objections se multiplient : « C’est déranger l’harmonie du monde vivant que d’admettre la formation du sucre par les animaux. Ce sont les végétaux qui font du sucre et les animaux qui le consomment. Ce sucre qu’on a trouvé dans les organismes animaux était du sucre amassé par l’alimentation ou résultant d’une altération cadavérique. Bref, le sucre ne peut pas être fabriqué par un organisme animal. »

On sait, ajoute M. Richet, ce que ces phrases sont devenues.

Pendant la guerre un modeste homme de science devenu artilleur expérimente avec succès devant les plus hautes autorités (dont le général Gallieni) un procédé qui lui permet de repérer les canons allemands par le son. Ce succès est constaté dans des procès-verbaux officiels. A quelque temps de là notre artilleur improvisé est envoyé dans un autre secteur pour utiliser son procédé. Ce secteur est commandé par un général, d’une catégorie heureusement assez rare, qui, à son état-major, déclare que ce que prétend faire notre homme est impossible a priori et qu’il est a priori un « fumiste. » A la suite de quoi le général se refuse à voir les appareils et les expériences de cet homme bien que vingt fois et pendant des semaines son auto passe à côté desdits appareils. A quoi bon regarder puisqu’un raisonnement a priori a suffi, — en dépit des faits déjà démontrés, — à former sa conviction.

On pourrait multiplier ces exemples. Ils prouvent que l’apriorisme est un déplorable instrument de stagnation, la plus terrible des armes contre le progrès. Rien n’a jamais fait autant de mal à l’humanité que les idées préconçues.

Bannissons-les donc, même et surtout lorsqu’il s’agit de phénomènes insolites, anormaux, et ne nous refusons jamais à aborder ceux-ci par la seule voie d’accès qui n’égare pas, par l’expérience, source unique de la vérité, suivant la parole immortelle d’Henri Poincaré.

« Ayons, écrit le professeur Richet, la pudeur de la modération qui sied à notre ignorance. » Cette belle parole mériterait de servir de règle, non seulement dans l’étude de la métapsychique, mais dans tous les tâtonnements humains, quels qu’ils soient, vers la vérité.

Pourquoi supposer qu’avec nos cinq misérables sens nous avons délimité l’Univers ? « Pourquoi supposer, a dit ailleurs le grand physiologiste, qu’il n’y a pas d’autres forces que les forces accessibles à nos sens ? Huxley raconte qu’il a mis la tête entre les branches d’un immense aimant. « Alors, dit-il, il se passa quelque chose d’extraordinaire : il ne se passa rien. Ainsi voilà une force énorme capable de soulever 200 kilos de fer, qui ne fait aucune impression sur nos sens. Les courants de hautes fréquences assez puissants pour allumer une lampe électrique, nous demeurent tout à fait inaperçus et traversent notre corps sans faire la moindre impression. Et il est extrêmement probable qu’il y a autour de nous des vibrations très fortes qui n’agissent pas sur nos sens. » C’est non seulement probable, mais certain : les ondes hertziennes, les rayons du radium, les rayons X, les ultra-sons sont dans ce cas.

Toute cette philosophie de la métapsychique, telle que la conçoit et l’expose M. Richet, doit être admise sans réserve.

D’ailleurs, les phénomènes métapsychiques, — ceux du moins que M. Richet range dans cette catégorie, et qui ont été définis ci-dessus, — si leur existence était démontrée, n’entraîneraient, à mon avis, quoi qu’affirment certains, aucune contradiction avec les faits déjà établis par les sciences physiques.

Si, par un mécanisme à élucider, il était au pouvoir de certains individus de lire à travers l’espace dans la pensée des autres êtres, ou d’apercevoir des objets cachés, je défie qu’on me montre en quoi ces faits nouveaux seraient en contradiction avec les faits déjà incorporés à la science. Si certains individus avaient le pouvoir de déplacer des objets sans contact, et par l’intermédiaire d’une force ou d’un rayonnement non encore décelés et émanant de leur organisme, si ces individus étaient d’ailleurs capables de produire des sortes d’efflorescences, des ectoplasmes émanés d’eux, et affectant des formes humaines, en quoi, encore un coup, ces faits insolites renverseraient-ils les données acquises par la science positive ? Je défie qu’on le montre.

Nous n’entrons dans l’impossible et dans l’absurde, ou du moins dans « le contradictoire à la science, » que lorsque nous admettons, non plus seulement l’existence de ces faits, mais certaines des explications qu’on en a données, certaines des théories qu’on en a proposées. Ce sont ces théories, ces explications qu’il y aurait lieu éventuellement de rejeter au nom de la science, mais non pas les faits eux-mêmes, si leur existence est prouvée.

Tout est là : les faits métapsychiques allégués, la télékinésie, l’ectoplasmie, la cryptesthésie sont-ils des phénomènes réels ?

Telle est la première, la seule question que puissent et que doivent se poser dans ce domaine les hommes de science dignes de ce nom. C’est l’avis du professeur Richet : « Si nous voulons que la métapsychique soit une science, commençons par établir fortement les faits. »

Tout est là encore un coup, et rien que là

Lorsque l’illustre physicien anglais Crookes, célèbre par ses découvertes dans la science positive, commença à publier (de 1869 à 1872) les faits remarquables qu’il crut avoir observés avec certains médiums, il s’écria : Je ne dis pas que c’est possible, je dis que cela est.

Retournant en quelque sorte ce mot célèbre, il me semble, à la lumière des considérations précédentes, qu’on doit aborder l’étude des faits de cet ordre en se disant : « Je ne dis pas que c’est impossible, je dis qu’il faut prouver que cela est. »

Or il n’est que deux manières de rechercher cette preuve : 1° l’expérimentation et l’observation personnelles ; 2° l’étude des témoignages des autres expérimentateurs et observateurs. Cette deuxième méthode nous conduira à une critique serrée des témoignages ; elle nous montrera d’ailleurs que si l’on peut invoquer de très hautes autorités contre la réalité des faits allégués, on en peut invoquer de non moins éminentes en sens contraire. Quant à l’expérimentation et à l’observation, il y aura lieu de préciser les conditions nécessaires pour les rendre probantes.

Car si les principes sont ici incontestables, il n’en est pas encore de même des faits. Car tout le possible n’est pas nécessairement réel.

Il est prouvé qu’un grand nombre des faits allégués dans les témoignages pourraient avoir été produits (je ne dis pas : ont été produits) par des supercheries ou des trucs. Or les conditions d’une bonne expérience doivent avant tout être telles que le phénomène ne puisse pas être truqué par un procédé quel qu’il soit. La bonne foi des expérimentateurs (dont beaucoup illustres comme W. Crookes, R. Wallace, Lombroso, Zöllner, Myers, Lodge, Richet) ne saurait être mise en doute.

Mais nous aurons à examiner, quand le moment sera venu, si les expériences invoquées par eux, ou si seulement certaines d’entre elles, — et lesquelles, — remplissent cette condition indispensable d’avoir été réalisées dans des circonstances où ni la bonne, ni la mauvaise foi d’aucun des expérimentateurs ne puisse même entrer en ligne de compte.

Quelles que soient les conclusions auxquelles nous pourrons être conduit, — supposé qu’il y ait des conclusions nettes, ce qui n’est nullement certain, — tous ceux que passionnent les côtés mystérieux de l’Univers sauront gré au maître Richet d’avoir donné à cette science captivante et nouvelle non seulement son nom, mais quelques-uns des principes directeurs sur lesquels elle doit nécessairement s’appuyer.


CHARLES NORDMANN.

  1. Alcan, éditeur, 1922.
  2. De la sorte on n’élimine pas a priori les animaux.