Revue scientifique - Physiologie de l’aéroplane

Revue scientifique - Physiologie de l’aéroplane
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

PHYSIOLOGIE DE L’AÉROPLANE

Avant la guerre déjà, il n’était personne dans le public qui ne fût enthousiasmé des progrès stupéfians de l’aviation, étonné de ses promesses, rêveur devant son avenir. Dans ces sentimens il y avait quelque chose d’un peu mystique ; l’avion avait réappris aux foules à lever leurs regards vers le ciel, vers cette petite bulle d’air qu’est l’aérosphère, vers cet azur qui, parce qu’on n’en voit pas la limite pourtant bien proche, a évoqué de tout temps l’idée de l’infini. On l’avait désappris, ce geste, qui n’est, quoi qu’en pense Ovide, nullement spontané chez l’homme ni conforme à sa conformation vertébrale ; il faut en effet que le tendre poète latin ait été curieusement réfractaire au torticolis pour croire que l’os sublime est réellement et naturellement humain.

Les merveilles accomplies par l’aéroplane, ses « performances, » comme on dit dans un certain argot, que la guerre a amplifiées et fait rebondir sur son dur tremplin, les vitesses et les altitudes atteintes par l’aviateur, les poids qu’il emporte, les trajets immenses qu’il parcourt, les culbutes même qu’il est capable de faire impunément et qui défient audacieusement la pesanteur, tout cela a dépassé beaucoup ce qu’on avait rêvé. Dans l’espace millénaire et pourtant bien bref qui s’étend du rêve puéril d’Icare aux exploits de nos modernes pilotes de l’air, il y a tout ce qui sépare le mythe du réel, l’espoir de la possession, la fiction de l’être. Et, comme chaque fois qu’on aborde dans un de ces havres superbes que la science a creusés, l’antithèse ici n’est nullement en faveur de la légende, et la réalité monte à des hauteurs où n’avaient point atteint les ailes dorées de la fantaisie. Rien à mon sens ne montre mieux l’infirmité du pauvre cerveau humain, que son incapacité de concevoir, même lorsqu’il ouvre toutes écluses à l’imagination, des choses qui ne se trouvent quelque jour pauvres et puériles à côté de ce que la réalité enferme dans son flanc insondable. D’un autre côté rien ne montre mieux la puissante grandeur de ce cerveau que son pouvoir de réaliser toujours plus qu’il n’avait rêvé… Ainsi, selon l’angle visuel et selon l’humeur du moment, on peut humilier ou glorifier le bipède humain ! C’est un double soin dont les moralistes se sont à l’envi très prolixement acquittés depuis toujours. Aussi bien s’agit-il ici de physique et non de morale.


À propos de l’étourdissante progression de la navigation aérienne, on a écrit maintes fois qu’elle avait pris la science au dépourvu, qu’elle n’était que le fruit de l’empirisme et que les savans n’étaient arrivés à la rescousse avec leurs x qu’après la bataille, comme les carabiniers d’Offenbach. Rien n’est plus faux. La théorie complète de l’aéroplane a été mise sur pied par les Cayley, les Penaud, les Chanute, les Langley, les Ader, — noms dignes de plus de célébrité qu’ils n’en possèdent, — bien avant la réalisation qui ne dépendait que d’un progrès pratique lié lui-même à de hautes questions de théorie : le moteur léger.

Uniquement sportive avant la guerre, c’est-à-dire sans application pratique réalisée, l’aviation a pris, au cours de celle-ci, une importance sans cesse grandissante, dont nous expliquerons les causes et les effets. L’avion s’est révélé comme un engin de guerre sans égal par la multiplicité des rôles militaires qu’on peut lui assigner, et les changemens qu’il a introduits dans les anciens modes de combat. Enfin de tous les moyens de locomotion connus, traction animale, traction mécanique, terrestre, aérienne, ou marine, il se trouve être le seul qui ait été jusqu’ici utilisé uniquement dans l’art de la guerre.

Le moment nous paraît donc venu d’examiner en y mettant toute la concision compatible avec une nécessaire clarté les questions suivantes : Qu’est-ce qu’un avion ? Pourquoi et comment fonctionne-t-il ? Quelles sont en conséquence les diverses modalités réalisables et déjà réalisées de son emploi à la guerre.

J’aborderai d’abord la première de ces questions. Mais, au lieu de commencer par l’étude scientifique du problème, par l’étude de cette science de l’aérodynamique à laquelle la France a contribué, comme nous verrons, par de si beaux travaux, je crois préférable d’entrer immédiatement dans le vif du sujet et d’examiner comment est fait un aéroplane, et comment il fonctionne, supposant connus certains résultats expérimentaux. Quant à la façon dont ceux-ci ont été obtenus, quant à l’aérodynamique, aux méthodes délicates et variées dont elle a enrichi la science du vol et qui sont tout imprégnées de l’ingénieux génie français, j’en ferai l’objet d’une prochaine chronique, avant d’aborder, pour finir, l’étude militaire de l’aéroplane.

Je le ferai en m’inspirant quelque peu de la marche suivie dans leurs récentes publications par M. de Guiche et par M. Maurain qui sont parmi nos meilleurs aérotechniciens, et en évitant néanmoins toutes les formes trop techniques, bien qu’il soit difficile de faire sur l’aviation, sans le secours de quelque mathématique, un exposé d’une diaphanéité vraiment aérienne.


On peut distinguer dans un avion quelconque deux parties essentielles : celle qui lui sert à se soutenir dans l’air, à s’appuyer sur lui, et celle qui lui sert à avancer. La première comprend les ailes et les gouvernails, qui servent, comme nous verrons, à porter l’appareil, et à maintenir son équilibre et sa direction ; elle comprend aussi des organes passifs, la nacelle où se placent les aviateurs, le combustible, les instrumens et armes et le train d’atterrissage qui facilite le départ et l’arrivée de l’appareil. La partie motrice de l’avion comprend le moteur et l’hélice, organes de son avancement dans l’air, de sa traction.

Examinons d’abord pourquoi et comment fonctionne la partie sustentatrice de l’avion : les ailes sont constituées, comme chacun sait, par des surfaces minces à peu près planes et à peu près rectangulaires, légèrement inclinées vers le haut (de l’arrière à l’avant) et dont l’envergure, de même que pour les ailes d’un oiseau, est très supérieure à leur largeur. L’hélice mue par le moteur fait avancer ces surfaces dans l’air, de même qu’une hélice marine propulse dans l’eau le navire auquel elle est fixée. L’aile en avançant heurte vivement par sa surface inférieure l’air dans lequel elle avance ; cet air se comprime contre elle et a tendance à résister à son mouvement ; et comme cette compression s’exerce sous l’aile, elle tend à la soulever, tout en s’opposant à sa marche. D’autre part et au contraire, il se produit, pour les mêmes causes, une sorte de vide, de dépression sur la face supérieure de l’aile parce que cette face est dirigée vers l’arrière et que l’air ne remplit pas instantanément l’espace vide laissé par l’aile derrière elle dans son mouvement. Ces dépressions ne sont jamais d’ailleurs très considérables, et elles sont au plus, dans les avions existans, d’environ cinquante grammes par centimètre carré de l’aile (elles seraient vingt fois plus fortes, si ces dépressions correspondaient à un vide parfait).

Quoi qu’il en soit, la pression exercée par l’air sur la partie inférieure de l’aile légèrement inclinée, est, l’expérience le prouve, et, comme il est naturel, d’autant plus forte que l’aile se déplace (sous une inclinaison supposée invariable) avec une vitesse plus grande. Il arrive donc, lorsqu’on augmente la vitesse de translation de l’aile, un moment où la résistance de l’air est assez forte pour la soulever ; à ce moment la poussée de l’air est égale au poids soulevé.

Chacun de nous a vu, dans les music-halls, ces jongleurs qui lancent d’une main adroite des cartes à jouer d’un bout à l’autre de la salle. La seule précaution prise par le lanceur est d’incliner légèrement la partie antérieure de ces cartes vers le haut. Elles se comportent alors exactement comme une aile d’aéroplane. Il faut que l’aile soit inclinée dans ce sens-là et non dans l’autre pour la même raison qui fait, si j’ose employer cette analogie simpliste, que, lorsqu’on caresse un chat à rebrousse-poil on soulève ses poils, tandis qu’on les aplatit au contraire dans l’autre sens : une partie de la vitesse de la main s’applique aux poils comme si elle leur était perpendiculaire dans un sens ou dans l’autre, de même que la poussée de l’air a une composante dirigée normalement à l’aile et qui s’oppose à son poids, et une autre dirigée parallèlement à celle-ci et sans effet sur ce poids.

Considérons maintenant une surface mince, plate et rectangulaire comme une aile d’avion ou une très grande carte à jouer se déplaçant dans l’air, légèrement inclinée vers le haut d’un angle constant, l’expérience prouve que la pression de l’air sur les deux faces dépend de trois facteurs : 1° la vitesse du déplacement ; 2° les dimensions de la surface ; 3° l’inclinaison de la surface par rapport à la direction de sa translation, et qu’on appelle l’angle d’attaque.

1° La pression de l’air qui s’exerce sur la face inférieure de l’aile et la dépression qui s’exerce de l’autre côté, et desquelles dépend exclusivement la force qui soulève l’aile augmentent très vite avec la vitesse ; elles augmentent comme le carré de cette -vitesse ; c’est-à-dire que, si la vitesse double, la poussée de l’air quadruple. Supposons pour prendre un exemple qu’une vitesse de 50 kilomètres à l’heure allège de 300 kilos le poids apparent d’un avion ; pour une vitesse de 100 kilomètres à l’heure, ce poids sera allégé de 1 200 kilos. Dès que le poids de l’appareil sera inférieur à celui dont il est allégé par la poussée, il se soulèvera du sol et s’envolera ; l’appareil volera horizontalement lorsque sa vitesse sera telle que la poussée de l’air soit inférieure à son poids ; il montera pour une vitesse supérieure, il descendra pour une vitesse moindre. Il va sans dire que le poids à considérer ici est non seulement le poids des ailes elles-mêmes, mais le poids de tout l’avion (moteur, fuselage, etc.).

2° Si on prend deux ailes de même profondeur ou largeur, mais d’envergures différentes, l’expérience prouve que la poussée de l’air est proportionnelle à cette envergure. Par exemple, sur une aile de 2 mètres de large et de 20 mètres d’envergure, à une vitesse donnée, la poussée de l’air est quatre fois plus grande que sur une aile de même largeur et de 5 mètres seulement d’envergure.

Si au contraire on compare entre elles deux ailes de même envergure et de profondeurs inégales, les mesures faites (par les méthodes que nous décrirons) montrent que la force portante de l’air ne croît pas indéfiniment lorsqu’on augmente la profondeur de l’aile. Il existe une profondeur d’environ 1 mètre qu’il y a intérêt à ne pas dépasser sous peine de voir diminuer ensuite la force portante de l’air. Ce fait, paradoxal en apparence, est dû aux remous que le bord d’attaque de l’aile produit à une certaine distance en arrière. C’est par suite de ce phénomène dûment constaté que presque tous les avions, quelle que soit leur envergure, ont à peu près la même profondeur d’ailes.

3° La force portante de l’air dépend évidemment de l’angle d’attaque, c’est-à-dire de l’inclinaison de l’aile par rapport à l’horizontale, si on suppose le cas simple où l’avion se déplace parallèlement au sol. Si en effet l’angle d’attaque était nul, c’est-à-dire si l’aile supposée plane se déplaçait exactement dans le sens de sa tranche, il n’y aurait aucune différence entre les pressions exercées sur le dessus et le dessous de l’aile, mais, d’autre part, la résistance à l’avancement de l’aile serait infiniment faible ; aucune force ne la soutiendrait, mais une force faible suffirait à la déplacer très vite. Si donc on l’incline très légèrement sur l’horizon, la poussée de l’air la soulèvera un peu ; et cette poussée sera multipliée par le carré de la grande vitesse, à laquelle la faible résistance à l’avancement permettra d’amener l’appareil. Si au contraire, l’angle d’attaque était le plus grand possible et égal à un angle droit, c’est-à-dire si l’aile était perpendiculaire à son déplacement, la résistance à l’avancement sera énorme, puisque l’aile résiste de toute sa surface à son déplacement dans l’air ; d’autre part, la force portante de l’air sera nulle comme dans le premier cas. De tout ceci il résulte évidemment qu’on obtiendra les conditions les plus favorables à une bonne sustentation en se rapprochant le plus possible du premier des deux cas extrêmes précédens, c’est-à-dire en donnant aux ailes un très petit angle d’attaque, dont l’expérience montre d’ailleurs dans chaque cas particulier, mieux que toute théorie, la valeur la plus favorable. En fait, les angles d’attaque utilisés pratiquement en aviation sont toujours inférieurs à 20 degrés. On conçoit d’ailleurs a priori qu’il y ait au moins une valeur pour laquelle cet angle est le plus favorable possible, puisque lorsqu’il est égal à zéro ou à un angle droit, la sustentation est nulle, et qu’elle est toujours positive pour des valeurs intermédiaires.

Nos lecteurs voudront bien me pardonner ce que ces considérations ont d’un peu abstrait ; ils le feront, j’espère, avec d’autant plus d’indulgence que je dois avouer que j’ai dû en sacrifier un peu la rigueur aux dépens de la simplicité.

Ainsi qu’on vient de le voir, la résistance à l’avancement de l’avion dont dépend pour un moteur donné sa vitesse, est fonction pour une grande part de ses parties passives et en particulier de la nacelle. On a trouvé que la forme qui convient le mieux à celle-ci pour réduire au minimum la résistance à l’avancement est une forme arrondie à l’avant et effilée à l’arrière. L’expérience a prouvé en effet qu’il se forme à l’arrière des mobiles en mouvement dans l’air une zone vide d’air qui provoque une sorte d’aspiration retardatrice, qu’on n’atténue qu’en donnant à l’arrière des corps en mouvement une forme effilée. Pour bien faire, c’est donc à l’arrière des trains qu’il faudrait mettre le coupe-vent effilé des locomotives. On a appliqué cette curieuse constatation dans les plus récens dirigeables qui sont plus pointus et fins à l’arrière qu’à l’avant ; et aussi dans certaines automobiles et dans certains types de navires récens. Chose curieuse, les poissons qui pourtant n’ont, à ce qu’on croit, jamais étudié la dynamique des fluides, s’étaient depuis longtemps, à l’usine ingénieuse de l’adaptation, fabriqué des formes analogues.

Tout ce que nous venons de dire s’applique aux ailes planes. Cela s’applique à peu près aussi aux ailes légèrement incurvées vers le bas, — comme celles des oiseaux, — que l’on a peu à peu substituées aux ailes planes dans les avions. Ces ailes un peu concaves se sont en effet, à l’expérience, montrées un peu supérieures aux planes. La principale raison, — ou du moins la seule que sa faible complexité nous permette d’indiquer ici, — en est qu’avec une aile légèrement incurvée vers le bas, les pressions de l’air sous l’aile sont plus considérables, de même que les dépressions sur sa partie supérieure. C’est l’expérience qui a prouvé tout cela, l’expérience « source unique de la vérité, » suivant la parole d’Henri Poincaré, qu’il se faut jamais se lasser de répéter.


Un avion étant donné, que meuvent une ou plusieurs hélices commandées par un ou plusieurs moteurs, et que portent deux ailes, il faut pouvoir à volonté le faire monter ou descendre, le diriger à droite ou à gauche, c’est-à-dire le faire virer. Ces mouvemens doivent pouvoir être imprimés à l’avion dans un air calme, ou plutôt dans un vent régulier, lorsqu’on veut modifier sa route ; ils doivent aussi pouvoir lui être imprimés, lorsque, sans changer sa route, on subit l’effet d’irrégularités atmosphériques qui modifient, indépendamment de la volonté du pilote, l’orientation et l’inclinaison de l’avion.

Tout cela, qui constitue en somme le pilotage de l’aéroplane, est obtenu au moyen des gouvernails de direction et de profondeur, et au moyen des ailerons ou des organes de gauchissement. Nous allons très brièvement indiquer comment fonctionnent ces diverses gouvernes. Celles-ci sont commandées généralement à la main ou au pied par des leviers et des fils de fer et des mécanismes simples qu’il n’est pas utile de décrire ici.

Supposons qu’un pilote volant en ligne droite horizontalement veuille obliquer à droite ou à gauche. Il n’a qu’à déplacer pour cela son gouvernail de direction, qui est constitué par un ou plusieurs petits plans verticaux mobiles autour d’un axe vertical, et semblables à la queue de la plupart des poissons ou au gouvernail des petits canots chers aux habitués de Bougival. Ce gouvernail est généralement placé à l’arrière de l’avion à l’extrémité du fuselage ; il agit en vertu du même phénomène qui actionne le gouvernail des navires : en inclinant le gouvernail de direction vers la droite, l’avion tourne à droite : la résistance à l’avancement se trouve en effet augmentée de ce côté, l’avion a donc moins de vitesse du côté de son aile droite que de son aile gauche, et il tourne forcément vers la droite, de même qu’un chariot tiré par deux chevaux, dont l’un va beaucoup plus vite que l’autre tourne du côté de ce dernier.

Le gouvernail de profondeur qui permet au pilote de monter ou de descendre est fondé sur un principe semblable. Il consiste en un ou plusieurs petits plans mobiles autour d’un axe horizontal. Supposons, pour simplifier, que l’avion, volant horizontalement, ce gouvernail soit lui-même horizontal : si on le baisse légèrement, de telle sorte que son angle d’attaque soit positif, l’air exercera sur lui une pression qui relève l’arrière de l’avion ; par conséquent, celui-ci, dans son ensemble, pique du nez vers le sol. Au contraire, en relevant le gouvernail de profondeur, on fait cabrer l’avion. On peut aussi, sans toucher aux gouvernes, faire monter ou descendre l’avion en modifiant simplement la vitesse de l’hélice, c’est-à-dire l’admission des gaz du moteur. Si on augmente cette vitesse, la force portante de l’air diminue d’après ce que nous avons vu et l’avion descend, et réciproquement. L’avion est pareil à un cheval bien rassemblé, comme lui en équilibre instable et qu’on peut modifier à volonté par l’une ou l’autre des aides du cavalier.

Pour achever cette rapide revue des gouvernes de l’aéroplane, il nous faut parler du gauchissement : le gouvernail de profondeur sert à assurer la stabilité longitudinale, à amortir le tangage aérien ; le gouvernail de direction assure la route ; reste à assurer la stabilité transversale de l’appareil, c’est-à-dire à maintenir la direction à peu près horizontale des ailes qui, pour des raisons variées, peut être perturbée, à corriger le roulis de l’océan atmosphérique, à relever l’aéroplane qui s’incline de façon dangereuse sur une aile ou, au contraire, à l’incliner convenablement sur le côté dans les virages. Tout cela a été réalisé d’abord au moyen du gauchissement entrevu par Penaud et Mouillard, utilisé pratiquement par les Wright, et qui a rendu l’aviation possible. Le gauchissement, imité d’un phénomène qu’on constate dans le vol des oiseaux, consiste, comme son nom l’indique, à donner aux ailes des formes de surfaces gauches, de telle sorte que les deux ailes étant légèrement tordues en sens inverse, l’angle d’attaque de l’une d’elles soit augmenté, celui de l’autre diminué. Il est clair que l’une des ailes aura ainsi tendance à monter, l’autre à descendre. Cette sorte de torsion des ailes n’est plus guère réalisée aujourd’hui ; elle imposait une fatigue et une déformation dangereuses aux matériaux de construction des avions. On préfère aujourd’hui, au gauchissement, l’emploi, identique au point de vue des résultats, de deux ailerons fixés à l’arrière des ailes, oscillant autour d’un axe horizontal, et dont la commande est telle que l’une s’élève, tandis que l’autre s’abaisse. Ainsi est réalisée la dissymétrie qui permit de rétablir ou de modifier l’équilibre latéral des avions.

Nous sommes maintenant en état de comprendre les manœuvres diverses, qu’accomplit le pilote pour se détacher du sol, s’élever ou s’abaisser, se diriger à son gré, suivant les trois dimensions de l’espace.

Mais ce qu’on ne peut imaginer lorsqu’on ne les a point partagées ce sont les impressions exquises que procure une croisière aérienne faite à toute la vitesse d’un rapide avion de chasse. A celui qui ne les a pas éprouvées, il manque quelque chose d’aigu et d’inimaginable dans la gamme des sensations permises à l’homme moderne.

C’est d’abord le départ, la rapide montée du passager dans le capot le long de la coque brillante et légère, où on s’encastre dans un siège étroit, devant le pilote, escalade qui me rappelle je ne sais pourquoi celle des antiques et périlleuses impériales des petits omnibus d’il y a vingt-cinq ans. Ainsi parfois s’établissent des analogies imprévues entre les choses les plus extrêmement différentes. Puis l’hélice est mise en marche et vous martèle les tympans de son impérieux bourdonnement, si brutal et si fort qu’il rend muet tout ce qui n’est pas lui, vous enveloppe d’un écran sonore imperméable aux autres bruits, si bien que vous ne pourrez pas échanger dans le vol un seul mot avec votre compagnon qui est là à 50 centimètres derrière vous, et que seuls des gestes ou le secours d’un papier hâtivement griffonné laisseront votre pensée communiquer avec la sienne. — Vent debout, — car il faut le plus vite possible « décoller, » et plus le vent relatif est fort, plus le soulèvement de l’avion est rapide, l’oiseau aux ailes géométriques s’est mis à rouler sur le sol d’une allure légère et souple.

« Même quand l’avion roule, on sent qu’il a des ailes, » puis c’est l’envol, sans à-coup, sans brutalité, sensible seulement à ce que soudain toutes les vibrations, tous les petits cahots qui vous donnaient un peu la sensation d’être en automobile, ont cessé, comme fondus tout à coup dans une sorte de glissade fluide et douce. Puis ce sont les sensations indicibles de la montée rapide en spirale, de l’espace qui défile si vite qu’on croirait n’en pas faire partie plus que de toutes ces maisons, de tous ces arbres, de ces routes, de ces petits bipèdes qu’on voit là-dessous, collés au sol par cette chose, la pesanteur, qu’on vient de jeter par-dessus bord. Mais tout cela a été décrit et chanté mille fois déjà par les poètes et même les prosateurs, qui ce jour-là se sentent tous poètes. Aucune description, aucune richesse verbale qui ne soit mesquine et inadéquate à la subtile douceur de toutes les sensations qu’on éprouve alors et qu’on déformerait à les vouloir trop précisément formuler !

Nous avons vu quel est le mécanisme du vol ascendant, du vol descendant, des changemens de direction et des virages. Il est une forme de vol que nous voulons expliquer d’un mot, c’est le vol plané qui sert surtout pendant la difficile et périlleuse manœuvre de l’atterrissage.

Quand l’hélice est arrêtée, ou tourne assez lentement pour ne plus donner de traction, l’avion descend en vol plané et son équilibre est alors tel que la poussée totale de l’air soit exactement égale et opposée au poids de l’appareil. Le pilote peut d’ailleurs, dans une certaine mesure, diminuer la pente de descente, ce qui peut être utile pour lui lorsque le vol plané lui est imposé par un arrêt, une panne, — mon Dieu ! que voilà donc des mots peu orthodoxes ! — du moteur et qu’il y a intérêt à atteindre un point le plus éloigné possible de celui où on se trouve. Il existe, en effet, une certaine incidence, qui dépend des appareils et qui est telle que la descente en vol plané se fasse avec la pente la plus faible possible. Avec les avions les plus parfaits à cet égard, cette incidence est de 12 centièmes (ou 1/8 environ). Cela veut dire qu’un pilote commençant alors le vol plané à 1 500 mètres d’altitude par exemple, atterrira, après avoir parcouru au plus 12 kilomètres en distance horizontale.

Ces chiffres se rapportent naturellement à un temps calme. S’il y a du vent, le phénomène de la dérive intervient, comme pour un bateau en mouvement dans le courant d’un fleuve, et modifie la trajectoire de l’avion. Cette modification est d’ailleurs très simple en cas de vent régulier. Elle est définie exactement par le principe de relativité. Celui-ci indique que la seule chose à considérer, c’est la vitesse relative de l’air par rapport à l’avion. Quant à l’atterrissage, il doit s’exécuter comme le départ par vent debout, car il y a tout intérêt à diminuer la vitesse de l’avion par rapport au sol lorsqu’ils entreront en contact, et cette vitesse est évidemment réduite par un vent contraire.


Nous avons supposé jusqu’ici que la marche de l’avion a lieu dans un air calme ou dans un vent régulier, c’est-à-dire de vitesse et de direction constantes. Ce cas idéal n’est que rarement réalisé. En fait, les aviateurs évoluent au milieu d’une atmosphère constamment troublée et où la pression atmosphérique, ni la température ne sont régulières et où le relief du sol suffirait à lui seul, à défaut de toute autre cause perturbatrice, à produire des plissemens d’air.

Dans un vent régulier, l’appareil est déporté régulièrement et une dissymétrie donnée, constamment maintenue dans les gouvernes, assure la marche de l’appareil à la volonté du pilote. Celui-ci a toujours la sensation d’un vent debout qui ne dépend que de la vitesse relative.

Ce sont donc uniquement les variations de la vitesse ou de la direction du vent, — et une variation de direction, la vitesse restant constante, se traduit par une variation de vitesse dans le sens de la marche, — qui peuvent troubler l’équilibre de l’appareil et sa route.

L’avion peut rencontrer des courans d’air ascendans ou descendans produits dans l’air par des différences anormales de température, au-dessus de certains endroits surchauffés (remous de chaleur) ou au contraire frais, comme les bois et les vallées qui refroidissent l’atmosphère sus-jacente. — De pareils courans d’air peuvent être produits aussi par les plis accentués du terrain qui engendrent au-dessus d’eux des sortes de vagues aériennes.

Un courant d’air ascendant soudainement rencontré a pour effet d’augmenter l’angle d’attaque, donc de faire monter l’avion. Un courant d’air descendant le fait au contraire baisser. Cette sensation brusque de descente est, — en avion comme en ascenseur, — beaucoup plus vivement ressentie physiologiquement que la montée. D’autre part, une descente rapide et imprévue est toujours beaucoup plus dangereuse auprès du sol qu’une montée équivalente. De là vient que les aviateurs ont donné au premier de ces phénomènes le nom de « trou d’air, » sans penser qu’à côté des trous d’air, il y a des « pics d’air. » — Il n’est pas douteux que les courans d’air descendans, les trous d’air ont été cause d’un grand nombre de chutes soudaines et d’écrasemens inexpliqués d’avions sur le sol. Tant il est vrai, les pilotes le savent bien, qu’à rencontre de ce qu’on pourrait croire a priori, il est, — même à l’abri des balles et des obus, — beaucoup plus dangereux de voler près du sol qu’à une grande hauteur.

Les variations horizontales de la vitesse du vent ont pareillement pour effet, lorsqu’elles se produisent dans le sens de la marche de l’avion, de faire monter ou descendre soudain celui-ci. Lorsqu’elles ont lieu obliquement, par rapport à la marche, elles se traduisent par une variation brusque dans l’orientation de l’avion.

Toutes ces causes perturbatrices ont des effets encore plus graves lorsque les filets d’air perturbateurs sont suffisamment étroits pour n’agir que sur une partie de l’appareil, une seule aile, par exemple, ou la queue. Le déséquilibre produit est alors beaucoup plus profond.

L’essentiel de l’art du pilote consiste précisément à savoir constamment, et par une manœuvre rapide et proportionnée des gouvernes et du gauchissement, rectifier volontairement, ou, mieux encore, d’une manière réflexe, toutes les causes de déséquilibre, et éviter tous ces écueils fluides et ces gouffres, diaphanes et perfides, que l’océan aérien sème sous son envol. — Quant aux divers stabilisateurs, par lesquels on a voulu réaliser automatiquement ce redressement continuel de l’avion, il n’en est point encore de parfaits et qui dispensent l’aviateur d’avoir bien en main son oiseau.


Avion, aéroplane, aviation, aviateurs, gauchissement, tous ces mots que j’ai dû employer dans ce bref rappel de la constitution anatomique de nos modernes machines volantes, on les chercherait vainement, non point seulement dans les auteurs classiques, mais même dans les bréviaires modernes les plus complets de la langue française, dans Littré par exemple. C’est que, si verba volant, les choses volent plus vite encore que les mots et que les pensées même dont ils sont le balbutiant écho.

On s’est élevé naguère avec raison contre l’antagonisme factice que certains ont voulu créer entre les lettres et les sciences, entre les humanités et l’étude phénoménale de la nature. Peu avant la guerre, cette question fit couler beaucoup d’encre très docte, et chacun fut d’accord pour convenir que ces deux formes du perfectionnement humain étaient faites pour se compléter et marcher fraternellement unies, la main dans la main, fortifiées l’une par l’autre. Pourtant, en y réfléchissant, il me semble qu’à un petit point de vue au moins, les zélateurs d’une religion littéraire exclusive de toute hérésie scientifique auraient eu quelque raison de justifier leur attitude : n’est-ce pas la science en effet qui, par toutes les choses nouvelles qu’elle invente, par les phénomènes imprévus qu’elle découvre, inflige à la langue tous ces néologismes qui, comme ceux que nous venons de citer, en changent la physionomie et l’usage ? N’est-ce pas elle qui, dans une certaine mesure, contribue le plus à archaïser la belle langue fixée par les classiques, à en périmer la valeur et la vitalité ? A moins qu’on ne considère, au contraire, qu’une langue est d’autant plus admirable qu’elle est plus vivante, comme l’eau qui est plus belle lorsqu’elle coule ; et alors, en accélérant l’évolution du parler, en y provoquant les changemens qui, là comme ailleurs, sont ce qui caractérise la vie, la science serait, au contraire, le viatique le plus précieux de la langue. J’avoue qu’entre ces deux points de vue je ne sais quel est le bon... Peut-être est-ce un troisième.


CHARLES NORDMANN.