Revue scientifique - Nouveaux horizons en médecine

REVUE SCIENTIFIQUE

NOUVEAUX HORIZONS EN MÉDECINE

Au milieu du désarroi moral et des difficultés matérielles qui surnagent, en la voilant presque, au-dessus de la Victoire, comme fait une écume trouble à la surface d’un vin généreux dont la fermentation est inachevée, une chose peut et doit consoler tous les idéalistes de la planète, tous ceux pour qui le mot « France » reste comme un drapeau. C’est que la science française, elle, n’a commis aucune abdication : c’est qu’elle poursuit sans faiblir, dédaigneuse des difficultés matérielles accrues, sa marche vers le mieux. Les découvertes françaises continuent. Aucune manœuvre financière, aucune pression mercantile, aucune des lâchetés de l’ingratitude étrangère n’a pu mordre sur ces valeurs-là. Le génie découvreur, l’imagination créatrice, le don profond de l’invention ne se monnaient pas, et aucune faute des politiciens n’a de prise sur eux. C’est bien heureux, sans quoi même cette primauté-là nous serait volée.

A cet égard, rien n’est plus réconfortant que les découvertes que n’a cessé de produire depuis quelques années l’école médicale française.

Parmi beaucoup d’autres, sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir, je ne connais rien de plus pénétrant, de plus suggestif, de plus riche d’avenir et d’utilité que les travaux récents auxquels le professeur Fernand Widal et ses collaborateurs ont attaché leurs noms. Instaurés il y a peu d’années, ils touchent, ces travaux, un peu à tous les coins de la médecine. Leur idée directrice simple et originale a eu dès maintenant un tel retentissement dans les milieux médicaux du monde entier, — et jusque chez nos ennemis d’hier, — qu’il m’a paru utile d’en exposer l’essence aux lecteurs de la Revue. Il est des choses si réellement importantes, qu’un homme cultivé et soucieux de ce qui fait la vraie et durable renommée de son pays ne saurait les ignorer, ni les laisser étouffer sous l’insolente et fugace clameur des petites misères de l’ « actualité quotidienne. »

L’art médical... Mais déjà ma plume s’arrête. La médecine n’a-t-elle pas, ne va-t-elle pas cesser d’être un art pour devenir une science ? Il semble que cet heureux temps n’est pas loin où l’habileté, la finesse, le « flair » du praticien céderont en grande partie la place à la sûreté et à la rigueur des méthodes techniques. « C’est, a écrit très justement M. Fernand Widal, en appliquant les méthodes des sciences physiques et naturelles que la médecine devient elle-même une science. » Le nombre des cas pathologiques où ces méthodes sont aujourd’hui appliquées est encore restreint ; notre objet est précisément aujourd’hui de montrer comment il a été récemment agrandi par le savant même qu’avaient déjà illustré la découverte géniale du séro-diagnostic, et tant d’autres travaux pénétrants.

Donc la médecine, — art qui tend à devenir science, — a pour objet de reconnaître et de définir les maladies, puis de les guérir. Ici comme à la guerre, reconnaître la position de l’ennemi est la condition nécessaire pour le battre. Certes, dans le traitement des maladies comme dans le combat il peut arriver qu’on porte des coups efficaces sans savoir exactement pourquoi ils le sont et où ils tombent. Entre cette manière de combattre à l’aveuglette et celle qui a reconnu d’abord les objectifs, il y a toute la différence qui sépare l’empirisme de la science, la médecine d’hier de celle de demain. Dans le combat contre la maladie, cette ennemie éternelle du genre humain, comme dans la guerre proprement dite, le « repérage » est donc la première et principale condition du succès.

Or, précisément les travaux récents du professeur Widal et des savants qui l’entourent viennent de nous fournir une méthode nouvelle et qui paraît très générale, permettant de repérer une foule de troubles, de malaises, de maladies, d’états pathologiques que l’on croyait naguère disparates et sans lien entre eux, que la nouvelle méthode médicale réunit sous une même rubrique et qu’elle nous apprend à démasquer prématurément.

Jusqu’en ces derniers temps, on attribuait à l’ « intoxication » un grand nombre de troubles pathologiques, en particulier tous ceux que causent des substances étrangères introduites dans le corps humain et en outre la plupart des maladies microbiennes. Le caractère principal des intoxications, — des empoisonnements, comme on dit vulgairement, — est que le poison a sur les cellules organiques une action en quelque sorte élective, spécifique, et que, selon sa nature, il altère exclusivement telles ou telles parties de notre corps. Ainsi le phosphore altère les cellules du foie, la toxine de la dysenterie se fixe sur l’intestin ; l’atropine introduite dans l’organisme va se fixer électivement sur un petit groupe de cellules du bulbe, etc., etc. L’action nocive de ces substances toxiques est liée à leur affinité, à leur prédilection spécifique pour telle ou telle partie de notre corps.

Or, une série de faits a été mise depuis peu en évidence, d’où il résulte que, par opposition avec les phénomènes d’intoxication, il existe un grand nombre de troubles et de malaises dus souvent à l’ingestion de subs-tances étrangères et nocives, troubles que le professeur Widal a rangés sous la dénomi-nation générale de chocs et qui n’ont aucunement les caractères de l’intoxication. Tout d’abord les substances capables de produire ces troubles nouveaux n’ont aucune spécificité : tels sont les accidents morbides produits par les diverses albumines, par la peptone, par le blanc d’œuf, par les albumines du sérum, etc. : à peu près identiques sont les effets produits par ces substances. En outre, — et en cela encore ils se distinguent des phénomènes toxiques, — ces effets, quelle que soit leur gravité (et ils sont parfois mortels), se dissipent avec une rapidité surprenante sans laisser en nous de trace matérielle de leur passage. Au contraire dans l’intoxication les cellules sont altérées, chimiquement attaquées, et les effets produits durent longtemps. Par exemple, dans l’empoisonnement par l’oxyde de carbone, les globules rouges du sang sont modifiés et rendus incapables de fixer l’oxygène de l’air, de respirer. Si j’ose employer cette comparaison, — qui, je crois, correspond assez aux vues profondes du professeur Widal, — nos cellules sont comme les briques d’une maison : l’intoxication attaque individuellement ces briques, les ronge de telle sorte qu’elles ne pourront plus servir à reconstituer tel qu’il était l’édifice antérieur ; au contraire, le « choc » dont il s’agit, tout en laissant intactes les briques individuelles, les disloque en ébranlant l’édifice. Celui-ci pourra être ensuite reconstitué entièrement par le jeu naturel de l’organisme, puisque les matériaux en sont restés intacts.

C’est assurément au maître Charles Richet qu’on doit, par sa découverte de l’anaphylaxie, d’avoir attiré l’attention sur ces troubles d’un genre particulier. Qu’est-ce que l’anaphylaxie ? L’étymologie, — qui finira par devenir une branche de la médecine, tant, depuis quelque temps, les faits nouveaux y imposent de nouveaux mots... — l’étymologie nous apprend que c’est « le contraire de la protection. »

Lorsqu’un animal, — scientifiquement, l’homme en est un, — a subi une injection d’une substance albuminoïde telle qu’un sérum, il se trouve sensibilisé par elle de telle sorte qu’une deuxième injection identique, faite peu après, ou même une injection à dose beaucoup plus faible, peut le rendre très ma-lade et produire des accidents très graves, alors que la première injection ne l’avait pas gêné. L’anaphylaxie est donc à peu près le contraire de la mithridatisation, de l’accoutumance aux substances toxiques. C’est l’anaphylaxie qui est responsable d’un grand nombre des accidents survenus dans les injections successives de sérums thérapeutiques, telle que les sérums antityphoïdiques. J’ai eu déjà l’occasion d’en parler naguère ici-même à l’occasion des beaux travaux du docteur Le Moignic. C’est elle aussi qui est responsable de beaucoup de phénomènes d’intolérance alimentaire ou médici-nale. Le fait, par exemple, que certaines personnes, après avoir consommé beaucoup d’œufs pendant des années, arrivent soudain à n’en plus pouvoir avaler une parcelle sans être malades, relève de l’anaphylaxie ; le fait aussi que certains médicaments, pris longtemps à haute dose et bien tolérés, ne peuvent soudain plus être absorbés sans malaise.

J’ajoute, pour rassurer les personnes timorées, qu’on a aujourd’hui des moyens sûrs pour éviter les accidents d’anaphylaxie dans les injections de sérum, comme de guérir l’anaphylaxie alimentaire. Mais ce n’est pas là mon sujet.

Or les malaises typiques qui accompagnent l’anaphylaxie et qui se traduisent extérieurement par la syncope, l’hypotension artérielle, des troubles convulsifs, gastro-intestinaux et respiratoires, ont été étudiés au laboratoire, et on a constaté notamment que le sang des sujets présente alors une sorte de bouleversement complet, de perturbation manifestés par des signes toujours identiques et facilement re-connaissables : diminution de la tension artérielle, trouble de la coagulabilité sanguine et surtout diminution considérable du nombre des globules blancs du sang.

C’est ce déséquilibre frappant du sang, cet ébranlement si brusque de ses propriétés normales, cette rupture de son état habituel que le professeur Widal a appelée d’une expression frappante et heureuse, dès aujourd’hui classique : le « CHOC HEMOCLASIQUE. »

M. Fernand Widal et ses collaborateurs ont montré récemment, comme nous allons voir maintenant, que ce « choc hémoclasique » constitue en médecine un signe nouveau non seulement des malaises anaphylactiques, mais d’une quantité de troubles morbides d’origines variées et dont certains n’ont nullement besoin, pour se produire, de l’introduction de substances étrangères dans l’organisme. Le « choc hémoclasique » montre qu’il y a quelque chose de commun entre tous ces phé-nomènes pathologiques qu’on croyait sans lien ; son étude constitue un moyen de diagnostic d’une précision et d’une fécondité remarquables, et qui par surcroît, comme nous le verrons, permet d’annoncer les troubles morbides qu’il concerne dés avant leur apparition.

Telle est, si j’ose ainsi la résumer d’un mot avant que de l’exposer, la contribution ré-cente apportée à la reconnaissance et à la définition des maladies par le professeur Fernand Widal et ses collaborateurs. Ceux-ci, MM. Abrami, Brissaud, Joltrain, Jancovesco, Pasteur-Vallery-Radot, ont, chacun pour sa part, contribué à l’œuvre du maître. Dans ce que nous allons exposer maintenant, il n’est guère de recoin où ces savants n’aient apporté l’aide de leur science et de leur habileté expérimentale. Leurs noms méritent d’être inscrits au fronton de l’édifice qu’a conçu et qu’orne chaque jour davantage la pensée profonde et magistrale du « patron. »

Certes, plusieurs des phénomènes d’ébranlement sanguin que désigne le « choc hémoclasique » avaient déjà été observés par occasion, et en quelque sorte sporadiquement. En particulier, un savant éminent, le professeur Delezenne de l’Institut Pasteur, a eu le mérite de montrer dès 1898 que plusieurs substances telles que les venins, les diastases, la peptone, etc., malgré leur diversité chimique, produisent sur le sang des effets identiques. Mais quelques pierres de taille jetées au bord du chemin ne constituent pas une maison. Ce sera la gloire de M. Fernand Widal d’avoir ici multiplié les pierres de taille et de les avoir juxtaposées harmonieusement en un précieux édifice, de les avoir réunies par le ciment d’une idée générale pénétrante, d’avoir posé solidement, à la base, l’expérimentation la plus ingénieuse. Henri Poincaré l’avait déjà dit, il y a longtemps : une accumulation de faits ne constitue pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. Tycho-Brahé connaissait admirablement, d’après ses observations, les positions dans le temps et l’espace de toutes les planètes ; mais il a fallu attendre Kepler pour que fussent énoncées les lois de Kepler, pourtant implicitement contenues dans les observations de Tycho. Les faits d’observation ont besoin, eux aussi, de l’ « animateur, » sans quoi ils demeurent inertes et inféconds.

Les accidents d’anaphylaxie provenant des injections de sérum se produisent dans des conditions de simplicité et aussi de brutalité que ne réalise pas toujours la nature. Celle-ci n’injecte pas directement dans nos chairs les substances. Elle opère par la voie digestive (comme dans le cas de l’anaphylaxie alimentaire) ou par la voie pulmonaire.

Précisément un asthmatique singulier, observé méthodiquement dans le service du professeur Widal, a permis à celui-ci d’apporter récemment le premier cas rigoureusement démonstratif d’anaphylaxie par inhalation. Il s’agissait d’un marchand de moutons qui, après avoir été en contact pendant trente-cinq ans avec ses animaux, fut pris brusquement et pour la première fois d’une crise d’asthme violente. Depuis lors, les crises d’asthme se répétaient, chaque fois que le malade se trouvait en contact avec des moutons. Il avait fallu trente-cinq ans de ce contact pour réaliser la sensibilisation spécifique de ce malade. On démontra d’abord que c’était bien l’odeur des moutons et nulle autre cause qui déclenchait la crise. Puis on provoqua les crises artificiellement en met-tant le sujet dans une enceinte avec des moutons. Or en prélevant alors une goutte de son sang de quart d’heure en quart d’heure, on constata chaque fois la crise hémoclasique avec tous ses caractères tels que nous les avons définis plus haut. Mais, fait particulièrement remarquable, les modifications sanguines, et notamment la diminution de moitié du nombre des globules blancs, se produisaient longtemps, environ une heure, avant que n’éclatât la crise d’asthme dont le choc hémoclasique constituait donc un précieux signe prémonitoire.

On a retrouvé les mêmes signes, et pareillement prémonitoires, dans des cas d’urticaire alimentaire et dans divers autres cas d’anaphylaxie alimentaire.

La crise hémoclasique apparaît donc comme un indice extrêmement fidèle des accidents anaphylactiques observés en médecine. Le professeur Widal et ses collaborateurs ont montré ensuite que les injections thérapeutiques non seulement des sérums (qui sont des substances albuminoïdes) mais aussi des métaux colloïdaux « tels qu’on les emploie dans beaucoup d’injections thérapeutiques) peuvent se traduire par un choc que révèle la crise hémoclasique du sang, avec ou sans accompagnements de phénomènes morbides sensibles.

Ce qui est remarquable, c’est que la crise hémoclasique précède, et parfois de nombreuses heures, les phénomènes morbides. Cette précession du nouveau signe, du nouveau critère introduit en médecine est un de ses caractères les plus précieux.

Mieux encore, à l’encontre de la plupart des maladies infectieuses dont les effets ont le plus souvent les caractères d’une intoxication, on a montré que la crise fébrile du paludisme a, au contraire, ceux des chocs anaphylactiques des injections albumineuses et est précédée comme eux par la crise hémoclasique. Il a été prouvé que l’accès de fièvre palustre est causé par les mérozoïtes (fragments corpusculaires de l’hématozoaire du paludisme) qui en éclatant, avant la crise, dans le sang y produisent l’effet d’une véritable injection colloïdale. Ainsi, grâce à la nouvelle méthode, on peut annoncer à l’avance les accès palustres.

Enfin il paraît maintenant démontré que le choc chirurgical, le choc traumatique, ce terrible phénomène qui a causé la mort de tant de nos blessés, est lui aussi un phénomène du même ordre, et qu’il provient du déversement dans le sang des albumines provenant des tissus écrasés ou blessés.

Dans tous ces faits, on a vu le choc survenir à la suite de l’introduction dans l’organisme de substances hétérogènes.

Il restait, pour achever le cycle des cas pathologiques manifestés par le choc hémoclasique, pour élargir encore le vaste domaine morbide qui relève de ce phénomène, à montrer l’existence de ce choc dans quelque maladie où aucune substance étrangère hétérogène introduite dans l’organisme n’intervient comme cause agissante.

Cette maladie, le professeur Widal l’a trouvée réalisée dans l’hémoglobinurie paroxystique « a frigore. » Comme son nom l’indique, cette maladie est caractérisée par ce fait que, sous l’influence du froid, — et simplement en mettant les mains dans l’eau froide par exemple, — le malade subit une altération de son sang qui se traduit par la présence, dans ses urines, d’hémoglobine qui est, comme on sait, la matière colorante des globules rouges.

Chose curieuse, pendant les crises de cette maladie on observe identiquement tous les signes cliniques et malaises qui caractérisent les attaques d’anaphylaxie ; pareillement l’analyse du sang montre que celui-ci subit, avec toutes ses modalités, la crise hémoclasique caractéristique. En un mot, cette maladie réalise exactement, dans certains cas, le tableau des symptômes qui caractérisent les chocs anaphylactiques. Ceci tend à prouver, mieux encore que tous les raisonnements que nous avons faits, que les substances hétérogènes qui causent ces chocs n’agissent pas chimiquement sur l’organisme, mais au contraire physiquement, en rompant, en disloquant, par un mécanisme encore mal élucidé, l’équilibre, l’arrangement des groupements moléculaires qui constituent nos humeurs et notre sang. Il est bien probable que ce déséquilibre doit être physique, et non chimique, puisque le froid, sans intervention d’aucune substance étrangère, suffit à le produire.

Ceci nous ouvre d’ailleurs des horizons singuliers sur la cause d’un grand nombre d’états pathologiques... à commencer par le vulgaire coryza... causés par le froid, ou qu’on lui attribue.

Quant à expliquer avec précision et dans le détail le mécanisme de ce déséquilibre humoral que traduit la crise hémoclasique, je ne m’y essaierai pas ici. D’abord, en effet, cette explication comporte encore une certaine part d’hypothèse ; ensuite, les faits seuls nous importent et ils sont d’un intérêt assez puissant pour ne point chercher au delà ; et enfin cette explication présuppose des notions sur r « hémolyse, » la « sensibilisatrice, w le a complément, » l’ « anti-hémolysine » et quelques autres choses dont je ne puis décemment tenter de dévoiler ici l’ésotérisme.

En tout état de cause, les phénomènes observés dans la crise hémoclasique sont l’indice d’une perturbation soudaine dans l’état d’équilibre de nos humeurs. Il n’est pas douteux d’ailleurs, comme le remarque M. Widal, que cette perturbation ne doit pas être limitée aux colloïdes du sang, mais qu’elle doit exister dans tous les plasmas de notre corps et jusque dans les plasmas colloïdaux qui constituent les éléments cellulaires de nos tissus. Et c’est ainsi que le maître est amené à ne considérer le choc hémoclasique que comme une manifestation d’une crise plus générale de tous les colloïdes qui entrent dans la constitution de notre corps. L’hémoclasie n’est plus qu’un signe, un témoin, d’un phénomène plus général encore : la colloïdoclasie.

Lorsqu’on envisage dans leur ensemble tous les phénomènes sur lesquels nous venons de jeter un trop bref coup d’œil, on est frappé par le fait que les phénomènes morbides, les malaises que manifeste le choc hémoclasique paraissent commandés pour chaque individu par une réaction spéciale de son organisme. Par exemple, un même phénomène, l’asthme, peut être provoqué, selon l’individu, tantôt parle suint de mouton, tantôt par les particules odorantes émanées du cheval, tantôt parle pollen des plantes, etc.. Il en est de même de l’urticaire alimentaire. C’est, nous l’avons dit, un des caractères qui opposent les phénomènes de choc aux intoxications.

Il y a plus : le bouleversement de nos colloïdes organiques qui constitue le choc, — et que désigne l’altération sanguine de la crise hémoclasique, — se traduit selon les individus, et bien que la cause puisse être identique, par une répercussion morbide variable. Il semble qu’ici les « prédispositions » du sujet, ses susceptibilités, son « terrain » plus ou moins fragile aux divers points de l’organisme interviennent. Ainsi le choc anaphylactique alimentaire se traduira chez l’un par de l’urticaire, chez l’autre par une crise d’épilepsie, etc. Parla encore le problème, sur lequel nous jetons aujourd’hui un regard, hélas ! trop superficiel, rejoint le vieux problème des idiosyncrasies qui, depuis Hippocrate… et peut-être depuis plus longtemps, s’est imposé à l’attention des médecins.

Savoir, c’est pouvoir, et c’est pourquoi la reconnaissance des signes des maladies est la base et généralement la condition de leur guérison. « Felix qui potuit rerum cognoscere causas » est encore plus utilement vrai en médecine qu’ailleurs, et même en politique.

Laënnec, lorsqu’il a créé l’auscultation et permis de reconnaître les signes de tant de maladies, et notamment de la tuberculose, a fait plus pour leur guérison que tous ceux qui sont venus après lui. À cet égard, la méthode nouvelle introduite en clinique par l’étude de la crise hémoclasique est pareillement riche d’avenir.

Dès qu’elles ont vu le jour, ces recherches ont naturellement conduit à essayer pour le traitement de certaines maladies les méthodes qui en déri-vaient logiquement. De la clinique à la thérapeutique il n’y a qu’un isthme bref et qui est bientôt franchi.

Les premières des conquêtes thérapeutiques qu’on peut rattacher intimement à tout ce qui vient d’être exposé consistent dans les procédés employés pour éviter et combattre les troubles de l’anaphylaxie. On sait que le premier pas dans cette voie a été fait par Beredska. Ce savant a le mérite d’avoir montré dès 4907 que, pour empêcher le choc anaphylactique de se produire chez un animal sensibilisé, il suffit, très peu de temps avant l’injection de la substance déchaînante, de lui administrer une dose minime de cette substance. Cette méthode a été généralisée et appliquée non seulement à l’anaphylaxie sérique (consécutive aux injections de sérum), mais aussi à l’anaphylaxie alimentaire. On a d’ailleurs constaté que dans beaucoup de cas il n’est pas nécessaire que la substance préservatrice, ingérée à petite dose, soit celle-là même de l’injection primitive. Parfois en effet une substance hétérogène très différente a produit le même effet. C’est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, que MM. Pagniez et Pasteur-Vallery-Radot ont réussi à empêcher des phénomènes d’anaphylaxie alimentaire très, tenaces en faisant absorber au sujet, une heure avant le repas dangereux, une petite quantité de peptone.

Ces faits viennent à l’appui de notre conclusion antérieure, à savoir : que c’est par un processus physique et non chimique, par une intervention dans l’équilibre du sang, et non dans sa composition chimique, qu’interviennent ces substances. C’est l’arrangement, non la nature des molécules sanguines, qui est modifié.

Il était tout naturel d’essayer d’une méthode curative analogue dans les maladies que l’expérience a montré, — nous l’avons vu, — être des chocs analogues au choc anaphylactique. Effectivement, dans le traitement de l’asthme et de l’hémoglobinurie paroxystique, etc., on a obtenu d’excellents résultats par l’injection de sérums ou de substances albuminoïdes hétérogènes. On peut se demander, comment le « choc » produit par ces substances peut empêcher un malaise qui est lui-même un choc ; comment une injection qui modifie l’équilibre sanguin peut guérir un déséquilibre sanguin. Il y a à cela diverses explications possibles, et on conçoit très bien, si j’ose risquer cette analogie, qu’un choc donné sur un meuble dont les pièces sont mal jointes puisse, selon sa force et sa direction, consolider ce meuble ou au contraire achever de le disloquer. C’est une question de dosage expérimental.

Dans un grand nombre d’infections cette thérapeutique a été essayée, souvent avec succès, mais comme, employée sans discernement, elle peut être dangereuse, nous conclurons avec le professeur Widal lui-même que « la variabilité inexplicable de ces effets, l’impossibilité de prévoir la violence parfois extrême de ces réactions, doivent faire réserver son emploi à des cas exceptionnels pour lesquels toutes les thérapeutiques sont restées impuissantes et dont la gravité autorise toutes les espérances. »

Les cas sont d’ailleurs nombreux où, dans des situations désespérées (fièvre puerpérale, méningite cérébro-spinale, grippe infectieuse), le « choc » ainsi provoqué a été le salut. Mais encore un coup, la période des tâtonnements n’est point encore franchie ici, et il appartient à l’avenir seul de systématiser cette méthode.

Il n’en est pas moins vrai qu’elle explique de la façon la plus simple certains résultats thérapeutiques, au premier abord extraordinaires, obtenus notamment pendant la grande épidémie de grippe infectieuse de l’autre année. Certains malades à toute extrémité ont été sauvés brusquement (alors que, dans d’autres cas semblables, le résultat était nul) par des injections de sérum antidiphtérique, ou antitétanique, ou antipesteux. Ces guérisons in extremis ne prouvaient nullement, comme certains ont cru pouvoir l’affirmer un peu à la légère, que les malades avaient la diphtérie, le tétanos ou la peste. Elles ont prouvé seulement que le « choc » produit par les sérums injectes était un choc colloïdoclasique causant dans l’organisme une perturbation physique, nullement spécifique. Cette violente réaction modifiait l’équilibre humoral d’une manière défavorable aux agents pathogènes et favorable aux réactions défensives de l’individu. Tout ceci, pour un peu vague que ce soit encore, établit une fois de plus le caractère purement physique et en quelque sorte mécanique, du choc hémoclasique et achève de le différencier nettement des phénomènes spécifiques des intoxications chimiques ou microbiennes.

Ces conceptions si originales et ces faits ont conduit récemment le professeur Widal et ses collaborateurs à une belle application physiologique et médicale dont il me reste à dire un mot.

Ils ont découvert dernièrement et exposé à l’Académie des Sciences une fonction nouvelle et jusque-là ignorée du foie, à laquelle ils ont donné le nom de fonction protéopexique du foie et qui consiste en ceci : le foie oppose une sorte de barrière d’arrêt aux substances albuminoïdes insuffisamment détruites par la digestion, et que la veine porte, sans cette barrière, déverserait dans la circulation en produisant, — puisqu’il s’agit d’albumines hétérogènes, — une crise hémoclasique. Au moyen d’expériences réalisées sur des animaux après un repas riche en albuminoïdes, ils ont constaté qu’en abouchant directement la veine porte à la circulation générale (de façon à éviter au sang chargé des produits digestifs la traversée du foie), on observe au bout de quelques minutes la crise hémoclasique, et notamment l’abaissement de plus de moitié du nombre des globules blancs. Cette expérience, recoupée avec beaucoup d’autres qui la contrôlent, prouve que la controverse depuis longtemps pendante entre les physiologistes, pour qui les albumines non encore digérées peuvent franchir la bar-rière intestinale, et ceux qui le nient, doit être tranchée en faveur des premiers.

Ces recherches fournissent d’autre part, — et ceci est important au point de vue médical, — un nouveau moyen de déceler les altérations pathologiques du foie et l’insuffisance hépatique. En faisant absorber au sujet un repas albuminoïde (par exemple 200 grammes de lait), l’examen de son sang manifestera que son foie est lésé ou non, selon que l’on observera ou non très peu de temps après l’ingestion de ce lait, la crise hémoclasique et notamment la diminution marquée du nombre des globules blancs.

Ces résultats ouvrent une voie nouvelle à l’étude et à la découverte précoce des maladies hépatiques.

Tout cet ensemble de conceptions et de découvertes expérimentales, où les idées et les faits restent étroitement imbriqués et où une pensée profonde et simple sert de fil d’Ariane dans le labyrinthe des phénomènes, tout cela constitue dès maintenant une œuvre puissamment originale qui marque déjà et qui marquera demain plus encore dans l’histoire de la médecine. Elle est loin d’être achevée, cette œuvre, mais déjà elle se dresse à une belle hauteur dans la production scientifique contemporaine.

De toutes les conceptions, de toutes les ingénieuses recherches qui la constituent, je n’ai pu donner ici qu’une idée superficielle et incomplète. Rebuté par les difficultés que présentait l’étude des mathématiques, le roi Ptolémée Philadelphe demandait jadis au géomètre Euclide s’il n’existait pas quelque Route Royale qui conduisît d’un trait au but. Je crains bien, dans l’exposé succinct que voici de ces beaux travaux, d’avoir passé moi aussi à côté de la Route Royale. Obligé de glisser sur mille détails où s’accrochent ceux que Claude Bernard appelait les « rats de laboratoire, » mes lecteurs me pardonneront si je n’ai pu ici projeter sur une œuvre suggestive et puissante que le rayon furtif et léger d’un faible projecteur.

Il me suffira d’avoir fait sentir que, grâce au professeur Fernand Widal et à ceux qui l’assistent, nous connaissons et dominons mieux aujourd’hui ce fleuve sanguin qui porte sur ses flots pourpres l’esquif léger de la vie humaine.


CHARLES NORDMANN.