Revue scientifique - Les phares à éclipse de l’infini

Charles Nordmann
Revue scientifique - Les phares à éclipse de l’infini
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 434-445).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES PHARES A ÉCLIPSE DE L’INFINI

Quelle est de toutes les étoiles visibles dans le ciel (et qui sont d’ailleurs, quoi qu’on en pense communément et en dépit des comparaisons bibliques, beaucoup moins nombreuses que les grains de sable au bord de la mer), quelle est de tous ces soleils qui palpitent là-haut le plus intéressant pour la science, le plus curieux, le plus connu et le mieux étudié, celui qui manifeste le plus profondément la puissance des méthodes astronomiques modernes ? A cette question, si on me la posait, je répondrais sans hésiter : c’est l’étoile Algol. Algol est le nom arabe (qui signifie le Démon) de la deuxième étoile, par l’importance de son éclat apparent, de la constellation de Persée. Elle porte en conséquence, dans les registres de l’état civil astronomique, le nom de Bêta de Persée, les lettres grecques ayant servi, lorsqu’on définit arbitrairement les constellations, à désigner les principales étoiles de chacune d’elles, dans l’ordre de leur éclat décroissant.

Étant donné que l’étoile principale, l’étoile Alpha de la constellation de Persée, n’est elle-même qu’un astre de deuxième grandeur, il s’ensuit que si Algol, qui est encore moins brillante, présente un si puissant intérêt, ce n’est nullement par son éclat médiocre. Non, ce qui fait de cet astre la plus remarquable de toutes les étoiles, c’est qu’elle est un soleil variable dont l’étude a mis en évidence une foule de phénomènes étranges qu’on n’a jamais trouvés à ce point réunis ou du moins qu’on n’a jamais aussi bien observés sur aucune autre étoile du ciel.

Chacun peut en ce moment découvrir Algol facilement à l’œil nu, et lorsque l’état du ciel, malheureusement souvent couvert dans ces nuits d’hiver, le permet. Elle est située dans la Voie lactée et à très peu de chose près sur la ligne qui joint le petit groupe scintillant des Pléiades à la chaise de Cassiopée que tous les écoliers savent repérer dans le ciel boréal. Normalement, l’éclat d’Algol est compris entre la deuxième et la troisième grandeur (exactement égale à 2,3). Mais, et c’est là le fait fondamental, périodiquement, tous les deux jours et vingt heures à peu près, l’étoile subit pendant quelques heures une diminution progressive et rapide de son éclat, qui passe par un minimum et augmente de nouveau ensuite jusqu’à sa valeur normale, qu’il gardera jusqu’au moment où, deux jours et demi plus tard, il recommencera à diminuer.

Ce phénomène est facilement observable à l’œil nu, et on peut être surpris qu’aucun des observateurs de l’antiquité ou de la civilisation arabe ne l’ait signalé ; car cette diminution d’éclat est immédiatement reconnue, lorsqu’elle se produit, par la comparaison à l’œil nu d’Algol et des étoiles voisines. Ce n’est pourtant qu’en 1669 que, pour la première fois, le phénomène fut constaté par l’astronome Montanari. Il fallut attendre un siècle pour que l’on connût, par les observations de l’astronome Goodricke, la loi remarquable qui régit cette variation lumineuse et la durée exacte de sa périodicité. S’il avait fallu attendre un siècle pour cela, il a fallu en attendre deux pour élucider définitivement la cause de cette étrange variation, et c’est en vérité dans ces dernières années seulement que les phénomènes les plus intéressants manifestés par cette étoile ont été mis en évidence.

Mais, me dira-t-on, quel intérêt peut bien présenter l’étude des fluctuations lumineuses que présente Algol, puisqu’il faut l’appeler par son nom ? Par ces temps de vie chère, à l’heure où tant de problèmes économiques, politiques et militaires nous enlacent de leurs tentacules, que nous chaut la nature des caprices lumineux qui font là-haut changer de visage à cette belle personne stellaire ? Le moindre grain de mil et même, — diront peut-être les membres de la Commission des réparations, — le moindre billet de mille ferait bien mieux notre affaire. Nous n’en disconvenons pas, mais il faut permettre pourtant à quelques originaux de persister à s’intéresser, par delà les contingences alimentaires, à l’inconnu, au mystère qui de toutes parts dans ce monde étrange nous assaille, non moins que la nécessité de digérer.

Dans ce singulier train rapide qu’est la vie, entre les deux tunnels ténébreux qui marquent, pour nos faibles lumières, les limites de son trajet, on ne peut exiger de tous les voyageurs qu’ils passent tout leur temps au wagon-restaurant. Il faut pardonner à ceux qui veulent aussi, pendant le voyage, jeter un coup d’œil curieux sur le bizarre et bref paysage. Et puis, enfin, qu’est-ce qui prouve que l’étude des variations lumineuses des étoiles ne fournira pas un jour à tous les pauvres le moyen de manger à leur faim ? L’industrie électrique, pour ne citer qu’elle, est sortie tout entière d’amusements de physiciens aussi abstraits que ceux-là en apparence. D’ailleurs, le jour où tout le monde sera riche, opulent, gavé et crèvera de pléthore, croit-on que l’humanité aura rempli son destin, supposé qu’elle en ait un ? Si nous souhaitons comme Henri Poincaré l’avènement de cet âge d’or où l’or ne nous tyrannisera plus et où tous les hommes seront matériellement satisfaits, c’est seulement, ou plutôt c’est surtout parce que ce jour-là un plus grand nombre d’entre eux pourront se livrer librement aux recherches désintéressées de la Science, et dénouer quelques-uns des voiles décevants qui nous cachent la nature des choses. On se lasse de tout, excepté de comprendre.

Mais voilà que de l’autre côté de la barricade, une voix nous crie : « A quoi bon tout cela ? Quand vous aurez disséqué mille fois toutes les lumières de toutes les étoiles du ciel, de votre ciel grandiose mais pourtant matériel, croyez-vous que vous en serez plus avancé, croyez-vous que vous en saurez davantage ? L’essence, le fond des choses, leur fin et leur commencement continueront à vous échapper, parce que le contenu ne peut être plus grand que le contenant, parce que le petit cerveau humain ne peut prétendre enfermer le tout dont il n’est qu’une aveugle parcelle. »

Tout cela est vrai aussi, convenons-en. Mais si la science n’avait pour résultat que de nous mettre en contact chaque jour davantage avec l’inconnu, mais si elle n’était dans la forêt du mystère qu’une clairière qui, à mesure qu’on l’agrandit, et par cela même, nous met en contact sur un plus grand nombre de points à la fois avec les ténèbres de l’inconnu, elle n’en serait pas moins utile au cœur de l’homme.

Elle contribuerait à le rendre plus modeste, plus agnostique, moins affirmatif, dogmatique et sectaire, car ceux qui pratiquent la science avec intelligence ne peuvent pas être tout cela. Elle contribuerait à développer en nous ces qualités d’indulgence, de philosophie, de modération qui sont si nécessaires surtout à ceux qui conduisent les autres hommes. Pour ma part, je conçois très bien, par exemple, qu’un jour, que j’espère prochain, tous ceux qui aspirent à des fonctions politiques et gouvernementales soient astreints à faire un petit stage à l’Observatoire ; ce sera parfait, à condition qu’on les y confle à de vrais astronomes. Mais la science et surtout l’astronomique n’est pas seulement cela, elle n’est pas seulement la meilleure école de l’agnosticisme, la meilleure préparation à admirer la mystérieuse majesté de l’univers. Elle nous apprend, elle nous enseigne vraiment sur celui-ci bien des choses passionnantes et merveilleuses. Tout ou rien est une mauvaise règle de conduite à qui veut savoir. Saisir quelque chose ne vaut pas savoir tout, — et encore ce n’est pas bien sûr ; — cela vaut mieux que de ne savoir rien. On peut très bien trouver une joie profonde et utile à explorer et meubler artistement l’appartement qu’on habite, même si on est sûr de ne jamais pouvoir explorer dans la cave les fondations obscures sur lesquelles il repose. Cela procure même le plaisir supplémentaire de faire, d’après divers signes tels que la vibration communiquée aux murs par les voitures qui passent, des inductions, des hypothèses, des suppositions sur la nature de ces mystérieuses fondations. Et rien n’est aussi amusant que les hypothèses invérifiables, rien ne prête davantage à la rêverie, à l’élan vers l’infini, qui, à en croire Platon, est l’amour même. C’est pour cela que les hommes de science dignes de ce nom, sont des poètes ; c’est pour cela que rien ne recèle plus de poésie que la science.

Mais tout ceci nous a éloigné un peu de la scintillante Algol. Hâtons-nous de remonter auprès d’elle, car elle est bien plus haut que tout cela, puisque 60 années de lumière nous séparent de cette lampe céleste, puisqu’elle est de nous à une distance telle qu’un rayon lumineux qui, en une seule seconde, parcourt une distance égale à huit fois le tour de la terre à l’équateur, a besoin de soixante ans pour nous arriver de là-haut, puisque la diminution d’éclat d’Algol que nous allons observer cette nuit, s’est produite en réalité, il y a soixante ans, en 1861, alors que bien d’autres étoiles, éteintes depuis, brillaient aux feux de la petite rampe européenne.

Chose remarquable, c’est l’astronome même qui avait découvert la loi de la variation lumineuse d’Algol qui, dès 1783, donna de cette variation une explication qui, depuis, s’est trouvée entièrement confirmée par les faits.

Voici comment cet astronome s’expliquait alors à la fin d’une communication à la Société Royale de Londres :

« S’il n’était peut-être pas prématuré de hasarder même une conjecture sur la cause de cette variation, j’imaginerais volontiers qu’il est difficile d’en rendre compte autrement que par l’interposition d’un astre énorme tournant autour d’Algol, ou par quelque sorte de mouvement d’Algol lui-même qui tourne périodiquement vers nous une partie de sa surface couverte de taches ou de quelque chose d’analogue. »

De ces deux hypothèses de Goodricke, la première s’est trouvée être exacte. Considérons à ce point de vue la courbe de lumière d’Algol.

Cette courbe, qui reste horizontale la plupart du temps, c’est-à-dire qui indique un éclat constant de l’étoile, présente, comme nous l’avons vu et tous les deux jours, une dépression de quelques heures assez analogue à celle que cause dans les courbes des baromètres enregistreurs une brusque tempête. Dans l’hypothèse proposée, on voit que la diminution constatés de l’éclat d’Algol a lieu quand le satellite obscur passe devant l’étoile brillante, et l’éclipsé partiellement à nos regards. Le moment où la lumière d’Algol est réduite à son minimum est celui où l’éclipse est la plus grande. L’instant où la courbe de lumière commence à baisser et celui où elle revient à sa valeur constante sont ceux du premier et du dernier contact de l’éclipse. Pendant le reste du temps l’étoile brillante nous présente son disque lumineux tout entier et son éclat reste alors rigoureusement constant..., du moins on l’a cru jusqu’en 1910, et nous verrons tout à l’heure pourquoi on a été amené à changer d’avis là-dessus.

L’éclat apparent d’Algol est diminué de 64 pour 100 au moment de son minimum ; on en déduit que les deux tiers de son disque sont alors masqués par le satellite qui tourne autour d’elle. En considérant le temps pendant lequel Algol varie d’éclat et celui qui sépare deux de ces minima successifs, on en déduirait facilement que la distance de l’étoile principale et de son satellite sont très faibles par rapport à leurs dimensions, autrement dit qu’il s’agit de deux astres très volumineux et tournant très près l’un de l’autre.

Pendant deux siècles l’hypothèse de Goodricke n’eut aucune faveur auprès des astronomes parce qu’un tel système stellaire paraissait tout à fait différent de ceux qu’on connaissait jusque-là, et on émit même des doutes sur la stabilité d’un pareil système. Aussi pendant longtemps on crut plutôt à l’hypothèse d’après laquelle Algol nous présentait périodiquement des portions de son disque inégalement lumineuses par suite de quelque phénomène analogue aux taches du soleil. N’oublions pas qu’à l’époque on pouvait encore supposer solide, avec des accidents de terrains invariables, la surface d’une étoile, puisque Herschel croyait le soleil habité et qu’Arago lui-même, pourtant bien près de nous, le croyait habitable.

Pour Maupertuis (1734) les variations d’éclat des étoiles du type d’Algol étaient dues à ce que ces astres ont une forme très différente de la sphère et ressemblent plutôt à des sortes de meules se présentant à nous tantôt par la tranche et tantôt par leur grande surface.

Toutes ces spéculations, pour amusantes qu’elles fussent, finirent par être abandonnées.

C’est seulement à la fin du XIXe siècle, en 1889, que l’on put se faire sur cette question si controversée une opinion fondée, grâce à une belle découverte spectroscopique de l’astronome Vogel.

J’ai, je crois, déjà parlé ici même de cette belle application de la ! spectroscopie qui s’appelle le principe de Dopper-Fizeau, ou des vitesses radiales. Il est nécessaire que nous y revenions, car la découverte faite par Vogel, et ensuite celle de toute une nouvelle classe d’étoiles ont été simplement des applications de ce principe.

Si une locomotive traverse à toute vitesse et en sifflant d’une manière continue, une gare, un observateur placé sur le quai remarquera ceci : tant que la locomotive s’approche de la gare, le son émis par son sifflet (en admettant que celui-ci soit actionné d’une manière constante et sans interruption) a une certaine tonalité, une certaine hauteur, est plus ou moins aigu. A l’instant précis où la locomotive a traversé la gare et s’éloigne maintenant de l’observateur, celui-ci remarque que le son émis par le sifflet est devenu soudain beaucoup plus grave, beaucoup moins aigu et le demeure. La même chose aurait lieu si, au lieu d’une locomotive, il s’agissait d’une auto passant à toute vitesse devant un observateur placé le long de la route. Le son émis par la trompe de l’auto paraîtra à cet observateur et si l’auto va vite, beaucoup moins aigu, beaucoup plus grave lorsque l’auto l’a dépassé et s’éloigne que tandis qu’elle se rapprochait.

Quelle est la cause de ce singulier phénomène ? Elle est facile à comprendre : admettons pour simplifier que le sifflet ou la trompe considérée n’émette qu’une vibration sonore d’une seule espèce. Chacun sait qu’un son est d’autant plus aigu que la longueur de ses ondes acoustiques est plus faible.

Tous les sons parcourent dans l’air environ 330 mètres par seconde. Le la normal correspond à 435 vibrations par seconde, c’est-à-dire que la longueur de chacune de ces ondes vibratoires est égale à 330 mètres divisés par 435, c’est-à-dire à un peu moins d’un mètre. Toute onde sonore plus aiguë a une longueur plus faible, toute onde plus grave a une longueur plus grande puisqu’elles parcourent toutes, quelle que soit leur fréquence, c’est-à-dire leur nombre par seconde, la même distance de 330 mètres chaque seconde. Une note correspondant à l’octave supérieure d’une autre correspond donc à des ondes sonores moitié plus courtes que celles-ci.

Dans ces conditions, il est facile de comprendre ce qui se passe : tandis que le sifflet de la locomotive (comme la trompe d’auto) s’approche de moi, il court en quelque sorte derrière les ondes sonores qu’il m’envoie, il les presse, les chasse vers moi, les comprime en quelque sorte dans ma direction : il s’ensuit que la longueur de chaque onde sonore émise par le sifflet est, à chaque instant, diminuée de ce fait même. Si, par exemple, le sifflet émet des ondes qui, au repos, auraient un mètre de longueur, c’est-à-dire qui progressent dans l’air de cette quantité ; si le sifflet s’approche de moi de 50 centimètres par seconde (ce qui ne correspond qu’à une faible vitesse) les ondes sonores qui m’arrivent n’ont plus que 50 centimètres de longueur et sont à l’octave supérieure du son émis au repos. Le contraire a lieu si le sifflet s’éloigne de moi ; les ondes sonores que j’en reçois auront alors 1m, 50 au lieu de 1 mètre et j’entendrai un son beaucoup plus grave.

Et maintenant, ce qui a lieu pour le son va nous éclairer ce qui a lieu pour la lumière, puisque, suivant l’image célèbre du poète :


Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté.
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.


Il y aurait peut-être quelque réserve à faire sur le rôle que, d’après Baudelaire, les parfums jouent dans cette conversation des couleurs et des sons, mais ne chicanons point le poète sur ce que son odorat avait d’un peu trop envahissant et exclusif, et reconnaissons que maintenant, et scientifiquement parlant, la correspondance des sons et des couleurs est rigoureusement conforme à la réalité la plus subtile.

De même que les ondes sonores varient, augmentant ou diminuant de longueur apparente, lorsque la source émettrice s’éloigne ou se rapproche de l’observateur, de même il en est pour les ondes colorées, pour la lumière ; et la couleur d’une onde lumineuse varie selon que la source s’éloigne ou s’approche de celui qui l’observe.

S’il s’agit d’une source lumineuse émettant un spectre tout à fait continu, telle qu’un filament de métal incandescent par exemple, qu’arrive-t-il ? C’est que, si la source s’approche de l’observateur, toutes les ondes qu’elle émet sont un peu raccourcies par ce rapprochement rapide : les ondes rouges deviennent un peu plus jaunes, les jaunes un peu plus vertes, les vertes un peu plus bleues, les bleues un peu plus violettes ; aux ondes rouges extrêmes se substituent des ondes infra-rouges que leur raccourcissement rend visibles, tandis qu’au contraire, à l’autre bout du spectre, les ondes violettes-extrêmes deviennent des ondes ultra-violettes invisibles. De sorte que, finalement, tout se passe comme si rien n’avait été changé dans la gamme colorée du spectre. C’est ce que n’avait pas vu Doppler ; c’est ce que Fizeau, qui le premier a donné à ces choses une forme définitive, a au contraire nettement aperçu.

Mais si, au lieu d’un spectre rigoureusement continu, la source lumineuse considérée émet (comme c’est le cas des étoiles) un spectre lumineux à peu près continu, mais présentant ces petites discontinuités qu’on appelle les raies spectrales, les choses se passent différemment. Considérons par exemple la célèbre raie du sodium, cette petite ligne noire qu’on observe dans le spectre du soleil exactement au milieu de la partie jaune de ce spectre. Cette raie est légèrement déplacée vers la partie rouge ou au contraire vers la partie violette du spectre selon que la source lumineuse s’éloigne ou se rapproche de nous. Ainsi, le soleil tourne sur lui-même avec une vitesse de quelques kilomètres par seconde, de telle sorte que, si on considère l’équateur solaire, l’un des bords de l’astre s’approche de nous, tandis que l’autre s’en éloigne. En juxtaposant les spectres lumineux de ces deux bords, on constate que les mêmes raies noires du spectre sont décalées les unes par rapport aux autres. La raie jaune du sodium par exemple est déplacée vers le rouge dans le spectre du bord solaire s’approchant de nous, déplacée dans l’autre sens au bord opposé, et la distance des positions des deux raies, leur décalage, qu’on mesure facilement a permis de calculer indirectement la vitesse de rotation du soleil. Il va sans dire que la vitesse ainsi trouvée concorde parfaitement avec celle qu’a fournie l’observation directe de la rotation du disque solaire.

L’application aux étoiles de ce principe physique merveilleusement simple et fécond, qui permet de déduire les mouvements des objets de l’analyse de leur lumière, est une des plus captivantes conquêtes de l’astronomie moderne. C’est ainsi qu’en 1889, l’astrophysicien Vogel, en examinant et en mesurant attentivement le spectre d’Algol aux diverses phases de sa variation lumineuse, constata que ses raies spectrales présentent des changements périodiques de leur position en rapport avec cette variation lumineuse. Au milieu de l’intervalle entre deux minima successifs, les raies spectrales d’Algol coïncident avec les raies correspondantes données par un tube de Geissler contenant de l’hydrogène raréfié. Elles décroissent vers le rouge avant le minimum d’éclat, vers le violet après ce minimum, ce qui prouve que l’étoile s’éloigne de nous avant ce minimum et s’en rapproche après. La vitesse maxima avec laquelle l’étoile s’éloigne ou s’approche de nous, ou plutôt du soleil, est, à ces diverses phases, d’environ 40 kilomètres par seconde. Tout se passe donc, au point de vue spectroscopique, comme si Algol tournait autour d’un astre invisible pour nous. Ainsi a été apportée la démonstration définitive que les variations d’Algol sont dues à la révolution et à l’interposition périodique d’un énorme satellite. Si Algol paraît alternativement se rapprocher et s’éloigner de nous, c’est que, en vertu de la loi de la gravitation, Algol et son satellite tournent, en réalité, l’une et l’autre autour du centre de gravité commun des deux astres, qui est un point situé sur la ligne qui les joint, point qui seul reste fixe par rapport au soleil.

La discussion combinée des résultats donnés par l’étude spectrale des déplacements d’Algol et par sa courbe de lumière a permis, grâce à des méthodes de calcul qu’on devine très simples, — mais sur lesquelles on me saura gré de ne pas insister ici, — de calculer exactement les dimensions du système de cette singulière étoile. D’après les données les plus récentes et les plus sûres, le diamètre d’Algol est, à très peu de chose près, égal à celui du soleil (environ un million et demi de kilomètres) et celui de son satellite est d’environ un dixième plus grand. C’est donc en réalité le satellite obscur qui est ici, par sa dimension, l’astre principal. La distance des deux astres est égale à moins de deux fois leur diamètre, ce qui en fait une étoile double extrêmement serrée. Ajoutons qu’on calcule facilement les masses des deux astres qui sont respectivement environ les quatre neuvièmes et les deux neuvièmes de celle du soleil. On en déduit que ce sont des étoiles beaucoup moins condensées que lui, puisque leur densité moyenne n’est égale qu’à 18 pour 100, quant à Algol, et à 12 pour 100, quant à son satellite, de celle du soleil.

Ce n’est pas tout. L’auteur de ces lignes a pu mesurer il y a une douzaine d’années la température superficielle d’Algol ; il a trouvé que cette température effective est voisine de 13 000 degrés (résultat confirmé depuis à l’étranger), tandis que celle de la surface incandescente du soleil n’est que de 6 000 degrés environ.

On en déduit facilement qu’Algol est un flambeau céleste infiniment plus brillant que le soleil. Bien que les deux astres aient à peu près les mêmes dimensions, il faudrait environ vingt-cinq soleils pareils au nôtre et côte à côte pour nous envoyer autant de lumière qu’Algol. Par où l’on voit que, si notre flambant soleil se trouvait à la distance qui nous sépare d’Algol, nous aurions bien de la peine à apercevoir sa lumière qui, parce qu’elle est près, nous jette tant de poudre aux yeux.

De ce qui précède nous avons été amené à déduire par le calcul que le satellite obscur dont l’interposition éclipse, tous les deux jours, le phare algolien n’était peut-être pas si obscur que cela et qu’il était parfaitement possible que ce satellite ne fût obscur que relativement, et que son éclat fût en réalité au moins égal à celui du soleil. Ces prévisions théoriques, encore que contraires à ce qu’on pensait auparavant, ont été récemment et expérimentalement confirmées de la façon la plus imprévue et la plus brillante par un astronome américain, M. Stebbins, au moyen du photomètre à sélénium ultra-sensible, décrit ici même dans ma dernière chronique. M. Stebbins a découvert que, dans l’intervalle de deux minima successifs d’Algol, la courbe de lumière de l’étoile n’est pas rigoureusement constante, mais présente, à peu près en son milieu, un très léger minimum secondaire, une dénivellation à peine perceptible, mais hors de conteste. Cela prouve que la lumière du système, qui diminue beaucoup quand le satellite passe devant Algol, diminue aussi un peu quand Algol passe devant le satellite. Donc celui-ci n’est pas tout à fait obscur et émet de la lumière. Le calcul fait d’après les observations de M. Stebbins montre que l’éclat du satellite non seulement n’est pas nul, mais est légèrement supérieur à celui de notre soleil, ce qui confirme d’une manière frappante nos prévisions théoriques. Étonnante et curieuse entente cordiale de la théorie et de l’expérience.

Telles sont quelques-unes des singulières particularités, — et quelques-unes seulement, — découvertes récemment dans cette étoile étrange que, à des milliards de milliards de lieues, on sait avec une grande précision peser, mesurer, analyser.

Ajoutons, pour ne rien laisser d’important dans l’ombre, que l’observation d’Algol nous a donné l’occasion d’y découvrir un phénomène nouveau reconnu aussi postérieurement par divers astronomes étrangers et qui est curieux, car il touche à une importante question d’optique, non encore résolue. Cette question est la suivante : les rayons lumineux des diverses couleurs se propagent-Us dans le vide rigoureusement avec la même vitesse ? Autrement dit, et pour parler le langage des physiciens, y a-t-il une dispersion de la lumière dans le vide ?

Arago s’était déjà posé cette question, et il l’avait résolue par la négative au moyen du raisonnement suivant : Si, disait-il, les rayons des diverses couleurs progressaient dans le vide interstellaire avec des vitesses différentes, les rayons qu’une étoile comme Algol nous envoie au moment de son minimum ne nous arriveraient pas tous en même temps. Par conséquent, la proportion des rayons des diverses couleurs qui nous viennent de l’étoile changerait, et avec elle la couleur même de l’étoile. Or, on n’a rien constaté de pareil.

Cette dernière affirmation d’Arago était exacte à son époque, mais cela provenait seulement, comme nous l’avions établi, de la grossière imprécision des méthodes employées naguère pour apprécier la couleur des étoiles.

Au moyen d’une méthode nouvelle infiniment plus exacte, et qui permet d’apprécier à chaque instant la proportion des rayons de diverses couleurs reçues d’une étoile (on a appelé cette méthode photométrie stellaire hétérochrome) nous avons constaté, contrairement à l’opinion d’Arago, qu’un grand nombre d’étoiles variables, et Algol en particulier, changent légèrement de couleur pendant leur variation. Ce phénomène qui a été, depuis, reconnu général, ne prouve pas nécessairement que les rayons des diverses couleurs se propagent avec des vitesses différentes dans le vide, car il peut être causé, comme on l’a montré, par l’absorption des atmosphères de ces étoiles. Mais il prouve en tout cas que le raisonnement classique sur lequel on se fondait pour nier la dispersion de la lumière dans le vide n’est pas exact. Par conséquent, la question de savoir si cette dispersion existe ou non reste pendante.

Ajoutons qu’en dehors des étoiles du type Algol dont on connaît maintenant un assez grand nombre, de ces étoiles doubles qui sont dans l’océan ténébreux du Cosmos comme des phares à éclipse, la méthode spectroscopique, la méthode des vitesses radiales que nous avons décrite ci-dessus a permis d’en découvrir d’autres presque aussi curieuses. Ce sont des étoiles dont l’éclat est rigoureusement fixe, qu’on croirait a priori des soleils solitaires et immobiles et qui sont en réalité, comme Algol, des systèmes constitués par deux étoiles tournant l’une autour de l’autre, mais si serrées qu’aucun télescope ne peut les séparer.

Supposons que le plan orbital d’Algol et de son satellite, au lieu d’être dirigé exactement vers la terre, soit un peu incliné sur la ligne qui nous joint à l’étoile. Qu’arrivera-t-il ? C’est que le satellite, surtout s’il est un peu plus éloigné d’Algol, au lieu de s’interposer entre Algol et nous, passera à chaque révolution un peu au-dessus ou un peu au-dessous de la ligne qui nous joint à Algol, mais sans qu’il y ait interposition par rapport à nous. Il n’y aura plus alors de variation lumineuse. Mais il y aura toujours une variation des vitesses radiales, un déplacement périodique des raies spectrales. C’est ainsi que le spectroscope a permis de découvrir un grand nombre d’étoiles doubles de cette sorte qu’aucun télescope ne pouvait séparer et qu’on appelle pour cette raison des ÉTOILES DOUBLES SPECTROSCOPIQUES. La première de cette sorte qui tut découverte est Bêta de la constellation du Cocher. Depuis, le nombre de ces étoiles, qui ne sont fixes et simples qu’en apparence, est devenu assez considérable.

C’est ainsi que, grâce au spectroscope, un peu de l’invisible a cessé de nous être caché. Les découvertes que ces méthodes subtiles ont permis de réaliser dans l’étude de l’univers sont parmi les plus beaux triomphes de la science, j’entends de cette science pour qui savoir vaut mieux que pouvoir, pour qui aussi pouvoir ne vaut que pour savoir.


CHARLES NORDMANN.