Revue scientifique - Les métaux de guerre


Revue scientifique - Les métaux de guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 218-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES MÉTAUX DE GUERRE

Ce n’est point seulement à cause du rôle essentiel des explosifs et des poudres que la chimie est la vraie souveraine de cette guerre. Beaucoup d’autres choses encore contribuent à ne faire de la conflagration actuelle qu’une simple expérience de chimie. Le produit qui sortira finalement de la combinaison effervescente qui agite présentement le creuset européen, liberté harmonieusement diverse ou « organisation » uniformisée par la schlague, dépend surtout des élémens chimiques que l’une et l’autre partie pourront verser dans cette flamme où se forge l’avenir humain. Je voudrais donc examiner aujourd’hui ; sous quelques angles nouveaux les ressources respectives des belligérans dans la guerre chimique.

Depuis que le fer arme les mains des combattans, c’est-à-dire depuis la préhistoire, on peut dire que la guerre n’existe que par la chimie. La métallurgie qui, des pierres mates, fait sortir le métal brillant et perçant, est en effet tout entière fondée sur les opérations chimiques qui tendent à réduire les sels métalliques, oxydes ou sulfures, constituant les minerais. Vulcain n’était rien autre qu’un chimiste. Et si les anciens avaient compris quelque chose à la guerre, ce n’est point de l’éphèbe Mars qu’ils eussent fait le dieu des combats, mais du boiteux mari de Vénus. Il est vrai que de leur temps l’appel moderne : « Des canons, des munitions ! » ne retentissait point dans les cités. En fait de canons, ils ne connaissaient que celui des éclipses, et l’on n’avait point vu chez eux de peuple dont les savans, — qu’on appelait alors des philosophes, — n’eussent le cerveau tourné que vers les moyens de massacrer leur prochain. Les Germains n’étaient point encore déchus jusqu’à n’être que des Allemands. Aujourd’hui, il est clair que la vaillance des guerriers n’est utile qu’en proportion de la machinerie qu’ils doivent manœuvrer, et de la quantité de métaux dont ils peuvent faire des projectiles et des armes.


Au premier rang se place le fer, qui forme l’ossature des canons, des fusils, le point d’exclamation aigu des baïonnettes, les plaques de blindage et les cuirasses, le corps des obus, reliquaire mortel des explosifs, et toutes les variétés d’acier qui sont des carbures plus ou moins complexes du fer, et qui constituent essentiellement les engins modernes de guerre. L’argent, dit-on, est le nerf de la guerre. Mais ceci n’est qu’une image. Si on s’exprimait sans métaphore, il faudrait dire que c’est le fer qui est le nerf de la guerre.

L’un et l’autre groupe des belligérans ont du fer en quantité suffisante, ainsi que les accessoires nécessaires pour le travailler. Pourtant la production de nos ennemis est inférieure en qualité à celle des Alliés. L’éminent métallographiste anglais Carpenter, à qui nous empruntons plusieurs des données de cette étude, en donne comme exemple la comparaison des quantités d’acier, acide et basique, produit en Allemagne et en Grande-Bretagne en 1913, qui est la dernière année pour laquelle on possède des données complètes. La production totale en acier de l’Allemagne, pour cette année, a été de près de 19 millions de tonnes dont 4 pour 100 seulement d’acier acide, tandis que la Grande-Bretagne produisait 7 600 000 tonnes, dont 74 pour 100 d’acier acide. L’un et l’autre pays, d’ailleurs, importent de grandes quantités de fer suédois, qui est employé pour la fabrication des meilleurs aciers, et de minerais espagnols, qui sont fondus chez nos voisins anglais avec les minerais du district de Cleveland, trop riches en phosphore.

La production de l’acier nécessaire notamment à la fabrication des corps d’obus explosifs et de shrapnells, exige d’autre part l’introduction d’un second métal de la plus haute importance, le manganèse, qui, sous la forme de ferro-manganèse, sert à désoxyder l’acier fondu, et y incorpore de 0,5 à 1 pour 100 de manganèse, qui donne au produit des qualités particulières. Les principaux producteurs du manganèse sont par ordre d’importance : la Russie, l’Inde et les États-Unis, qui, on 1913, ont fourni environ 93 pour 100 de la quantité extraite. La matière première est la pyrolusite qui correspond, lorsqu’elle est pure, au bioxyde de manganèse bien connu de tous les écoliers qui ont préparé du chlore. Les principaux producteurs du minerai de ce métal sont donc des pays alliés ou neutres, et séparés de l’Allemagne par le blocus.

En 1913, l’Allemagne en a importé environ 670 000 tonnes, principalement de Russie. Elle n’en extrait elle-même qu’environ 90 000 tonnes et l’Autriche-Hongrie à peine 16 000 tonnes.

Tout cela ne prouve point que nos ennemis soient embarrassés dans leurs besoins en acier au manganèse, même par la suppression totale de leurs importations à ce point de vue. Il ne faut pas oublier en effet que l’Allemagne a exporté, en 1913, 4 300 000 tonnes de sa production d’acier, qu’elle peut aujourd’hui employer pour ses besoins et ceux de ses alliés, Austro-Hongrois, Turcs et… j’allais les oublier… Bulgares. Quant au manganèse, on le trouve, quoique à dose souvent faible, dans un grand nombre de minerais que nos ennemis n’avaient pas utilisés jusqu’ici à cause de la possibilité d’importer des minerais plus riches. Il est probable qu’ils auront pris leurs dispositions pour l’extraire depuis lors des minerais pauvres de leurs propres territoires. Tout cela, sans parler des réserves de manganèse, qu’avec leur méthodique esprit de précaution, ils avaient pu emmagasiner en prévision de la guerre qu’ils préparaient, nous laisse peu d’espoir de les voir embarrassés de ce côté.

Un autre métal, le chrome, sert à former avec le fer un alliage, le ferro-chrome, qui est utilisé pour faire des aciers spéciaux, aciers chromés nécessaires à la fabrication des plaques de blindage, projectiles de rupture et de diverses pièces de machine. La Nouvelle-Calédonie et l’Afrique du Sud sont les producteurs principaux des minerais de chrome. La Russie en produit aussi une certaine quantité, ainsi que l’Asie Mineure et la Grèce. Ces deux derniers pays n’ont pas dû manquer d’en fournir autant qu’ils ont pu à nos ennemis depuis que les autres sources de chrome leur sont fermées.

Le nickel est encore plus important pour la métallurgie guerrière. Il est un constituant indispensable de l’acier des canons et des plaques de blindage et de certains projectiles. Dans tous ces emplois son action est spécifique et ne pourrait sans doute être remplacée par celle d’aucun autre corps. La production mondiale du nickel a été en 1912 d’environ 26 000 tonnes, dont 85 pour 100 environ provenaient des mines du Canada, et le reste de la Nouvelle-Calédonie. Quant à la Scandinavie, à qui pourtant le nickel doit son nom, qui est, comme on sait, celui d’un des gnomes légendaires de là-bas, elle n’en a produit en 1912 qu’environ 400 tonnes, c’est-à-dire à peine 1,5 pour 100 de la production totale, le reste étant extrait des pays alliés. Les rares minerais de nickel situés dans les territoires de nos ennemis sont d’un très mauvais rendement. L’Allemagne a d’ailleurs importé dans les six premiers mois de 1913, environ 3 400 tonnes de nickel et 6 600 tonnes de minerais nickelifères, et n’en a exporté dans le même temps qu’environ 1-200 tonnes de nickel. C’est dire que la fourniture norvégienne ne peut lui suffire et que, sitôt épuisés les stocks qu’elle a pu emmagasiner, de ce métal, elle s’en trouvera cruellement démunie, si les flottes alliées font bonne garde.


Mais le plus important, après le fer, des métaux nécessaires à la guerre est sans contredit le cuivre. Il est, avec l’acier, le métal guerrier par excellence. N’est-il pas aussi celui dont la couleur se rapproche le plus de celle du sang ? Puis, on ne l’a pas assez remarqué, son nom lui vient de l’île de Chypre comme celui de la blonde Cypris. Il était dit que, de toutes manières, celle-ci aurait avec Ares des affinités.

Le cuivre est nécessaire à la métallurgie belliqueuse pour de nombreuses raisons dont voici quelques-unes : Il est le constituant essentiel du laiton qui forme les cartouches et les douilles des balles de fusil et celles aussi des obus modernes ; sous la même forme, il est indispensable pour la fabrication des fusées d’obus, de ces petites merveilles de mécanique chimique qui sont à l’obus ce que le cerveau est au corps. C’est lui qui sert à former tous ces fils téléphoniques et télégraphiques dont les milliers de kilomètres constituent le système nerveux indispensable des armées en présence. A cet égard, il ne peut être remplacé efficacement par aucun autre métal usuel, et notamment pas par le fer, dont il faudrait, à cause de sa conductibilité électrique bien moindre, un poids bien plus considérable et presque prohibitif pour obtenir le même résultat. Enfin (pour ne pas parler de ses nombreux usages dans la marine et de la balle du fusil Lebel) le cuivre sert à fabriquer cet organe essentiel qu’est la ceinture des obus. On sait en effet que tous les obus tirés par les canons rayés modernes sont entourés, non loin de leur base, d’au moins une « ceinture » de cuivre sertie sur le corps de l’obus-et faisant légèrement saillie.

Cette bande de cuivre qui est fixée sur l’obus, comme fait une alliance sur l’annulaire marital, a un double but. Mais avant d’aller plus loin il me faut ouvrir ici une parenthèse pour rappeler, à mes lecteurs, à quoi sert la rayure des canons.

Au bon vieux temps, quand on se lançait, par la gueule des bouches à feu, des boulets tout ronds de fer ou même quelquefois de pierre, comme ceux qui, entassés en pyramide, forment de si pittoresques motifs ornementaux aux portes de tels de nos monumens, il était indifférent que le boulet tournât ou ne tournât pas dans l’air, puisqu’il offrait toujours, à cause de sa rondeur, la même surface à la résistance de l’air, ce qui ne pouvait donc modifier sa trajectoire. Cette trajectoire n’était d’ailleurs que très vaguement déterminée, parce qu’on était obligé, sous peine de faire éclater la pièce, de faire le boulet légèrement moins large que l’âme de celle-ci. Il s’ensuit qu’une bonne partie des gaz de la poudre s’échappait dans l’atmosphère par l’interstice annulaire formé entre le boulet et le canon, et l’effet utile était diminué d’autant. En outre, la forme sphérique du projectile était très défavorable pour vaincre efficacement la résistance de l’air, et la portée n’était donc pas très bonne.

Pour améliorer la portée, on eut alors l’idée de donner au projectile une forme allongée et pointue, cylindro-ogivale en un mot. Il devait s’ensuivre évidemment (sans parler d’autres avantages) que la vitesse et la portée en étaient augmentées, de même que de deux navires de même tonnage qui ont des machines de même force, celui qui aura une forme allongée et une proue pointue avancera plus vite que celui qui aura une forme entièrement circulaire. Malheureusement, un projectile oblong lancé par un canon lisse culbuterait sur lui-même et irrégulièrement tout le long de sa trajectoire, offrirait donc à l’air, à cause de sa forme dissymétrique, une surface, c’est-à-dire une résistance à l’avancement sans cesse variable, et que tout cela constituerait plutôt un recul qu’un progrès sur le boulet sphérique. Heureusement, en munissant les bouches à feu de rayures, — ce qui est une idée très ancienne, bien qu’elle n’ait été réalisée pratiquement que dans la seconde moitié du XIXe siècle, — on arrange tout, grâce à la ceinture. Celle-ci a, en effet, un diamètre légèrement supérieur au diamètre intérieur des rayures d’acier, tandis que l’obus lui-même a un diamètre légèrement inférieur à celui-ci, c’est-à-dire qu’il ne se produira aucun frottement nuisible entre lui et le canon. Lors donc que la poudre chasse l’obus dans l’âme de la pièce, la ceinture de cuivre est mordue par les rayures sur lesquelles elle subit une sorte de forcement, qui, grâce à la ductilité du cuivre, y imprime en quelque sorte le profil des rayures. Celles-ci étant en spirales, et la ceinture étant d’autre part sertie à l’obus avec lequel elle forme corps, il s’ensuit qu’à mesure qu’il avance dans la pièce, l’obus se met à tourner, et, lorsqu’il en sort, il est animé d’un très rapide mouvement de rotation autour de son axe. Ce mouvement a pour effet de maintenir continuellement l’obus dirigé dans le sens de sa trajectoire, de même que cette petite toupie, que les enfans appellent sabot, est maintenue verticale lorsqu’elle tourne et parce qu’elle tourne. On obtient ainsi ce premier avantage de l’obus allongé : que la résistance qu’il offre à l’air est bien moindre que celle de l’obus rond et, partant, sa portée plus grande. En outre, et par une conséquence immédiate, il est possible, en allongeant l’obus, d’envoyer, avec une pièce de calibre donné, un projectile beaucoup plus volumineux, c’est-à-dire plus efficace, que le projectile sphérique de même diamètre.

Enfin, la ceinture de cuivre, en assurant une adhérence parfaite du projectile avec l’âme de la pièce, dont elle épouse la forme, empêche toute sortie prématurée des gaz de la poudre, et assure à celle-ci toute son efficacité.

La ceinture de cuivre des obus est donc un organe fondamental et irremplaçable de l’artillerie moderne, qui lui doit, pour une large part, ses qualités balistiques. Or, à cause de sa ductilité particulière, on ne peut substituer au cuivre aucun autre métal usuel.

Quelles sont donc, en cuivre, les ressources dont on dispose d’un côté et de l’autre de la barricade ? A l’extraction mondiale du cuivre, qui était en 1913 d’environ un million de tonnes, les Etats-Unis contribuent pour environ 55 pour 100. Aucun autre pays producteur de cuivre n’a un rendement comparable. Le Japon, qui vient tout de suite après avec 7,3 pour 100 du total, est suivi par l’Espagne et le Portugal, le Mexique, l’Australie, la Russie et le Chili, dont chacun fournit de 4 à 5 pour 100. Parmi les Alliés, l’Italie ne fournit que 0,16 pour 100, la Grande-Bretagne que 0,03 pour 100. Quant à la France, elle ne produit pas de cuivre. En face de nous, l’Allemagne produit 2, 5 pour 100, l’Autriche-Hongrie, 0,4 pour 100, au total, 2,9 pour 100, c’est-à-dire moins de 30 000 tonnes. Or, aucune des nations belligérantes ne suffit à ses propres besoins en cuivre, à l’exception du Japon. Toutes en importaient d’habitude des États-Unis : en 1913, par exemple, l’Allemagne en a importé 137 000 tonnes, la France 71 000, l’Italie, 18 000, l’Autriche-Hongrie, 17 000, l’Angleterre, 15 000.

Actuellement, grâce à la flotte anglaise, les Alliés peuvent se procurer tout le cuivre dont ils ont besoin, tandis que leurs ennemis en sont empêchés, du moins directement. Il est probable néanmoins qu’ils ont dû en importer quelque peu, grâce à la navigation neutre et aux pays neutres, quoique sans doute insuffisamment pour leurs besoins de guerre.

Certains chiffres sont, à cet égard, particulièrement édifians. Tandis que, de janvier à mars 1914, l’Italie a importé environ 5 000 tonnes de cuivre américain, et que les États Scandinaves n’en ont pratiquement pas importé, dans la période correspondance de 1915, l’Italie a presque triplé son importation qui est passée à plus de 14 000 tonnes, et celle des États Scandinaves s’est élevée comme par enchantement à 6 000 tonnes. On devine le pot aux roses. Heureusement, tout cela a changé depuis que notre sœur italienne s’est jointe à nous.

Comme, en 1913, la consommation en cuivre de l’Austro-Allemagne était décuple de sa production et qu’elle n’a pu que s’accroître du fait de l’effroyable consommation de munitions de nos ennemis, toutes les mesures prises récemment par eux, fonte des cloches, réquisition des brillantes casseroles où Gretchen faisait naguère cuire les confitures destinées à servir de garniture au rôti quotidien, enlèvement des toitures d’église et des tuyauteries de cuivre, tous ces expédions prouvent, à n’en pas douter, que le bât blesse fortement les séides de la Kultur à cet endroit.


Sur le plomb, nous n’avons rien de particulier à dire. L’Allemagne en produit une grande quantité, et, avec ce que l’Autriche en extrait elle-même, nos ennemis doivent être abondamment pourvus de ce métal. D’autre part, l’Australie est le principal producteur de ceux qui n’ont pas une extraction suffisante pour leur besoin ; ils s’adressent pour le surplus aux États-Unis, à l’Espagne et au Mexique. Les balles de shrapnells sont formées d’un alliage de plomb et d’antimoine dans lequel l’antimoine entre pour rendre le plomb plus dur et plus cassant. L’emploi des shrapnells est d’ailleurs, dans cette guerre, très inférieur à celui des obus explosifs, surtout lorsqu’on se rapporte aux prévisions faites avant qu’elle éclatât. Il a été reconnu en effet, contrairement aux théories classiques de l’artillerie, que l’obus explosif qui, d’après elles, ne devait être employé que contre les obstacles matériels et non contre les troupes, est contre ces dernières beaucoup plus efficace que le shrapnell. Celui-ci est d’ailleurs encore utilisé pour les réglages du tir, où il convient, pour bien juger des coups, de les voir éclater à une certaine distance au-dessus du sol, et enfin dans le tir contre avions. Les jolis petits nuages blancs dont les batteries anti-aériennes entourent, comme d’une jonchée de roses blanches, les avions bombardés par elles, sont dus à des éclatemens de shrapnells. Malgré l’emploi relativement réduit de ceux-ci, le prix de l’antimoine a beaucoup augmenté. C’est que sa production annuelle n’est que de 20 000 tonnes à peine, dont les deux tiers viennent de la Chine et le reste des mines françaises. Avant la guerre, parmi nos ennemis, seule la Hongrie en produisait, et seulement environ 800 tonnes.


L’étain, qui donne le fer-blanc, la soudure, et entre dans la composition de certains métaux pour canons, est un métal de guerre d’une assez grande importance. On en extrait annuellement 120 000 tonnes. La Malaisie en produit la plus grande part, l’Angleterre un peu, l’Allemagne beaucoup moins. Les pays ennemis ont toujours eu besoin d’en importer beaucoup, leurs propres gisemens étant tout à fait insuffisans pour leurs besoins.


Le zinc a vu quintupler son prix depuis la guerre. Alors qu’auparavant il ne valait que les 2/3 environ du prix du cuivre, il coûte aujourd’hui plus que lui, bien que ce dernier ait également renchéri. Le zinc est un métal de guerre très important : il entre dans la constitution du laiton des cartouches, des douilles des balles et des obus, et dans celle des fusées de ces derniers. En outre, il sert à galvaniser les fils de fer barbelés dont il assure la conservation. En 1913, les principaux producteurs du zinc étaient les États-Unis, l’Allemagne et la Belgique. Les minerais proviennent surtout des États-Unis et de Nouvelle-Galles du Sud. La France, l’Espagne, l’Angleterre, et chez nos ennemis la Hongrie et le Tyrol en fournissent aussi. Ni d’un côté, ni de l’autre on ne manque de ce précieux métal.


Il n’en est point de même, de l’aluminium qui a pris dans cette guerre une grande importance. Grâce à sa légèreté, ce métal est devenu roi dans la guerre aérienne. Il sert à former l’armature et les pièces essentielles des légers avions et aussi chez nos ennemis des zeppelins ventrus, comme on peut s’en assurer en examinant aux Invalides les débris de celui que le commandant Beaucourt abattit l’an passé près de Nancy.

L’aluminium joue à d’autres points de vue encore un rôle important. C’est lui qui forme l’extrémité ogivale de la fusée de l’obus de campagne allemand (de 77 mm.). Nul ne l’ignore plus chez nous depuis que nos soldats ont pris l’habitude d’y tailler des bagues plus précieuses à celles qui les reçoivent que ne seraient des joyaux princiers. En outre, l’aluminium est employé par les Allemands pour fabriquer les bidons, quarts, gamelles, marmites de campement de leurs soldats.

Enfin, — car il faut se borner, — le précieux métal forme un des constituans des explosifs employés par nos ennemis dans leurs obus. L’ « Ammonal, » que les Austro-Hongrois emploient pour charger les obus de leurs batteries d’howitzers, est composé de nitrate d’ammoniaque et d’aluminium finement divisé, ce qui constitue un explosif extrêmement brisant.

En 1913, les États-Unis et le Canada ont produite peu près la moitié de l’aluminium extrait dans le monde, le surplus étant fourni pour parts à peu près égales par la France, les Iles Britanniques et la Suisse, en négligeant environ 800 tonnes produites en Italie. Les Alliés, en ce qui concerne ce métal, sont incontestablement mieux partagés que les Puissances centrales, d’abord parce qu’ils en peuvent importer ce qui leur manque, ensuite parce qu’ils en utilisent beaucoup moins que leurs adversaires (les fusées françaises ne sont pas en aluminium, non plus que les ustensiles de campement de notre armée). La France a d’ailleurs les plus beaux gisemens de matière première aluminifère de l’Europe avec sa bauxite, dont le nom vient, comme chacun sait, du village des Baux dans le Midi. Quant à l’Allemagne, — la contrebande mise à part, — elle en est réduite à ce que peut lui céder la Suisse de sa production, c’est-à-dire à bien peu de chose sans doute, pour satisfaire son gros appétit d’aluminium.


Parmi les métaux nécessaires aux nations qui font la guerre, nous n’aurons garde d’oublier l’hydrogène. À ce mot, je vois sourire plus d’un lecteur : surpris de voir l’hydrogène, le gaz subtil, rangé parmi les métaux, alors que depuis longtemps on a l’habitude de le ranger parmi les métalloïdes. Si on a cette habitude, c’est que le sens commun est une chose très différente du bon sens, et il n’est pas aujourd’hui un chimiste averti qui ne sache que, pour vingt raisons concordantes, l’hydrogène ne peut être qu’un métal, et que son état gazeux n’est pas plus un empêchement à cela que ne l’est pour le mercure, son état liquide. Quant à exposer les raisons, ce n’en est point l’heure ni le lieu aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit, le métal hydrogène est absolument nécessaire-aux belligérans pour le gonflement des nombreux ballons de divers systèmes qu’ils emploient. L’hydrogène nécessaire a été pendant longtemps fabriqué dans les armées au moyen de petites usines portatives où l’on utilisait la vieille réaction classique et familière à nos souvenirs d’écolier, de l’acide sulfurique sur le fer ou le zinc. Puis on se borna à transporter aux armées, comprimé dans des tubes d’acier, l’hydrogène préalablement produit dans des centres fixes. Mais il fallait des dizaines de puissans fourgons pour transporter les tubes d’hydrogène nécessaire au gonflement d’un seul dirigeable de moyenne dimension. On est revenu aujourd’hui, en France comme en Allemagne, à de petites usines portatives utilisant des réactions à grand rendement où entrent le carbure de calcium ou la soude et l’eau, ou le coke et le goudron, toutes matières premières que l’on a en abondance d’un côté comme de l’autre de la barricade.


En somme, de ce bref tableau de la situation des belligérans au point de vue de leurs métaux de guerre, nous pouvons conclure ceci : des dix métaux principaux et indispensables aux combattans que nous avons passés en revue, l’hydrogène mis à part, nos ennemis peuvent certainement en produire cinq en quantités suffisantes pour leurs besoins sans avoir recouru à l’importation, savoir : le fer, le manganèse, le chrome, le zinc et le plomb. Mais il est bien improbable qu’ils puissent extraire de leurs minerais indigènes le cuivre, l’aluminium, le nickel, l’étain et l’antimoine qui leur sont nécessaires.

Dans leur préparation si savamment faite de cette guerre, les Allemands ont certainement envisagé la question et ils ont dû accumuler des stocks des métaux qui pouvaient leur manquer ou de leurs minerais. Mais, d’autre part, il est certain qu’ils ont escompté une guerre courte et une victoire foudroyante. La question est donc de savoir à quels délais correspondaient leurs prévisions… et partant leurs provisions. Sur ce point nous sommes réduits aux conjectures. Pourtant la chasse au cuivre si âprement poursuivie par eux, et qui ne respecte même plus les tuyauteries de la salle de bain familiale, est l’indice certain d’une gêne actuelle ou prochaine. Réjouissons-nous-en, mais pas trop bruyamment, car les Allemands sont passés maîtres dans la chimie appliquée, et ils doivent pour l’heure utiliser toutes les ressources dès longtemps disciplinées et militarisées de leurs laboratoires, toutes les énergies de leurs professeurs à lunettes, à chercher des succédanés qui puissent se substituer aux élémens qui leur manquent.


Dans cette énumération des métaux de guerre, il en est un pourtant que j’ai oublié, métal unique, roi de la guerre comme de la paix, fin et moyen des trois quarts des actions humaines : c’est l’or que je veux dire. Mais son importance et son rôle dans la guerre actuelle, les ressources respectives qu’en ont les combattans, sont, si essentielles qu’elles soient, dit-on, des questions qui échappent à la compétence d’un vulgaire physicien.

D’ailleurs, pour le guerrier comme pour le physicien dignes de ces beaux noms, l’or est un métal, je ne dis pas méprisable, mais tout à fait négligeable. Pour le guerrier, une baïonnette en or ne résisterait pas sans se tordre piteusement au choc contre un abdomen teuton, ne fût-il gonflé que de bière ; il ne pourrait servir ni à faire un corps d’obus, car il est trop tendre et trop peu élastique, ni même une ceinture de projectile, car il est trop mou, encore moins à faire une gamelle, car son éclat le ferait vite repérer, pas même un fil téléphonique, car il est trop lourd et ne résiste pas à la traction. Que voulez-vous donc qu’un guerrier en fasse ?

Quant au savant, qui cherche sa félicité dans les cornues et les matras, il ne peut pas non plus lui trouver de l’intérêt : l’or en effet, à l’inverse des nobles métaux que nous venons de passer en revue comme une troupe glorieuse, existe dans la nature à l’état natif. Le chimiste n’a donc même pas la joie de l’extraire comme eux de son minerai, ainsi qu’un papillon brillant qui jaillit de l’amorphe chrysalide. Il ne se combine presque à aucun corps, et même à presque aucun acide ; il est dénué de cette vie, de cette affinité chaleureuse qui, comme un amour minéral, unit les uns aux autres presque tous les élémens. Par-là, il est le frère de ce gaz paralytique et mou que les chimistes ont appelé le « sans-énergie, » l’Argon α-εργον (a-ergon).

Si l’or plaît à tant de gens, s’il est soi-disant précieux, c’est uniquement parce qu’il est rare. Mais est-ce là une dignité ?

Quoi qu’il en soit, et quelque étonnement que cela puisse faire épanouir dans l’âme ingénue des philosophes, il est certain que de tous les métaux qui font défaut aux Allemands, c’est encore celui-là dont ils ressentent le plus amèrement la privation sur leur chemin sanglant.


CHARLES NORDMANN.