Revue scientifique - Les applications du froid
Le temps n’a pas encore perdu « son manteau de vent, de froidure et de pluie. » Aussi les conversations sont en ce moment pleines des doléances que, chaque année, amène le froid. Pour toute l’humanité et pendant des siècles, il a été considéré comme un ennemi contre lequel il était nécessaire de se défendre, et qui ne pouvait être que nuisible à la vie, dans toutes ses manifestations, et à la société. C’étaient là de déplorables erreurs. Le froid est un grand calomnié, et nous allons voir comment, en l’employant avec intelligence, les hommes ont appris depuis quelques années à en faire le plus utile, le plus agissant des collaborateurs.
Et tout d’abord, il est d’usage de vanter à tout propos, en regard des méfaits du froid, les bienfaits vivifians de la chaleur et de louer dans l’ardeur solaire la source et la gardienne de toute vie terrestre. Rien n’est plus injuste. C’est le froid qui conserve la vie, et non la chaleur. Si le soleil nous arrache tant d’hymnes reconnaissans, c’est que nous en sommes par bonheur assez loin ; si nous gravitions non pas à 150 millions, mais à quelque dix millions de kilomètres de lui, on ne pourrait verser ici-bas nulle larme de tendresse sur les bienfaits de l’astre du jour, car les larmes à la fois et les pleureurs seraient réduits en vapeurs. Il n’est pas en effet d’êtres vivans qui résistent à quelques cent degrés au-dessus de zéro, c’est-à-dire à une chaleur en somme assez faible, puisque nous avons trouvé des étoiles dont la température avoisine 40 000 degrés.
Les êtres organisés n’ont donc pu apparaître sur ce globule terraqué que lorsqu’il se fut suffisamment refroidi pour avoir une croûte solide et une température superficielle inférieure à 100 degrés. On ne connaît pas et on ne conçoit pas de pyrozoaires ; les vieilles histoires relatives aux salamandres, qui résistent au feu, ne sont que des fables bonnes tout au plus à fournir des motifs ornementaux aux héraldistes.
La Terre en effet ne fut pas toujours un astre éteint et obscur ; jadis toute bouillonnante et fluide, et vierge encore de l’humaine souillure, elle rayonnait autour d’elle la chaleur et la lumière dans l’ardente splendeur de sa vie inorganique. Maintenant, une écorce froide et rigide enferme comme en un dur cercueil les dernières palpitations du feu intérieur dont elle fut radieuse. L’humanité n’est apparue sur elle que lorsque déjà sa surface avait pris la frigidité et la rigidité cadavériques.
Le froid au contraire, si intense qu’il soit, ne détruit pas la vie. Je sais bien que ceci n’est pas vrai pour l’homme, que la congélation tue, et qui a dû pour ce motif déserter les régions polaires de la Terre. Mais prendre comme critérium l’homme quand on raisonne sur « la vie » est un point de vue étroit. L’homme et les autres animaux dits « supérieurs » ne sont que des édifices vitaux contingens. Ce qui seul demeure, quand on va au fond des choses, comme substratum fondamental du phénomène « vie, » c’est la cellule, atome primordial de tout être vivant. Or les plus basses températures qu’on ait réalisées ces dernières années laissent intactes un grand nombre de cellules, de spores et de bactéries. Des recherches récentes, dont les premières furent faites à l’Institution royale de Londres, l’ont établi sans conteste. Le professeur Macfayden notamment, dans une série de belles expériences qui durèrent des années, a montré qu’aux températures de l’air liquide (— 190°), et de l’hydrogène liquide (— 252°), le pouvoir germinatif des graines n’est pas atteint, quel que soit le temps pendant lequel on les laisse à ces températures. L’action de l’air liquide sur les bactéries, examinée la première, fut reconnue parfaitement inoffensive. Après des semaines, après des mois d’immersion en tube clos dans l’air liquéfié, on n’a pu apercevoir aucun affaiblissement dans leur faculté de croissance et leurs activités fonctionnelles, lorsqu’elles étaient ramenées ensuite à la température ordinaire.
Les organismes phosphorescens ont procuré un exemple frappant de cette suspension par le froid, puis de cette reprise des phénomènes vitaux. Refroidis dans l’air liquide, ils n’émettent plus de lumière ; mais l’oxydation intracellulaire qui produit la phosphorescence recommence vigoureusement dès que la température se relève. Pareillement et pour ne citer qu’un autre exemple, le bacille pyocyanique de Charrin, après des semaines d’immersion dans l’air liquide, recommence à sécréter, comme si de rien n’était, la matière bleue qui lui a donné son nom.
Certains savans ont même apporté des raffinemens étonnans dans cette manière brutale de traiter les microbes : on les a fait refroidir puis réchauffer alternativement un très grand nombre de fois, les plongeant dans l’air liquide puis sans transition dans l’eau à + 50". Rien n’y a fait. Ramenés une dernière fois à la température ambiante, ils étaient aussitôt prêts à recommencer leurs exploits.
Toutes ces expériences sur les spores, les graines, les bactéries, reprises plus récemment dans l’hydrogène liquide, puis à la température de l’hélium liquide qui touche le zéro absolu, ont conduit aux mêmes résultats. Le froid le plus extraordinaire ne supprime pas la vie chez ces êtres : il la suspend seulement, comme fit la vieille fée de Perrault dans La Belle au bois dormant ; ils conservent alors à l’état latent et prête à renaître leur vitalité des temps pratiquement indéfinis.
A cet égard, l’expérience de Paul et Bail est particulièrement frappante. : ils employèrent des formes végétales à l’état sec (et non des spores) de staphylocoques, qui sont des bactéries. Or, tandis qu’à la température ambiante, ces êtres mouraient après trois jours environ, leur vitalité n’était pas diminuée d’une façon sensible après des mois passés à la température de l’air liquide.
Un savant genevois, M. Pictet, prétend avoir réalisé récemment des expériences analogues et fort suggestives sur des animaux supérieurs, grenouilles et poissons. N’arrivera-t-on pas, dans un avenir moins lointain qu’on ne pense et en se plaçant dans des conditions favorables, à opérer de même sur l’homme en prenant des précautions spéciales ? Ce n’est point impossible, et l’ « Homme à l’oreille cassée » apparaîtra peut-être à nos descendans comme une prophétie géniale. Voilà qui eût bien étonné l’humoriste qu’était About. Ce jour-là, ceux qui jugeront maussade l’heure présente se feront porter en cérémonie au frigorifique, en priant par testament leurs arrière-petits-neveux de les réveiller deux ou trois siècles plus tard, quand la vie sera devenue plus drôle. Le malheur est que, pour beaucoup d’hommes et quel que soit le siècle, l’heure maussade est toujours celle qu’il faut vivre.
Mais, sans vouloir insister sur ce rêve, qui est moins une fantaisie qu’une extrapolation audacieuse sinon illogique des études biologiques récentes sur le froid, il convient de remarquer que celles-ci touchent à d’autres problèmes importans. D’une part, elles montrent que le froid des espaces sidéraux ne s’oppose nullement comme on l’a cru longtemps à ce que des germes vitaux se transmettent d’un astre à l’autre. J’aurai l’occasion d’y revenir prochainement, à propos de quelques travaux récens sur l’origine et le mécanisme de la vie. D’autre part, elles sont liées étroitement à la conservation par le froid des denrées périssables qui est, nous le verrons tout à l’heure, une des applications les plus heureuses des basses températures.
Il n’est pas jusqu’à la médecine qui n’ait commencé à utiliser, dans différens domaines, ces propriétés conservatrices du froid. On sait qu’il est interdit aux médecins d’employer des vaccins récoltés depuis plus de quarante jours, car, à la température ambiante, ils ont au bout de ce temps, perdu toute activité. Or, divers expérimentateurs, et notamment M. Camus, ont établi que la virulence des vaccins persiste pendant des périodes de temps indéfinies lorsqu’on les conserve au frigorifique. On entrevoit sans qu’il soit besoin d’y insister l’importance de ce fait ; il permettra aux instituts vaccinogènes de posséder en tout temps des réserves de vaccin pur et d’éviter des paniques comme celle qui s’est produite lors de l’épidémie de variole de 1907. Il permettra aux pays éloignés de ces Instituts d’avoir en tout temps, et sans dépendre de la production de ceux-ci, leur provision de vaccins.
Dans un ordre d’idées tout différent, la transplantation des tissus, cette conquête récente de la chirurgie à laquelle notre compatriote le docteur Carrel a fourni tant de brillantes contributions, est, elle aussi, endroit d’attendre beaucoup de l’utilisation des basses températures. En employant un froid modéré, M. Magitot a réussi récemment à conserver pendant de longs jours une cornée humaine (dont le tissu est pourtant un des plus délicats et des plus putrescibles qui soient) et à la greffer ensuite avec plein succès sur l’œil d’un malade dont la cornée avait été brûlée et opacifiée accidentellement. Il y a là toute une voie nouvelle et vaste ouverte aux applications thérapeutiques du froid.
Les applications économiques des basses températures ont pris une telle extension, elles touchent à des problèmes si complexes et si nombreux que, dans tous les pays civilisés, des « Associations du froid » n’ont pas tardé à se former, qui publient dès maintenant toute une presse périodique. Celle qui s’est fondée chez nous, sur l’initiative de quelques Français éclairés comme M. d’Arsonval, M. André Lebon, M. Gariel, a pris l’initiative de congrès internationaux et nationaux où ces problèmes sont étudiés. Au premier congrès international du froid réuni il y a quatre ans à peine à Paris, six mille congressistes et quarante-cinq États avaient répondu à l’appel venu de la France. Le congrès national réuni, il y a quelques semaines à peine à Toulouse, a montré tout le chemin parcouru depuis lors.
Son premier soin a été de définir les unités et appellations nouvelles qu’imposent les emplois de plus en plus nombreux du froid. La plus essentielle, et qui ne tardera pas sans doute à entrer dans le langage courant, est la « frigorie. » — On sait que l’unité de chaleur, la « calorie, » est la quantité de chaleur qu’il faut communiquer à une masse d’eau de 1 kilogramme pour élever sa température de zéro à 1°. Eh bien ! la « frigorie » est exactement l’inverse. Par exemple 1 kilogramme de glace à 0° fournit en fondant 80 « frigories, « c’est-à-dire qu’elle soustrait 80 « calories » au milieu ambiant.
Parmi les industries du froid, il n’en est sans doute pas qui, nées il y a quelques années seulement, aient pris depuis peu un essor plus brillant et plus fécond que celle de l’air liquide. Ce résultat est dû pour la plus large part aux travaux d’un jeune et éminent savant français, M. Georges Claude. J’ai indiqué, dans ma dernière chronique, au prix de quelles difficultés et après quels tâtonnemens, Cailletet avait réussi à produire par refroidissement et détente les premières gouttelettes d’air liquide. Le mérite de M. Claude est d’avoir su rendre industriel, c’est-à-dire économique et simple, ce qui n’était qu’une expérience difficile de laboratoire. Grâce à des procédés aussi ingénieux que savans, que mes lecteurs me pardonneront de ne leur pas exposer ici, c’est par hectolitres que coule maintenant l’air liquéfié dans les usines, qui dans le monde entier appliquent ces procédés français.
Une remarque s’impose : pour liquéfier l’air à 190° au-dessous de zéro, il faut, comme nous l’avons vu, le comprimer d’abord puis le détendre. Mais cette compression exige une dépense de travail mécanique qui devra être fourni à l’appareil frigorifique. Dans le cas où on ne dispose pas d’une chute d’eau, il faut donc utiliser une machine à vapeur qui fonctionne sous l’influence de la chaleur dégagée par la combustion du charbon dans le foyer. De telle sorte qu’on arrive à ce résultat, en apparence paradoxal, que la principale dépense courante pour la production du froid consiste dans un achat de combustible !
Et maintenant, pourquoi la fabrication de l’air liquide est-elle si importante, et à quoi sert-elle ?
Tout d’abord, elle permet de réaliser simplement la séparation si longtemps cherchée de l’air en ses élémens oxygène et azote, dont la production à l’état pur est, — nous allons voir pourquoi, — un des principaux problèmes de l’industrie.
Cette séparation de l’air liquide en ses constituans se fait d’une manière assez analogue à la rectification de l’alcool, par distillation fractionnée. Les deux composans de l’air sont en effet inégalement volatils : l’oxygène, qui bout à — 182°, 5, l’est moins que l’azote qui bout à — 193°,5. C’est cette différence, infiniment précieuse, qui permet de les séparer. Si on laisse en effet de l’air liquide s’évaporer librement, l’azote plus volatil s’échappera d’abord en plus grande proportion que l’oxygène au point que le liquide résiduel finira par n’être composé que, d’oxygène presque pur. Mais ce procédé ne serait évidemment pas économique, car il faudrait beaucoup d’air liquide pour n’obtenir que très peu d’oxygène, le reste de celui-ci et tout l’azote étant perdus dans l’atmosphère. M. Claude réussit à échapper à ces difficultés en liquéfiant l’air, non plus en un seul bloc, mais progressivement de façon à avoir d’abord surtout de l’oxygène liquide, puis surtout de l’azote liquide. Celui-ci, circulant dans une colonne de rectification analogue à celle de nos distillateurs, condense ensuite l’oxygène seul de l’air qui monte dans cette colonne ; cet oxygène condensé s’écoule vers le bas, tandis que l’azote s’échappe au sommet. C’est ainsi qu’on arrive, en partant de la plus répandue et de la moins chère des matières premières, l’air atmosphérique, à produire très économiquement l’azote pur et l’oxygène pur.
L’emploi de ce dernier est de première importance dans l’industrie parce que la combustion des corps, c’est-à-dire leur combinaison vive avec l’oxygène est l’origine de presque toute l’énergie que ‘nous utilisons dans nos machines. Or, lorsqu’on brûle les combustibles dans l’air, non seulement la combustion est moins vive que dans l’oxygène pur, l’air n’en contenant qu’un cinquième dilué dans quatre cinquièmes d’azote inerte ; mais aussi et surtout cet azote inerte absorbe inutilement une grande partie de la chaleur produite, pour se mettre à la température de l’enceinte où a lieu la combustion. Et c’est pourquoi le fer qui ne brûle pas dans l’air brûle dans l’oxygène ; c’est pourquoi aussi le chalumeau oxhydrique amène à une très vive incandescence la chaux qui rougit à peine dans la flamme de l’hydrogène brûlant à l’air. Dès maintenant, la métallurgie a commencé à utiliser les ressources nouvelles que lui fournit la production, par l’air liquéfié, de l’oxygène pur. Parmi les applications les plus étonnantes que cette industrie nouvelle a permis de réaliser couramment, il convient de citer aussi la soudure autogène des métaux, dont les usages sont sans nombre, et que permettent de réaliser les températures élevées que l’oxygène pur provoque par sa combustion avec le gaz, l’acétylène ou le pétrole ; et enfin le coupage des métaux, qui utilise d’une façon inattendue la propriété, que je citais tout à l’heure, et qu’a le fer chauffé au rouge de brûler avec éclat dans l’oxygène. Si on porte une pièce d’acier, par exemple une plaque de blindage au rouge blanc en un de ses points, et qu’on lance un jet d’oxygène pur sur la partie rougie, la combinaison du fer et de l’oxygène se produit avec une telle violence que le métal est traversé, quelle que soit son épaisseur ; on a vu ce mince jet d’oxygène couper ainsi en un instant des plaques de 35 centimètres d’épaisseur.
L’oxygène liquide permet en outre de constituer des explosifs d’une violence extraordinaire. Sur la demande du ministre de la Guerre, MM. d’Arsonval et Claude ont fait récemment des essais au moyen d’aluminium en poudre que l’on plongeait dans l’oxygène liquide, puis qu’on enflammait au moyen d’une capsule de fulminate ; ce nouvel explosif s’est montré équivalent comme force destructive à deux fois son poids de poudre. Il a l’avantage de ne donner, à l’encontre de celle-ci, aucun produit de combustion nocif (le seul produit étant, dans son cas, l’alumine). Il a l’inconvénient, — qui peut être un avantage parfois, — de ne pouvoir être préparé qu’au moment de s’en servir. En tout état de cause, nous ne serions point surpris, si l’art de la guerre lui-même ne devenait quelque jour, de ce fait, tributaire de l’industrie des grands froids. L’explosif charbon-oxygène liquide, — qui, lui, dégage de l’oxyde de carbone toxique, — s’est montré également très remarquable, et à peu près aussi puissant que la dynamite.
Le second résidu de la distillation de l’air liquide, l’azote pur, n’est pas lui non plus sans applications : on sait quelle est l’importance énorme du problème de la fixation de l’azote de l’air sous la forme d’engrais ammoniacaux ou azotés. Or, en faisant passer de l’azote sur du carbure de calcium chauffé au rouge, on obtient très simplement un de ces engrais, la cyanamide. Mais il faut que l’azote employé soit très pur. C’est précisément ce que permet de réaliser la distillation fractionnée de l’air liquide qui a fourni ainsi, — les nombreuses usines à cyanamide par l’air liquide installées à cet effet en Europe en sont la preuve, — une solution nouvelle à l’un des problèmes les plus importans de l’agriculture.
Pour être complet, je devrais ajouter qu’en outre de ses deux principaux constituans, l’air atmosphérique contient encore les gaz rares récemment découverts : l’argon, le crypton, le néon, le xénon et le métargon ; malgré leur extrême dilution, il est possible, par distillation fractionnée de l’air, de les en extraire à l’état pur et en notables quantités. M. Claude a découvert que l’un d’eux, le néon, — dont la rareté est telle qu’il n’en existe qu’un litre dans 65 000 litres d’air, — a la propriété singulière de se laisser traverser avec une facilité extraordinaire et exceptionnelle par la décharge électrique. Là où il faut 1 000 volts dans le cas de l’air, il suffit de 13 volts dans le cas du néon. Aussi les « tubes à néon, » où l’on produit la luminescence électrique de ce gaz, et dont les Parisiens peuvent dès maintenant admirer en divers endroits la belle et calme lumière rouge, constituent une solution nouvelle et élégante du problème de l’éclairage économique.
Il s’est trouvé dans la fabrication de ces tubes une petite difficulté qui, génératrice d’ingéniosité, a donné à M. Claude l’occasion d’appliquer une autre propriété très curieuse des basses températures. La difficulté, est la suivante : la magnifique luminescence du néon se laisse masquer avec une déplorable facilité par la présence de traces infimes de gaz étrangers. C’est ainsi que, si même on introduit dans le tube luminescent du néon parfaitement pur, le-vif éclat dont il brille au premier instant tombe à presque rien en un moment, à cause des petites impuretés que les électrodes dégagent au passage du courant. Il importait donc de trouver un moyen d’absorber au fur et à mesure ces impuretés jusqu’à ce que les électrodes ne dégagent plus rien. On y est arrivé en utilisant la remarquable propriété, découverte par le professeur Dewar de Londres, et que possède le charbon, d’absorber les gaz avec une extrême énergie lorsqu’il est refroidi à la température de l’air liquide. Mais les gaz sont d’autant plus facilement absorbés ainsi par le charbon qu’ils sont plus aisément liquéfiables. Les tubes à néon sont pendant leur formation munis de tubulures latérales, qu’on en séparera au chalumeau, l’opération terminée, qui renferment du charbon et sont plongées dans l’air liquide. Le charbon absorbe donc au fur et à mesure les impuretés dégagées et laisse le néon peu liquéfiable.
Pour donner une idée de cette étonnante propriété pneumatique du charbon refroidi dans l’air liquide, il nous suffira de dire qu’on peut, par ce procédé, amener en quelques minutes dans un tube de Crookes une pression initiale d’un millième à être réduite à un dix-millionième d’atmosphère. Ce phénomène curieux est maintenant employé sur une vaste échelle pour l’obtention des vides élevés dans l’industrie ou au laboratoire.
Mais si ingénieuses, si suggestives qu’elles soient, ces belles applications de l’air liquide ne sauraient nous faire oublier les résultats que, dans des domaines tout différens, les autres branches de l’industrie du froid ont récemment réalisés.
Parmi les plus importantes pour l’humanité, il convient de signaler avant tout l’application du froid au transport des denrées périssables et à leur conservation.
Celle-ci, à vrai dire, bien que pratiquée depuis peu, a été dès longtemps connue. On a laissé les Bouriates de la Léna nous démontrer en vain que le mammouth, conservé des milliers d’années dans la glace, constitue un plat fort présentable.
On sait que les matières alimentaires, les viandes notamment, se détériorent, se putréfient avec le temps, ce qui non seulement leur enlève leur saveur agréable et les rend mal odorantes, mais encore y fait naître des poisons dangereux, les ptomaïnes, qui peuvent amener des accidens mortels. Depuis longtemps on avait remarqué que ces transformations fâcheuses se produisent plus rapidement dans les saisons et les pays chauds. On pouvait donc penser qu’on s’opposerait à leur production en maintenant artificiellement en toute saison et en tout lieu les viandes à une basse température.
Pourtant ce n’est que récemment qu’on s’est avisé de conserver par le froid sur une large échelle, à défaut de mammouth, du veau et du mouton, et cela, avouons-le en le regrettant, beaucoup plus et beaucoup mieux à l’étranger qu’en France. C’est là une constatation d’autant plus déplorable, qu’ici encore la France a été une initiatrice, et que tout le mouvement mondial, dans ce domaine, est parti de l’expérience que fit jadis le Français Charles Tellier. Ce précurseur, — qui a depuis peu la joie de voir justice rendue, avant sa mort, à ses travaux, chose assez rare pour valoir d’être signalée, — a inventé le premier navire frigorifique. Le Frigorifique, équipé par lui, fut expédié en 1876 de Rouen à Buenos-Aires, portant, tant à l’aller qu’au retour, de la viande de bœuf, de la volaille, du gibier, conservés dans une enceinte à basse température, grâce à une machine réfrigérante à chlorure de méthyle. Quoique l’une des traversées fût très longue (cent jours), les résultats furent absolument favorables au point de vue de la conservation de ces alimens. C’était là le premier signal d’une révolution économique, qui, bien qu’à peine commencée, a déjà produit des résultats surprenans.
Dès maintenant on peut évaluer jà plus de 500 les navires frigorifiques qui circulent sur tous les océans. Pour ne citer qu’un exemple, l’Angleterre reçoit annuellement plus de 100 000 tonnes de bœuf frais expédié par les États-Unis, et plus (encore de la République Argentine. Ce dernier pays et l’Australie n’importent en Grande-Bretagne guère moins de 1 200 000 tonnes (de mouton. Aussi à Londres la viande de boucherie est-elle bien moins chère que chez nous.
En France, l’importation de la viande étrangère est loin d’être aussi avancée pour diverses raisons, notamment parce qu’elle soulève des questions douanières délicates. Mais l’emploi du froid n’en est, comme on va en juger, pas moins nécessaire en France, pour la conservation et la circulation intérieure de la viande et des produits agricoles.
Comme le faisait remarquer récemment M. André Lebon, le froid industriel constitue un remède décisif contre les deux grandes plaies dont souffre l’agriculture : l’irrégularité de la production et la surproduction régionale, puisqu’il permet d’entreposer les produits d’origine durant des temps très longs ou de les distribuer aux points les plus éloignés du pays.
Au début, on n’utilisait le procédé qu’en mettant simplement les denrées en contact avec de la glace. C’est encore par ce moyen qu’on achemine vers les grands centres des trains entiers de beurre ; c’est lui qui permet à nos pêcheurs de rester plusieurs jours au large tout en conservant en bon état le produit de leurs pêches.
Mais, pour la viande comme pour le poisson, la glace a ses inconvéniens : d’une part, elle les détériore par ses arêtes, de l’autre, elle produit une humidité favorable à la putréfaction. Aussi la science a-t-elle cherché d’autres solutions : au lieu de le maintenir seulement à zéro, on est allé tout droit à la congélation complète de l’objet à conserver. On a par exemple congelé à — 10° ou — 15° des blocs entiers de viande ; c’est en cet état, généralement, que les viandes fraîches américaines sont expédiées en Angleterre et elles supportent parfaitement dans ces conditions plus de dix semaines d’entrepôt. Mais la congélation a aussi ses inconvéniens ; elle modifie (les tissus musculaires de la viande, leur donne un léger goût particulier qui choque certaines personnes : et surtout pour ramener la viande à la température ordinaire, pour la décongeler, il faut procéder progressivement, sous peine de la détériorer, et user de précautions très lentes et très délicates.
On a enfin et tout récemment essayé une méthode dite de la viande réfrigérée, — pour employer la terminologie adoptée par le récent congrès du froid, —méthode qui est la plus expéditive sans permettre un transport et une conservation aussi longs que la viande congelée. Elle consiste à placer d’abord la viande dans une atmosphère sèche à une température voisine de zéro, de telle sorte que le morceau ne soit pas congelé et que seule sa couche superficielle soit atteinte par le froid. Lors des dernières manœuvres de l’Ouest, on a fourni aux troupes de la viande ainsi réfrigérée, et qui, après plusieurs jours de transport en wagons et voitures non frigorifiques, a été distribuée en parfait état. Il n’est pas douteux que l’art militaire ne tire de là grand profit, et que ce procédé ne remplace à bref délai l’ancien système qui consistait à faire suivre les unités par des troupeaux qu’on abattait suivant les besoins, et dont les bêtes fatiguées par la marche et mal nourries ne donnaient qu’une viande inférieure.
En tout cas, et pour nous en tenir aux besoins de la population civile, convenons qu’il y a encore beaucoup à faire en France à ce point de vue. Ni pour les transports, ni pour les entrepôts frigorifiques nous ne sommes à la hauteur des autres grandes nations. A Paris, ou a vu dans le cours de ces derniers étés jusqu’à 10 000 kilogrammes de viande putréfiée saisis et détruits journellement aux Halles, faute de moyens de transports et de conservation appropriés. Le manque d’entrepôts frigorifiques régionaux est la cause de cette situation absurde qui fait que 40 pour 100 du bétail qui arrive de province à Paris est réexpédié en province. Tandis qu’en Allemagne il y a des centaines d’abattoirs possédant des chambres frigorifiques, combien y en a-t-il en France ? Tandis qu’aux États-Unis il y a plus de 90 000 wagons réfrigérans, il n’y en a que 360 en France dont 327 appartiennent à des sociétés ou à des particuliers.
N’y a-t-il pas quelque chose d’attristant dans le contraste entre l’ampleur que nos inventions prennent si vite dans le monde entier et la peine qu’elles trouvent à fructifier sur la terre natale ?
Tout ce que nous venons de dire de la viande pourrait se répéter presque mot pour mot des fruits, des fleurs, du lait, du beurre, des œufs, du poisson. Il y a aux États-Unis environ un millier d’entrepôts frigorifiques publics où tout cela est conservé. Grâce au froid artificiel, l’Australie et la Russie importent chaque année plus de 90 000 tonnes de beurre en Angleterre ; la Russie et le Canada y envoient pour 80 millions de francs d’œufs. Si nous n’y prenons garde, si nous ne nous hâtons pas, ces produits exotiques viendront bientôt concurrencer les nôtres, non seulement chez nos voisins, mais chez nous.
Pour être complet, j’aurais dû parler aussi de l’importance du froid artificiel dans nombre d’industries, comme par exemple la brasserie qui a été considérablement améliorée par la substitution de la fermentation à basse température à la fermentation haute ; j’aurais dû parler aussi de la récupération parle froid des produits volatils précieux qui naguère, dans la fabrication des poudres, étaient entraînés dans l’air. Mais il faut se borner.
L’exposé qui précède nous donne, après tant d’autres, un nouvel exemple de tout ce que les découvertes de la science peuvent, lorsqu’elles sont appliquées intelligemment, apporter de résultats pratiques à l’humanité. S’il est vrai, comme l’a dit Claude Bernard, que la science a pour but, non pas de nous rendre compte de la nature, mais de nous en rendre maître, il est peu de choses qui soient plus importantes dans la science que les récens travaux sur les basses températures.
La naïve intuition qu’on retrouve si souvent dans le langage populaire semble avoir entrevu ces vertus du froid. Ne célèbre-t-on pas le sang-froid, la froide raison ? Mais le froid n’est pas seulement utiles, il est aussi générateur de beauté. C’est pourquoi l’hiver mérite d’être aimé ; je ne parle point de l’hiver tiède et crotté de Paris, mais du vrai hiver, celui des pays heureux que la neige revêt de broderie. Quand tombent les étoiles hexagonales de la neige, c’est comme un morceau de Voie Lactée qui vient sans bruit nous faire visite. Rien n’est plus charmant, si ce n’est le petit panache bleu qui, de toutes les lèvres, jaillit dans la cristalline transparence d’un matin d’hiver, comme si je ne sais quelles invisibles cigarettes s’étaient allumées aux bouches les plus candides.
CHARLES NORDMANN.