Revue scientifique - Les Plaies de guerre

Revue scientifique - Les Plaies de guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 935-946).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES PLAIES DE GUERRE

Quand la guerre éclata, les générations médicales formées depuis 25 à 30 ans ne connaissaient plus guère que théoriquement un grand nombre des terribles complications des plaies, qui avaient empoisonné la pratique des générations précédentes. La plupart des médecins n’avaient jamais vu de pourriture d’hôpital, de pyohémie, de gangrène gazeuse. Ils n’avaient que bien rarement l’occasion de voir du tétanos ou de la septicémie. Toutes ces affections constituaient des maladies d’ordre « paléontologique, » qu’on me permette cette expression. Ils ne connaissaient guère ces espèces pathologiques disparues que théoriquement, comme ils connaissaient par exemple la peste et le béri-béri, ou comme le biologiste connaît le mammouth.

Au milieu du siècle dernier, le grand chirurgien Nélaton disait qu’il faudrait élever une statue en or à celui qui saurait débarrasser la chirurgie — alors si pleine d’aléas — de l’infection purulente et des complications septiques des plaies. La récompense proposée ne paraîtra pas excessive si l’on songe que, par suite de ces complications, tous les amputés de cuisse de l’hôpital Saint-Louis à Paris, sauf un, avaient succombé, pendant la guerre de 1870-71. Ce précédent est d’autant plus caractéristique que l’amputation de cuisse est la plus fréquemment faite des amputations en chirurgie de guerre. Le rêve de Nélaton s’était depuis lors réalisé. Sous l’influence des doctrines de Pasteur, on trouva que les complications infectieuses des plaies étaient provoquées par des germes microscopiques. Lister appliqua l’antisepsie, qui arrête le développement de ces germes, mais ne s’imposa pas sans luttes. Un jeune chirurgien, épris du progrès et conquis par ce qu’il avait vu chez Lister à Edimbourg, Lucas-Championnière, essaya de réaliser sa méthode à Paris. Sans relâche, il lutta pour la faire connaître. On aura une idée des difficultés qu’il eut à surmonter en se rappelant qu’un professeur de la Faculté de Paris — d’ailleurs bon chirurgien, quoique misonéiste, — disait qu’on devrait poursuivre en cour d’assises cet homme assez audacieux pour tenter la cure chirurgicale des hernies, tant était grave alors, sans l’antisepsie, toute intervention opératoire.

Peu à peu l’antisepsie s’imposa. Elle régna en souveraine maîtresse en chirurgie. Puis, sous l’influence des recherches scientifiques et par la marche du progrès, à l’antisepsie qui emploie des procédés chimiques — non sans quelques inconvénients parfois, — succéda, grâce à Terrier et à son école, l’asepsie, qui use de procédés d’ordre physique et mécanique et qui se borne à toucher le moins possible aux plaies en évitant de les infecter, qui en un mot est défensive plutôt qu’offensive.

Dans la pratique d’avant-guerre, les chirurgiens vivaient donc sur la doctrine d’asepsie, ne soupçonnant pas que la guerre nous ramènerait à foison les terribles complications des plaies qu’avaient connues leurs prédécesseurs. Sans doute quelques clairvoyans, au premier rang desquels se trouvait Lucas-Championnière, n’oubliaient pas que si l’ère antiseptique avait quasi fait disparaître ces accidens anciens, au point que les nouvelles générations médicales ne les connaissaient plus, il était à prévoir qu’elles renaîtraient avec la guerre, dont chacun sentait l’imminence.

Multa renascentur quæ jam cecidere.

Mais Championnière n’était pas écouté... ou guère, et nous vivions avant 1914. dans le dogme très consolateur — trop — de l’abstention au point de vue du traitement des plaies de guerre. On pensait et on enseignait qu’avec la vitesse considérable des nouveaux projectiles, avec leur force de pénétration, ceux-ci seraient en quelque sorte aseptiques et que la chirurgie de guerre serait essentiellement conservatrice. La chirurgie mutilatrice, disait-on, a vécu. Cette doctrine s’est d’ailleurs trouvée assez souvent exacte pour les balles reçues de plein fouet à longue distance, et qui rendues antiseptiques par la haute température que produit le frottement dans l’air, traversent d’autre part l’étoffe sans l’entraîner à cause de leur mince forme arrondie.

On n’a pas oublié, dans les milieux militaires, les sensationnels « Conseils aux chirurgiens » donnés tout au début de la guerre (août 1914), par une importante personnalité — administrativement, sinon scientifiquement parlant — de la médecine militaire. « Ne touchez pas aux plaies. » C’est sous cette forme schématique et brève que pouvaient se résumer ces conseils qui furent adressés à tous les médecins mobilisés. Car, c’est endormie sur le mol oreiller inerte de l’asepsie que la chirurgie militaire aborda la guerre présente.

Le réveil fut terrible et net. La dure expérience, mère de toute vérité, comme dit Poincaré, nous apprit clairement et promptement que la conduite à tenir devait être toute différente, je dirai même opposée, si l’on voulait éviter les pires désastres. C’est ainsi que le conflit actuel, qui nous a donné tant d’enseignements révolutionnaires en tactique, n’a pas été moins fécond en surprises dans cette autre bataille contre le mal qu’est la chirurgie de guerre.

Une chose frappante, dans les combats d’aujourd’hui, est la multiplicité extraordinaire des plaies qu’on rencontre souvent chez le même blessé. Cela est dû avant tout à la prédominance considérable des plaies par éclats d’obus, de torpilles ou de grenades sur les plaies par balles. Dans les guerres antérieures en rase campagne, les projectiles frappaient en général de plein fouet. Aussi les blessures par balles étaient-elles de beaucoup les plus fréquentes. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se produit. La guerre de tranchées a développé d’une façon formidable le rôle de l’artillerie. Pour atteindre l’ennemi dans les tranchées, on emploie essentiellement le tir indirect, l’artillerie avec ses obusiers et ses lance-torpilles diverses, l’infanterie avec les grenades. La balle tirée de plein fouet ne sert plus guère que contre un adversaire s’avançant en terrain découvert, c’est-à-dire dans le minimum des cas. Mais, même dans ceux-ci, les projectiles explosifs sont encore les plus efficaces et les plus employés à cause de leur grand rayon d’action, et parce que la supériorité de la balle, sa longue portée est inutile dans cette guerre.

De là résulte la prépondérance marquée des plaies par éclats d’obus, de grenades ou de torpilles sur les plaies par balles. Celles-ci se produisent surtout dans les assauts. Alors entrent en jeu les terribles mitrailleuses qui font de si grands ravages chez l’assaillant si la préparation d’artillerie n’a pas été suffisamment poussée.

On constate donc beaucoup plus souvent des plaies par éclats d’obus ou de projectiles similaires. En éclatant, l’obus ou la grenade se divise en un grand nombre de fragmens. Ceux-ci entraînent d’ailleurs des débris de pierre, de bois, etc. Aussi les blessures qui en résultent ont-elles grandes chances d’être multiples. Cette multiplicité des plaies est parfois extraordinaire, et l’on a vu des soldats porteurs de plus de cent blessures. En outre, la vitesse relativement faible de ces fragmens de projectiles ne les échauffe souvent pas assez pour tuer les microbes que porte leur surface maculée. Enfin leurs bords déchiquetés déchirent et entraînent dans la plaie des fragmens d’uniforme et de linge eux-mêmes remplis d’impuretés. Donc généralement la plaie de guerre n’est dès l’abord pas aseptique.

Quelles sont les lésions constituées par les différens projectiles, autrement dit en quoi consiste essentiellement la plaie de guerre ? L’examen détaillé d’une telle question nous entraînerait trop loin et nous nous bornerons à en tracer un schéma, en éliminant d’ailleurs les plaies des cavités du crâne, du thorax et de l’abdomen. Celles-ci diffèrent du reste beaucoup à la fois les unes des autres et des plaies des membres.

Un membre envisagé schématiquement comprend essentiellement, de l’extérieur à l’intérieur, les couches anatomiques suivantes : la peau doublée d’un tissu cellulaire plus ou moins épais et d’une aponévrose d’enveloppe du membre. Ces trois couches réunies constituent un ensemble élastique et résistant. Au-dessous se trouve la masse musculaire dans laquelle sont les vaisseaux et nerfs principaux. Cette masse musculaire est moins élastique et surtout moins résistante que le système cutanéo-aponévrotique (qu’on me pardonne ces termes barbares, mais il faut bien appeler les choses par leur nom) qui enveloppe le membre. Enfin vient l’os, qui est très résistant et pas élastique.

En somme, le membre peut être envisagé comme composé d’une couche excentrique assez résistante, et d’une couche centrale très résistante ; entre ces deux couches se trouve la couche musculaire peu résistante. Cet ensemble peut être lésé par des agens vulnérans variables. Nous ne parlerons pas des contusions qui constituent les cas les plus simples, et sont en général peu graves et partant peu intéressantes, ni même des plaies par armes blanches. Ces dernières, lorsqu’elles ne sont pas d’une gravité telle qu’elles amènent la mort à brève échéance, sont au contraire souvent bénignes et ne diffèrent guère des plaies accidentelles qu’on rencontre dans la pratique de la chirurgie civile.

Les plaies par armes à feu sont de beaucoup les plus fréquentes et les plus graves dans la guerre actuelle. On en rencontre deux types principaux, selon la nature et la force de pénétration de l’agent vulnérant.

Dans le premier type, il s’agit d’un projectile à grande vitesse animé d’un mouvement sensiblement régulier qui a conservé sa forme primitive et qui frappe de plein fouet. C’est le cas de la balle de fusil ou de mitrailleuse n’ayant pas ricoché. Cette balle détermine soit un sillon, soit un cul de-sac lorsqu’elle reste incluse dans les tissus, soit un tunnel lorsqu’elle traverse le membre de part en part. Dans ce dernier cas, l’orifice de sortie est toujours plus étendu que l’orifice d’entrée.

En effet, en franchissant la peau par son extrémité effilée, la balle animée d’une force de pénétration aussi régulière que possible écarte pour ainsi dire les élémens du revêtement cutané, en utilisant au maximum son élasticité. La résistance rencontrée par le projectile dans l’intérieur du membre et la déviation même relativement légère qu’il y subit, jointes à la diminution de vitesse qui en résulte, font que l’orifice de sortie est nécessairement plus grand que celui d’entrée. C’est en effet la rotation de la balle qui la maintient tangente à sa trajectoire ; cette rotation étant diminuée, la moindre dissymétrie dans les résistances rencontrées fait un peu basculer le projectile sur sa trajectoire, produit dans son mouvement ce que les astronomes appellent des nutations, avec comme conséquence une augmentation de la surface traversée par la balle. L’orifice de sortie peut même être relativement considérable, alors que celui d’entrée est presque punctiforme. Lorsque cette balle n’a pas intéressé d’organe important, gros vaisseau ou nerf, ou os, la plaie, comme nous l’avons dit, est en général peu septique et elle guérit facilement. On a vu ainsi des balles entrer par exemple à la racine du nez, passer entre la face et le crâne et ressortir dans la région occipitale après avoir traversé toute la masse céphalique, sans occasionner de troubles importans et sans empêcher le blessé de retourner au feu au bout de quelques jours.

Un deuxième type de plaie de guerre tout différent est celui qui est déterminé par un projectile ou fragment de projectile à explosif, de forme irrégulière et animé de mouvemens asymétriques sur sa trajectoire : éclat d’obus, de torpille ou de grenade. C’est là un genre de blessure bien plus fréquent, comme nous l’avons dit, que le premier type. Le projectile, en pénétrant dans les tissus, perfore la couche superficielle constituée par la peau, le tissu cellulaire et l’aponévrose, puis dans un mouvement giratoire dont l’incompressibilité des liquides organiques multiplie les ravages, il creuse dans la masse musculaire une vaste cavité. Car frappant les tissus dans une propulsion géométriquement non normale, entraînant des débris de vêtemens (capotes ou autres, bois, pierre, etc.), aux mouvemens de translation qu’avait précédemment le projectile s’ajoutent des mouvemens de rotation irréguliers qui sont facteurs de la constitution de cette cavité de dilacération intramusculaire.

Si le projectile, comme cela se produit très souvent, rencontre l’os, celui-ci lui oppose sa résistance, et les facteurs d’éclatement sont encore accrus notablement par la production d’esquilles osseuses plus ou moins détachées qui agissent de leur côté comme de nouveaux projectiles et aggravent les lésions par dilacération. Le ou les projectiles sont souvent situés à des distances très éloignées de ce que l’on pourrait supposer par leur orifice d’entrée et leur volume. Fait paradoxal : les débris vestimentaires se rencontrent souvent en des points tous différens des projectiles dans les cavités d’attrition. Nouvelle preuve des phénomènes de ricochet et de rotation considérables dont ont été le siège ces cavités. La question de la recherche des projectiles mérite d’ailleurs à elle seule une étude. Nous y reviendrons dans la suite. Entre ces deux types de plaies, — plaie par balle de plein fouet et plaie par éclat irrégulier de projectile explosif — se place un type intermédiaire comme degré de gravité. C’est celui qu’occasionne un shrapnell. Celui-ci en effet est un projectile à faible vitesse, non ricoché, et généralement retenu dans les tissus comme l’éclat d’obus. Selon les cas et le degré d’infection du projectile, on aura une blessure participant des caractères de l’un ou l’autre type : plaie peu septique ou plaie infectée modérément en général et guérissant par l’ablation du projectile.

Il convient maintenant, pour que cet exposé ne soit pas trop incomplet, d’examiner en quelques mots ce qui a lieu au point de vue histologique dans les différentes plaies de guerre.


Rien n’est plus intéressant que d’étudier microscopiquement les phénomènes successifs dont est le siège une plaie de guerre du type le plus général, c’est-à-dire produite par un fragment irrégulier de projectile explosif. Dans « cet horrible mélange d’os et de chair meurtris » et où l’œil lui-même n’aperçoit qu’un douloureux chaos, le microscope va nous découvrir tout un champ de bataille où des êtres minuscules se livrent une lutte sauvage pour et contre la défense de l’organisme lésé. Lutte passionnante, avec des hauts et des bas, où, dans l’infiniment petit, les tactiques et les stratégies se contrebattent énergiquement et dont dépend la mort, la mutilation ou le salut du blessé. Étrange analogie qui fait que le sort du soldat dépend des combats d’êtres infimes par rapport à lui, comme celui de ce grand corps qu’est la Patrie elle-même dépend des luttes de bipèdes humains infiniment petits, au moral comme au physique, par rapport à elle !

Il est du plus haut intérêt de suivre dans son détail et dans ses phases l’évolution microscopique de la plaie de guerre. Car cet examen est seul de nature à conduire à un traitement rationnel. Dans cette bataille qu’est le soin des blessés, comme dans la bataille des hommes, il faut d’abord voir et observer avant d’agir et pour agir utilement. Et l’étude microscopique continue des lésions est la base nécessaire de leur guérison, comme l’observation est celle des bons tirs d’artillerie, ainsi que je l’ai montré dans ma dernière chronique. Veni, Vidi, Vici indique, en chirurgie comme ailleurs, les trois étapes nécessaires de la victoire.

Regardons donc, du haut de cet observatoire magique qu’est le microscope, ce qui se passe dans la plaie. Par lui le Lilliput microbien va nous révéler ses secrets et les étranges combats qui l’agitent sur le champ de bataille de la pauvre chair meurtrie des soldats. Les récens travaux de divers chercheurs et notamment de MM. Policard, Phelip, Fiessinger, nous ont apporté à cet égard des révélations fort suggestives.

A l’intérieur de la cavité, à orifice déchiqueté et relativement étroit, qu’a produite dans la masse musculaire la giration du projectile déchirant, on trouve d’abord un magma formé par un mélange de muscle arraché, de caillots de sang, et de sérosité auquel sont incorporés des corps étrangers : le projectile lui-même, des débris de vêtement, de la boue, des fragmens divers de cailloux, de bois ou d’acier. Tous ces corps étrangers et plus ou moins maculés ont entraîné avec eux un certain nombre de microbes qui vont trouver un terrain très favorable à leur développement, car on sait, et le professeur Dieulafoy, en particulier, y a insisté, que les cavités closes favorisent la virulence des infections.

Pourtant, immédiatement après que la blessure a été faite, le microscope ne révèle d’abord que des élémens anatomiques détachés de leurs connexions normales, des tissus meurtris, et qui ont perdu leur irrigation sanguine. Mais, chose curieuse, pendant plusieurs heures ces élémens conservent leur aspect habituel et il ne se passe rien. — On aurait pu croire que les germes infectieux devaient attaquer immédiatement, sans délai et sans répit, les tissus meurtris par le projectile qui, nouveau cheval de Troie, les a introduits subrepticement dans la citadelle. Il n’en est rien. Les deux camps semblent s’observer. Il y a là une période d’activité latente et invisible, comme si dans la guerre des microbes contre les tissus et leurs défenseurs, les phagocytes, les premiers restaient d’abord à l’affût et mobilisaient en quelque sorte leurs ressources avant d’assaillir l’adversaire, tandis que celui-ci prépare sa défense. On dirait que les microbes pathogènes ont appris depuis longtemps — bien avant nos stratèges — que toute attaque doit être précédée d’une préparation. Tout ceci a lieu avant la cinquième heure qui a suivi le traumatisme.

Puis la situation se modifie. Ces élémens cellulaires qui ont été meurtris et qui ont perdu leurs connexions vasculaires et humorales physiologiques, c’est-à-dire qui sont séparés de leur ravitaillement, se mortifient bientôt. Au microscope on voit alors les microbes, notamment le B. perfringens et le B. capsulatus aerogenes — puisqu’il faut les appeler par leur nom — sortir de leurs repaires, j’allais dire de leurs tranchées, et commencer à se multiplier dans le caillot. C’est qu’ils trouvent un milieu de culture extrêmement favorable à leur prolifération dans les albumines qui résultent de la décomposition des tissus cellulaires mortifiés. Il convient à ce propos de remarquer qu’il y a ici une grande différence entre la guerre des infiniment petits et celle de ces êtres qui ne sont pas infiniment grands, les hommes : ce n’est pas dans des dépôts, dans des réserves stratégiques que les microbes recrutent des combattans supplémentaires, c’est sur place, en plein champ de bataille, par l’enfantement continuel de nouveaux guerriers ; ici, lorsque la lutte se développe librement, le nombre des naissances dépasse singulièrement celui des morts. Ce sont là des choses qui différencient les microbes des hommes beaucoup plus que ne fait leur importance relative dans l’univers stellaire.

A ce déclenchement de l’attaque ennemie répond alors une réaction de défense de l’organisme, un tir de barrage contre les microbes ennemis, une contre-attaque, que constitue un afflux de globules blancs. Ces bons microbes, qu’on appelle aussi des leucocytes, ou, comme disait Metchnikoff, des phagocytes, — le nom ne fait rien à l’affaire, — et que l’organisme avait, dès le temps de paix, c’est-à-dire avant toute blessure, mobilisés en grand nombre dans le réseau sanguin, c’est-à-dire sur les voies de communication capables de les déverser vite aux points menacés, ces bons microbes, dis-je, déclenchent en plein leur riposte aux environs de la vingtième heure. A ce moment, la bataille est engagée dans toute sa violence. Cette phase de la réaction de l’organisme est marquée par l’apparition de la suppuration et du pus. C’est, pour continuer mon parallèle, à peu près l’équivalent de la phase guerrière où se trouvaient, ces dernières semaines, arrivés nos amis russes.

Les tissus mortifiés ont alors disparu. En pratique, on ne rencontre guère à ce moment comme microbes que des cocci ou des coccobacilles.

Quant aux leucocytes, pour ne rien celer de leur état civil, je rappellerai que ce sont des polynucléaires neutrophiles. J’ai eu l’occasion naguère d’examiner ici même le mécanisme de la réaction phagocytaire, et de montrer que les idées de M. Metchnikoff sur ce sujet, pour ingénieuses et intéressantes qu’elles soient, ne constituent pas toute la vérité. A côté de la phagocytose, qui est, comme on sait, un phénomène de destruction et d’absorption des microbes pathogènes par les globules blancs qui les étreignent et les digèrent, à côté de cette action directe, il est aujourd’hui prouvé que les leucocytes agissent autant, sinon davantage, d’une façon indirecte, par les produits non vivans qu’ils sécrètent et qui sont de diverses natures : les uns neutralisant les substances toxiques produites par la décomposition des tissus ou émises par les microbes ennemis, les autres paralysant ces microbes eux-mêmes.

Il y a dans tout cela des analogies multiples et profondes avec ce qui se passe dans la guerre humaine. La phagocytose, la lutte de deux microbes qui s’étreignent, n’est-ce pas la lutte corps à corps de deux guerriers, la forme la plus ancienne du combat, celle qui ne disparaîtra jamais ? Les substances sécrétées par les microbes pathogènes ou les leucocytes ne sont-elles pas analogues aux projectiles, aux nappes de gaz, aux jets de flamme par lesquels les combattans agissent de loin, soit sur leurs adversaires, soit sur le milieu qui abrite et ravitaille ceux-ci ? On pourrait pousser très loin jusque dans les détails ce parallèle.

N’est-il pas suggestif aussi que, de même que, dans la guerre présente on a cru d’abord à l’efficacité prépondérante des hommes, puis plus tard seulement à celle du matériel et des engins, pareillement la théorie phagocytaire, où le corps à corps des microbes était tout, se soit vue supplantée bientôt par la théorie humorale qui montre les produits fabriqués par les microbes beaucoup plus meurtriers et plus efficaces que les microbes eux-mêmes ?

Il ne faut pas croire d’ailleurs que tout soit parfaitement éclairci en ce domaine, pas plus que dans l’art militaire. Il serait trop choquant que nous connaissions les microbes mieux que nous-mêmes, et il y aurait là un paradoxe analogue à celui de l’astronomie découvrant dans le soleil et dans les confins obscurs de la Voie lactée des corps nouveaux que l’on ne devait trouver que plus tard dans l’air même que nous respirons.

Nous n’en sommes pas encore là dans le domaine de la vie microscopique ; c’est heureux pour divers amours-propres, car enfin quelle contenance devraient garder tant d’augures s’il fallait demander aux cohortes des êtres monocellulaires les secrets de faire de la meilleure manière, battre les hommes entre eux ? La vérité c’est que le rôle des phagocytes dans l’évolution des plaies reste sur bien des points très obscur, et il y a là matière pour nos successeurs à diverses découvertes qui pourraient bien rabattre rétrospectivement notre superbe et montrer un fourmillement d’incertitudes et d’erreurs dans nos idées actuelles.

Car enfin, lorsque tout va bien dans la marche de la plaie, et que l’ennemi faiblit devant l’énergique défense de l’organisme, quand les plaies commencent à se restaurer, quand elles sont, comme on dit, au stade de réparation, alors l’afflux des leucocytes diminue beaucoup. Cette diminution est même une condition essentielle de la bonne évolution d’une plaie. Ce qui domine la scène à ce moment, c’est la naissance du tissu conjonctivo-vasculaire jeune. Or, l’arrivée d’une grande quantité de leucocytes polynucléaires nuit à la poussée du tissu conjonctif. La thérapeutique rationnelle, loin de chercher à favoriser l’afflux des leucocytes, doit donc alors s’efforcer de l’arrêter. Ce ne sont donc pas des panacées universelles que les phagocytes, qu’on croyait toujours débonnaires et bienfaisans, du bon M. Metchnikoff. Ils me semblent plutôt, à l’instar de M. Prudhomme, porteurs d’armes qui servent à défendre notre constitution ou au besoin à la combattre.

Et puisque, malgré nous, notre esprit ne saurait s’échapper des parallélismes analogiques, car nous avons besoin dans notre isolement de sentir partout nos affinités avec les autres créatures, comment ne pas remarquer la haute et grave leçon que nous donnent ces guerriers infimes et candides — c’est leur nom qui le dit — préposés à la garde du corps humain et de sa santé ? Une fois l’ennemi repoussé, ces combattans, ne pouvant se résigner à l’inaction, veulent continuer à combattre et à faire dépendre d’eux seuls le salut de la cité. Et, alors qu’en résulte-t-il ? La formation du tissu conjonctif, la restauration et la prospérité de ce qui a été lésé ne peut se faire tranquillement et l’organisme ne peut retrouver son équilibre par la faute même de ceux qui l’ont empêché de le perdre. Si l’Allemagne avait médité sur ces leçons de l’infiniment petit, elle n’aurait pas laissé son militarisme la gouverner en temps de paix ; elle ne lui permettrait pas aujourd’hui d’empêcher la fragile reconstitution du tissu conjonctif. Elle aurait maintenu à leur place qui est de servir et non de commander, de défendre la loi et non de la faire, ses microbes blancs et ses cuirassiers blancs. Et bien des choses tristes n’auraient pas eu lieu qui ont fait pleurer la terre.

Il importe donc essentiellement que, pour savoir où en sont les choses et s’il doit activer ou au contraire ralentir thérapeutiquement la production et l’afflux des leucocytes, le chirurgien sache d’une manière presque continue à quel stade de son évolution en est la plaie de guerre.

Les renseignemens du microscope sont alors d’un grand intérêt pratique, spécialement en ce qui concerne la détermination du moment où il conviendra de faire la suture secondaire de la plaie. On aura ces renseignemens en dénombrant périodiquement dans le champ du microscope : 1° le nombre de germes pathogènes, 2° le nombre des élémens de défense, des leucocytes polynucléaires, 3° celui des germes de la régénération du tissu conjonctif, cellules mononucléaires. C’est ce qu’on appelle la détermination des indices microbiens relatifs à ces trois sortes de germe. On tracera, à l’aide des nombres obtenus, des courbes qui fourniront les élémens positifs nécessaires au chirurgien pour établir les modes et les époques de ses diverses interventions.

En outre, la constatation de la présence et du nombre des cellules épithéliales fournit des renseignemens précieux sur l’activité vasculi-formatrice dans la plaie, élément capital de la réparation, et sur l’absence de tout exsudât leucocytaire de mauvais pronostic.

Je m’excuse encore un coup d’employer parfois dans cet exposé des mots un peu barbares, et qui peuvent paraître singuliers à ceux de mes lecteurs qui ne sont pas coutumiers des promenades dans les plates-bandes ésotériques du jardin médico-chirurgical. Mais ces mots sont de pratique aujourd’hui courante parmi les séides d’Esculape ; la Faculté leur a donné des lettres de grande naturalisation, et si Molière lui-même les entendait, il serait obligé, après avoir ri beaucoup de l’anatomie bizarre de leurs syllabes assemblées, de convenir que ces néologismes ont une certaine valeur abréviative qui dispense des périphrases. Et puis comment pourrait-on se formaliser, en présence des phénomènes nouveaux dont la science découvre sans cesse l’existence, qu’il faille des mots nouveaux pour les nommer, alors que tant de mots anciens désignent des choses qui n’existent pas !

Dans ce qui précède, nous avons décrit sommairement l’évolution microscopique spontanée d’une plaie de guerre normale. Mais il se peut qu’arrivés au stade où nous nous sommes arrêtés en dernier lieu, la plaie n’évolue pas vers la guérison, et que par suite de la virulence des germes pathogènes et de la faiblesse des moyens de résistance du sujet, la défense succombe devant les microbes assaillans. L’infection a tendance alors à dépasser les régions lésées, à atteindre les régions voisines et même à les dépasser pour atteindre l’individu tout entier. C’est alors le navrant défilé des complications infectieuses, la gangrène gazeuse, l’empoisonnement total par les toxines que charrie le réseau sanguin et qui provient tant des germes pathogènes eux-mêmes que de la décomposition des tissus désintégrés et putréfiés. Bien d’autres complications et dégénérescences surviennent alors qui amènent souvent la mort ; ou du moins, la guérison est alors beaucoup plus difficile, de même qu’un peuple envahi souffre plus de la guerre et a plus de peine à puiser en lui-même les ressources nécessaires pour battre l’ennemi qu’un peuple qui ne l’est pas.

Telle peut être l’évolution de la plaie de guerre évoluant spontanément dans un sujet en état de résistance forcément diminuée par le choc et par les fatigues.

Le rôle essentiel de la chirurgie de guerre est ou du moins doit être de contrecarrer cette évolution et de la diriger dans le sens précédemment indiqué, où la défense leucocytaire jugule l’attaque microbienne, puis de favoriser le stade de reconstitution des tissus. Comment la chirurgie a-t-elle appris à s’acquitter de ce rôle ? C’est ce qui nous reste à examiner.


CHARLES NORDMANN.