Revue scientifique - Les Nains devant la médecine

Revue scientifique - Les Nains devant la médecine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 695-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

LES NAINS DEVANT LA MÉDECINE


I

Qu’est-ce qu’un nain ?

Le vulgaire, et d’accord avec lui, les lexicographes, les Historiens, les naturalistes même comme E. Geoffroy Saint-Hilaire, disent qu’il faut entendre par-là des hommes, d’ailleurs parfaitement proportionnés, constitués et sains, mais dont la taille est notablement inférieure à la moyenne. Par exemple, dans nos races européennes, on est un géant au-dessus de six pieds, un nain au-dessous de quatre Prenons un homme ordinaire, bien conformé de l’aveu de la statuaire, de l’anatomie et de la physiologie ; réduisons-le également dans toutes ses dimensions, nous aurons le nain. C’est le type normal vu par le gros bout de la lunette.

Voilà l’opinion commune. Interrogeons maintenant une autre cloche, nous aurons un autre son. Demandons à la médecine du jour ce que sont les géans ou les nains ; elle répondra que ce sont des malades. Le gigantisme est une maladie, le nanisme en est une autre. Avec une stature au-dessus de deux mètres, ou au-dessous d’un mètre vingt-cinq centimètres on est mis en réforme : on n’a plus le droit de se croire normal et bien portant. Au-delà et en deçà de ces limites, la créature humaine est le fruit d’un travail morbide : elle n’est plus le résultat d’un développement régulier réalisant, dans sa pureté et dans sa plénitude, le type de l’espèce. Elle devient un dystrophique, c’est-à-dire un être à nutrition aberrante, déviée, pervertie ; la pathologie le réclame et l’inscrit sur ses contrôles. Sous quelle rubrique exacte ? Les travaux de l’école médicale contemporaine sont en train de nous l’apprendre. Ils ont fait connaître les principales affections morbides, qui laissent pour reliquats ces exemplaires hors mesure de l’espèce humaine.

Parmi les très petits hommes et les très petites femmes, beaucoup, en effet, sont des malades manifestes. Et d’abord les rachitiques : ceux-là sont rapetissés en même temps que contrefaits, par suite du tassement et des incurvations de leurs os, insuffisamment durcis pour soutenir le poids du corps. Ils sont de faux nains, car leur squelette redressé leur assignerait une stature moyenne. Malades encore, et faux nains ceux dont la petite taille est due à des déviations de la colonne vertébrale, ou à une atrophie des membres inférieurs comme les culs-de-jatte. Malades encore, la plupart de ces nains, qui, jadis sous les noms de « fous » et de « bouffons » servaient à l’amusement des cours, et qui aujourd’hui, dans les cirques et les baraques de foire, sont offerts en spectacle à la curiosité du public. Leur prétendue régularité de conformation, toute relative qu’elle soit, n’est encore qu’une illusion. En réalité, c’est une maladie véritable du tissu cartilagineux, l’ « achondroplasie, » qui les a faits ce qu’ils sont.

Cette affection a été reconnue et caractérisée, pour la première fois, par J. Parrot en 1876. Elle a donné lieu, depuis lors, à des recherches nombreuses. Porak en a fait une excellente étude en 1890. On a constaté qu’elle était, dans une certaine mesure, transmissible par hérédité et se répétait parfois parmi les enfans d’une même famille. C’est en partant de cette observation que A. Poncet exposait, l’an dernier, devant l’Académie de médecine, l’hypothèse hasardeuse d’une race de nains de cette espèce, qui se serait perpétuée depuis l’antiquité jusqu’au milieu du moyen âge, et aurait aujourd’hui disparu.

Quand on a éliminé toutes ces catégories de malades, d’infirmes, de contrefaits, de dystrophiques et d’êtres arrêtés dans leur développement ; quand on a écarté toute cette « Cour des Miracles, » que reste-t-il ? Y a-t-il encore des nains, avoués par la saine nature et par la statuaire, tels que ceux dont l’antiquité a fait les héros de tant de fables et de légendes ? La médecine ne s’explique pas avec netteté sur ce point. Elle se contente de dire que la plupart des nains qui se rencontrent sont le produit de l’infantilisme ou de l’achondroplasie et que ce sont des malades, si l’on veut considérer ces deux états comme des maladies véritables. Mais n’y en a-t-il pas d’autres ? C’est un point qui vaut la peine d’être examiné.


II

Le nain, tel que le conçoit l’imagination populaire, et tel que l’ont décrit les historiens ou que l’ont créé les fictions des poètes, est un être bien fait dans sa petitesse ; c’est un raccourci de l’homme ordinaire ; c’est une réduction à l’échelle, une miniature du type régulier. Il faudrait, d’après cela, refuser le nom de nains à tous les êtres tarés qui forment la clientèle de la médecine, qui doivent leur petitesse à une cause morbide et ne sont point l’exacte copie des exemplaires habituels de l’humanité. Il ne suffit pas, pour faire un nain, que la taille soit exiguë et inférieure à quatre pieds (1m, 25) ; il faut encore que l’organisation soit normale et saine et que les proportions des parties du corps ne s’éloignent pas de celles qui, chez les hommes ordinaires, réalisent plus ou moins parfaitement l’harmonie sculpturale.

Cette définition du nain véritable ne répond pas seulement à l’opinion vulgaire : elle exprime les exigences mêmes des naturalistes qui se sont occupés des lois du développement et de ses anomalies chez l’homme et chez les animaux, « On doit entendre, en tératologie, par nain, dit E. Geoffroy Saint-Hilaire, un être chez lequel toutes les parties du corps ont subi une diminution générale, et dont la taille se trouve ainsi de beaucoup inférieure à la taille moyenne de son espèce et de sa race. » Il ajoute : « Ceux à qui le nom de nains convient dans le sens le plus étendu sont ceux qui, remarquables par leur extrême petitesse lorsqu’ils viennent au monde, présentent, à toutes les époques de leur vie, une taille très inférieure à celle de leur âge ; en d’autres termes, ils naissent nains, restent nains pendant leur enfance, et sont encore nains dans l’état adulte. »

A tant exiger des nains, on risque fort de n’en jamais trouver. Dans la réalité, le nombre de ces nains parfaits doit être extrêmement restreint. Dès que l’on examine attentivement l’histoire de quelqu’un des sujets qui ont été rangés dans cette catégorie, on découvre quelque tare qui l’en exclut[1]. Si l’on ne veut pas que le compartiment réservé aux nains normaux reste inoccupé, l’on n’aura d’autre ressource que d’y loger cette race de Pygmées que les anciens plaçaient au cœur de l’Afrique et que les voyageurs modernes y ont en effet retrouvée. Il serait absurde d’imaginer que ces populations pourraient être, dans leur totalité, des races de malades indéfiniment perpétuées. Elles sont donc normalement constituées, et, si elles méritent la qualification de nains, on pourra dire qu’elles sont les véritables et les seuls représentans du nanisme normal, parfait. Mais on n’a pas le droit de leur attribuer cette qualité : ces pseudo-nains ne satisfont pas aux obligations de la définition, puisqu’on ne connaît pas le type amplifié dont ils sont la forme réduite et que l’on ne peut confronter ces êtres minuscules à l’être semblable, de stature ordinaire, dont on les suppose dérivés.

Accordons, par conséquent, aux médecins, cause gagnée sur ce point : Le nain sans tache, sans tare pathologique, sans irrégularité de développement est à peu près un mythe. Les plus normaux, parmi ceux que la réalité nous offre, sont le produit d’un arrêt de développement. Ce sont des enfans qui ont vieilli sans grandir. Ils relèvent de l’infantilisme, c’est-à-dire d’un trouble de la fonction de croissance ou d’évolution. — Ce n’est pas encore là un domaine qui appartienne à la médecine. L’infantilisme est une anomalie embryogénique, ce n’est pas une maladie cataloguée.

La médecine retrouve plus loin sur un terrain incontesté ses véritables cliens. Ce sont d’abord les nains achondroplases, presque sains ou n’ayant subi qu’une viciation évolutive parfaitement compatible avec la vie normale. Quelques auteurs, et spécialement A. Poncet, vont jusqu’à négliger leur malformation et à les considérer comme un groupe sans tare, ayant la valeur d’un groupe ethnique. — La frontière incontestablement pathologique serait plus loin : c’est dans cet au-delà qu’on trouve les vrais malades, les rachitiques, les myxœdémateux, et enfin les avortons de quelques diathéses héréditaires, comme la syphilis.

En résumé, on peut distinguer trois catégories de nains qui figurent, en quelque sorte, trois degrés du nanisme. La première comprend les nains purs sans tare pathologique et sans tare de l’évolution, comme les voulait Geoffroy Saint-Hilaire, mais comme la réalité nous en offre bien peu d’exemples. Dans la seconde catégorie se rangent les nains bien faits, bien proportionnés, qui doivent leur petite taille à une tare de l’évolution, à un état d’infantilisme plus ou moins prononcé. La troisième est formée par les nains contrefaits ou achrondroplasiques. Nous allons passer rapidement la revue de ces trois corps de l’armée des nains.


III

C’est à propos des nains parfaits sans tare morbide ni évolutive qu’il convient de parler de la race minuscule des pygmées d’Afrique, encore bien que ceux-ci ne soient point des nains véritables.

On sait la croyance très générale des anciens à l’existence de peuples nains, qu’ils appelaient Myrmidons ou Pygmées. Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur toutes les fictions des poètes au sujet de ces êtres fabuleux. Il suffira d’en noter brièvement le souvenir. Nous rappelons donc que les Myrmidons étaient les anciens habitans de l’île d’Égine, au temps d’Éaque : ils colonisèrent en Thessalie la Phtiotide, patrie d’Achille, fils de Pelée, qu’Homère, à cause de cela même, qualifie de roi des Myrmidons. C’est une tradition mal interprétée qui fit de ces primitifs Éginètes des sortes de nains. Le soin qu’ils mettaient à fouiller le sol et à transporter la terre arable sur les surfaces rocheuses de leurs champs pour les rendre fertiles ; ou, peut-être, l’attention laborieuse qu’ils donnaient à leurs cultures suggéra de les comparer à des fourmis diligentes. La légende, telle qu’Hésiode l’a racontée, revêtit d’une forme symbolique cette comparaison. Elle fit naître les Éginètes de fourmis que Jupiter avait métamorphosées en hommes à la prière d’Éaque. Le mythe réagit à son tour sur l’imagination qui l’avait créée, et ces hommes nés de minuscules insectes furent considérés comme des êtres minuscules.

Avec les Myrmidons, on est en pleine fable. Avec les Pygmées, on entre dans l’observation et dans l’histoire, mêlées encore de beaucoup de fictions. La première de ces fictions est relative à leur taille : on la disait d’un pied, et leur nom vient précisément du mot qui désignait, chez les Grecs, cette mesure de longueur. C’est d’eux que Juvénal a écrit :


Quorum tota cohors pede non est altior uno.

Les Grecs et les Latins plaçaient l’habitat de ces nains dans des contrées éloignées, ou torrides ou glaciales. Pline les faisait vivre, sous le nom de Spithamiens sur les bords du Gange. D’autres les plaçaient tantôt dans la Thulé du Nord, tantôt dans la barbare Carie ; mais le plus grand nombre, avec Aristote, leur assignait pour patrie une contrée de l’Afrique située vers les sources du Nil. C’est dans ces mêmes régions que se rendent, pour hiverner, beaucoup d’oiseaux migrateurs, tels que les hérons, les cigognes et les grues, qui pendant le printemps et l’été remontent jusque dans l’Europe septentrionale, pour en redescendre dès les premiers froids. Ces oiseaux voyagent en troupes rangées en ordre régulier, ayant un chef à leur tête et flanquées de sentinelles quand elles s’arrêtent pour dormir. Elles envahissent ainsi, à la fin de l’automne, ces contrées africaines, voisines de l’Ethiopie, dont les anciens faisaient précisément la patrie des pygmées. De là ces rencontres des pygmées et des grues que l’imagination des poètes a transformées en batailles rangées. Homère d’abord, puis Hésiode, Ovide et Juvénal, ont dépeint ces avortons montés sur des chèvres et des béliers ou traînés, selon Athénée, dans des chats attelés de perdrix, et bataillant contre les hordes de grues descendues du fond de la Scythie. Claudien a décrit le défilé des grues ; Stace a célébré la victoire des pygmées. Des écrivains plus graves, Aristote, Philostrate et Pline ; des Pères de l’Eglise, saint Augustin et saint Jérôme, ont admis la partie de ces histoires relative à l’existence des pygmées et à la lutte contre les grues : et Aristote dit expressément que c’est une vérité et non point une fable.

Il est remarquable que les commentateurs des anciens qui ont accepté tant d’affirmations plus absurdes, aient trouvé celle-là inadmissible. De Scaliger à Vossius on a contesté l’existence des pygmées. Les modernes ne se montrèrent pas moins sceptiques. Il fallut que du Chaillu, l’aventureux explorateur du Congo et de l’Ogoué, affirmât en avoir rencontré des exemplaires vivans pour ébranler le scepticisme général. Le savant botaniste et célèbre voyageur Schweinfurth, qui vécut pendant près de trois années, de 1870 à 1873, dans les régions du Haut-Nil, apporta un témoignage décisif de leur existence. Tandis qu’il était l’hôte du roi des Niam-Niams, il entendit parler d’un peuple désigné sous le nom d’Akkas qui habitait à trois journées de marche vers le Sud et qui était composé d’hommes singuliers, très petits, adroits, agiles et presque insaisissables. Il en vit quelques-uns que les chefs Niam-Niams conservaient auprès d’eux pour leur divertissement, comme les princes d’Europe ont eu pendant longtemps auprès d’eux des bouffons. Schweinfurth réussit enfin à se procurer un de ces êtres bizarres, nommé Nsevoué, haut de 1m, 34 qu’il garda auprès de lui pendant quelque temps et put observer à son aise. Dans le même temps, le voyageur italien Miani faisait des observations analogues que la mort vint interrompre. Miani succomba en 1872 dans le pays des Monbouttons. Au mois de novembre 1873, des barques du Haut-Nil ramenèrent à Karthoum ses papiers, ses bagages et ses collections parmi lesquelles se trouvaient deux Akkas vivans qui furent l’objet d’une curiosité universelle. Ils furent amenés au Caire et soumis à l’examen des naturalistes, parmi lesquels le célèbre anatomiste anglais Richard Owen. Le professeur Panceri les conduisit en Italie où ils furent étudiés attentivement par beaucoup de savans.

Plus tard Stanley, au cours de sa prodigieuse traversée du continent africain, retrouva, dans la forêt vierge équatoriale, des nains merveilleux qui sont en tous points comparables aux Akkas. Mais ses descriptions n’ont rien ajouté à ce que l’on savait déjà à cet égard. — Il n’est donc plus possible aujourd’hui de contester l’existence de ces races naines, que les anciens réunissaient sous le nom commun de Pygmées et dont la longue persistance dans les mêmes régions du continent africain prouve l’autonomie et la constitution vigoureuse et saine.


Il faut se demander, maintenant, ce que sont en réalité ces pygmées de l’Afrique équatoriale. Nous les avons appelés des nains, par anticipation et pour nous conformer au langage vulgaire. Dans la réalité, c’est seulement une race aborigène de petite taille. Elle termine la liste des races humaines rangées par ordre de stature décroissante. Cette série commence par les Esquimaux et les Lapons dont la stature moyenne est de 1m, 53, avec des variations extrêmes de 1 mètre à 1m, 65. Elle se continue par les negritos parmi lesquels les Mincopies des îles Andaman forment le groupe le plus remarquable, avec leur taille moyenne de 1m, 47, pouvant descendre au-dessous de 1 mètre, leurs cheveux noirs, laineux, crépus, implantés par touffes ; leur barbe rare, et leur peau luisante d’un noir de jais. Encore au-dessous, nous trouvons les Boschimans dont la taille moyenne est de 1m, 40 et peut s’abaisser notablement au-dessous. Les Akkas ou prétendus pygmées de l’Afrique équatoriale occuperaient le dernier rang. L’Akka que Schweinfurth obtint du roi des Niam-Niams, par échange contre un de ses chiens, avait 1m, 34 de taille. Ce n’était donc pas un nain au sens propre du terme ; c’était seulement un affreux petit homme. Les deux Akkas de Miani, qui furent amenés au Caire en 1873 et conduits ensuite en Italie, mesuraient seulement 1 mètre et 1m, 11 ; mais c’étaient des adolescens. Envisagés d’après notre idéal esthétique, tous ces Akkas devraient être jugés des êtres contrefaits ou mal conformés. Ils ont la tête grosse, les bras longs et minces terminés par des mains petites et délicates ; les jambes sont grêles et écartées ; le ventre est proéminent et l’échine creusée réalise la disposition que l’on nomme « ensellure marquée » en langage hippologique. Leurs cheveux sont bruns ou noirs, crépus, laineux ; leurs lèvres sont minces comme celles des singes, leur peau de la couleur du café peu brûlé. On ne peut douter qu’ils ne soient très agiles, d’une souplesse et d’une dextérité remarquables, bondissant comme des sauterelles dans les hautes herbes, où ils chassent jusqu’à l’éléphant. Ils doivent être regardés, en conséquence, comme normaux et sains par rapport au type de leur race.

La science n’autorise donc point à classer ces pygmées d’Afrique parmi les types réduits que l’on nomme des nains, Pour trouver des êtres à qui le nom s’applique plus exactement, il nous faut revenir aux races européennes.


IV

Les nains bien conformées dans leur petitesse sont le produit de l’infantilisme. On veut dire par-là que ce sont des enfans arrêtés dans leur croissance et qui vieillissent sans grandir et sans se modifier. Cet arrêt de développement est plus ou moins généralisé ; il s’étend à un nombre plus ou moins grand des appareils de l’économie. On peut, à cet égard, distinguer deux cas, qui constituent deux formes ou deux degrés de l’infantilisme et qui créent les deux catégories de nains.

L’infantilisme est complet lorsque le nain reste un enfant sous tous les rapports. C’est un enfant sous les trois points de vue : de la taille, c’est-à-dire du développement physique du squelette et des formes extérieures ; de l’intelligence, c’est-à-dire du développement du cerveau ; enfin de l’aptitude procréatrice, c’est-à-dire de l’appareil de la génération. On en peut citer un exemple célèbre au XVIIIe siècle. Il s’agit du nain de Stanislas Leczinski, roi de Pologne. Il s’appelait Nicolas Ferry ; mais il était universellement connu sous le nom du Bébé. Sa taille ne dépassa point trente-trois pouces de Paris, c’est-à-dire 89cent, 5. Elle resta droite et bien proportionnée jusqu’à l’âge de quinze ans ou de seize ans, où elle commença à se dévier et à devenir contrefaite. Diderot, qui le vit un peu après cette époque, a pu le peindre difforme ; mais il ne l’était pas dans sa jeunesse. Il aimait la musique. On lui avait appris à battre la mesure avec justesse et à danser avec grâce. Toutefois, Buffon a dit de lui qu’il marquait peu de raison. Il ne put en effet apprendre à lire. Il plaisait à la façon d’un petit animal apprivoisé. Comme tous ses pareils, il vieillit prématurément. Il commença d’entrer en décrépitude à l’âge de vingt-deux ans, et il mourut de vieillesse, en 1764, à l’âge de vingt-six ans.

La seconde catégorie est plus parfaite ; elle correspond à l’infantilisme partiel. Le squelette et l’apparence extérieure restent ce qu’ils sont chez l’enfant ; mais l’intelligence progresse et l’appareil de la reproduction arrive à maturité. On a alors le spectacle d’un adulte dans le moule d’un enfant. Parmi les nains célèbres qui ont réalisé cette condition d’une manière plus ou moins complète, on en peut citer deux : Borulawski, le nain de la comtesse Humiecska, et Jeffery Hudson, qui fut le nain de cour d’Henriette de France.

Borulawski était un gentilhomme polonais, presque exactement contemporain du Bébé du roi de Pologne, mais il était plus petit encore. Buffon, qui le vit à Paris en 1760, lui attribue une hauteur de 28 pouces, c’est-à-dire de 75cent, 6. Son corps était bien proportionné, et ses mains petites. Il avait l’esprit vif. Il parlait l’allemand et le français. Un de ses frères n’avait que 91 centimètres de taille ; une de ses sœurs, également, était naine, et avec cela, remarquable par sa gentillesse et son intelligence. Il mourut en décrépitude, à l’âge de trente ans.

Quant à Jeffery Hudson, le fou de cour d’Henriette de France, il réalisait un des plus hauts degrés de perfection auxquels un nain puisse prétendre. C’était véritablement un homme complet dans l’enveloppe d’un enfant. Il eut des aventures galantes et un duel, dans lequel on prétend qu’il tua son adversaire.

Le répertoire des nains connus, cités par les chroniqueurs, est assez étendu pour qu’on puisse trouver un certain nombre d’exemples de l’une et l’autre catégorie. Quelques-uns de nos contemporains ont vu ce général Tom-Pouce qui s’exhibait à Paris vers 1840 et qui, en 1863, jouait le rôle du Petit Poucet sur la scène du théâtre des Variétés. — D’autres, plus récemment, ont pu connaître le couple qui était présenté au public sous le nom de prince et princesse Colibri. — Mais, même en totalisant tous ces exemples depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, on n’arriverait encore qu’à un total très restreint. Les nains bien faits sont, dans l’humanité, une même exception. Les nains contrefaits sont plus nombreux, comme on va le voir.

Mais avant de quitter ceux-ci, c’est-à-dire les nains infantiles, demandons-nous quelles sont les causes de leur état. Ce sont des êtres en déchéance plus ou moins marquée ; mais on ne peut dire que ce soient des malades. Les stigmates de cette déchéance physiologique sont évidens chez les nains de la première catégorie comme le Bébé du roi de Pologne : c’est l’intelligence bornée, le caractère impulsif et irritable, l’infécondité des femmes et l’impuissance des hommes.

Chez tous, c’est la brièveté de la vie. Tous, même les plus parfaits, comme Jeffery Hudson ou Borulawski, ont une vieillesse précoce et meurent prématurément. Les raisons de cette déchéance ainsi que de l’arrêt de croissance dont elle est l’effet et qui immobilise l’enfant à une étape de son évolution, sont encore profondément obscures. Elles ne sont point pathologiques, à proprement parler. Elles ne sont pas la manifestation d’une maladie précise et cataloguée en médecine. Les embryologistes, et parmi eux Dareste, ont insisté beaucoup sur cette distinction entre les troubles de la santé et ceux du développement. Ils veulent que ce soient deux ordres de phénomènes distincts. Ils pensent encore que ces anomalies du développement, qui créent les nains et qui ne deviennent évidentes qu’à un certain moment de la vie, se préparaient depuis longtemps. Elles remonteraient aux premiers temps de la vie embryonnaire.

Les nains dont il nous reste à parler sont, au contraire des précédens, justiciables de la pathologie. Ils sont atteints d’une affection du tissu cartilagineux, véritable matrice du squelette qui se trouve, par cela même, empêché de se former normalement et donne lieu à des êtres contrefaits.


V

Les nains contrefaits sont, de beaucoup, les plus nombreux. C’est dans cette catégorie qu’il faut placer la plupart des bouffons et des fous qui ont fait l’amusement des cours princières, depuis le temps des empereurs romains jusqu’au XVIIe siècle. Leur difformité toujours pareille n’était pas trop déplaisante puisqu’elle n’empêchait point l’engouement dont ils ont été l’objet pendant des siècles et que peut-être, par son caractère grotesque, elle l’expliquait plutôt. Cette malformation a son origine dans une maladie des cartilages, l’achondroplasie qui a commencé d’être connue, il y a vingt ou trente ans, et dont l’étude se poursuit tous les jours sous nos yeux.

Le type de ces nains est classique. Il nous a été conservé par les peintres italiens et espagnols du XVIe siècle et du commencement du XVIIe, Raphaël, Veronèse, Tiepolo, le Dominiquin et Velasquez. Velasquez a représenté les types qu’il avait sous les yeux avec une sincérité parfaite et un réalisme saisissant. Il existe au musée du Prado, à Madrid, de la main de Velasquez, sept portraits de nains célèbres. Dans leur ouvrage sur « les difformes et les malades dans l’art, » Charcot et Richer en ont reproduit la gravure. Le docteur Porak en a intercalé deux dans son mémoire sur l’Achondroplasie. Il ne peut y avoir, en effet, de meilleure illustration de la maladie, ou, si l’on veut, de la difformité achondroplasique. Le nain « el primo, « par exemple, est représenté assis sur le sol. Ce qui frappe immédiatement le spectateur, c’est sa tête volumineuse, sa voûte crânienne épanouie surtout en avant, du côté du front. Le torse régulier et largement développé est celui d’un homme vigoureux. Mais, après le front, le second objet qui retient l’attention, ce sont les bras, tellement courts qu’ils arrivent à peine à la taille. Ce sont enfin les jambes dont la brièveté ressort d’une manière non moins saisissante. À ces traits, le médecin ne saurait méconnaître l’achondroplase. Un tronc vigoureux, sur lequel s’attachent des membres robustes, mais invraisemblablement courts, surmonté d’une tête volumineuse, voilà en deux mots la caractéristique de cette difformité. Si l’on avait le loisir d’examiner le sujet vivant sous toutes ses faces, l’observateur apercevrait un dernier trait qui complète le signalement, c’est l’ensellure profonde de l’échine. Le dos est fortement creusé au niveau des reins, comme si le tronc trop lourd avait basculé en avant sur le bassin. Cette disposition qui accentue la saillie du ventre d’un côté, et celle des épaules de l’autre, en arrière, donne au torse une ressemblance avec celui du polichinelle à deux bosses.

Il y a, dans l’art ancien, d’autres représentations très réalistes de la même monstruosité. Les Egyptiens semblent l’avoir divinisée sous les noms du dieu Bès et du dieu Ptah, le premier présidant aux armes et à la toilette et le second aux inhumations. On en voit da nombreuses figures au Musée des antiquités égyptiennes, au Louvre. Les traits sont, encore ici, les traits connus, caractéristiques : une tête volumineuse dans sa partie crânienne, des membres robustes mais extrêmement courts, une cambrure des reins poussée jusqu’à l’ensellure.

Cette conformation, qui est celle des nains de Velasquez, était, à n’en pas douter, celle de la plupart des « fous » dont les princes et les riches seigneurs se montrèrent si fortement engoués, pendant le moyen âge, et qu’ils considéraient comme l’ornement obligatoire de leurs cours. Le Triboulet de François Ier, le Corneille de Lithuanie qui était le fou de Charles-Quint, les nains de Catherine de Médicis, ceux enfin qui se perpétuèrent encore pendant quelque temps dans les cours d’Allemagne et de Russie, après que Louis XIV les eut supprimés à la cour de France, n’avaient pas une autre figure. Lorsque la princesse Nathalie, sœur de Pierre Ier, eut la fantaisie de réunir à Moscou tous les nains et toutes les naines de l’Empire, on lui en amena soixante. Elle en fit une procession, en les plaçant par quatre dans des carrosses dorés, appropriés à leur taille et traînés par des chevaux nains ; mais, — et c’est là ce qui nous intéresse, — le chroniqueur qui fait ce récit mentionne expressément qu’ils étaient presque tous difformes. La mode des fous et des nains s’était introduite, — venue sans doute des cours barbares, — dans celle des Empereurs. Le nain d’Auguste, ceux de sa fille Julie, étaient peut-être des nains infantiles bien faits ; mais ceux que Domitien faisait combattre dans le cirque étaient certainement des contrefaits appartenant au type achondroplasique qui est, décidément, le type le plus général.


VI

Le mécanisme et la genèse de cette difformité sont restés ignorés du public médical jusqu’à la publication, faite par Troisier, des œuvres posthumes de J. Parrot en 1882. Jusqu’à cette époque toutes les déformations de cet ordre étaient attribuées au rachitisme. Sans doute, quelques observateurs perspicaces, Müller, Virchow, Depaul et surtout Winkler avaient été frappés déjà des différences qui séparaient ces deux états. Le squelette des membres offrait des caractères particuliers chez les nains dont nous parlons : l’extrême brièveté des os, leur épaisseur, leur dureté, leur habituelle rectitude sont des traits exactement contraires à ceux du rachitisme. Mais c’est J. Parrot qui mit cette incompatibilité en pleine évidence ; ce fut lui qui proclama qu’il s’agissait ici d’une maladie tout à fait spéciale des cartilages et que cette maladie atteignait, d’une façon élective et préférentielle, les membres d’abord, le crâne ensuite.

La production de cette difformité, — et c’est là ce qui en fait l’intérêt théorique, — est une conséquence remarquable des lois qui président à l’organisation du squelette. On sait que les os ont deux origines différentes. Les uns viennent de la transformation d’un tissu primordial de nature cartilagineuse, ce sont les « os de cartilage. » Les autres viennent d’une autre variété de tissu, le tissu conjonctif primitif ; ce sont les « os de membrane. » La clavicule, les côtes, les os qui forment la voûte du crâne sont de cette seconde espèce. Une maladie qui frappera exclusivement les cartilages laissera donc ces os intacts, et c’est pourquoi le nain achondroplase a le crâne bien développé (et conséquemment aussi le cerveau) ; il a, pour la même raison, un thorax vigoureux et bien conformé. Au contraire, en thèse générale, les os des membres s’allongent par suite du travail d’activité des cartilages, dits de conjugaison, qui terminent leurs deux extrémités. Si donc, comme c’est le cas ici, le tissu cartilagineux est malade et frappé de stérilité, les os ne croîtront plus en longueur : ils gagneront seulement en épaisseur, parce que c’est une membrane, le périoste, et non un cartilage primordial qui préside à leur développement transversal. On voit par-là que la difformité qui fait les nains s’explique immédiatement, dans ses grands traits, par une altération restreinte au tissu cartilagineux primitif et qui le frappe d’inertie et de stérilité. Cette achondroplasie, cette dystrophie du cartilage primordial n’est d’ailleurs pas une simple hypothèse, c’est un fait que l’examen microscopique des cartilages montre aux yeux. Ajoutons qu’elle rend compte non seulement des traits principaux du nanisme ordinaire, mais de toutes ses circonstances les plus accessoires et les plus particulières.


VII

Un phénomène biologique si général ne pouvait se restreindre à l’espèce humaine. Les animaux, eux aussi, présentent des exemples de nanisme et de difformité comparables à ceux de l’homme. Tel est le cas des chiens bassets, des bœufs « natos » et des moutons « ancons. » La différence consiste en ce que, chez les animaux, la monstruosité ne garde pas un caractère individuel. Elle donne lieu à la formation de races nouvelles. Celles-ci d’ailleurs n’ont aucun caractère de supériorité sur la race ordinaire. La déformation ne constitue point un avantage pour l’animal lui-même, mais seulement pour l’homme qui en tire parti. Ces races ne se maintiennent donc que parle concours de l’homme : elles disparaîtraient, si celui-ci n’y tenait la main.

Le chien basset a quelque chose dans son allure générale qui rappelle la difformité du nain achondroplasique. La tête est volumineuse, le tronc est râblé et vigoureux ; les membres seuls sont ridiculement courts, tantôt droits, tantôt arqués et torses, comme s’ils avaient fléchi sous le poids du corps. Cette race est fort ancienne. Les monumens de l’Egypte reproduisent fréquemment la figure du basset à jambes torses. Un autre exemple du même genre de conformation est fourni par les bœufs « natos » qui ont existé pendant un siècle environ au Mexique, au Chili et dans la République Argentine. C’est une race de bétail, très basse sur jambes quoique de corpulence ordinaire, et dont le museau écrasé ressemble à celui du chien bouledogue, comme si l’altération des cartilages avait été poussée ici jusqu’à la disparition des cartilages du nez. Les moutons « ancons » à pattes torses sont aussi des espèces de moutons bassets dont les éleveurs ont maintenu la race, tant qu’ils ont eu intérêt à le faire.

Tous ces animaux difformes ont conservé leur fécondité, et c’est par des unions répétées, par des croisemens in and in que les éleveurs sont parvenus à fixer ce type individuel et à en faire un caractère de race. A. Poncet a été frappé des rapprochemens qu’autorisent ces exemples tirés du règne animal. Il lui semble établi qu’au temps où les nains étaient recherchés par les princes et les seigneurs, ils étaient plus nombreux que de nos jours. Peut-être formaient-ils alors une race, un groupe ethnique véritable, et peut-être aussi des unions assorties présidaient-elles à la conservation de cette race. La supposition n’a rien d’impossible, puisque ces êtres contrefaits sont parfaitement aptes à se reproduire et qu’on les voit apparaître fréquemment par séries de deux et de trois dans une même famille. Mais la possibilité d’un fait n’en prouve pas l’existence ; et malheureusement toute la doctrine dont nous parlons n’est qu’un échafaudage de possibilités. Sous le bénéfice de cette expresse réserve, il nous sera permis de dire que nous la trouvons intéressante et d’en continuer l’exposé. Donc ces nains, après avoir longtemps subsisté à l’état de collectivité, comme en témoignent les monumens de l’Egypte, les vases céramiques de la Grèce et de Rome et les restes trouvés dans les sépultures de l’âge de la pierre, auraient progressivement diminué vers le milieu du moyen âge, et ne se montreraient plus aujourd’hui qu’à l’état de rappel atavique d’une conformation qui disparaît et qu’il n’y a vraiment pas lieu de regretter.


A. DASTRE.

  1. Voici, par exemple, une naine remarquable dont le médecin allemand Nœgelé relate l’observation. Il l’a connue peu de temps avant sa mort, alors qu’elle était âgée de trente et un ans. Sa taille était de 96 centimètres. Son corps était parfaitement proportionné. Elle n’était dépourvue ni d’intelligence ni d’une certaine faculté d’application. Son caractère était aimable. Elle mourut à la suite d’un accouchement difficile. Nœgelé qui fit son autopsie déclare qu’il n’était pas possible de trouver un squelette mieux proportionné : il était sain, sans traces de rachitisme. — Toutefois, un examen plus approfondi révéla une absence de soudure entre les corps des os du bassin. C’est là un trait qui appartient à la jeunesse ou à l’enfance : il dénonce un arrêt dans le développement. Averti par ce signe, si l’on relit attentivement l’histoire de cette naine on constate que par d’autres particularités de son organisation physique ou de son développement mental, elle était plus semblable à une enfant de sept ans qu’à une femme faite. Il y avait donc de l’infantilisme dans son cas ; elle n’était pas une naine parfaite.