Revue scientifique - Les Eloges et discours de M. Darboux

Revue scientifique - Les Eloges et discours de M. Darboux
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 217-228).



REVUE SCIENTIFIQUE


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LES ÉLOGES ET DISCOURS DE M. DARBOUX[1]


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Certains hommes sont pareils à ces astéroïdes qui, dans les nuits de juillet ou de novembre, traversent le ciel nocturne comme des lances de feu : longtemps après qu’ils ont quitté notre atmosphère et repris dans l’abîme sidéral leur course anonyme, un bleu sillage phosphorescent dessine encore dans l’air leur trace fulgurante et prolonge pour nos yeux ravis leur présence abolie. Henri Poincaré fut de ceux-là. Non seulement, comme on l’a dit, la postérité pour lui avait commencé de son vivant, mais chaque jour son empreinte se profile davantage sur la route de tous ceux qui à tâtons cherchent ici-bas la vérité.

Il y a quelques jours, à la séance publique annuelle de l’Académie des Sciences, M. Darboux, secrétaire perpétuel de l’Académie, a prononcé l’éloge historique du grand disparu, et, tandis que la plus haute autorité de la science française rendait à Henri Poincaré ce suprême hommage, on sentait planer sous cette coupole vénérable une émotion haute et grave.

C’est que de toutes les voix qui se sont élevées pour célébrer le grand savant philosophe, il n’en est point sans doute qui aient mieux que celle de M. Darboux situé Poincaré dans l’histoire de la pensée humaine ; il n’en est point qui aient mieux dessiné sa douce figure ni marqué en termes aussi définitifs dans leur pure simplicité, son rôle dans la science et son attitude philosophique, si apaisante, si consolante même en sa mélancolie.

À tous les traits qu’on nous avait déjà narrés du caractère d’Henri Poincaré, de ses distractions singulières, de sa vie harmonieuse, M. Darboux en a ajouté d’autres, qui ont le rare mérite d’être authentiques. Car on a bien exagéré naguère les distractions de Poincaré, et on lui en a même prêté, — on ne prête qu’aux riches, — que l’on retrouverait aisément, si on avait encore le temps de lire, dans les biographies d’Ampère, de Newton et de quelques autres.

Sur l’enfance et les débuts scientifiques de Poincaré, M. Darboux nous apprend des choses savoureuses et bien suggestives : celui qui devait être le plus grand mathématicien du monde manqua être refusé au baccalauréat pour sa composition de mathématiques. « Tout autre élève que lui, dit, en proclamant les résultats, le président du jury, qui heureusement le connaissait, eût été refusé pour cette composition. » À l’examen de Polytechnique, les examinateurs durent délibérer pour savoir si Poincaré serait reçu premier ou refusé : car il n’y avait pas d’autre alternative, Poincaré ayant eu un zéro en dessin. Le zéro étant éliminatoire, on daigna pourtant faire fléchir pour une fois la rigueur des règlemens. L’inaptitude de Poincaré pour le dessin comme pour tous les exercices physiques ou manuels était, si j’ose dire, prodigieuse, et cet exemple seul devrait suffire à faire réfléchir un peu ceux qui, passant d’une exagération à l’autre, n’attendent le relèvement de la France que de la « culture physique. » Il est vrai que « réfléchir » ne fait pas partie de cette culture. Quoi qu’il en soit, ces deux anecdotes que rapporte M. Darboux sont de nature à troubler les gens pour qui les examens en général et le baccalauréat en particulier ont encore tant de prestige.

Il nous faut malheureusement passer rapidement, à cause de leur caractère un peu ésotérique, sur les pages magistrales que M. Darboux, consacre aux travaux purement mathématiques de Poincaré. Pourtant dans cet hommage du plus grand géomètre vivant à une œuvre transcendante, les esprits les plus réfractaires aux somptueuses beautés de l’abstraction déductive glaneront mille remarques fines et délicates ; ils comprendront, en les lisant, que pour être géomètre, on n’en est pas moins parfois homme d’esprit. Ils y goûteront l’art raffiné et difficile de décrire, dans le langage de tout le monde, la quintessence de ces vérités ‘subtiles que le vulgaire croit à tort exclusivement réservées à la langue algébrique. Quant aux mathématiciens, ils auront ce régal de voir M. Darboux semer son discours, comme en se jouant, de quelque théorème nouveau et profond.

Parmi les faits trop peu connus que signale en passant M. Darboux, il en est un qui est particulièrement important pour l’histoire de la science : c’est que Poincaré fut en réalité le véritable initiateur de ces recherches sur la radio-activité, qui devaient immortaliser Becquerel et Curie et révolutionner toutes nos notions. En effet Poincaré avait eu, par une sorte d’éclair de génie, l’intuition de l’existence de cette fabuleuse propriété des corps : la radio-activité, et c’est à la suite de ses suggestions et sur ses conseils que Becquerel entreprit ses mémorables expériences.


Cette notice sur Henri Poincaré, — dont il faudrait tout retenir, car elle est de ces choses gonflées de pensée dont l’analyse est toujours une mutilation, — cette notice complète d’émouvante façon la série d’éloges et de discours que les admirateurs de M. Darboux ont récemment, à l’occasion de son jubilé, réunis pieusement en un volume. Volume précieux et réconfortant à l’heure où tant de creuses fadaises font gémir les presses d’imprimerie, volume riche de substance où l’historien, le savant, le psychologue, l’amant fervent du simple et beau langage, trouveront à glaner, et qui mêle subtilement en un même bouquet toutes les fleurs trop souvent disjointes que peuvent produire l’esprit géométrique et l’esprit de finesse. Mais Pascal lui-même ne fut-il pas la preuve la plus fameuse que ces deux sortes d’esprits ne sont point toujours séparés ?

C’est un art singulièrement délicat que celui de l’Éloge académique. À l’Académie française, comme chacun sait, tout nouvel élu fait l’éloge de son prédécesseur. Rien de pareil à l’Académie des Sciences. On n’y connaît point la solennité éloquente et si parisienne de la « réception. » Le nouvel élu se contente, sur l’invitation du président, de s’aller modestement asseoir sur un de ces sièges qu’on a appelés, je ne sais pourquoi, des fauteuils. Pourtant, depuis que Fontenelle en a créé la tradition, il est d’usage que le secrétaire perpétuel de l’Académie prononce à quelque séance annuelle l’éloge de l’un des disparus. Tous ceux-ci n’ont point cet honneur, ils sont trop, hélas ! chaque année pour que l’éloquence d’un seul homme y puisse suffire ; mais du moins est-on assuré que, par la sélection qui forcément s’impose à lui, seuls les savans véritablement hors de pair obtiennent l’éloge du secrétaire perpétuel. Après Fontenelle qui s’acquitta avec un esprit inimitable de cette fonction, et dans ce style précieux qui semble tout poudré de riz comme un marquis du XVIIIe siècle ; après d’Alembert, dont la gravité plus austère ne suffisait pas à cacher les agrémens de fin lettré ; après Condorcet, dont l’âme sensible se reflétait tout entière dans une éloquence gracieuse et touchante ; après Arago, si simple et si lucide ; après Joseph Bertrand, M. Darboux a trouvé le moyen de renouveler un genre difficile dans une forme qui eût charmé ses illustres prédécesseurs et qui les continue dignement.

Mais, dans ces vies des hommes supérieurs écrites par l’un d’eux, il ne faut pas chercher seulement le plaisir un peu sensuel que donne l’éloquence. Un idéal plus haut s’y attache : ressusciter l’image de ceux qui ont fait progresser l’esprit humain de telle sorte que la formation de leur esprit, la genèse de leurs découvertes, les luttes qu’ils ont dû subir éclairent d’un jour nouveau les voies confuses de l’avenir. Dans le bel ouvrage si suggestif que vient de consacrer aux « grands hommes, » et plus spécialement aux grands hommes de science, le physicien allemand Ostwald, et où il a étudié un certain nombre d’entre eux en tant que phénomènes naturels, si j’ose dire, l’auteur rapporte une conversation qu’eut un jour avec lui un Japonais, sur l’ordre de l’Administration de l’Instruction publique de son pays. Ce Japonais lui demanda comment on pouvait reconnaître le plus tôt possible qu’un enfant deviendrait plus tard un homme distingué. Il n’est guère pour toutes les nations de questions qui présentent un intérêt pratique plus considérable. Après y avoir longuement réfléchi, Ostwald répondit que l’homme distingué se reconnaîtra à ce qu’il n’est pas satisfait de ce que lui offre l’enseignement normal. C’est en étudiant à fond la vie des grands hommes qu’Ostwald fut amené à cette remarque ; c’est en l’étudiant que nous éviterons de commettre aussi souvent qu’on le fait, par incompréhension, le crime de dessécher dans sa fleur un génie naissant Enfin en nous dévoilant les angles qui, dans notre organisation sociale, dans nos institutions d’enseignement ou de recherche, ont meurtri le plus cruellement les hommes supérieurs, le récit de leur vie nous montrera ce qui, dans ces institutions, doit être réformé ou amélioré pour le progrès de la haute culture nationale. Si l’étude du passé est, comme l’a dit Joseph Bertrand, le guide le plus sûr de l’avenir, il n’est sans doute, dans cette petite science conjecturale de l’histoire, rien de plus fondamental que l’histoire des grands hommes ; et la vie d’un seul d’entre eux, d’un seul Poincaré, d’un seul Pasteur, est mille fois plus importante que l’histoire animale, contingente et sans objet de ces centaines de millions d’êtres atones qui furent sur cette planète comme s’ils n’avaient jamais été.

À ce titre, comme à beaucoup d’autres, les Éloges historiques de M. Darboux sont une des lectures les plus attachantes qui soient.


La plus profonde des études historiques de M. Darboux, la plus fouillée, celle où il a mis sans doute le plus de son âme est consacrée à Joseph Bertrand, qui fut son prédécesseur immédiat à l’Académie, et son maître. En la lisant, nous avons senti revivre et s’animer, par la magie des mots, cette figure spirituelle, vive, puissante, narquoise et bonne tout à la fois, qui a tenu tant de place dans les sciences et les lettres françaises et dans cette revue même, dont Joseph Bertrand fut jusqu’à sa mort le fidèle collaborateur.

La précocité intellectuelle de Bertrand, — bien plus prodigieuse que celle tant vantée de Pascal, — et qui, à l’âge de onze ans le rendait apte à entrer second à l’École polytechnique, la façon dont son éducation fut menée par des parens intelligens, en marge de la routine des lycées, sa mémoire stupéfiante, sa façon souvent si originale de travailler, — il découvrait un jour dans la rue un théorème remarquable que ses élèves appelèrent en cet honneur le théorème de la rue Saint-Jacques, — tout cela M. Darboux le fait revivre intensément. Le récit de la vie de Bertrand, l’exposé de ses découvertes scientifiques et de ses travaux littéraires n’est pas moins attachant On pourrait appliquer à toute cette étude la belle image par laquelle M. Darboux caractérise l’éloquence de son prédécesseur : « La clarté qu’il apportait dans son exposition n’était pas celle de la lampe du mineur qui se porte successivement et péniblement dans tous les recoins. C’était la pure lumière du soleil, baignant toutes les parties du sujet, éclairant les sommets, mettant en évidence les rapports mutuels des choses. »

À propos des élèves préférés de Joseph Bertrand, M. Darboux nous conte l’histoire vraiment tragique de l’un d’entre eux, Émile Barbier qui, interné à l’hospice de Charenton à cause du déséquilibre de sa raison dont il avait lui-même conscience, n’en continuait pas moins à envoyer à l’Académie des Sciences des communications ingénieuses et fines, riches en découvertes mathématiques auxquelles l’Académie décernait chaque année le prix Francœur. Est-il rien de plus douloureux, de plus énigmatique aussi, que la destinée de cet homme, qui dans le royaume le plus élevé de la raison pure, dans celui où tout n’est qu’ordre, harmonie, logique, équilibre, se montre transcendant, tandis que sa pauvre raison pratique sombre dans la folie ? L’exaltation religieuse de Barbier, les jeûnes répétés qu’il s’imposait et qui le conduisirent au tombeau, contribuent à en faire une figure pleine d’étrange et mystique beauté. « Au moyen âge, ajoute M. Darboux, il eût été vénéré comme un saint. »

Je voudrais pouvoir guider mes lecteurs dans l’exposé que fait M. Darboux des résultats mathématiques obtenus par Bertrand, comme aussi, — à d’autres endroits de ce volume, — de ceux qu’ont découverts d’autres grands géomètres, Hermite notamment. L’espace dont je dispose me l’interdit. En parcourant ces pages lucides qui ont, comme l’a écrit le grand mathématicien allemand Jahnke, la clarté du cristal, le plus réfractaire à la mathématique sera surpris et ravi de comprendre ces choses abstraites. Quant aux démonstrations mêmes de ces résultats, elles sont, comme Bertrand lui-même le disait à propos d’un travail de Galois, très faciles à comprendre, puisqu’il suffit de consacrer un mois ou deux à chacune sans penser à autre chose.

Quant à ceux qui reprocheront aux prêtres des mathématiques transcendantes d’être incompréhensibles pour le commun des mortels et de planer à des hauteurs où la popularité et la faveur même du vulgaire n’atteint pas, M. Darboux a prononcé à leur intention un plaidoyer de trop d’esprit pour qu’on ne me permette pas d’en citer ici quelques lignes : « La terre de France a toujours été fertile en géomètres ; mais ils seraient les premiers à regretter que tout le monde perdît un temps précieux à se mettre en état de comprendre leurs recherches. D’ailleurs les mathématiques, cela n’est que trop certain, emploient un langage et des formules dont l’étude exige un apprentissage long et difficile. Mais cette différence qui les séparait autrefois des autres sciences, disparaîtra rapidement, vous pouvez en être assuré. Pour moi qui, dans ma jeunesse, pouvais lire un travail de chimie ou de biologie, je vois arriver le moment où les sectateurs de chaque science seront protégés contre l’intelligence des simples mortels par une série de néologismes tout à fait comparables à nos formules algébriques. À ce moment, les géomètres conserveront toujours leur réputation bien justifiée d’être difficilement accessibles ; mais les autres savans la partageront. Il faudra des traducteurs pour toutes les sciences comme pour toutes les langues. » Et goûtez encore ceci : « Ces obstacles qui se dressent au seuil même des études mathématiques isolent quelquefois et chagrinent les géomètres. Mais je dois dire que nous avons des compensations. S’il est difficile de nous comprendre, il est plus difficile encore de nous critiquer. Quelques-uns mêmes nous admirent de confiance, et, naguère, un de nos meilleurs écrivains parlait avec une éloquence, une netteté, une propriété dans les termes qui ont excité mon admiration de ce monde du nombre et de la forme dans lequel nous sommes seuls, dit-il, à pénétrer. »

Tout cela est semé d’anecdotes qui mettent un sourire dans la lecture de ces pages si fortement pensées. En voici deux relatives à Joseph Bertrand. La première est plaisante. En 1870, alors que Bertrand était de garde au bastion, « l’amiral commandant le secteur de la rive gauche avait coutume de visiter à cheval le front qui lui était confié. Il réunit un jour tous les hommes présens à la batterie et commença par les remercier de leur zèle ; puis, les confondant sans doute avec quelques-uns de leurs voisins des autres bastions, il termina son allocution en disant : « Et surtout, mes amis, il ne faut pas « boire. » Bertrand qui prenait plaisir à raconter cette anecdote ajoutait avec son fin sourire : « Je crois bien qu’il regardait de mon côté. » — L’autre est plus grave et réconfortante : « Par une triste nuit de janvier, au milieu du sifflement des obus, les compagnons de rempart de Bertrand échangeaient les réflexions les plus désespérées. L’avenir était sombre : qu’allait-il advenir de notre pays ? Une des personnes présentes prononça alors ces simples paroles : « J’ignore ce qui nous attend, mais, quelle que soit l’épreuve, nous saurons la traverser et lui survivre. Nous sommes la France ; cela me suffit. » Et M. Darboux ajoute : « Que de choses en ce peu de paroles ! »

L’action bienfaisante qu’eut Bertrand dans ses lourdes fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie est admirablement caractérisée par M. Darboux, qui la résume dans ces mots : « Il était vraiment la loi vivante de l’Académie. » La belle et douce fin de Joseph Bertrand nous est enfin dépeinte en termes émouvans ainsi que les honneurs qui parèrent le déclin de sa vie. Il eut une de ses grandes joies le jour où l’Académie française l’appela à elle, fidèle à sa tradition ancienne d’avoir dans son sein un des hauts représentans de la science française.


Parmi les autres grands hommes, mathématiciens, géographes, physiciens à qui M. Darboux a consacré ces éloges, il est une figure particulièrement belle de patriote et de savant, celle du général Charles Meusnier de Laplace, né à Tours en 1754, mort héroïquement en défendant Mayence en 1793. Ce qui donne aux pages qui lui sont consacrés un intérêt d’actualité tout particulier, c’est que Meusnier fut un des précurseurs les plus importans de cette « double conquête de l’air, » comme dit M. Darboux, à laquelle assiste notre époque. Issu d’une vieille famille de robe de la Touraine, Meusnier fit ses études à l’École du génie de Mézières, dont il sortit, comme le grand Carnot, officier du génie. Peu après, il avait vingt-deux ans, il publie un Mémoire sur la théorie des surfaces dont plusieurs résultats sont restés classiques en géométrie et suffisent à rendre son nom immortel. Ce travail frappa à tel point l’Académie que d’Alembert s’écria en l’écoutant : « Meusnier commence comme je finis. » Et du coup, l’Académie des Sciences l’élut comme correspondant à un âge où tant d’autres sont encore sur les bancs de l’école. Il prit, peu après, une part prépondérante à la construction de la rade fortifiée de Cherbourg[2] ; il y lutta avec une énergique probité contre les malversations qu’il découvrit dans l’entreprise dont était chargé Dumouriez, qui depuis…

À cette époque, l’Académie des Sciences obtint du gouvernement que le jeune officier aurait chaque année un congé de six mois, pour poursuivre à Paris ses travaux scientifiques. Voilà une faveur que l’Académie aurait sans doute peine à obtenir aujourd’hui dans un cas analogue. Loin de moi l’idée d’en vouloir tirer argument contre l’abus démocratique delà réglementation égalitaire. Mais le cas de Meusnier a prouvé que, même en matière de science, le « fait du prince » a parfois du bon. On en jugera par les résultats qu’obtint Meusnier : en 1784, peu après la découverte des frères Montgolfier, le surlendemain du jour où le physicien Charles, qui eut l’idée de gonfler un ballon à l’hydrogène, s’élevait pour la première fois dans un de ces ballons, Meusnier lisait à l’Académie des Sciences un mémoire qui marque une étape décisive dans l’histoire de l’aérostation ; car il y étudie, d’une manière qui est restée définitive, les conditions de manœuvre et de flottabilité des ballons, et y expose sa découverte du ballonnet à air, qui permet de faire monter ou descendre le ballon sans perdre de gaz et sans jeter de lest. Le ballonnet à air, qui est aujourd’hui l’organe essentiel de tous les aérostats et permet d’une part d’assurer leur invariabilité de forme si nécessaire dans les dirigeables, d’autre part d’être maître de leur stabilité verticale, est resté longtemps oublié comme tant d’autres découvertes de Meusnier, et il n’a plus reparu qu’en 1870 dans le projet de dirigeable de Dupuy de Lôme. Enfin Meusnier eut le premier trois idées, qui, depuis, ont fait le chemin que l’on sait dans la navigation aérienne : donner au ballon pour le diriger la forme d’un ellipsoïde allongé ; le munir d’une nacelle construite pour pouvoir flotter dans le cas où l’on serait forcé de descendre en pleine mer ; enfin propulser le ballon parle moyen de rames en forme d’hélices (dans la pensée de Meusnier ce devaient être les hommes d’équipage qui manœuvreraient les rames). On conçoit toute l’importance qu’ont, pour l’histoire de la navigation aérienne, ces données nouvelles que nous devons à M. Darboux. Si on y ajoute les découvertes chimiques de Meusnier, celle notamment qui lui fournit un critère décisif, par l’analyse de l’eau, entre la nouvelle chimie de Lavoisier et celle du phlogistique, on comprendra le jugement de Monge qui considérait Meusnier « comme l’intelligence la plus extraordinaire qu’il eût jamais rencontrée. »

La carrière militaire de Meusnier nous fait voir tout ce que l’art de la guerre peut tirer du secours des sciences exactes. En 1786, alors qu’il était encore lieutenant et déjà membre de l’Académie des Sciences, son chef écrivait : « J’aperçois une grande disproportion entre Meusnier et le grade de lieutenant. » Nous avons connu, depuis, d’autres cas d’analogues disproportions. L’existence de soldat de Meusnier, sa mort héroïque devant Mayence, où il mourut d’un biscaïen dans d’atroces souffrances, supportées si noblement qu’un de ces compagnons d’armes a pu dire : « Lui seul était serein, lui seul ne versait pas de larmes, » tout cela a inspiré à M. Darboux des pages pleines de mâle et haute émotion.


Ce qui contribue à donner à ce volume son accent si particulier où l’on sent comme un frémissement de vie, c’est que son auteur n’est pas seulement un profond géomètre qui, dans les pures abstractions de la mathématique, a vu flotter des formes harmonieuses et nouvelles, mais étrangères à la vie. Il est aussi un homme d’action, à qui le beau mot de Térence peut s’appliquer ; et c’est pourquoi il sait si bien, par mille liens invisibles et tenaces, unir l’histoire du passé défunt aux choses actuelles, à celles où nous vivons, à toutes celles aussi dont nous mourons.

Dans son éloge de Henri Poincaré, M. Darboux a écrit : « Il n’était pas né pour être administrateur. Il préférait, et il avait bien raison[3], poursuivre les travaux de haute envergure qui ne cessaient de le préoccuper. » Que de mélancolie contenue dans ces quelques mots de celui qui, depuis tant d’années, a eu dans la science française la fonction la plus lourde en charges administratives ! Certes, l’orgueil de pétrir et de diriger les hommes et les choses, quand on n’a en vue que le progrès, est doux aux âmes hautaines ; mais la joie d’être un remueur d’hommes ne vaut peut-être pas comme intensité l’âpre tête-à-tête avec la fuyante vérité : celle-ci pourtant, dans son corps à corps avec le chercheur, finit toujours par échapper, mais, les lambeaux de sa robe divine qu’elle abandonne parfois aux mains qui la poursuivent sont assez beaux pour abolir toutes les autres joies. Entre tous ceux qui ont goûté les voluptés de l’action et celles de la découverte, il n’en est guère qui ne gardent à celles-ci une préférence. Napoléon lui-même, « ce membre de la section de mécanique, comme dit M. Darboux, qui a fait aussi quelque bruit dans le monde en dehors de l’Institut, » l’homme d’action par excellence, n’a-t-il pas dit, un jour qu’il recevait l’Académie des Sciences : « J’ai voulu connaître ce qui me restait à faire pour encourager vos travaux, pour me consoler de ne pouvoir plus concourir autrement à leur succès. » — Pourtant le regret que nous devinons chez M. Darboux, nous ne le partageons pas. Il est heureux que les hommes comme lui descendent parfois de leur tour d’ivoire, pour veiller sur les tours d’ivoire des autres et les défendre contre les termites malfaisans qui si souvent les sapent à la base. Cette part de sa vie qu’il a arrachée à la géométrie supérieure, à ses travaux si riches en découvertes sur les systèmes triples orthogonaux, sur la déformation des surfaces, le haut enseignement des sciences dans notre pays lui doit sa rénovation. Il est bon que nos hautes institutions scientifiques ne soient pas toujours dirigées par des bureaucrates, par des administrateurs sans surface scientifique. Ceux-ci ont trop de tendance à oublier ces principes que M. Darboux a si bien exprimés : « La recherche doit être libre et l’esprit doit pouvoir souiller où il veut. Rien n’est plus funeste que les entraves mises à la liberté du savant… Il lui faut cette indépendance qui est le premier bien et le premier besoin du chercheur. » Pareillement M. Darboux ne veut pas que les Académies remplissent seulement le rôle de chambres d’enregistrement. Il leur appartient « de maintenir la porte ouverte sur le monde extérieur,… de prendre auprès du gouvernement les initiatives que réclame à chaque instant l’état perpétuellement changeant de la science ; de l’éclairer toutes les fois qu’il le désire. » Malheureusement, même dans ce dernier cas, — on l’a vu récemment lors de l’adoption de la pièce de 25 centimes contre l’avis de l’Académie des Sciences, qui la rejeta comme contraire à l’unité du système métrique, — on ne défère pas toutes les fois qu’il le faudrait à ses avis. Ces idées si simples et si larges, M. Darboux les a continuellement appliquées dans ses hautes fonctions, et aussi dans la fondation de ces grandes entreprises internationales auxquelles il a pris une part prépondérante, comme l’Association internationale des Académies, et, plus récemment, l’Association internationale de l’Heure. Dans cette dernière entreprise, fondée il y a quelques semaines à peine par une conférence diplomatique qu’il présidait, c’est à son tact courtois et ferme, à ce que M. Barthou, alors président du Conseil, a si bien appelé « sa douce énergie, » que l’on doit d’avoir, en dépit d’obstacles soulevés par des susceptibilités nationales délicates, obtenu des résultats qui sont un honneur pour la France. Par tout cela l’auteur du volume que nous étudions a servi la science non moins que par les découvertes qui, dans le monde transcendant et pur des formes idéales, ont fait de lui, comme le lui disait Henri Poincaré, « un créateur d’idées, un pionnier scientifique, un des classiques de la géométrie. »


Le style de M. Darboux mériterait à lui seul une longue étude. Il est, si j’ose dire, rectiligne et clair, net, concis, élégant, généralisateur comme sa géométrie. On le sent dédaigneux de tout ce qui est pure forme, littérature sans pensée, vêtement sans corps. Nous en avons déjà donné des exemples. La seule recherche qu’on y peut découvrir est celle de la simplicité. De là cette netteté de médaille, cette concision presque latine, et en tout cas bien classique, de certaines de ses phrases. Parfois, pourtant, on y découvre des images, mais si simples, si lucides, si adéquates aux idées qu’on en oublierait presque qu’elles sont belles tant elles sont justes. Lisez celle-ci : « La science procède, comme Dante dans son poème, par cercles successifs. » Et cette autre à propos des grandes entreprises scientifiques internationales : « Ces œuvres internationales me paraissent jouer dans les relations des peuples le rôle de ces pilotis que l’on enfonce dans les terrains dangereux et mouvans. Quand ils sont en assez grand nombre, on peut construire au-dessus des édifices durables et solides. » Et ceci encore sur le même sujet, et sur l’indépendance relative que doit cependant garder chaque nation dans ces entreprises : « Il faut donc que chaque peuple y conserve son génie propre, ses méthodes particulières, qu’il s’applique à développer les qualités qu’il a reçues ; de même qu’il importe que, dans un orchestre, chaque instrument exécute de la manière la plus parfaite avec son timbre propre la partie qui lui est confiée. Mais, en science comme en musique, un accord entre tous les exécutans est une condition nécessaire. »

En parcourant ce volume où la pensée robuste et profonde est habillée d’une si claire étoffe, on sent que la race n’est point morte de ces grands encyclopédistes de la Renaissance et du XVIIIe siècle, qui savaient marier harmonieusement les richesses de l’idée avec l’art de bien dire.


Charles Nordmann.
  1. Éloges et Discours académiques, volume publié par le Comité du Jubilé scientifique de M. Gaston Darboux, A. Hermann et fils, Paris.
  2. C’est à cette occasion, et dans le dessein d’alimenter d’eau potable une des îles de la rade, que Meusnier inventa une machine permettant de distiller l’eau de mer, sans frais de combustible et au moyen du vide, qu’on obtenait par le mouvement même de la marée.
  3. C’est nous qui soulignons.