Revue scientifique - Les Canons à fil d'acier

Revue scientifique - Les Canons à fil d'acier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 458-469).

REVUE SCIENTIFIQUE

LES CANONS À FIL D’ACIER

Depuis les tirs de « Bertha » sur la région parisienne, l’attention du public… et des techniciens eux-mêmes s’est portée plus que jamais sur la puissance des pièces d’artillerie, sur ce qu’on en peut attendre dans le présent et dans l’avenir.

Il n’est guère de question plus passionnante à l’heure actuelle, que l’on considère les faits de guerre d’aujourd’hui ou ceux de demain. Et l’on a non seulement le droit, mais le devoir absolu, au point de vue technique, de faire l’hypothèse que la guerre peut encore durer très longtemps. C’est pour avoir eu peur de cette perspective qu’en 1914 on arrêta d’abord et on cessa de perfectionner l’étude des engins de combat, erreur provenant d’une vue trop courte et timide des événements, et qui ne fut pas sans conséquences déplorables.

Vive ut cras moriturus, proclamait le poète antique dans la douce ataraxie du farniente pacifique. Il faut, au contraire, quand il y a la guerre, — et c’est une preuve de plus que celle-ci n’a que de lointains rapports avec la poésie, — vivre et agir comme si elle devait durer toujours. C’est sans doute la meilleure manière d’en abréger la durée. Et c’est pourquoi il n’est guère à l’heure actuelle de question plus passionnante que l’étude des moyens qui permettent ou permettraient d’augmenter la puissance des canons.

On n’attend point de moi d’ailleurs que j’apporte ici à cet égard des données qui doivent rester secrètes. La censure personnelle que chacun de nous doit exercer sur ses paroles et ses écrits, — et qui est plus impérieuse que celle qui siège au temple de Plutus, — est là pour me l’interdire. Ce que je voudrais seulement, c’est, évoquant des données depuis longtemps connues de tous les artilleurs et publiées bien avant la guerre, montrer qu’on pourrait peut-être, par un mode de fabrication des canons depuis des années très usité à l’étranger, et mis d’ailleurs jadis au point par des cerveaux français, apporter un nouvel appoint de force à notre artillerie.

Les balisticiens, — ces métaphysiciens du canon, — ont accoutumé de définir la puissance, d’une bouche à feu par la force vive du projectile au point de chute et par la portée maxima. Comme toutes les définitions, — car nos mots sont toujours impuissants à embrasser, dans leurs cadres étriqués, la complexité fluide du réel, — celle-ci est incomplète. Il faudrait pour le moins, si on voulait un peu plus explicitement définir la puissance, c’est-à-dire le pouvoir d’agir d’une bouche à feu, faire entrer en ligne de compte la vitesse de son tir qui en multiplie l’efficacité, sa mobilité qui étend son rayon d’action. Il faudrait ainsi faire entrer en ligne de compte non pas seulement la force vive mécanique du projectile (fonction de son poids et de sa vitesse) mais aussi, si j’ose dire, sa force vive chimique (fonction de son rendement en puissance explosive). Mais c’est assez, car la rectification des manières de parler des balisticiens nous mènerait trop loin.

J’ai expliqué naguère ici même, à propos des explosifs, que les poudres pyroxylées à cause de leur combustion progressive, avaient permis d’augmenter beaucoup la vitesse initiale des bouches à feu. Cela provient, je le rappelle, de ce que, au lieu du choc violent que les poudres anciennes imprimaient au projectile, les poudres sans fumée maintiennent un temps assez long, pendant qu’elles brûlent, la pression maxima qu’elles produisent, ce qui a pour effet d’augmenter l’impulsion finale donnée au projectile, sans que pourtant la pression maxima à laquelle est soumis l’intérieur du tube soit devenue plus grande. Autrement dit avec les poudres nouvelles cette pression maxima n’est pas plus grande qu’auparavant, elle est seulement moins soudaine, plus prolongée.

Il est clair d’ailleurs que tout ce qui permettra, sans nuire aux autres qualités d’un canon, à sa légèreté par exemple, d’augmenter la pression maxima des gaz de la poudre, la pression de tir, comme on dit, augmentera du même coup sa puissance, puisque la vitesse initiale, la portée et la force vive du projectile seront accrues du même coup. Le perfectionnement des aciers à canon auxquels l’incorporation de petites quantités de nickel ou de chrome et des opérations spéciales de trempage ont abouti, dans les vingt dernières années, à donner des qualités nouvelles, a permis d’accroitre peu à peu les pressions maxima auxquelles on peut soumettre sans danger les bouches à feu. Aujourd’hui ces pressions dans l’âme dépassent parfois 3 000 kilogs par centimètre carré. On imagine quelles qualités particulières d’élasticité doit posséder l’acier des canons pour résister sans déformations permanentes à de pareils efforts. Car ce qui importe à cet égard, c’est qu’après le départ du coup, le tube soumis à cette pression énorme reprenne exactement sa forme et ses dimensions primitives. A côté de ces qualités d’élasticité, le métal doit avoir une qualité en quelque sorte contradictoire avec elles, une dureté qui permette à la surface de l’âme de résister longtemps aux érosions chimiques, aux morsures, que les gaz de la poudre à très haute température produisent peu à peu sur elle.

Quoi qu’il en soit de tout cela, un acier à canon étant donné, doué de qualités bien définies, les pressions de tir que peut supporter sans dommage une bouche à feu faite de cet acier ne sont pas déterminées pour cela ; elles dépendent beaucoup du mode d’utilisation de cet acier, du mode de construction du canon. C’est ce côté, fondamental que je voudrais examiner maintenant.

Je voudrais le faire, balistiquement parlant,


… Avec la netteté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.


Mais, il me faudrait pour cela le secours austère de quelques équations, de quelques formules mathématiques. On me pardonnera, — et peut-être on me saura gré, — de renoncer pourtant ici à cet appareil ésotérique, et de n’exposer ces choses, autant que faire se peut, que dans le simple langage de tout le monde, dussent la précision et la rigueur de l’exposé en souffrir un peu. Mais, la précision et la rigueur scientifiques ont pris l’habitude d’être parfois égratignées depuis que, descendant de leur tour d’ivoire, les Fontenelle, les d’Alembert, les Arago nous ont enseigné qu’il n’est arcanes dans la science où le net langage français ne sache porter à l’occasion un clair rayon de lumière… peut-être un peu trop monochromatique.

Un canon dans lequel brûle une charge de poudre chassant vers la gueule un projectile est soumis aux efforts suivants :

1° Un effort transversal, perpendiculaire à la paroi cylindrique et qui tend à fendre le tube dans sa longueur, suivant une génératrice de moindre résistance, à le faire éclater ;

2o Un effort longitudinal qui s’exerce contre le culot du projectile qu’il chasse, contre la culasse qu’il tend à arracher et qui produit le recul.

Il se développe en outre d’autres actions secondaires plus ou moins dangereuses : la fatigue du métal due aux vibrations que cause la pression brusquement développée, la tendance à l’arrachement des couches intérieures du tube et la torsion des rayures par le projectile, les capricieuses érosions chimiques que causent les gaz de la poudre et auxquelles nous avons déjà fait allusion. La plupart de ces effets ne sont pas calculables. Aussi pour en tenir compte on se borne dans la construction des bouches à feu à s’imposer une certaine marge de sécurité, au-delà de ce qu’a indiqué le calcul pour les résistances transversales et longitudinales de la pièce qui sont d’ailleurs les données de beaucoup les plus importantes ici.

Il va sans dire qu’avant tout le canon ne doit pas se rompre sous l’action des efforts transversaux et longitudinaux dus à la pression de tir. Mais cette résistance à la rupture ne suffit pas. Pour que la pièce puisse faire un bon service, il faut, nous l’avons dit, qu’après chaque coup tiré elle revienne, en vertu de l’élasticité du métal, exactement à sa forme et à ses dimensions primitives. L’élasticité d’un métal est définie pratiquement par la plus grande résistance qu’il peut présenter à la déformation permanente : ainsi on dit que la limite d’élasticité d’un acier est de 30 kilogs par millimètre carré, c’est-à-dire 3 000 kilogs par centimètre carré, lorsqu’un fil de cet acier, de un millimètre carré de section, subit un allongement permanent si on y suspend un poids de 30 kilogs, tandis que, sous une charge moindre, il s’allonge mais reprend ses dimensions primitives si la charge cesse d’agir.

Considérons maintenant l’effort transversal que subit un canon constitué par un tube simple et d’une seule pièce, et qui tend à le faire éclater. Sous la pression de la poudre, les couches concentriques de ce tube travaillent très inégalement et la résistance de l’ensemble est naturellement limitée par celle de la couche la plus fatiguée. Or, il est facile de voir et de montrer que c’est la couche interne qui est celle-ci.

En effet, la pression des gaz distend cette couche annulaire interne dont le diamètre augmente ; elle presse donc sur la couche suivante qui s’allonge à son tour et ainsi de suite. Or, si l’on admet que les pressions des gaz sur la couche interne se transmettent intégralement de cette couche aux suivantes, comme celles-ci ont une surface de plus en plus grande, il est clair que par unité de surface, par centimètre carré, la pression transmise diminue peu à peu vers les couches externes du tube. Cela est d’autant plus vrai, a fortiori, que les pressions ne sont certainement pas transmises intégralement d’une couche à la suivante, une partie en étant absorbée par la compression moléculaire du métal.

De là découlent diverses conséquences importantes : 1° Pour assurer la résistance d’un canon formé d’un tube simple il faut et il suffit de mettre la couche interne à l’abri de la déformation permanente. Par exemple si la limite d’élasticité de l’acier employé est le 3 300 kilogs par centimètre carré[1], un tube si épais qu’il soit ne pourra, sans subir une déformation permanente, résister à une pression intérieure de plus de 3 300 kilogs par centimètre carré, c’est-à-dire environ 3 300 atmosphères, puisqu’une atmosphère vaut 1 kilog 03 par centimètre carré.

2° La pression interne que peut subir un tube homogène croit évidemment avec l’épaisseur de ce tube. Elle ne pourrait être égale à la limite d’élasticité que pour un tube d’épaisseur infinie. Mais en fait, en augmentant beaucoup l’épaisseur du tube, il arrive un moment où on n’accroît plus guère la résistance à la pression interne.

C’est ainsi que les pressions maxima que l’on peut imposer à des tubes d’épaisseurs égales à un quart, un demi, trois quarts du calibre, et à une fois celui-ci, sont respectivement égales aux fractions 0,38 ; 0,60 ; 0,72 ; 0,80 de la pression limite.

Par là, on voit que la règle empirique des anciens artilleurs tendant à donner aux canons une épaisseur égale au calibre était justifiée puisque, dans ces conditions, le canon possède les huit dixièmes de la résistance qu’il aurait si son épaisseur était infinie. Si on augmentait alors son épaisseur de moitié, d’un demi-calibre, on doublerait son poids tout en n’augmentant sa résistance à la pression que d’un dixième seulement.

En fait, nous l’avons dit, la limite de pression, la charge de sécurité qu’on se fixe est très inférieure à la limite d’élasticité du métal considéré. Ainsi on ne fait guère travailler à plus de 2 000 kilogs par centimètre carré un acier à canon dont la limite d’élasticité est de 4 000 kilogs, ce qui laisse une marge égale pour les actions secondaires et les surpressions accidentelles de la poudre.

Pour bien montrer à quel point, dans un tube homogène, la couche intérieure est de beaucoup celle qui travaille le plus, il nous suffira d’indiquer que, dans un pareil tube d’épaisseur égale au calibre, si la tension produite dans sa couche interne est de 2 000 kilogs par centimètre carré, elle n’est plus que de 650 kilogs au milieu de l’épaisseur du tube et de 400 kilogs sur sa couche externe.

Est-on donc condamné à ne pouvoir construire que des canons incapables de supporter une pression de tir inférieure à la pression de sécurité qu’on s’est fixée pour le métal employé ? Oui, si on s’obstine à ne faire les canons qu’au moyen de tubes d’une seule pièce. Non, si au contraire on emploie le procédé du frettage aujourd’hui généralisé dans tous les pays, et qui a été un des plus grands progrès que l’artillerie ait jamais faits.

Qu’est-ce-que le frettage ? Si nous ouvrons maint dictionnaire célèbre, notamment celui de Littré, nous en déduirons que c’est une chose inexistante, car ce mot n’y figure pas. La science et la technique ont cet heureux privilège que les faits, les phénomènes nouveaux y surgissant sans arrêt, les choses y naissent avant les mots, alors qu’il en est, hélas ! si souvent autrement dans le domaine moral.

Donc le frettage est un procédé de construction de bouches à feu qui consiste à substituer au tube simple un tube composé plus résistant, formé de plusieurs enveloppes successives et qui se compriment les unes les autres. — Une frette est donc en général un tube que l’on emboîte sur le tube central d’un canon. Cet emboîtement est réalisé le plus souvent en chauffant la frette de telle sorte que, dilatée par la chaleur, elle puisse venir se glisser sur ce tube. Une fois refroidie, elle se rétrécit et son diamètre interne a été alésé de manière à être de quelques dixièmes de millimètre plus petit que le diamètre externe du tube à fretter. Il s’ensuit que la frette, une fois posée et refroidie, exerce une certaine compression sur le tube central et tend à rétrécir son diamètre, comme fait un corset un peu trop serré sur une taille féminine que la coquetterie voudrait plus fine.

Cherchons maintenant à comprendre sans calculs, — c’est beaucoup moins commode qu’avec calculs, mais cette petite difficulté n’est point, j’en suis sûr, pour faire peur à mes lecteurs, — cherchons à comprendre comment le frettage peut augmenter la résistance de la bouche à feu.

Considérons un canon constitué par un tube central sur lequel est fixée une frette. Il est certain que ce canon sera plus résistant qu’un tube unique homogène de même métal et de même épaisseur totale. Il y a à cela plusieurs raisons qui sautent aux yeux :

D’abord la frette exerce sur le tube central une compression qui tend à en diminuer le diamètre, une sorte de tension du métal vers le centre qui est exactement de sens contraire à la tension qu’exercera sur lui la poudre au moment du départ du coup. Lors donc qu’on tirera, une partie de la pression de tir sera employée d’abord à vaincre la tension causée par la frette et à ramener le tube interne à l’état d’équilibre qu’il aurait s’il n’était pas comprimé par la frette. Il ne restera donc plus qu’une partie de la pression initiale des gaz pour produire sur le tube un travail d’extension. Donc la valeur de cette pression initiale pourra être beaucoup plus grande qu’en l’absence de tout frettage, et pour une limite de sécurité donnée. Il est clair en effet que le métal pourra ainsi supporter une tension égale à la somme de celle qu’on s’était fixée et de la tension vers le centre que produit le frettage. — En somme, grâce au frettage l’action des gaz de la charge sert d’abord à ramener, si j’ose dire, le tube central à l’état naturel ; ce n’est que le surplus de cette action qui fait travailler le tube à l’extension. — Dans ces conditions la résistance maxima de la couche interne d’un tube frette est évidemment égale à la limite d’élasticité à la compression, augmentée de la limite d’élasticité à la traction.

Il y a d’autres phénomènes encore qui expliquent l’efficacité du frettage. Il y a d’abord le fait que c’est, comme nous l’avons vu, la couche interne des tubes qui travaille le plus. Or, quand un tube est serré dans une frette, celle-ci se comporte, par rapport à lui, comme lui-même par rapport à la poudre, c’est-à-dire que c’est sa couche interne qui travaille le plus. Dans un tube portant une frette on a donc deux couches internes travaillant au maximum ; le travail est donc mieux réparti et par conséquent proportionnellement moindre sur la couche interne de l’âme que dans un tube unique de même épaisseur totale. Donc plus il y aura de frettes superposées, l’épaisseur totale restant la même, mieux la tension sera répartie de l’intérieur à l’extérieur du canon, plus celui-ci sera résistant.

On peut d’ailleurs montrer encore autrement, et par le raisonnement suivant (qui est, comme disent les mathématiciens, un raisonnement de récurrence) que la résistance d’un canon d’épaisseur donnée s’accroît avec le nombre des frettes : nous avons expliqué ci-dessus pourquoi le serrage d’une frette permet d’augmenter la pression limite à l’intérieur d’un tube ; si nous considérons l’ensemble de ce tube et de sa frette comme un tube unique, il est clair qu’en faisant agir sur celui-ci une nouvelle frette, notre raisonnement sera toujours valable. Par conséquent, en raisonnant ainsi de proche en proche, on voit que, pour une épaisseur totale donnée, la résistance d’un canon augmente avec le nombre de frettes. Il y a d’ailleurs évidemment une limite qu’il ne faut pas dépasser dans le serrage des frettes, sous peine d’écraser le tube interne, et qui est fournie par la limite d’élasticité à la compression, laquelle, pour les aciers à canon, est d’ailleurs égale à la limite d’élasticité à la traction.

Un tube composé d’un grand nombre de frettes pourra donc supporter une pression interne bien plus grande, et par conséquent donner une vitesse initiale bien plus considérable, qu’un tube unique de même épaisseur. Ou encore, et pour prendre la chose sous un angle différent, un canon fretté aura une épaisseur et un poids bien moindres qu’un canon à tube unique de même puissance. Ou encore, la pression de tir et le poids de la pièce restant identiques, un canon frette sera beaucoup plus long qu’un canon non frette et, par conséquent, sa portée pourra être bien supérieure.

Tout cela montre que le frettage a permis d’accroître considérablement la puissance de l’artillerie, et dans des proportions que limite seulement le nombre de frettes réalisables.

Imaginons un canon comportant une infinité de frettes infiniment minces, superposées et telles que, dans le tir, elles travaillent toutes également au taux de sécurité adopté. On peut calculer qu’un tel canon, — que le commandant Moch appelle tube théorique, — aurait une résistance égale à 3,40 fois celle d’un tube simple de même épaisseur, 1,92 fois celle d’un tube simplement frette, 1,57 fois celle d’un tube à deux enveloppes. Ou, si l’on veut renverser la comparaison, on voit que les épaisseurs du tube théorique et du tube à une ou deux frettes seraient respectivement égales à 0,29, 0,52 et 0,54 de celles des tubes homogènes correspondants.

On voit par-là l’intérêt très grand qu’il y aurait à augmenter beaucoup le nombre des frettes et, partant, à en diminuer l’épaisseur. En fait, dans les canons frettés des plus gros calibres, on n’a pas jusqu’ici dépassé le nombre de trois ou quatre frettes, car il faut, pour diverses raisons, qu’elles aient plusieurs centimètres d’épaisseur et il est impossible d’aléser exactement et de tourner des gros tubes très minces.

La difficulté a pourtant été vaincue grâce à un procédé admirablement ingénieux, réalisé pour la première fois il y a quarante ans par le capitaine français Schultz, et dont il y a trente ans le capitaine français Moch (il a eu de l’avancement et est aujourd’hui commandant) a donné la théorie exacte. C’est le frettage en fils d’acier, qui consiste à remplacer le frettage en tubes épais par des couches de fil enroulées simplement à froid, qui constituent autant d’enveloppes minces réduites chacune à sa partie intérieure à celle qui contribue le plus à la résistance du canon. On se rapproche ainsi, autant qu’il est possible, de la structure d’un tube théorique comportant un très grand nombre de frettes très minces superposées.

Créée tout entière par des cerveaux français, réalisée d’abord par Schultz, mise au point et systématisée par les beaux travaux de Moch qui l’ont codifiée, tirée définitivement de l’ornière tâtonnante de l’empirisme et fait entrer dans la voie rationnelle, dans la voie scientifique, cette invention est bien connue des artilleurs du monde entier. Pourtant elle n’est pas, dans sa patrie d’origine, appliquée comme elle le mériterait à mon sens. C’est assurément un peu le sort de la plupart des belles idées qui germent chez nous : nul n’est prophète en son pays est un proverbe français, trop français même. Mais enfin, aujourd’hui les canons en fils d’acier sont couramment réalisés à l’étranger, et le moment est venu où l’on peut espérer que, revenus au bercail sous ce patronage exogène, ils seront, au bout du compte, comme l’enfant prodigue rentré au bercail, accueillis comme ils le méritent dans leur pays natal.

Le contraire serait pour étonner, comme j’espère le montrer par les détails suivants dont il n’est aucun qui ne soit connu des spécialistes et que j’emprunte aux ouvrages classiques de Moch et à ceux qu’a publiés dès avant la guerre le gouvernement britannique, et notamment le Text book of gunnery et le Treatise on service ordnance édité en 1908 et qu’on trouve partout dans le commerce.

Chez nos alliés britanniques, — trop de gens ignorent ce détail, — tous les canons construits depuis plus de quinze ans, tant pour la marine que pour l’armée, l’ont été exclusivement en fils d’acier. Les Anglais sont à tel point convaincus de la supériorité de ce procédé que leur Trealise on service ordnance divise l’histoire des progrès de l’artillerie en cinq périodes dont la dernière, la période actuelle, qu’ils font débuter en 1890, est appelée par eux la période des canons à fils d’acier.

Le procédé consiste essentiellement à enrouler autour d’un tube central, avec une certaine tension, un fil ou un ruban d’acier formant des spires jointives ; sur la première couche est enroulée une seconde couche avec une tension plus grande et ainsi de suite. Les couches successives jouent le même rôle que les rangs de frettes. Les tensions successives à donner au fil se calculent très facilement, grâce aux procédés élégants de Moch.

Les avantages du procédé sautent aux yeux :

1° La réduction de chaque frette à la partie utile, l’augmentation très grande du nombre des frettes donnent des canons de résistance maximum pour un poids donné, ou, ce qui revient au même, les canons les plus légers possibles pour une résistance donnée ;

2° Cela, nous l’avons établi théoriquement, en considérant un acier donné toujours le même. Mais c’est en réalité encore bien plus vrai lorsqu’on considère les métaux pratiquement employés. Le fil d’acier par suite du travail de la tréfilerie, qui lui donne une structure fibreuse spéciale, a en effet une résistance par unité de section bien supérieure à celle des meilleurs aciers.

En fait, la résistance des fils d’acier est au moins triple de celle du lingot d’où ils proviennent.

3° Il est beaucoup plus facile de donner à ce fil la tension voulue que de poser une frette avec un serrage donné. Il suffit de faire supporter au fil pendant qu’on l’enroule un poids déterminé.

Pratiquement, l’opération se fait avec beaucoup de simplicité, à froid, au moyen d’un tour sur lequel est le canon et d’une bobine de fils que déroule automatiquement le tour, à une vitesse de plusieurs dizaines de tours par minute, tandis qu’un poids suspendu à une poulie donne au fil la tension nécessaire. Le frettage d’un canon se fait ainsi mécaniquement, sous la surveillance d’un ou deux simples manœuvres dont le seul rôle est de modifier le poids tenseur et de passer le fil au bout de sa course dans les gorges placées aux deux bouts du tube et où on le force d’un coup de marteau.

En fait, ce ne sont pas précisément des fils, mais des rubans d’acier, que l’artillerie anglaise emploie pour ses canons, rubans qu’on a gardé l’habitude d’appeler fils (wire), dont l’usage a été introduit par la maison Armstrong et qui ont de 1 à 1 mm. 5 d’épaisseur. Ils sont livrés en brins de 1 000 ou 1 500 yard. (914 ou 1 371 mètres, qu’il faut d’ailleurs raccorder, puisque, par exemple, la pièce de 381 millimètres de marine porte 270 kilomètres de fil d’un seul tenant. Une rupture locale du fil dans l’intérieur du canon n’a d’ailleurs aucune importance, car l’expérience et la théorie montrent que même alors, maintenu comme il l’est par la compression des couches adjacentes, il ne peut se détendre que sur une longueur insignifiante. L’inconvénient est beaucoup moindre que celui des défauts ignorés, des cavités ou des fissures qui subsistent dans les épaisses masses d’acier des canons ordinaires.

Quant à l’objection faite naguère que les canons à fil ne présentent pas de résistance longitudinale, de résistance au déculassement, l’expérience des dizaines de milliers de canons construits en Angleterre par ce procédé et utilisés pendant quatre ans de guerre prouve qu’elle ne tient pas et que cette résistance est parfaitement assurée par la jaquette, par le tube extérieur en acier qui entoure les canons à fil. C’est cette jaquette qui porte la culasse, exactement comme avec notre 75, et à l’encontre de ce qui a lieu dans les canons de Bange, où beaucoup moins rationnellement à notre avis (car il est mauvais que les mêmes organes aient à résister à des efforts distincts), c’est le tube du canon qui porte la culasse, bien que ce soit lui déjà qui ait à résister aux efforts transversaux.

Quels que soient d’ailleurs les procédés employés pour améliorer la résistance du tube central d’un canon, il est clair que le frettage à fil d’acier ne peut qu’en améliorer, qu’en renforcer les effets.

Quelques chiffres pour finir : les canons anglais en fil d’acier sont calculés de telle sorte que leurs pressions de sécurité étant supérieures à 5 100 kilogs et atteignant même près de 5 800 kilogs dans leur canon de 343 millimètres, la tension du tube reste pourtant inférieure à 3 150 kilogs.

Le Treatise on service ordnance de 1908 que nous avons déjà cité contient des données qui résument bien les résultats et les progrès concrets obtenus dans cette voie. Il en résulte que, lorsque le canon de 12 pouces (305 millimètres) à trois frettes fut remplacé par un canon à fil de même poids et de même sécurité, celui-ci avait pu être porté à 35 calibres de longueur au lieu de 25. De ce chiffre, comme de tous ceux qui résultent également de la comparaison faite dans les documents anglais entre des canons donnés à frettes ordinaires et leurs substituts à fils d’acier, il résulte que le rendement de ceux-ci est de 150 à 160 pour 100 de celui des premiers. Le rendement est en réalité encore bien supérieur, si l’on tient compte de la prudence vraiment excessive des artilleurs anglais qui n’emploient jamais en régime normal de pression de tir supérieure aux deux tiers de la pression de sécurité admise.

Mais admettons les chiffres précédents qui sont d’ailleurs confirmés par différents calculs, qu’on peut faire à cet égard sur des exemples précis.

Il en résulte nettement que le métal, les conditions du tir et les résistances étant les mêmes, le poids d’un canon fretté ordinaire l’emporte de 50 à 60 p. 100 sur celui du canon à fil. Ou, si l’on préfère comparer le rendement en force vive par kilogramme de la bouche à feu, on trouve naturellement les mêmes rapports.

En somme, 150 tonnes de canons frettés ordinaires peuvent être remplacées à puissance égale par 100 tonnes de canons à fil. — Chose curieuse, ce chiffre aujourd’hui expérimentalement établi est très exactement celui que, d’après ses prévisions théoriques, Moch indiquait, il y a 25 ans. (Vue générale de l’artillerie actuelle, p. 54.)

Il y a autre chose encore à en déduire, par ces temps de matières premières coûteuses et de tonnage rare : c’est que, pour un même résultat que les outillages existants permettent de réaliser facilement et vite, il est moins coûteux et moins difficile d’acheter et de transporter 100 tonnes d’acier que 150. Encore n’ai-je pas tenu compte ici du fait que, dans le canon en fil, aucune parcelle de métal n’est perdue, tandis que dans la fabrication des canons en tubes une grande partie des lingots tombe comme déchets et ne peut être récupérée qu’en partie et après remise au four.

Pour augmenter beaucoup le rendement de notre artillerie, pour la munir de canons aussi puissants et plus légers, ou de même poids et beaucoup plus puissants, il nous suffira d’entrer dans cette voie si brillamment parcourue par nos Alliés britanniques et qui est une voie française, comme Suez, comme Panama… comme tant d’autres chemins tracés dans la matière ou dans l’esprit.

De tout cela je ne veux pas tirer la conclusion ; car elle, se dégage d’elle-même, impérieuse.


CnARLES NORDMAiNN.

  1. Les balisticiens, — quel est le corps, si éminent soit-il, qui n’ait dans le bloc de ses perfections une petite faille ? — ont l’habitude d’exprimer les tensions du métal, les limites d’élasticité, au millimètre carré, et la pression des gaz au centimètre carré. Cette habitude est déplorable et contraire aux nécessités d’un système de mesure normal. Mais c’est une habitude, une tradition, c’est-à-dire une chose indéracinable et à qui son âge donne un caractère presque inviolable. On nous permettra pourtant de ne pas nous y conformer ici et d’exprimer tout en centimètres carrés.