Revue scientifique - Le quart de siècle de l'Institut Pasteur

Revue scientifique - Le quart de siècle de l'Institut Pasteur
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 683-695).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE QUART DE SIÈCLE DE L’INSTITUT PASTEUR

La mode est aux anniversaires. Noces d’argent, jubilés, centenaires, bi-centenaires même, célèbrent de toutes parts les événemens abolis et les hommes disparus. Jamais autant qu’aujourd’hui, on n’a eu le sentiment de cette solidarité qui, par-delà les siècles, nous lie invinciblement aux hommes et aux choses du passé ; jamais on n’a aussi bien senti que l’humanité est faite de beaucoup plus de morts que de vivans. Il y a quelque chose de curieux dans le culte que notre démocratie a pour ses souvenirs ; on ne trouverait certainement rien de comparable dans les siècles passés, et cela prouve peut-être que nous sommes en un sens plus traditionalistes qu’on ne l’a jamais été. Lorsque ces évocations sont celles d’hommes et d’œuvres trop oubliés ou qui ont eu leur heure, elles n’en sont que plus nobles en leur mélancolie, car elles fortifient dans la foule ces vertus trop rares : la reconnaissance et le culte des ancêtres. Mais, lorsqu’il s’agit de célébrer une date ancienne, et pourtant toujours vivante, une haute idée que les années ont vu fleurir toujours plus richement, une œuvre dont les ramifications se sont déployées sans fin depuis sa naissance, l’évocation prend un caractère triomphal et joyeux ; elle nous enseigne qu’un effort conduit par l’idéal peut avoir des effets d’une infinie durée, et qu’il ne faut jamais désespérer du progrès.

A cet égard, les noces d’argent de l’Institut Pasteur, célébrées récemment, ont été un des spectacles les plus réconfortans qui soient, car il n’en est peut-être pas, parmi les entreprises humaines, qui, en vingt-cinq siècles, aient fait autant que celle-ci fit en vingt-cinq ans pour le soulagement et le savoir de l’humanité, pour la disparition de ces deux tristes plaies, d’où naissent toutes nos amertumes : la maladie et l’ignorance.

Au cours de la cérémonie, si émouvante en sa simplicité, du 15 novembre passé, en présence de tous les savans qui travaillent sous la direction du docteur Roux, et de beaucoup de ceux pour qui on a inventé le beau nom de « Pastoriens, » M. Darboux, président du Conseil d’Administration de l’Institut Pasteur a accueilli le Président de la République avec des paroles qui, par une coquetterie délicate et évocatrice, étaient presque calquées sur celles-là mêmes que Pasteur, vingt-cinq ans auparavant, avait adressées à l’un des prédécesseurs de M. Poincaré. Et l’on eût pu se croire, à ce moment, reporté à la fondation même de l’Institut ; mais cette illusion fut bientôt dissipée, et on aperçut vite l’immense chemin parcouru depuis, lorsque le docteur Roux, en un discours qu’ornait la plus belle et la plus simple des éloquences, celle qui jaillit des faits et non des mots, et où personne n’était oublié, sauf le docteur Roux lui-même, établit le bilan succinct de l’œuvre accomplie.

Elle touche à presque toutes les disciplines qui concernent la vie, à l’agriculture, à l’hygiène, à la physiologie, à la chirurgie et surtout à la médecine. Je voudrais, avec nos lecteurs, la parcourir rapidement.


Tout le monde sait les circonstances à la suite desquelles a été fondé l’Institut Pasteur, car tout le monde a lu cette admirable Vie de Pasteur, de M. Vallery-Radot, que Plutarque eût aimé avoir écrite. L’enchaînement des faits qui amena Pasteur de la physique à la biologie alors qu’il étudiait l’hémiédrie des cristaux, ses recherches premières sur les fermentations, puis sur les maladies des vers à soie, sur l’atténuation des virus, du choléra des poules et du charbon, et sur la transformation des virus charbonneux mortels en vaccins, Cette courbe grandiose qui conduisait peu à peu et invinciblement le regard de Pasteur des infiniment petits aux végétaux, puis aux animaux supérieurs, devait par la force des choses l’amener jusqu’à l’homme lui-même. On sait cependant quelles furent ses hésitations, lorsqu’il s’agit, pour lui qui n’était pas médecin, d’empiéter sur un terrain qui, comme tous les terrains corporatifs, était jalousement gardé par des traditions respectables… et aussi par quelques préjugés. A son ami Jean-Baptiste Dumas, alors secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, revient l’honneur, qui n’est point petit, d’avoir alors vaincu ses hésitations.

On sait comment, à la suite des premiers cas de guérison de la rage accomplis par Pasteur, fut décidée la création de l’Institut auquel une souscription publique internationale, ouverte sur l’initiative de l’Académie des Sciences, apporta rapidement une somme de 2 millions et demi. Tout cela a été rappelé l’autre jour ; mais ce qu’on n’a peut-être pas assez évoqué, — car il ne faut jamais, au jour du triomphe, oublier les affres de la bataille, — ce furent les luttes terribles que dut soutenir Pasteur contre la routine, la bonne foi mal informée et aussi la mauvaise foi, avant d’en arriver là. Quand on les revit par la pensée, en parcourant pour les années voisines de la guerre, les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, qui fut pourtant celui des champs clos où la bataille garda le plus de dignité, on est presque effrayé de la somme d’énergie et d’intelligence que Pasteur dut, avec la cohorte restreinte de ceux qui l’avaient compris, les Dumas, les Leverrier, les Balard, déployer dans ces combats homériques. Et l’on comprend que la première parole de Pasteur, le jour de son jubilé, parole bien mélancolique, ait été pour tous les lutteurs vaincus de la science, pour les milliers qui, — à côté d’un qui réussit, — ont succombé dans leur étreinte inglorieuse contre les préjugés que soulève tout ce qui est nouveau et les basses haines qui, comme les champignons vénéneux, sous la haute et sombre ramure du sapin, poussent autour de tout ce qui est grand.

Une des raisons principales des discussions qui marquèrent les temps héroïques de l’épopée pastorienne, fut cette tendance, hélas ! invincible qui, chaque fois qu’une découverte modifie un peu l’angle fallacieux sous lequel nous voyons la nature, pousse les hommes à vouloir s’en servir comme d’un projectile pour ou contre leurs affirmations ou leurs négations métaphysiques. Lamentable malentendu. Le cercle que tracent autour de notre entendement les faits connaissables n’est pas et ne sera jamais si étroitement fermé que par quelque coupure, le rêve ne s’en puisse échapper dans une envolée infinie.

De ce que Pasteur avait démontré par l’étude des fermentations que la « génération spontanée » ne pouvait pas alors, pas plus qu’aujourd’hui, être prouvée dans l’état actuel de la science, des esprits systématiques croyaient pouvoir tirer des argumens propres à alimenter l’éternel débat qui divise les spiritualistes et les matérialistes. Naïve et puérile illusion. Pasteur était chrétien et croyant bien avant ses recherches sur la génération spontanée ; il n’eût pas cessé de l’être s’il était arrivé à démontrer au contraire « que la matière peut s’organiser d’elle-même en une cellule ou en un être vivant. » C’est que, comme il l’a si bien dit lui-même, « en chacun de nous il y a deux hommes : le savant, celui qui fait table rase… et puis l’homme sensible, l’homme de tradition, de foi ou de doute, l’homme de sentiment… Les deux domaines sont distincts, et malheur à celui qui veut les faire empiéter l’un sur l’autre dans l’état si imparfait de nos connaissances !… La science ne doit s’inquiéter en quoi que ce soit des conséquences philosophiques de ses travaux. » Paroles profondes qu’il faudrait graver dans l’airain et redire sans cesse tant que, d’un côté ou de l’autre de la barricade, on s’obstinera à vouloir résoudre le métaphysique par le physique, comme si les deux mots ne suffisaient pas à montrer que les deux choses sont irréductibles l’une à l’autre… comme si métaphysique ne voulait pas dire, par définition, hors des atteintes de l’expérimentation.

Que la génération spontanée, ou plus exactement la génération physico-chimique de la vie, soit un jour rendue possible, — et personne n’a le pouvoir de le savoir aujourd’hui, — rien ne sera changé pour cela à la position philosophique de la question, car il n’y a pas moins de divin ou, si on préfère, pas moins de mystérieux dans un gramme de fer ou de caillou que dans un gramme de substance vivante.

Stimulés par ces polémiques complètement étrangères à ses recherches, on conçoit avec quelle ardeur les adversaires de Pasteur surveillaient celles-ci, attentifs au moindre échec qui leur eût permis d’écraser le grand homme. À l’époque où fut fondé l’institut, on respirait encore cette atmosphère de haine qui avait failli étouffer les efforts naissans de Pasteur. « Je ne me savais point tant d’ennemis, » disait-il parfois avec tristesse, et il s’irritait avec la sincérité naïve d’un cœur simple de certaines attaques qu’il eût mieux fait de dédaigner. À ce propos, son gendre, M. Vallery-Radot, lui dit un jour un mot qu’il nous pardonnera de dévoiler ici, et dont la spirituelle philosophie dut faire sourire Pasteur : « Comment pouvez-vous vous étonner des attaques de vos adversaires ? N’avez-vous pas remarqué combien les personnes qui déménagent sont de méchante humeur ? Vous obligez des gens à déménager tout leur bagage d’idées anciennes, et vous vous étonnez qu’ils vous en gardent rancune ! » Que de vérité indulgente et narquoise que ces mots qu’il faudrait répéter à tous les découvreurs que les clameurs adverses risquent de décourager : En fait, les luttes que Pasteur dut subir ont certainement contribué à altérer sa santé, à fatiguer son cœur dont il devait mourir, et c’est par elles qu’il était déjà « un vaincu du temps, » le jour où fut inauguré l’Institut auquel on avait, malgré lui, donné son nom.


Sur les circonstances qui ont précédé la création de l’Institut Pasteur règnent diverses légendes dont l’une au moins a fait de nouveau, le mois dernier, le tour de la presse et que l’on nous permettra de rectifier ici. Ce n’est pas le petit berger comtois Jupille qui subit le premier le traitement antirabique, mais un petit Alsacien nommé Meister, qui avait reçu 14 morsures terribles d’un chien enragé et que Pasteur sauva. Si le cas de Meister a passé plus inaperçu, c’est qu’il ne fut publié que, plus tard, et que, d’autre part, le petit Jupille fut vite célèbre à cause de l’héroïsme avec lequel il avait combattu, pour protéger d’autres enfans du chien dont il fut mordu. Jupille est aujourd’hui concierge de l’Institut Pasteur, et il peut admirer dans la cour de l’Institut la statue qui représente sa lutte avec le chien enragé ; de tous les membres de la fidèle corporation qui veille aux portes de nos demeures, il est sans doute le seul qui ait eu sa statue… au moins de son vivant. Quant à Meister, il est également employé aujourd’hui à l’Institut Pasteur. L’achat d’un terrain à Vaugirard, la construction et l’outillage des laboratoires avaient absorbé 1 million et demi, ne laissant sur le produit de la souscription qu’un million pour la dotation de l’Institut en 1888. Celui-ci devint bientôt insuffisant. Les travailleurs n’y trouvaient plus de place, ni d’instrumens. Il fallait s’agrandir. La sérothérapie antidiphtérique révélée au monde par le docteur Roux au congrès de Budapest en 1894 (nous y reviendrons dans le cours de cette étude) vint en donner les moyens. Une souscription publique ouverte à la suite de ce Congrès donna environ 1 million qui servit à installer, dans le domaine de Garches prêté par l’État, des écuries bien aménagées où l’on put immuniser un grand nombre de chevaux destinés à fournir le sérum de Roux. Puis vinrent de généreuses donations anonymes, — il y a encore de parle monde de belles actions qui ne cherchent qu’en elles-mêmes leur récompense, — qui permirent d’acquérir, juste en face de l’Institut, un terrain de 14 000 mètres carrés où l’on a construit l’Institut biologique et l’hôpital Pasteur, terminés en 4 900.

La bienfaitrice inconnue qui, au lendemain du congrès de Budapest, vint trouver Pasteur et lui proposa de prendre à sa charge la construction et l’entretien d’un hôpital où seraient appliquées les méthodes pastoriennes, a procuré au maître la dernière joie de sa vie et l’une des plus grandes. Il contient 120 lits et ne grève en rien le budget de la maison. On y a inauguré un système d’isolement des malades qui permet d’éviter toute contagion et de soigner les maladies les plus transmissibles l’une à côté de l’autre ; ce système est maintenant pris pour modèle dans le monde entier pour l’aménagement des hôpitaux. De 1900 à la fin de 1913, 14 415 malades y ont été reçus, ils y ont passé 350 676 journées, épargnées à l’administration de l’Assistance publique.

Quant à l’Institut lui-même, il n’a cessé de bénéficier de libéralités nouvelles dont la plus somptueuse fut sans doute celle de M. Osiris. Grâce à ces nouveaux revenus, l’Institut a pu encore récemment aménager et agrandir ses laboratoires et augmenter son personnel. Si on veut nous permettre ces chiffres qui ont leur éloquence, nous ajouterons que l’Institut a fourni depuis dix-huit ans 1932 000 flacons environ de sérums thérapeutiques (antidiphtériques, antitétaniques, antipesteux, antistreptococciques, antiméningo-cocciques), que, depuis vingt-huit ans, 33 000 personnes, dont 129 seulement ont succombé, ont subi le traitement antirabique, qu’il a été délivré aux agriculteurs plus de 40 millions de doses de vaccin charbonneux, plus de 10 millions de doses de vaccin du rouget, sans parler des milliers de bouteilles d’une culture bacillaire que M. Danysz fabrique pour la destruction des campagnols et des rats, à qui on communique ainsi une maladie infectieuse.

L’Institut Pasteur, sans parler des instituts calqués sur lui qui fonctionnent à l’étranger, subventionne les Instituts Pasteur de Lille, de Nhatrang (Annam), de Saïgon (Cochinchine), de Brazzaville (Congo) et d’Alger. La maison-mère de Paris compte aujourd’hui un personnel de plus de 150 personnes, trois grands services d’enseignement et un très grand nombre de laboratoires de recherches admirablement outillés.

Tel est le cadre. Nous allons essayer maintenant de tracer un tableau succinct de l’œuvre qui, depuis un quart de siècle, y a déployé sa magnifique floraison,


Pasteur avait montré d’abord qu’un grand nombre des maladies des êtres vivans sont dues à des microorganismes pour lesquels Sédillot, — après s’être fait délivrer par Littré un certificat d’orthodoxie linguistique, — a inventé le nom si expressif de microbes, puis que la transmission de beaucoup de ces maladies infectieuses se fait par le moyen de ces microbes. Du coup l’hygiène, telle qu’on la connaît aujourd’hui, et telle qu’on ne la pratique malheureusement pas encore assez dans les collectivités humaines, nous fournissait des moyens préventifs d’éviter ces maladies. Du coup aussi, comme le comprit Lister, puis son apôtre français, Lucas-Championnière, dont la mort récente a plongé dans le deuil la science française, la chirurgie recevait, grâce à l’antisepsie et à sa timide sœur l’asepsie, les moyens de se livrer à toutes les hardiesses sans crainte désormais de l’infection et de la gangrène, qui, autrefois, tuaient une si forte proportion des opérés et des blessés. Si, après avoir trop souvent dans le passé tracé seulement un chemin à la mort, le bistouri est devenu un instrument sauveur et sans danger jusque dans ses audaces les plus étonnantes, c’est à Pasteur qu’on le doit.

La thérapeutique médicale, à son tour, devenait tributaire de son puissant génie le jour, où, par les vaccins, il introduisit dans cette vieille science routinière, des médicamens nouveaux empruntés aux êtres vivans eux-mêmes, et, qui mieux est, aux êtres malades. La vaccination considérée en général (et qu’il s’agisse de la variole, du choléra des poules, du rouget des porcs, du charbon ou de la rage) a pour but de conférer une immunité en déterminant une maladie bénigne par l’inoculation d’un virus atténué. Dans le cas de la rage par exemple, le virus est obtenu en prélevant des fragmens de la moelle de lapins enragés ; on laisse dessécher plus ou moins longtemps ces fragmens, ce qui leur donne toute une gamme de virulence atténuée. L’immunité conférée par la vaccination exige pour se constituer un certain temps ; de là vient qu’elle est seulement préventive dans les maladies à incubation rapide (variole, peste, etc.) et curative uniquement dans les maladies à très lente incubation (comme la rage qui ne se déclare, comme on sait, qu’au bout de quinze jours au moins, et en général de plus d’un mois après la morsure).

La vaccination est donc, si j’ose dire, une sorte de traitement homéopathique. Elle est assimilable aussi au mithridatisme, dont le nom provient, comme on sait, du roi de Pont qui s’était habitué à ingérer des doses progressivement croissantes de poison pour se mettre à l’abri des entreprises toxiques de ses fidèles courtisans.

Il semblerait a priori qu’il en est de même de la sérothérapie ; un examen rapide de cette admirable méthode va nous prouver qu’il n’en est rien. Elle est issue indirectement des travaux de Pasteur et de l’idée pastorienne de traiter les maladies par des médicamens extraits des animaux eux-mêmes, et directement d’une expérience de MM. Charles Richet et Héricourt, qui, en 1888, montrèrent que le sang d’un animal infecté par un microbe rend les autres animaux réfractaires à ce microbe. Mais elle n’est entrée dans la voie triomphale des applications thérapeutiques que par les travaux mémorables du docteur Roux et sa découverte de la toxine diphtérique. Elle consiste à injecter à l’homme le sang ou plus généralement les humeurs d’un animal auquel on a inoculé progressivement la maladie que l’on veut combattre. Cette inoculation provoque chez l’animal des réactions défensives caractérisées par la présence dans ses humeurs de corps nouveaux, appelés anticorps, qui combattent et détruisent les toxines de la maladie elle-même. Tandis donc que la vaccination consiste à inoculer la maladie, la sérothérapie fournit au contraire directement à l’organisme malade les antidotes de cette maladie. Il n’est guère douteux d’ailleurs que la vaccination produit également des anticorps, mais dans le corps même du malade à soigner, tandis que la sérothérapie les produit dans le corps de l’animal qui fournit le sérum. Et c’est par là que la vaccination est, si j’ose dire homéopatique, tandis que la sérothérapie est allopathique.

Quel est exactement le mécanisme de l’immunité conférée par ces méthodes ? Voilà une question qui domine toute cette médecine nouvelle et à laquelle le savant sous-directeur de l’Institut Pasteur, M. Metchnikoff, a apporté des réponses singulièrement lumineuses et suggestives.

M. Metchnikoff a examiné d’abord au microscope ce qui se passe dans l’intimité des tissus de certains animaux inférieurs et transparens à la lumière, lorsqu’on les blesse ou leur incorpore des microbes. Puis il a pu étendre ses recherches aux animaux supérieurs et démontrer que le mécanisme de la résistance était le même chez eux : elle se fait grâce à des cellules mobiles qui se précipitent en troupe à l’endroit lésé ou menacé, englobent les microbes, puis les digèrent, comme font les fourmis lorsqu’un petit animal vient malencontreusement tomber dans leur fourmilière. D’où le nom de phagocytes donné à ces cellules qui sont les gardiennes vigilantes de la cité que chaque homme porte en soi. Si l’immunité est naturelle (comme pour les maladies non transmissibles à l’homme), les phagocytes possèdent, dès la naissance, la propriété de détruire les microbes. Si elle est acquise, cette propriété leur est conférée par la vaccination ou la sérothérapie.

Cette simple et belle doctrine de la phagocytose, si ingénieuse et si philosophique et qui nous montre dans notre corps, comme en un microcosme, mille êtres qui semblent presque consciens et qui s’appliquent comme de bons serviteurs à leur rôle bienfaisant, a soulevé des discussions et des tumultes qui ne sont pas encore apaisés tout à fait.

Pourquoi les phagocytes sont-ils attirés par des microbes peu virulens, repoussés au contraire par les microbes virulens, ce qui est en somme tout le problème de la vaccination ? Cette question, M. le docteur Roux le rappelait l’autre jour, a été résolue par un élève de M. Metchnikoff, M. Massard. Les phagocytes sont influencés par les substances toxiques sécrétées par les microbes et qui diffusent autour d’eux dans les liquides organiques ; ainsi sont-ils prévenus de l’arrivée de l’ennemi. Mais les microbes les plus énergiques sécrètent des poisons violens qui les stupéfient et les paralysent. Le poison émis par les mêmes microbes atténués est moins énergique, les phagocytes s’y accoutument peu à peu au cours des vaccinations progressives, de sorte qu’ils sont en état, après celles-ci, de résister victorieusement aux microbes doués de toute leur virulence.

Mais que devient la théorie phagocytaire de l’immunité en présence, non plus de la vaccination, mais de la sérothérapie ? Dans celle-ci, ce ne sont plus les microbes qui confèrent l’immunité, mais les humeurs, filtrées de leurs microbes, des animaux rendus réfractaires. Et alors on peut se demander si la théorie cellulaire de l’immunité n’est pas en défaut, et si par-là même ne triomphe pas la doctrine humorale des immunités dont Ehrlich a été l’illustre tenant. En réalité, il n’en est rien, car il est prouvé que les anticorps qui confèrent à ces humeurs leur action proviennent des phagocytes eux-mêmes ; ce sont donc toujours ceux-ci qui, dans la sérothérapie, agissent comme agens de défense ; ils sont absens, mais leurs produits sont là, et on ne peut pas plus leur dénier ici le rôle essentiel qu’on ne pourrait le dénier à l’artilleur dont le boulet frappe l’ennemi bien loin de l’endroit où il a pointé sa pièce. Les deux doctrines de l’immunité s’accordent donc sur ce terrain, et c’est pourquoi sans doute, suivant la remarque du docteur Roux, l’Académie de Stockholm a tenu à décerner le même prix Nobel à MM. Metchnikoff et Ehrlich.

La doctrine de la phagocytose, qui montre que notre corps est, comme notre âme elle-même, un champ de bataille perpétuelle, a eu bien d’autres prolongemens. Elle permet d’interpréter tous les phénomènes d’inflammation et de dégénérescence. Les naturalistes peuvent aujourd’hui grâce à elle expliquer le mécanisme étrange des métamorphoses des insectes. La célèbre réaction de Wassermann, dont nous reparlerons à propos d’un mal que l’on n’osait pas nommer avant M. Brieux, est une application des recherches qu’a suscitées Metchnikoff sur ce sujet. En outre, MM. Vaillard et Vincent ont découvert un fait bien curieux et où les phagocytes entrent encore en jeu, et qui se rapporte au tétanos : ils ont montré que la spore tétanique est à elle seule incapable de donner la maladie. Aussitôt qu’elle est introduite dans l’organisme, elle est englobée par les phagocytes et ne peut germer que si elle a le concours d’autres bactéries qui vivent près d’elle dans le sol. Celles-ci, en éloignant les phagocytes par leurs sécrétions toxiques, laissent le champ net à la spore qui, devenue bacille, élabore la toxine qui produit les contractures du tétanos. On voit par cette curieuse association microbienne que, même dans le monde infime des microbes malfaisans, l’union fait la force.


Par un détour imprévu et assez fréquent, dans la science, M. Melchnikoff est passé de l’étude de la phagocytose à celle de la dégénérescence de nos tissus et de notre organisme qui se produit sûrement avec l’âge chez tous les hommes. Les hommes meurent de maladie, d’accident ou de vieillesse. Et comme, suivant l’expression de M. Dastre, la maladie est un accident, la question se pose de savoir si ce que nous appelons la vieillesse n’en est pas un.

M. Metchnikoff le croit, et, pour lui, ce sont les élémens du tissu conjonctif, phagocytes, macrophages qui, se trouvant partout autour des élémens anatomiques spécialisés et plus nobles, dévoreraient ceux-ci dès que leur vitalité fléchit et prendraient leur place. Ainsi dans le cerveau, les phagocytes, se substitueraient peu à peu aux cellules nerveuses. Cette substitution est un fait certain, c’est la sclérose sénile. Ainsi les phagocytes, qui sont les artisans essentiels de notre bonne santé, deviendraient, lorsque leur rôle s’exagère, la cause de sa déchéance, il y a là un parallélisme bien suggestif avec ce qui se passe dans les nations : chez celles-ci, comme dans notre corps, les élémens combattans ont un rôle essentiel et nécessaire ; mais, dès que ces élémens deviennent prépondérans et se substituent à ceux qui assurent les fonctions les plus nobles de la cité (comme dans les républiques à pronunciamientos par exemple), celle-ci décline. Étrange affinité qui règle pareillement les collectivités humaines et les collectivités d’infiniment petits ! Les phagocytes donc, si j’ose dire, comme le sabre de M. Prudhomme, serviraient à défendre notre constitution et au besoin à la combattre.

Qu’est-ce qui caractérise en définitive la vieillesse ? C’est que, comme nous l’avons déjà dit, les élémens anatomiques spéciaux des principaux organes (foie, rein, cerveau, etc.) s’atrophient aux dépens de la trame du tissu conjonctif qui leur servait de support et qui peu à peu se substitue à eux. Les tissus durcissent par cela même : la chair des vieux animaux n’est plus tendre. Nos corps sont comme des maisons où palpite la vie, que pénètre la lumière, et dont les murs peu à peu s’épaissiraient et se rejoindraient de toutes parts, fermant lentement l’ouverture radieuse des fenêtres, étouffant, dans les chambres diminuées, puis réduites à rien, tout ce qui y vivait. Cette dégénérescence des organes, qu’on appelle la sclérose, afflige aussi les vaisseaux sanguins et l’artério-sclérose en durcifiant les artères les rend moins aptes à leur souple fonction, plus fragiles, et elle cause chez les vieillards plus d’une hémorragie mortelle. — Mais un grand nombre de maladies chroniques ont à ce point de vue les mêmes caractères que la sénescence et se caractérisent aussi par une sclérose des tissus, et c’est ainsi que la vieillesse n’est peut-être qu’une maladie chronique. Or les scléroses des maladies chroniques sont généralement produites par des virus et des toxiques (au premier rang desquels il faut ranger la syphilis et l’alcool).

M. Metchnikoff s’est demandé quelle pouvait être l’intoxication qui cause la sclérose sénile et il croit l’avoir trouvée dans les fermentations que produit la flore microbienne de l’intestin. La vieillesse ne serait pour lui qu’un empoisonnement chronique causé par les microbes du tube digestif. Ces microbes sont fort nombreux : on les compte par milliers de milliards dans le seul gros intestin. Sont-ils nécessaires ou seulement utiles à leur hôte ? La question posée autrefois par Pasteur n’avait point reçu de solution nette et la plupart des bactériologistes regardaient la flore intestinale comme indispensable à la vie et à la digestion qui est sa fonction primordiale, sinon la plus noble. Les expériences, faites récemment au laboratoire de M. Metchnikoff par MM. Wolmann et Cohendy sur certains animaux, ont montré qu’il n’en est rien. On a pu élever et faire se développer depuis leur naissance, et dans des conditions de stérilisation absolue et contrôlée, de jeunes cobayes par exemple ou des poussins dont le tube digestif était parfaitement privé de tout microbe. Ainsi est démontrée la possibilité rigoureuse de la vie sans microbe.

Nous ne pouvons songer à maintenir notre intestin dans un pareil état d’asepsie complète, mais du moins devons-nous tâcher d’y diminuer les espèces qui élaborent les poisons capables ; l’expérience l’a montré, de favoriser la dégénérescence de nos organes nobles. M. Metchnikoff et ses élèves ont soigneusement dénombré et étudié ces poisons parmi lesquels il faut signaler le phénol et l’indol. Puis M. Metchnikoff eut l’idée de combattre l’influence des microbes pernicieux qui produisent ces poisons en introduisant dans le tube digestif d’autres microbes inoffensifs et domestiques dont le développement gène celui des premiers. On avait remarqué que les fermentations nuisibles de l’intestin ne se produisent qu’en milieu alcalin ; il fallait donc y réaliser un milieu acide ; M. Metchnikoff y est parvenu en introduisant dans l’intestin sous des formes diverses (lait caillé, etc.) des microbes qui produisent la fermentation lactique, laquelle est acide. Un grand nombre d’états pathologiques et de troubles divers sont justiciables de cette méthode qui a déjà donné de beaux résultats.

Quant à la question de savoir si cette théorie profondément ingénieuse et originale de la sénescence prématurée pourra dans la pratique arriver à supprimer la vieillesse, elle n’est pas encore résolue, et il est permis d’être sceptique à son sujet. Mais qu’importe, si du moins M. Metchnikoff nous a donné le moyen de rendre plus supportable et même de retarder « des ans l’irréparable outrage ? » et ceci n’est guère douteux. Il y a d’ailleurs une expérience sans doute non impossible à réaliser, que nous nous permettons de suggérer et qui fournirait un critérium décisif de cette théorie de la sénescence : elle consisterait à prolonger suffisamment longtemps l’élevage stérilisé des petits animaux, et à voir s’ils vieillissent moins vite, toutes choses égales d’ailleurs, que leurs congénères.

L’étude de la flore intestinale a aussi conduit M. Metchnikoff à y déceler une bactérie très répandue, le B. proteus, auquel il attribue une des affections les plus terribles de l’enfance, le choléra infantile qui, pendant les étés, enlève les nourrissons par milliers. On trouve beaucoup de ces bactéries dans l’intestin des petits malades et avec leur culture on a pu produire chez les animaux une affection semblable. Cela nous donne des indications précieuses sur les moyens à prendre contre la diarrhée des nourrissons.


A l’autre pôle de ces recherches qui ont toutes à l’origine les travaux de M. Metchnikoff sur l’immunité, il faut situer l’étude d’un phénomène presque antagoniste de celle-ci, et qu’on nomme l’anaphylaxie, étude à laquelle l’Institut Pasteur a apporté récemment des contributions importantes. On sait par le bel exposé que lui a consacré ici même[1] le savant qui l’a découverte, M. Charles Richet, en quoi consiste ce phénomène : fréquemment une première injection d’un sérum quelconque sensibilise l’homme ou l’animal qui la reçoit au point qu’une seconde peut être suivie d’accidens graves et quelquefois mortels. C’est ce qu’on appelle la maladie des sérums. C’est là un phénomène exactement contraire du mithridatisme, dans lequel des injections toxiques produisent une accoutumance progressive qui rend supportables des doses de plus en plus massives. M. Richet a consacré à cette question des recherches pénétrantes, — qui lui ont valu, il y a quelques semaines, le prix Nobel, et n’ont pas peu contribué à son élection à l’Académie des Sciences, — et qui ouvrent sur la physiologie des aperçus nouveaux. Il a montré en particulier que les substances qui produisent l’anaphylaxie sont des colloïdes, tandis que le mithridatisme se produit avec les cristalloïdes (nous avons déjà expliqué ici ces termes)[2].

M. Beredska a fait à l’Institut Pasteur des recherches ingénieuses et patientes sur ce phénomène, à la suite desquelles il a obtenu le moyen de mettre les sujets à l’abri des accidens anaphylactiques qui suivaient naguère si souvent l’administration des sérums : ce moyen consiste à donner ceux-ci par la méthode des injections subintrantes, c’est-à-dire en plusieurs fois et à de courts intervalles. Ainsi s’est trouvée améliorée notablement, et pour le plus grand bien des malades, la technique de la sérothérapie générale


Telle est l’orientation des recherches qui, dans les services relevant de M. Metchnikoff, ont été menées à bien ces dernières années. Elles ne constituent qu’une partie de l’activité générale de l’Institut Pasteur. Il nous reste maintenant à passer en revue ce qu’on a fait dans ce temple de la pensée pastorienne pour l’atténuation des trois grands fléaux morbides qui étiolent l’humanité : la tuberculose, la syphilis et le cancer ; et pour le soulagement des autres maladies microbiennes ou toxiques, au premier rang desquelles est la diphtérie tant détestée des mères. Et il apparaîtra sans doute que nulle part on ne forgea contre la douleur humaine des armes plus belles et plus intelligentes, que dans ce grand arsenal où la pensée se fait acte, où la charité coiffe son doux visage du casque de Minerve, où l’on ne veut rien combattre que l’injuste souffrance, et tuer crue la Mort.


CHARLES NORDMANN.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1911.
  2. Voyez la Revue du 15 novembre 1911.