Revue scientifique - Le Secours de guerre

Revue scientifique - Le Secours de guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 935-946).
Revue scientifique

un modèle d’organisation :
le secours de guerre


Mes lecteurs me pardonneront d’aborder aujourd’hui des questions d’assistance et de bienfaisance qui semblent au premier abord tort éloignées des problèmes scientifiques que je traite d’habitude. Ce n’est là qu’une apparence. Il serait bien hardi celui qui prétendrait fixer des limites à la science et lui crier : « Tu n’iras pas plus loin ! » Combien de choses ont commencé par être des arts pour devenir ensuite des sciences, lorsque la coordination des expériences et l’induction les eurent arrachées aux contingences de l’inspiration et du tâtonnement, quand en un mot l’empirisme eut cédé la place à l’expérimentation. La chimie subit cette transformation lorsqu’elle s’échappa de la chrysalide alchimique ; l’astronomie fit de même plus anciennement ; plus près de nous (et sans parler des tentatives plus ou moins heureuses de Condorcet pour introduire le calcul dans les sciences politiques et morales) la psychologie est devenue une science, sans cesser tout à fait d’être un art ; la médecine n’en est pas encore là, mais depuis Pasteur elle y tend.

Il n’est pas jusqu’à la charité elle-même qui ne puisse gagner quelque chose à s’appuyer chaque jour davantage sur des bases expérimentales précises et à étayer l’inspiration, le noble sentiment d’où elle jaillit, sur des données utiles et précises. J’en voudrais donner aujourd’hui un exemple particulièrement frappant.

Déjà, au quatrième siècle saint Jean Chrysostome, qui était doué d’un robuste bon sens, reprochait aux familles byzantines la manière inconsidérée dont elles pratiquaient l’assistance, en se débarrassant des nécessiteux par une aumône, de telle sorte qu’en définitive les secours ne parvenaient qu’aux quémandeurs professionnels au détriment des pauvres vraiment intéressants. Les secours parviennent-ils à ceux-ci, ils risquent encore d’être détournés de leur plus utile « emploi par l’ignorance, — surtout en matière d’hygiène, — des intéressés. A tous ces points de vue nous sommes, hélas ! restés beaucoup trop byzantins. L’œuvre dont je voudrais parler à mes lecteurs s’appelle le « Secours de guerre. » Elle n’est pas seulement unique par l’ampleur, sans seconde depuis la guerre, de son effort ; elle l’est aussi bien par l’application systématique de certaines données toutes nouvelles, surtout en matière d’hygiène, — et par lesquelles elle relève directement de la critique scientifique. A l’heure où se réunit à Cannes un Congrès où les philanthropes sont mêlés aux savants et qui doit enseigner aux peuples l’hygiène et la lutte intelligente contre la misère et la maladie, à l’heure où nous voyons les Américains poursuivre en France contre la tuberculose l’admirable effort de charité scientifique, dont j’ai déjà parlé ici même, il est bon que l’on sache que des Français aussi ont su hardiment innover dans ce domaine. Leur effort intelligent et tenace mérite d’être connu et imité ; il mérite de servir de modèle comme on le verra, je pense » par ce bref exposé.

Le Secours de guerre a été fondé, au début même des hostilités, avec une somme de trois cents francs pour tout capital.. Son fondateur est M. Paul Peltier. Simple commissaire de police, officier de paix du 6’arrondissement, il fut, dès le début, secondé avec une abnégation qui ne s’est pas démentie, par de modestes soldats du devoir, par les gardiens de la paix sous ses ordres. M. Paul Peltier est un grand cœur servi par une intelligence aiguë, c’est tout ce que j’en veux dire. Au surplus, on le jugera sur son œuvre que nous allons décrire. Cette œuvre s’est installée dès le début dans les locaux du séminaire Saint-Sulpice alors vacants, et dont le caractère est certes mieux respecté ainsi qu’il ne l’eût été par l’installation projetée d’un musée. C’est ce qu’a admirablement défini le cardinal Amette, lorsqu’il écrivait naguère : « L’œuvre du Secours de guerre, organisée au séminaire Saint-Sulpice par une initiative et avec des concours dignes de tous éloges, a soulagé une multitude de détresses. J’ai été heureux de voir la maison si chère à mon éducation cléricale consacrée, momentanément du moins, à l’exercice de la charité. » Cette œuvre qu’entre tant d’autres adeptes enthousiastes, le bâtonnier Henri Robert a appelée « le triomphe de l’initiative privée bienfaisante et généreuse, » voyons maintenant dans quelles circonstances elle est née.

Brusquement, quand la guerre éclata, des centaines de milliers de personnes, dont la plupart n’avaient jamais grevé le budget de la charité, se sont trouvées dans la plus profonde détresse, soit par suite du départ aux armées des chefs de famille, soit qu’elles aient dû abandonner leur foyer devant l’invasion. Pour remédier à tant de misères, on ne disposait que de moyens très restreints : d’une part, des établissements publics dotés d’un budget limité, et paralysés par leur propre organisation ; de l’autre, un certain nombre d’établissements privés déjà insuffisants en temps de paix, n’étant jamais sortis du cadre restreint de leur champ d’action particulier, s’ignorant les uns les autres, et par suite, faute de cohésion, mal préparés à l’effort collectif qui s’imposait. En somme, au début de la guerre, il en était des questions d’assistance comme de tant d’autres : on était réduit à l’improvisation.

Il est regrettable qu’à ce moment les pouvoirs publics n’aient pas senti la nécessité de grouper sous quelques éminentes autorités, toutes les bonnes volontés, les énergies en présence dont le pays débordait. Par une sorte de compensation aux atrocités allemandes, un admirable élan de charité emportait la population tout entière sans distinction de classes sociales, ni de croyances. Canaliser de telles forces, les répartir selon un plan méthodique, tout en laissant la plus large part aux initiatives, telle était la tâche des autorités. Mais les graves événements qui se déroulaient alors firent qu’au début, l’on n’attacha pas à cette question toute l’importance qu’elle méritait.

Finalement, on s’arrêta au système des allocations que l’on pourrait appeler le système forfaitaire : moyennant une modique somme journalière, l’État se trouve déchargé de toute obligation envers l’assisté, procédé commode assurément, mol oreiller sur lequel se repose le fonctionnaire qui, dès lors, n’a pas à se préoccuper des problèmes moraux et sociaux que comporte l’assistance. En somme, l’État dit à l’assisté : « Je vous donne 1 fr. 25 par jour ; moyennant quoi, j’entends bien ne plus entendre parler de vous. » C’est le pire des systèmes parce qu’il ne comporta aucune idée sociale et qu’il semble surtout imaginé pour éviter tout effort ; il facilite les abus, les doubles emplois, et constitue dans bien des cas une véritable prime à la paresse. Pendant longtemps, en effet, le seul fait de se livrer à un travail quelconque a entraîné, du moins pour les réfugiés, la suppression de leur allocation. Non certes que l’on eût dû écarter systématiquement toute idée d’allocations, mais on ne pouvait les considérer comme une panacée ; la solution du problème était ailleurs.

La première mesure qu’il convenait alors de, prendre était d’apporter un peu d’ordre dans l’exode des malheureux dont le nombre grossissait chaque jour, et que l’on voyait aux abords des gares, parqués comme de lamentables troupeaux. Tous imploraient quelques indications, quelques conseils, et surtout du travail. Il fallait donc procéder à un premier triage, permettant de récupérer les éléments valides, et de diriger ensuite chacun selon ses aptitudes vers divers points du territoire, selon une méthode bien arrêtée. Or, la seule préoccupation, qui était devenue une véritable hantise, était d’évacuer à tout prix les réfugiés vers l’intérieur de la France sans se préoccuper de ce qu’ils pourraient devenir par la suite. Quand une ville était arrivée au point de saturation, on passait à une autre, et ainsi de suite, de sorte que, pour éviter tout effort d’organisation, sous prétexte de décongestionner Paris, on créait sur certains points du territoire un encombrement et une confusion inexprimables. C’est ainsi que, pendant des semaines, on dirigea des milliers de Belges vers Saint-Étienne, en partant de ce postulat que tous les Belges étaient mineurs. Les résultats d’un semblable système, — à supposer que ce fût un système, — ne se firent pas attendre : non seulement c’était le renchérissement considérable du prix de la vie sur certains points, la difficulté de se loger, mais aussi l’impossibilité de se procurer un travail quelconque, et des malentendus continuels qui ne devaient pas tarder à dégénérer en hostilités de la population à l’égard des réfugiés.

Chose admirable chez un peuple qu’on a un peu facilement taxe de légèreté et d’ « emballement, » l’élan de charité qui, dès ces jours inoubliables, souleva les Parisiens, se prolongea pendant toute la durée des hostilités, et il n’est pas encore arrêté. Aujourd’hui, nous sommes arrivés au dénouement de la lutte, et pour l’écrivain qui voudra se borner à mettre en lumière certains épisodes de l’immense épopée, ce sera une bien touchante histoire à écrire que celle de la bienfaisance privée à Paris et dans nos grandes villes durant le conflit universel.

Si l’œuvre du Secours de guerre était entièrement dénuée de ressources, elle était du moins riche du dévouement des gardiens de la paix des 6e et 14e arrondissements, dont un grand nombre, aujourd’hui encore, tout en assurant la sécurité de la capitale, consacrent à l’œuvre leurs instants de liberté et prélèvent chaque mois à son profit quel : jues pièces blanches sur leur modeste solde.

L’ancien séminaire de Saint-Sulpice était tout désigné pour abriter la foule des réfugiés qui se présentaient aux abords des gares. Le vaste bâtiment, devenu propriété nationale, se trouvait depuis dix ans dans un délabrement indescriptible ; tout, à l’intérieur, avait été dévasté par les passages successifs des troupes cantonnées et surtout par le séjour des inondés en 1910. Dans les locaux les moins délabrés, l’Administration dos Beaux-Arts avait entassé nombre de statues et de tableaux, en attendant la transformation du séminaire en Musée national. Une mise en étal môme sommaire exigeait de longs mois, et comme il importait de faire vite, en peu de jours, grâce à la générosité de quelques particuliers, des refuges provisoires furent organisés sur la rive gauche. Pendant ce temps, les gardiens de la paix du 6e arrondissement, chacun reprenant l’outil qu’il avait manié dans sa jeunesse, s’évertuaient à rendre habitable l’édifice ouvert à tous les vents, de telle sorte que peu à peu l’édifice se trouva rempli jusqu’aux combles de réfugiés à qui des personnes de bonne volonté s’efforçaient d’apporter quelque réconfort en attendant qu’on pût les diriger vers un refuge définitif.

Ce que furent les difficultés du début, on a peine à se le rappeler, maintenant qu’après des années de luîtes incessantes, le Secours de guerre est devenu la grande œuvre populaire vers laquelle convergent toutes les détresses et qu’un de nos ministres qualifiait si exactement de « gare régulatrice de la misère. » Assurer du jour au lendemain l’existence de près de deux mille réfugiés se renouvelant sans cesse, les vêtir, les préserver de la contagion, reconstruire pièce par pièce et aménager l’ancien séminaire dévasté, faire régner l’ordre et la décence parmi les éléments les plus hétéroclites, doter la cité naissante d’un minimum d’administrations, glaner au jour le jour l’argent nécessaire à la vie du lendemain ; lutter enfin contre les préventions auxquelles se heurte toute initiative, voilà les principaux problèmes qu’il fallut résoudre à la fois.

Avant d’aller plus loin, je voudrais par quelques chiffres qui ont toute la sèche éloquence d’un bilan, laisser mesurer à mes lecteurs l’importance de l’effort accompli. Du 10 août 1914 au 31 décembre 1918 (et sans parler du 1er trimestre de 1919) le Secours de guerre a fourni 1 774 278 journées d’hospitalisation ; il a placé plus de 9 000 personnes dans le commerce et l’industrie ; son vestiaire a secouru plus de 174 000 personnes.

La conception directrice de M. Paul Peltier fut que l’assistance limitée à une aumône risque d’être inopérante. De cette idée découlent deux principes qui en sont le corollaire : l’obligation au travail et l’hospitalisation en commun. L’assistance limitée au don d’une somme d’argent, d’un vêtement, et même l’hospitalisation en commun a paru au fondateur du Secours de guerre, très supérieure à la vie en garni avec toutes les promiscuités déprimantes et antihygiéniques qu’elle entraîne, et qui ont conduit parfois tant de réfugies à la tuberculose et à une dégradante mendicité plus ou moins déguisée.

A ces risques l’hospitalisation collective peut permettre de parer, si elle est pratiquée par des hommes de cœur, d’esprit pratique et de volonté. Par la réduction des frais généraux, elle permet d’abaisser le prix de la vie dans des proportions considérables[1] et, par suite, de réduire l’effort de la charité publique et privée. Sans elle, le malheureux livré à lui-même se voit rebuté de toutes parts, renvoyé de bureau en bureau par des fonctionnaires indifférents que son cas « ne concerne pas. » L’hospitalisation collective, au contraire, le place sous la protection d’une administration bienveillante et éclairée, accessible à toute heure, qui le guide, l’encourage, abrège ses démarches, et trouve une solution à chaque cas.

Dès lors, les obstacles s’aplanissent. La famille est nombreuse, qu’importe ? Une pouponnière se chargera des plus petits pendant que les aines iront à l’école ou suivront des cours d’apprentissage. On trouvera sur place les vêtements et le linge, des bains-douches trop souvent ignorés des classes pauvres, un dispensaire, une bibliothèque, un office du travail, et cent autres ressources rassemblées pour ceux qui souffrent, par ceux qui ont l’impression de la souffrance. L’hospitalisation collective est enfin un puissant moyen de contrôle pour l’État que trop souvent les habiles dupent au détriment des timides. Elle facilite les enquêtes, prévient les supercheries et les doubles emplois qui, chaque année, grèvent de plusieurs millions, le budget de la charité. Saint-Sulpice est surtout le refuge de ceux dont la situation exige une solution provisoire, mais immédiate : réfugiés et rapatriés, démobilisés, orphelins, etc… Ce sont, pour la plupart, des gens de condition fort modeste qui, avant la guerre, n’avaient d’autres ressources que leur salaire.

Que des éléments douteux issus des faubourgs de nos cités industrielles s’y mêlent parfois, c’est incontestable ; mais l’hospitalisation collective, précisément, facilite en ce cas la surveillance et la sélection nécessaires.

La durée du séjour dans l’Œuvre n’est pas indéfinie ; c’est une question d’espèce. En principe, on s’assure, avant de congédier un hospitalisé, s’il est en état de se procurer des moyens d’existence. La plus grande liberté est laissée à chacun sous les seules réserves que dictent l’ordre public, la morale et l’hygiène.

Le problème relativement simple, lors qu’il s’agit d’adultes valides, devient plus complexe, quand on se trouve en présence, — le cas est fréquent, — de vieillards, d’infirmes, d’enfants orphelins ou abandonnés. Là encore, l’Œuvre s’efforce d’apporter à chaque cas une solution satisfaisante, mais c’est là surtout une question d’après-guerre qui apparaît grosse de difficultés pour l’avenir.

J’arrive maintenant aux méthodes d’hygiène, de prophylaxie et de traitement médical appliquées au Secours de guerre.

Nous avons ici un des exemples les plus typiques de ce que peut rendre, en matière d’assistance, l’application des méthodes scientifiques, en ce qui concerne l’hygiène générale et la prophylaxie des maladies contagieuses. Il faut reconnaître qu’au séminaire Saint-Sulpice comme, hélas ! dans la plupart des maisons d’il y a un demi-siècle, on n’avait jamais appliqué qu’à moitié le vieil adage « mens sana in corpore sano, » et que les questions intellectuelles avaient de beaucoup pris le pas sur les questions d’hygiène. On imagine les difficultés que le fondateur du Secours de guerre dut résoudre lorsqu’il lui fallut organiser au séminaire Saint-Sulpice un établissement d’hospitalisation où simultanément deux mille personnes et davantage se renouvelant sans cesse, allaient vivre plus de quatre ans. D’une part, des locaux délabrés, rongés par l’humidité, ouverts à tous les vents, des canalisations détruites, très peu de portes, pas de serrures, les égouts obstrués ; de l’autre, — et c’était une nouvelle complication au problème, — des gens affaiblis par les privations, à peine vêtus, très souvent couverts de vermine, par suite des conditions misérables dans lesquelles ils avaient dû vivre durant des semaines entières sans se déshabiller, ni changer de linge, ni se laver.

Il y avait là un danger à éviter sous peine de voir une épidémie se répandre de Saint-Sulpice dans les quartiers avoisinants. Comme il ne pouvait être question à ce moment, faute d’argent et de temps, d’une organisation prophylactique étudiée, il fallut, pendant les premiers temps, recourir aux moyens héroïques. En quelques jours, des lavages furent improvisés dans tous les coins à l’aide de tonneaux sciés en deux, de récipients quelconques dans lesquels arrivait l’eau courante par des tuyaux accrochés à la hâte et branchés sur les canalisations de la ville. Un vaste lavoir de fortune fut organisé dans les mêmes conditions ; le linge souillé pouvait du moins être passé à l’eau bouillante et d’abondantes distributions d’hypochlorite de soude faisaient le reste : on utilisa même, — horresco referens, — pour le rinçage du linge, l’antique vasque des jardins, découverte sons les décombres. Le murmure de ses eaux, — nous dit Ernest Renan dans ses Souvenirs de jeunesse, — avait bercé souvent ses longues nuits d’insomnie pendant son séjour au séminaire.

Ces premières mesures d’hygiène furent complétées par le lavage systématique des sols au crésyl versé à plein arrosoir. On brûla sans hésiter tous les vêtements et la lingerie dont l’infection était vraiment excessive ; de vastes chambres à acide sulfureux furent installées rapidement et servirent à la désinfection sommaire des vêtements encore utilisables.

A ce moment, on ne disposait, en dehors des cinq cents lits fournis par la population, que de paille pour le couchage. (C’est ainsi d’ailleurs qu’au XIVe siècle les Vieilles Handriettes, véritables précurseurs du Secours de guerre, avaient débuté dans leur organisation de l’hospitalisation en commun.) On ne pouvait sommer à utiliser la paille qu’envahissaient immédiatement les parasites ; on se contentait de la brûler. On se représente quelle dut être, pendant ces premiers mois, la vie de cette poignée de personnes : gardiens de la paix, commerçants, professeurs qui, bénévolement, acceptèrent d’accomplir cette besogne. Le plus curieux, c’est que nul ne semblait y apporter la moindre répugnance ; un extraordinaire entrain régnait, au contraire, dans ce milieu, et ce n’était pas là un des moindres éléments de réconfort moral pour les pauvres gens dont on avait soin

Quoi qu’il en soit, à aucun moment il ne se produisit d’épidémies, et les détracteurs du Secours de guerre (car toute initiative trouve des détracteurs) qui avaient pris le prétexte du danger d’épidémies pour attaquer l’œuvre naissante, en fuient pour leurs frais. Dès le début de 1915, plusieurs hautes autorités médicales, des hygiénistes qualifiés, tels que le docteur Collet pour la Belgique, les docteurs Thierry et Dubief pour la France, reconnurent, après une enquête approfondie, les excellents résultats des méthodes appliquées et l’efficacité incontestable des procédés héroïques de désinfection et de prophylaxie employés à Saint-Sulpice.

Cette situation du début ne pouvait se prolonger. D’étape en étape, grâce aux conseils bienveillants et éclairés des hygiénistes cités plus haut, du docteur Roux, du professeur Hulinel, du professeur Bordas, et de tant d’autres, on organisa un service d’hygiène dans des conditions plus confortables et plus pratiques. Sans retracer les diverses transformations qu’ont subies au Secours de guerre, les services d’hygiène, bornons-nous à exposer quelle est à ce point de vue la situation actuelle.

Nulle part peut-être l’application des méthodes scientifiques, à la vie des grandes agglomérations, n’a été poussée à un tel point. La nécessité de l’hygiène y a été placée au même rang que le besoin de manger et de dormir, et les précautions prises en cette matière en font véritablement une base de la vie au Secours de guerre. L’établissement est actuellement divisé en huit secteurs dont chacun est entièrement désinfecté tous les trois jours par le personnel spécial de l’Œuvre : assisté de celui que la Ville de Paris a mis gracieusement à sa disposition sous les ordres du docteur Thierry, chef des Services d’hygiène de la Ville. En principe, en effet les locaux ont été déclarés en état de contamination permanente, de telle sorte que l’on n’attend jamais, pour désinfecter tel ou tel d’entre eux, qu’un cas contagieux se déclare, mais on suppose qu’il s’est déclaré et on agit en conséquence. En somme, plutôt que d’avoir à combattre la contagion, ce qui serait une tâche presque insurmontable, on préfère l’éviter par une sage prophylaxie, et tout le monde y trouve son compte.

L’antiseptique le plus employé pour les sols est le crésyl, largement dilué dans l’eau et avec usage permanent de la brosse. L’eau de Javel est principalement utilisée pour le lavage des rampes, boutons de portes, et en général de tout ce qui peut être touché par les mains. L’emploi du bichlorure de mercure est réservé aux parties difficiles à atteindre : fonds de placards, angles de plafonds élevés ; il est projeté à distance au moyen de pulvérisateurs. Au départ de chaque occupant, les chambres sont, selon le cas, désinfectées à l’acide sulfureux ou à l’aldéhyde formique. Une propreté rigoureuse de ces chambres est d’ailleurs assurée par des visites fréquentes et ce n’est pas une mince besogne en raison des habitudes (le malpropreté, malheureusement encore si communes à nos classes pauvres.

Ces mesures ont été complétées par des travaux importants ayant pour objet de faire circuler partout où il est matériellement possible de le faire, et en abondance, l’air, la lumière, le soleil, — l’eau enfin, si parcimonieusement distribuée au début et dont il a été posé plus de trois mille mètres de canalisation, sans parler de 450 mètres d’égouts.

En ce qui concerne le matériel proprement dit : literie, vêtements usagés apportés par les hospitalisés ou provenant de dons, la désinfection est assurée par des étuves à vapeur fluante à 105° qui fonctionnent pendant le jour ; la nuit, elles se transforment en étuves à formol, grâce à un simple réchauffeur placé sur l’appareil. La destruction des parasites est effectuée de préférence dans une vaste chambre à acide sulfureux où les vêtements de nos poilus permissionnaires se débarrassent des lâcheux « totos. »

Mais c’est à l’hygiène des personnes que le service spécial du Secours de guerre veille avec le plus de soin. Rien n’a été épargné pour que l’état sanitaire des hospitalisés fût aussi satisfaisant que possible. Un grand danger en la matière est l’arrivée pendant la nuit de porteurs de germes, particulièrement lorsqu’il s’agit d’enfants. Pour y parer, on a recours à la visite médicale à l’arrivée ; les suspects sont immédiatement isolés et les enfants, en particulier, sont soumis à une quarantaine qui peut aller jusqu’à dix jours.

Une installation complète de bains-douches presque coquette est mise à la disposition des hôtes de Saint-Sulpice et l’on éprouve parfois quelque difficulté à vaincre la répugnance invincible de ces pauvres gens à prendre un bain. Ce sont, disait un vieux réfugié, hôte habituel de la forêt des Ardennes, choses que l’on ne fait que le jour de son mariage.

Les nourrissons sont recueillis dans une vaste et claire nursery dotée de tous les perfectionnements de l’hygiène : salles spacieuses et resplendissantes de clarté, réfectoires spéciaux, bains, salles d’allaitement, etc.

Pour les petits malades, un hôpital spécial a été organisé en 1916 sur les conseils du professeur Hutinel. Cet hôpital est installé d’après la méthode employée à l’Institut Pasteur : les enfants sont traités isolément dans de petites cellules rigoureusement aseptisées, claires et aérées. Une ouverture vitrée, pratiquée dans la porte, permet d’observer l’enfant sans troubler son repos, tout en conservant l’isolement complet.

La température de chaque cellule se règle extérieurement, au moyen de radiateurs. Enfin, des cellules spéciales d’isolement ont été réservées dans cet hôpital aux maladies contagieuses, particulièrement à celles où l’état du malade s’aggrave notablement par le seul fait de son transport.

Il n’existe pas, au Secours de guerre, d’hôpital pour les adultes, mais seulement de vastes salles d’observation où les hommes d’une part, les femmes de l’autre, sont confortablement installés en attendant que le médecin puisse établir son diagnostic et ordonner, s’il y a lieu, le transport à l’hôpital. Trois médecins-majors assurent ce service, assistés de trois infirmières-majors et d’un nombre important d’infirmières tant bénévolesque professionnelles. Le service d’hygiène a enfin été complété par une buanderie à vapeur, dotée de tous les appareils en usage à l’industrie du blanchissage. On se rendra compte de l’importance d’une telle organisation au Secours de guerre lorsqu’on saura qu’il n’y a jamais moins de huit cents draps de lit à laver par jour.

Le corps médical tout entier a le plus grand intérêt à connaître les résultats remarquables obtenus par l’organisation sanitaire du Secours de guerre. Elle a fait avancer d’un grand pas l’étude des questions d’hygiène dans les grands centres. Récemment, M. le docteur Roux, directeur de l’Institut Pasteur, qui vient de présider à la création d’une école de prophylaxie des maladies contagieuses, frappé delà simplicité des méthodes employées au Secours de guerre et des résultats acquis, a prié la Direction de l’Œuvre d’autoriser la création à Saint-Sulpice de cours pratiques et théoriques de désinfection. C’est le plus bel hommage que l’on puisse rendre à tant d’efforts.

Il faut insister, en effet, sur ce fait que, durant toute la guerre, s’il s’est produit au Secours de guerre comme ailleurs un certain nombre de cas de maladies contagieuses, ces cas ont toujours été localisés, et à aucun moment n’ont pris le caractère épidémique. On est frappé en particulier de ce fait qu’en 1918, lors de l’épidémie de grippe infectieuse, connue sous le nom de grippe « espagnole, » sur un total de 24 500 personnes hospitalisées au Secours de guerre pendant les mois de septembre et octobre, 364 cas ont été constatés ; le nombre des décès a été de 14, moyenne de beaucoup inférieure à celle de la mortalité dans tous les établissements publics et même à celle de la mortalité générale à Paris. Dans le même ordre d’idées, il convient de signaler qu’à l’hôpital des enfants, la proportion des décès n’a jamais dépassé 6 pour 100.

Telle est cette ouvre admirable et si profondément originale du Secours de guerre. A côté d’œuvres charitables d’un caractère différent, — comme « le Secours national, » qui a drainé si utilement les ressources de la charité privée pour les répartir entre diverses organisations charitables, — le Secours de guerre a, par d’autres méthodes hardies et audacieuses, et en se tenant en contact direct avec les malheureux, bien mérité de la solidarité nationale.

Cette œuvre, il ne faut pas la laisser périr et tomber en quenouille sous prétexte que la guerre est finie ; de même qu’en ce moment, à Cannes, les Croix-Rouges assemblées s’organisent pour appliquer aux souffrances inévitables, même dans la paix, les activités que la guerre a stimulées en elles, pareillement il faut que demain le Secours de guerre soit le grand refuge temporaire des misères de la grand ville. La paix aussi aura demain ses réfugiés : détresses passagères auxquelles le moindre réconfort rendrait le courage et qui n’ont trop souvent d’autre issue que le suicide, la prostitution ou le crime : jeunes filles ou domestiques sans place, employés momentanément sans travail, familles expulsées de leur logement, etc. Il n’existe aucun moyen aujourd’hui dans Paris de venir en aide à ces infortunes d’un jour que la guerre a multipliées. La maison de Saint-Sulpice doit et peut être le grand caravansérail de la charité, l’asile qui les accueillera, les réchauffera, les réconfortera un instant. Il peut donner à Paris cela qui lui manque et qui existe dans tant de villes américaines ou anglaises, — car il vaut mieux ne pas parler des asiles de nuit parisiens, refuges lamentables des misères les moins intéressantes.

Il serait monstrueux et lamentable de vouloir une fois de plus désaffecter Saint Sulpice en lui arrachant cet avenir de charité tout préparé, pour le transformer en je ne sais quel ministère, en grenier à paperasses. Ce serait un sacrilège contre la religion de l’humanité, pour parler comme Don Juan : les pouvoirs publics ne le permettront pas.

Charles Nordmann. 
  1. Le prix d’une journée d’hospitalisation au Secours de guerre à l’heure présente ne dépasse pas 3 fr. 70. Elle comprend la nourriture, le couchage, les soins médicaux et hygiéniques, les secours en linge. Le prix de la journée calculé depuis 1914 est de 1 fr. 94.