Revue scientifique - Le Rôle de la sécrétion interne

Revue scientifique - Le Rôle de la sécrétion interne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 931-942).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE RÔLE DE LA SÉCRÉTION INTERNE


« Connais-toi toi-même, » disait Socrate. A examiner l’état présent de la science, on voit que ce conseil du bon philosophe parait avoir été bien peu suivi. Alors que l’étude du monde extérieur, et particulièrement celle des phénomènes inorganiques, est dès aujourd’hui remarquablement avancée, alors que la constitution et l’évolution des plus lointaines étoiles nous ont livré quelques-uns de leurs troublants secrets, notre propre corps continue à nous être à peu près inconnu, pour ce qui concerne du moins son fonctionnement. J’entends bien que Socrate, dans la phrase qui vient d’être rappelée, voulait désigner surtout notre âme. Mais, si spiritualiste qu’on soit, on ne saurait pas douter que les facultés de notre âme ne soient, par des liens plus ou moins lâches, mais assurément réels, solidaires de celles de notre corps, et que, par conséquent, de même que l’étude du parfum de la rose est inséparable de celle de la rose elle-même, de même qu’on ne connaît bien la nature des sons d’un violon qu’en examinant les cordes vibrantes qui les émettent, pareillement l’étude de notre organisme est une condition essentielle de la connaissance de notre âme.

C’est la physiologie qui a la charge redoutable de nous faire connaître le fonctionnement du corps humain. Si jusqu’ici, elle n’a pu que lever à peine le voile sur les mystères innombrables de ce fonctionnement, ce n’est nullement que le conseil de Socrate n’ait pas, depuis longtemps, été le fil directeur de beaucoup de savants et même de beaucoup d’ignorants ; c’est parce que en réalité l’étude de l’organisme, et d’une manière générale celle de la matière vivante, est infiniment plus difficile et plus complexe que celle de la matière inorganique. Pourtant, mes lecteurs n’en ont peut-être pas perdu le souvenir, j’ai montré récemment ici même combien est complexe et merveilleusement agencée la constitution du moindre fragment de métal. Eh bien ! cette complexité merveilleuse de l’atome n’est rien à côté de celle de la matière vivante, d’abord parce que celle-ci est constituée à la base par des atomes inorganiques, — et que le constitué est forcément plus complexe que le constituant, — mais aussi pour beaucoup d’autres raisons.

Quoi qu’il en soit, la connaissance de notre propre fonctionnement, de notre propre nature, n’a jamais cessé d’être, | onsciemrnent ou non, la préoccupation dominante de tous ceux qui veulent savoir. Si beaucoup de savants ont préféré les problèmes, plus accessibles en dépit des distances, du monde physique extérieur, c’est d’abord certes parce qu’ils sont plus faciles ; c’est aussi peut-être, parce que l’examen de soi-même, l’ « endoscopie, » peut conduire à des conclusions de nature à rabattre notre superbe, et que le mat, si douloureux dans sa brutalité, du célèbre anatomiste Farabeuf garde quelque chose de vrai pour tous les chercheurs d’illusions : « Si les morts étaient aussi répugnants que les vivants, je n’aurais jamais fait d’anatomie. »

Tout récemment l’attention du grand public a été vivement sollicitée par des « informations sensationnelles, » pour employer l’argot du jour qui n’eût, sans doute, guère charmé Voltaire. A en croire certains grands journaux, on venait de trouver l’ « élixir de longue vie, » le moyen de prolonger à volonté sinon la vie, du moins la jeunesse, par la simple greffe ou l’ingestion de certains organes animaux.

Du coup, la plupart des gens en oublièrent presque l’âpreté primordiale des problèmes quotidiens, et pendant quelques jours, la politique et les dures questions d’argent elles-mêmes cédèrent presque le pas, dans les conversations, à la physiologie, qui s’était rarement vue à pareil honneur. Puis on parla d’autre chose, la roue de l’actualité, — roue qui a un peu la forme d’une girouette, — ayant légèrement tourné sur son axe, qui est la versatilité humaine.

Plus récemment, — il y a peu de jours, — la même question est revenue sur l’eau sous une autre forme. C’est un grand journal anglais qui a été l’auteur de cette résurrection. Voici d’ailleurs, sans commentaires, les titres et sous-titres de son article : Merveilleuses propriétés de la glande thyroïde qui renouvelle la vigueur, rend possible la production des sexes à volonté, la régularisation de la croissance, expérimentées avec de remarquables résultat aux laboratoires d’Oxford et de Liverpool. Après quelques jours de « sensation, » on parla de nouveau d’autre chose. Je voudrais profiter de ce moment de répit, maintenant qu’est tombée l’effervescence des propos de badauds et des commentaires de salles de rédaction, pour tâcher de mettre un peu au point ces nouvelles remarquables, et montrer qu’il y a en elles beaucoup plus de réalité, ou, pour mieux dire, beaucoup plus de possibilités, qu’un scepticisme mal informé ne le pourrait laisser croire.


Tout cela se rattache en vérité à une branche toute nouvelle et bien curieuse de la physiologie : l’étude des glandes à sécrétion interne. Précisément, un éminent physiologiste français, le professeur Gley, du Collège de France, qui fut dans cette voie un remarquable précurseur, vient de faire une lumineuse mise au point de cette partie de la physiologie qui lui doit quelques-uns de ses plus grands progrès[1]. Nous ne saurions trouver de meilleur et de plus sûr guide pour faire une rapide excursion dans ces allées nouvelles et toutes tapissées de fleurs à peine écloses, qui viennent d’être tracées dans le grand jardin obscur et mystérieux de la Science.

Tout le monde sait, — bien que les idées communes ne soient pas toujours précises à cet égard, — ce que sont les glandes. Dans le corps humain, comme dans celui des animaux, certains organes sont formés par des cellules nettement différenciées et spécialisées, qui élaborent aux dépens du sang des produits qu’elles n’utilisent pas elles-mêmes, mais qu’elles rejettent au dehors, soit à la surface de quelque revêtement, épiderme ou muqueuse, soit dans le milieu intérieur. De ces produits, les uns sont directement éliminés de l’organisme (urine, sueur, etc.), les autres agissent dans le tube digestif (bile, suc pancréatique, salive, etc.), d’autres enfin partent dans le sang et deviennent partie constitutive du milieu interne dans lequel baignent les tissus et exercent sur ceux-ci diverses actions (tels sont le liquide thyroïdien, celui des capsules surrénales, etc.).

Ces produits divers des glandes s’appellent des « sécrétions, » ce qui est une bonne dénomination, puisque, au sens étymologique du mot, la cellule glandulaire « choisit » dans le sang qu’elle reçoit et en « sépare » les diverses substances que nous venons de dire.

Ainsi que nous venons de le voir, certaines de nos glandes émettent, à l’inverse des glandes les plus connues, leurs produits de sécrétion dans le sang lui-même. Ce sont celles qu’on a appelées les glandes à sécrétion interne, et qui n’ont pas de canal excréteur.

C’est en 1855 que Claude Bernard, après avoir trouvé qu’il se forme dans le foie de la glycose, montra que ce sucre se déverse dans le sang des veines sus-hépatiques, et, saisissant du coup, avec l’intuition géniale qui le caractérisait, la haute signification de cette découverte, exprima pour la première fois la théorie des sécrétions internes. Voici d’ailleurs comment il concluait lui-même les admirables expériences qu’il Gt sur ce point : « L’histoire du foie établit maintenant d’une manière très nette qu’il y a des sécrétions internes, c’est-à-dire des sécrétions dont le produit, au lieu d’être déversé à l’extérieur, est transmis directement dans le sang. » Et plus loin : « Il doit être maintenant bien établi qu’il y a dans le foie deux fonctions de la nature des sécrétions. L’une, sécrétion externe, produit la bile qui s’écoule au dehors ; l’autre, sécrétion interne, forme le sucre qui entre immédiatement dans le sang de la circulation générale. » Et il ajoutait qu’outre le foie qui a des sécrétions les unes externes, les autres internes, « les organes qui fournissent les sécrétions exclusivement internes sont la rate, le corps thyroïde, les capsules surrénales, les ganglions lymphatiques. »

Remarquons l’expression consacrée de « corps thyroïde » dont se sert Claude Bernard. C’est que ces organes dont le rôle se montre aujourd’hui, et comme nous allons voir, essentiel, les anatomistes les considéraient encore récemment comme des objets inutiles, comme les restes d’organes en quelque sorte désaffectés et qui ne subsistaient dans le corps humain que comme les débris fossiles du mammouth ou de l’ichtyosaure subsistent dans nos terrains. C’est que, inconsciemment, les hommes ont eu trop longtemps, — et ont encore parfois, à ce qu’on dit, — tendance à considérer comme inexistant et indigne d’intérêt ce qu’ils ne connaissent pas. Et c’est ainsi qu’on appelait du nom vague de corps, sans même les honorer du titre de glandes, malgré leur constitution anatomique, ces glandes à sécrétion interne que sont le corps pituitaire suspendu à la base du cerveau, ou le corps thyroïde, placé au-devant du cou, et qui devient comme on sait le goitre quand il s’hypertrophie.

Si Claude Bernard a réellement découvert la sécrétion interne, il ne concevait la fonction des glandes qui la produisent que comme présidant à la composition du milieu intérieur du sang. « Je pense, concluait-il à ce sujet, que le sang doit être regardé comme un produit de sécrétion des glandes vasculaires internes. »

Il appartenait à deux grands physiologistes français, Brown-Séquard et d’Arsonval, de compléter la conception exacte mais un peu rudimentaire de Claude Bernard et de montrer que la fonction des glandes à sécrétion interne est en réalité infiniment plus complexe et plus importante qu’il ne l’avait aperçu. Ces conclusions nouvelles auxquelles arrivèrent Brown-Séquard et son illustre élève et collaborateur sont excellemment résumées ainsi dans leur célèbre mémoire des Archives de physiologie : « Ces produits solubles spéciaux (les produits des glandes à sécrétion interne) pénètrent dans le sang et viennent influencer, par l’intermédiaire de ce liquide, les autres cellules des éléments anatomiques de l’organisme. Il en résulte que les diverses cellules de l’économie sont ainsi rendues solidaires les unes des autres et par un mécanisme autre que par des actions du système nerveux. » La donnée nouvelle est ici que la sécrétion interne produit et déverse dans le sang une substance douée d’une action physiologique spéciale qu’elle manifeste sur tel ou tel organe. Parmi les expériences répétées qui ont amené à cette conclusion, il convient de rappeler celles par lesquelles, dès 1856, Brown-Séquard montra que l’extirpation des capsules surrénales est mortelle.

Cette conception nouvelle d’après laquelle les glandes à sécrétion interne produisent des excitants fonctionnels spéciaux, — qu’on appelle maintenant des hormones, — et qui établissent des rapports vitaux entre plusieurs organes, ou qui, autrement dit, créent entre eux des corrélations indépendantes du système nerveux, des corrélations fonctionnelles humorales, cette notion, dis-je, s’est montrée avec ses corollaires d’une fécondité chaque jour grandissante. On n’en saurait encore apercevoir tout l’immense avenir, mais il est dès maintenant certain, comme nous allons le voir, qu’elle est de nature à révolutionner la biologie tout entière.

Avant l’ère des glandes endocrines… Mais il faut d’abord que j’explique ce mot. C’est encore un de ces néologismes si justifiés que les découvertes scientifiques introduisent par force dans la langue et qui sont les plus légitimes de tous, puisqu’ils désignent des choses nouvelles. Le grec est toujours alors d’un grand secours et c’est ainsi que l’antique vient au secours du nouveau et que le classique et le moderne se concilient en collaborant. Les glandes endocrines sont, — tous ceux de mes lecteurs qui n’ont pas oublié leurs racines grecques l’auront deviné, — les glandes à sécrétion interne et l’endocrinologie, l’étude de ces glandes, est certainement un des plus suggestifs et des plus féconds "chapitres de la biologie présente et future.

Donc avant l’ère des glandes endocrines, on croyait que le système nerveux seul était capable d’établir entre les diverses parties de l’organisme la solidarité nécessaire à l’accomplissement synchronique de leur fonction. Si j’ose employer cette image, le corps humain était un peu considéré comme un vaste pays dont les diverses parties n’auraient été en relation que par le réseau téléphonique et télégraphique. Les découvertes endocrinologiques ont montré que les provinces diverses de ce pays ont associées aussi par les canaux et voies navigables qui apportent de l’une à l’autre les produits spéciaux nécessaires à chacune. A cela près que notre réseau téléphonique est très postérieur à notre réseau de voies navigables, je crois que cette comparaison, qui n’est d’ailleurs qu’une analogie, n’est pas trop inexacte.

Parmi les plus caractéristiques exemples de la solidarité humorale créée par les glandes, on peut citer les belles expériences qui ont montré que l’acide chlorhydrique sécrété par l’estomac et arrivant dans le duodénum et jusque dans le jéjunum, met en liberté une substance, la sécrétine, qui passe dans le sang, et va exciter les éléments cellulaires du pancréas dont elle provoque la sécrétion, nécessaire par ailleurs à l’achèvement de la digestion.

Autre exemple : les produits de la glande thyroïde ont une action excitante très nette sur les échanges gazeux respiratoires et sur les échanges azotés de la nutrition. Mais le mieux est maintenant que, laissant de côté, pour simplifier cet exposé, les autres glandes endocrines, nous examinions plus particulièrement les fonctions de l’une d’entre elles, et par exemple de la glande thyroïde elle-même. Ce sont d’ailleurs surtout les beaux travaux du professeur Gley qui ont mis en évidence l’importance du rôle joué par la thyroïde et spécialement par ses annexes les glandes parathyroïdes, et établi que ce rôle est lié à une sécrétion interne de ces glandes.

L’ablation des thyroïdes, — telle qu’on la réalisait notamment naguère dans l’extirpation totale du goitre, — détermine chez l’homme l’apparition de certains troubles physiques et psychiques qui constituent, suivant l’expression consacrée, le myxœdème post-opératoire, caractérisé par des accidents graves, puis par la mort. Cette dénomination provient de ce que les phénomènes morbides consécutifs à l’extirpation totale des glandes thyroïdes sont tout à fait semblables au myxœdème, cette maladie qu’on observe chez les sujets dont les thyroïdes sont détruites spontanément par un processus pathologique ou atrophié. En outre, quand la thyroïdectomie est pratiquée chez l’adolescent ou quand l’atrophie des thyroïdes se produit dès l’enfance, aux troubles myxœdémateux s’ajoute un arrêt plus ou moins complet du développement. On a montré, d’une manière irréfutable, que ces accidents sont des à la suppression des sécrétions internes des thyroïdes. Puis, chose merveilleuse, — et qui a été à l’origine de toute une branche nouvelle de l’art de guérir, l’opothérapie ou administration médicamenteuse d’extraits d’organes, — on a constaté qu’on guérissait les accidents du myxœdème, et notamment le crétinisme et l’arrêt de développement des enfants atteints de cette maladie, par l’ingestion d’extraits de glandes thyroïdes d’animaux. Quelle est la nature chimique exacte des substances utiles ainsi sécrétées par les thyroïdes ? On n’est pas encore très exactement renseigné là-dessus, non plus d’ailleurs que sur la constitution chimique précise de la plupart des constituants internes de l’organisme. On a cependant extrait de ces glandes un produit imparfaitement défini, la thyroïodine, qui est très riche en iode, cet iode étant d’ailleurs combiné sous une forme qui paraît liée à son efficacité et qui n’est pas exactement précisée. Il convient de remarquer, à ce propos, que les goitreux se rencontrent avec une particulière fréquence dans les régions où les eaux de boisson sont très pures et ne contiennent pas d’iode.

Sans insister sur le côté thérapeutique — pourtant si important, — de toutes ces découvertes, et pour nous en tenir au côté purement physiologique, on voit que la sécrétion interne des glandes thyroïdes joue un rôle essentiel, quoique non encore entièrement défini, dans les échanges nutritifs du corps humain et dans les phénomènes de croissance et de développement.

C’est précisément l’extrait de glande thyroïde qui serait le merveilleux élixir de longue vie dont parlaient récemment, ainsi que nous l’avons rappelé ci-dessus, certains grands journaux de France et d’Angleterre. Que s’était-il donc passé ? Voici : il s’agit en réalité d’expériences toutes récentes faites surtout par des physiologistes anglais et américains, et notamment par M. J.-S. Huxley, petit-fils de l’illustre zoologiste Thomas Henry Huxley, dans son laboratoire d’Oxford.

Tout d’abord, en privant des têtards de grenouilles de leurs glandes thyroïdes, on a constaté qu’on empêche leur métamorphose, à volonté, et jusqu’à ce qu’on ait mêlé de l’extrait de thyroïde à leurs aliments. Ces grenouilles restent donc effectivement plus longtemps « jeunes, » ou, pour mieux dire, elles deviennent moins rapidement « adultes, » par la suppression de leurs sécrétions thyroïdiennes. Mais est-ce là un élixir de jeunesse dont il faille souhaiter l’emploi, et ne devons-nous pas, au contraire, nous rappeler que les accidents produits chez l’homme par l’altération de la thyroïde, et notamment le crétinisme, s’ils sont, en réalité, la prolongation d’un état infantile, ne sont nullement des choses enviables ? L’espèce particulière de « jeunesse » procuré par l’élixir de longue vie si fallacieusement prôné par les journaux anglais, n’a que de lointains rapports avec celle que, moyennant la vente de son âme, Faust obtint de Méphistophélès. On évitera soigneusement le contact d’une fontaine de Jouvence de ce genre. L’infantilisme n’est pas la jeunesse ; le contraire est peut-être vrai, et ce n’est pas sans raison qu’on dit de certains vieillards, dont la sclérose cérébrale est très avancée, qu’ils « tombent en enfance. »

Bien d’autres circonstances peuvent d’ailleurs influer sur le développement des animaux, et en particulier des batraciens, et c’est ainsi que M. Paul Gervais a maintenu à l’état de têtard une grenouille jusqu’au voisinage de l’état adulte, rien qu’en la plaçant dans un vase plein d’eau dont elle ne pouvait pas escalader les parois.

En revanche, d’autres expériences, qui sont en quelque sorte la contre-partie des précédentes, ont conduit à des résultats bien curieux. Tout d’abord, on a constaté que, chez certains animaux inférieurs qui se reproduisent en se subdivisant, la vitesse de cette subdivision est accrue de 50 pour 100 lorsqu’on ajoute de l’extrait de glande thyroïde à leur milieu nutritif. Ainsi l’animal monocellulaire appelé paramecium peut prodluire, grâce à cet extrait, 4 096 rejetons dans le temps qu’il lui fallait pour en produire normalement 256. Cela est déjà bien curieux et montre que les sécrétions thyroïdiennes, à leurs actions nutritives et morphogénétiques, ajoutent encore des actions fécondantes dont les applications futures peuvent être grosses de conséquences.

Mais il y a autre chose. Les têtards de grenouilles, sous l’influence de l’extrait de thyroïde ajouté à leur nourriture, se transforment bien plus vite. Même lorsqu’ils sont très petits et encore démunis de pattes, aussitôt qu’on commence à les nourrir à la thyroïde ils cessent de grandir, et très rapidement se changent en minuscules grenouilles. On a pu ainsi fabriquer, si on peut dire, des grenouilles beaucoup plus petites que toutes celles qu’on a jamais pu observer dans la nature, et dont certaines ne sont pas, plus grosses qu’une mouche.

On peut d’ailleurs se demander, puisque la substance thyroïdienne est un stimulant de la croissance, comment il se fait que les grenouilles produites en ajoutant cette substance à la nourriture des têtards soient si paradoxalement minuscules.

Ce paradoxe, quand on y réfléchit, n’est qu’apparent. Si les grenouilles ainsi fabriquées sont très petites, c’est parce que le traitement a été appliqué à des têtards minuscules et bien avant qu’ils aient atteint toute leur taille. Le développement et la formation de leurs organes ont été accélérés à tel point qu’ils se sont trouvés achevés avant même que la taille de l’animal ait eu le temps de grossir sensiblement. En somme la thyroïde est ici un agent de précocité.

D’autres expériences, non moins suggestives, ont été faites dans cet ordre d’idées. On sait que les jeunes salamandres naissent sans pattes et avec des branchies respiratoires ; d’abord se forment leurs pattes antérieures, puis les autres. Elles gardent d’ailleurs leurs queues, à l’inverse des têtards de grenouilles. Or, certains batraciens ne subissent pas tout l’ensemble de ces métamorphoses et s’arrêtent à une phase intermédiaire. Tel est notamment le cas de ce curieux batracien du Mississipi qui a gardé son nom mexicain d’axolotl.

M. J.-S. Huxley a expérimenté à son laboratoire d’Oxford l’effet du régime thyroïdien sur l’axolotl. Deux jeunes spécimens d’environ 12 centimètres de longueur et âgés de quelques mois étaient conservés dans un bassin à une température voisine de 15° et dans une couche d’eau de plus de 5 centimètres d’épaisseur, donc bien supérieure à celle qui les aurait forcés à respirer à l’air (comme on les y a obligés dans d’autres expériences dont il sera question ci-dessous). On mêla à leur nourriture de la thyroïde de bœuf, d’abord deux fois, puis trois fois par semaine. Le régime fut, commencé le 15 décembre 1919. Le 16 décembre, on observait déjà des modifications dans leur coloration et une résorption nette des ouïes et des nageoires. Le 17 décembre, le stade critique terminal et habituel de la métamorphose était dépassé et l’animal avait cessé d’être un axolotl ; il était devenu un autre animal, une salamandre américaine connue sous le nom d’amblystome. À cette date, le plus gros spécimen était sorti de l’eau pour grimper sur un support disposé à cet effet, et sa peau était aussi sèche que celle d’une salamandre ordinaire. Placés sur une table, les deux animaux marchaient facilement à l’inverse de l’axolotl.

Ainsi le régime thyroïdien avait eu pour effet de transformer un animal aquatique en un autre tout différent et amphibie, c’est-à-dire capable de vivre hors de l’eau. Cette extraordinaire transformation peut, comme on l’a constaté, se faire même sur l’animal adulte.

M. Edmond Périer a rappelé à ce propos qu’une métamorphose du même genre avait été naguère constatée au Jardin des Plantes par suite d’un accident. Dans la ménagerie des reptiles et des aquariums, il y avait alors de nombreux axolotls. Un jour le gardien partit en vacance en oubliant de recommander de maintenir dans l’eau une réserve de ces animaux qu’il avait constituée hors de la vue du public. Lorsqu’il revint, l’eau avait à peu près séché, mais au lieu d’axolotls il trouva des amblystomes. Le récit de ce prodige, que l’auteur tint d’ailleurs caché aussi longtemps qu’il put, pour ne pas dévoiler sa négligence, fut fait à l’Académie des Sciences par le professeur Duménil qui attendit d’ailleurs vainement, depuis, le renouvellement de cette extraordinaire métamorphose. Pourtant, celle-ci a pu être renouvelée plus tard par le professeur Léon Vaillant, et aussi par Marie von Chauvin en Allemagne et E. G. Boulenger en Angleterre, en forçant l’axolotl à respirer à l’air, soit en le conservant dans la mousse humide, soit en diminuant progressive-mont la couche d’eau dans laquelle il vivait, jusqu’à n’en laisser qu’une très faible épaisseur à sa disposition.

Ce qu’il y a de remarquable c’est que le régime thyroïdien a produit le même résultat que la respiration forcée. Rappelons-nous à ce propos que l’extrait thyroïdien active, comme nous l’avons vu, les échanges respiratoires.

Mais ce qui est curieux, c’est que la durée de l’extraordinaire métamorphose n’est, sous l’influence du régime thyroïdien, que d’environ trois semaines, donc beaucoup plus courte que dans les expériences antérieures de respiration forcée, puisque la métamorphose a exigé douze à seize semaines dans les expériences de Boulenger, sept à quarante semaines 1ans les expériences de Marie von Chauvin.

D’autre part, dans les expériences de Huxley le stade critique de la métamorphose a été atteint sans que les animaux respirent à l’air, ce qui est fort remarquable. Ce n’est en effet que le 19 décembre que les deux animaux expérimentés par lui vinrent respirer à la surface.

De tout cela se dégagent dès maintenant des conséquences fort suggestives. Nous sortons, certes ici du terrain solide des réalités pour entrer dans le domaine un peu nébuleux des extrapolations, dans ce « demain » inexploré, qui est le but inaccessible et pourtant la seule raison d’être de tout effort, de toute pensée humaine.

Et alors on peut légitimement se poser la question suivante : en découvrant le rôle, reconnu chaque jour plus important, de la sécrétion interne, de la sécrétion thyroïdienne et des autres analogues, dans les phénomènes de nutrition, de croissance, de morphogenèse, — pour employer un terme technique qui dit bien ce qu’il veut dire, — n’a-t-on pas mis la main sur une des causes les plus essentielles de ce qui était resté jusqu’ici un mystère presque métaphysique : la croissance et la formation du corps ?

Rappelons ce que disait Dastre sur ce sujet : « Pour Aristote c’est la force vitale elle-même qui, dès qu’elle s’introduit dans le corps de l’enfant, en pétrit la chair et la façonne à la forme humaine. Des naturalistes contemporains, comme les américains C. O. Whitmann et C. Philipps ne raisonnent pas autrement. D’autres, comme Blumenbach et Needham au XVIIIe siècle, invoquaient la même divinité sous un autre nom, celui de nisus formaticus. D’autres enfin se paient de mots ; ils parlent d’hérédité, d’adaptation, d’atavisme comme si c’étaient des êtres réels, actifs, efficients, tandis que ce ne sont que des appellations, des noms qui s’appliquent à des collections de faits. » (Dastre, la Vie et la Mort, p. 43). Et Rubner a dit aussi : « Dans tout le règne animé, des plus simples microorganismes jusqu’aux êtres de l’organisation la plus complexe, cet impérissable pouvoir de croissance qui, depuis la genèse du premier protoplasma dans l’infini du passé a créé la structure des débris fossiles des premiers âges aussi bien que notre propre existence, cette capacité de croître est restée comme le plus remarquable phénomène de la nature, la suprême énigme de la vie. »

Eh bien ! l’étude des sécrétions internes nous permet de soulever timidement un léger coin du voile. Mais que les rêveurs amants du mystère se rassurent, il reste encore là-dedans, et il restera toujours beaucoup d’inconnu !

Nous savons maintenant que la formation du squelette tout entier est sous la dépendance de la sécrétion thyroïdienne et peut-être aussi du tymus. Elle est réglée aussi par d’autres glandes et notamment par le corps pituitaire, c’est-à-dire l’hypophyse, puisque après la suppression de cette glande, il se produit un accroissement démesuré des extrémités qui caractérise cette maladie appelée le gigantisme. Nous savons aussi que la sécrétion thyroïdienne régit le développement du cerveau et des fonctions cérébrales les plus hautes, les fonctions psychiques. Nous connaissons beaucoup d’autres faits du même genre sur lesquels j’aurai l’occasion de revenir.

Et alors, bien que beaucoup de choses restent obscures à cet égard, ne pouvons-nous pas admettre que la croissance et la morphogénèse sont étroitement commandées par l’action chimique des substances créées par la sécrétion interne ? Ne peut-on pas penser que quelque jour ces faits pourront avoir des conséquences pratiques importantes et servir à modifier les animaux et même les hommes ? Cela est certes légitime, puisqu’on rend déjà l’intelligence aux crétins grâce à l’extrait thyroïdien.

Pourquoi donc, nous évadant un instant de la réalité, sur les ailes mordorées de l’hypothèse, n’aurions-nous pas, après tout cela, le droit d’imaginer que, dans un avenir qu’on ne saurait préciser, l’emploi judicieux des substances extraites des glandes à sécrétion interne permettra aux éleveurs de créer des races nouvelles d’animaux et de perfectionner celles qui existent… et n’oublions pas que, zoologiquement parlant, l’homme est un animal.

Enfin une chose est dès maintenant certaine, c’est que les glandes à sécrétion interne et en particulier la thyroïde ont joué jadis un rôle important dans la formation et la différenciation des espèces animales. Des troubles ou des perturbations dans le fonctionnement de ces glandes ont dû suffire parfois pour créer des espèces nouvelles. Dans les expériences relatives à l’axolote, nous avons vu en présence deux forces génératrices d’une espèce nouvelle : l’adaptation, l’action du milieu si bien mise en lumière par le génie de Lamarck, et l’action des glandes à sécrétion interne ; et nous avons vu que la seconde de ces forces était plus active que la première.

Il y a là un élément nouveau et puissant de l’évolution animale et de la mutation, que les créateurs du transformisme eux-mêmes n’avaient pas soupçonné. Il y a plus de choses que n’en peut contenir toute la philosophie, non seulement entre le ciel et la terre, mais même entre notre tête et nos pieds.


CHARLES NORDMANN.

  1. E. Gley, Physiologie. J.-B. Baillière et fils, 1919. — Ibid. Quatre leçons sur les sécrétions internes, ibid. 1920.