Revue scientifique - Le Froid dans la nature et dans la science

Revue scientifique - Le Froid dans la nature et dans la science
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LE FROID DANS LA NATURE ET DANS LA SCIENCE


I. — LE FROID DANS LA NATURE

Le froid n’est pas seulement le rude compagnon qui, dans ces mois d’hiver, fait grelotter les misérables sous les arches venteuses des ponts ; il n’est pas seulement l’artiste qui procure aux dilettantes de frissonnantes délices, dans la caresse exquise des fourrures, ou bien sous le regard tranquille de la lampe tôt allumée, tandis que derrière les chenets gambadent les flammes légères avec leurs rouges bonnets pointus. Au fond des laboratoires le froid a trouvé depuis quelque temps des adorateurs ; ils lui ont élevé dans la science un temple merveilleux où chaque jour on fouille et dissèque, grâce à lui, les entrailles inertes de la matière.

Les physiciens ont créé récemment toute une série de substances dont les températures sont au-dessous de tout ce qu’on pouvait imaginer naguère, et qui, après avoir singulièrement élargi nos idées sur la matière, pourraient bien, — ce qui a aussi son petit intérêt, — bouleverser avant peu l’industrie elle-même.

Que deviendraient les corps qui nous entourent si la température s’abaissait progressivement d’un grand nombre de degrés ? Nous savons que la vapeur d’eau quand on la refroidit se condense d’abord sous forme de liquide, puis se solidifie en glace. C’est l’immortel honneur de Lavoisier d’avoir le premier aperçu, — par une de ces intuitions qui précèdent souvent d’un siècle les résultats de l’expérience, — que tous les corps de l’univers se comportent comme l’eau, avec cette seule différence que les températures auxquelles ils se vaporisent où se congèlent sont plus ou moins élevées.

« Si la Terre, écrivait Lavoisier dans une page prophétique, se trouvait tout à coup placée dans les régions très froides, par exemple de Jupiter ou de Saturne, l’eau qui forme aujourd’hui nos fleuves et nos mers et probablement le plus grand nombre des liquides que nous connaissons, se transformeraient en montagnes solides et en roches très dures. L’air, dans cette supposition, ou au moins une partie des substances aériformes qui le composent cesserait sans doute d’exister dans l’état de fluide invisible, faute d’un degré de chaleur suffisant : il reviendrait à l’état de liquidité, et ce changement produirait de nouveaux liquides dont nous n’avons aucune idée. « 

Et ceci nous amène à rechercher quelles sont les températures les plus basses réalisées dans la nature, ou du moins dans le petit district de l’univers où nous gravitons. Autour du Soleil, dont la température moyenne dépasse 5 000 degrés, s’étagent les planètes dont les surfaces sont d’autant plus chaudes qu’elles reçoivent plus d’énergie de l’astre radieux, c’est-à-dire qu’elles en sont moins éloignées. Mercure, la plus rapprochée, reçoit par mètre carré de sa surface 6 fois plus de chaleur solaire que la Terre, et 6 000 fois plus que le lointain Neptune. On peut se proposer de calculer quelle serait la température marquée par un thermomètre qui serait exposé dans l’espace au rayonnement solaire, et qu’on supposerait placé successivement aux distances où se trouvent les diverses planètes. Nous admettrons que la boule de ce thermomètre est noircie de façon à absorber intégralement toute la chaleur reçue. La température de la surface solaire étant voisine de 5 000° centigrades d’après les mesures les plus récentes, on trouve alors que notre thermomètre indiquerait les chiffres suivans aux distances des différentes planètes (nous avons aussi indiqué dans ce tableau ces distances, celle de la Terre au Soleil étant supposée égale à 1) :

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Nom de la planète Distance au soleil Température
Mercure 0,39 + 158°
Vénus 0,72 + 53°
Terre 1,00 — 4°
Mars 1,52 — 48°
Jupiter 5,20 — 153°
Saturne 9,54 — 184°
Uranus 19,18 — 210°
Neptune 30,05 — 223°

Ces chiffres ne donnent d’ailleurs qu’une idée approchée de la réalité. On voit par exemple pour la Terre qu’ils indiquent — 4°, alors que la température moyenne, à la surface terrestre, est un peu plus élevée et voisine de +15° centigrades. Cette différence est due sans doute pour une bonne part à l’effet protecteur de notre atmosphère, qui se comporte comme une sorte de couverture isolante et tend à diminuer le refroidissement du sol par rayonnement dans l’espace. Un effet analogue doit être produit aussi par les atmosphères des autres planètes, et les températures moyennes de celles-ci doivent être légèrement supérieures à celles qu’indique le tableau précédent.

En revanche, dans les régions voisines de leurs pôles, et où les rayons solaires n’arrivent que très obliquement et très absorbés par l’atmosphère, il doit y régner des températures bien inférieures.

C’est précisément ce qui a lieu sur la Terre. La température la plus basse qui ait été relevée depuis qu’il y a des hommes… et qui usent des thermomètres, les 72° au-dessous de zéro qui furent observés une fois à Verkhoïansk en Sibérie (où règne d’ailleurs en Janvier une température moyenne de — 40°), nous montre quels froids intenses la nature réalise parfois sur notre globe. A vrai dire, il a dû y avoir des froids encore bien plus vifs avant l’invention du thermomètre, si nous en croyons les horribles descriptions des anciennes chroniques. En France même, il semble que le minimum thermométrique de — 31o observé dans l’Est ait dû être parfois dépassé au temps jadis ; en l’an 547, nous dit la Chronique de Saint-Denis, l’hiver fut si rude dans les Gaules que « li oisel furent lors si destroit de faim et de froidure que on les prenoit aus mains sanz nul engin. » Malheureusement, si émouvant qu’il soit, et si charmant en son vieux patois, ce récit ne vaut pas un chiffre.

Il est probable d’ailleurs que l’exploration scientifique du continent antarctique révélera des températures plus basses encore que celles qui ont été observées en Sibérie. Nous n’en voulons pour preuve que les chiffres relevés par Roald Amundsen dans sa station d’hivernage de Framheim ; bien que cette station se trouve à plus de 10o du pôle, la température moyenne annuelle y a été trouvée égale à — 25o avec un minimum de — 59o observé le 13 août 1910. (N’oublions pas que l’hiver austral correspond à notre été.)

En raisonnant par analogie, et en considérant les chiffres du tableau ci-dessus, nous sommes donc fondés à conclure qu’il doit régner, en certains points des planètes les plus éloignées du Soleil, des températures certainement très inférieures à 200o au-dessous de zéro.

Mais si nous continuons de plus en plus à nous éloigner du Soleil par la pensée, si nous pénétrons dans les régions de l’espace où il ne sera plus qu’une lointaine étoile presque invisible au fond du ciel noir, n’allons-nous pas trouver des températures beaucoup plus basses encore, des centaines et des milliers de degrés au-dessous de zéro ?

Eh bien ! non, cela n’est pas possible ; car nous allons voir qu’il existe dans l’échelle des températures descendantes une limite infranchissable que la nature ne peut pas dépasser, et qui est 273° centigrades au-dessous de zéro. Il ne peut exister, nulle part et en aucune circonstance, de température inférieure à celle-ci que l’on a appelée pour ce motif le zéro absolu. D’où provient ce chiffre fatidique, ce pôle du froid, qui se dresse comme un mur inattaquable devant l’homme et devant la nature elle-même, et qui semble leur dire : « Tu n’iras pas plus loin ? » C’est ce que montreront, je pense, les réflexions suivantes, dont l’imparfaite rigueur n’a pour cause que mon désir d’éviter les démonstrations trop abstruses :

Qu’est-ce qu’un degré centigrade ? C’est par définition la centième partie de l’intervalle thermique qui sépare le point de congélation de l’eau (0°) de son point d’ébullition (100°). On s’est longtemps contenté de mesurer les degrés au moyen de thermomètres à mercure ou à alcool, où la dilatation du liquide le fait monter plus ou moins dans un tube capillaire gradué. Mais aux très hautes températures qu’on réalise dans les laboratoires, le mercure et l’alcool se volatilisent ; aux très basses, ils se congèlent. Les physiciens ont alors construit des thermomètres où le mercure et l’alcool sont remplacés par les seuls corps qui conservent le même état dans un intervalle très grand de température : les gaz, comme l’air ou l’hydrogène. Or ces gaz entre 0° et 100° se dilatent tous exactement de la même quantité qui égale, l’expérience le montre, les 100/273 de leur volume. C’est-à-dire que si on porte, de 0° à 100°, 273 centimètres cubes d’air, ils occuperont, la pression étant bien entendu la même, 373 centimètres cubes. Un gaz se contracte donc par définition d’un deux-cent-soixante-treizième (1/273) de son volume lorsqu’on le refroidit d’un degré. Si donc on refroidit un gaz à 272° au-dessous de zéro, son volume sera réduit de 272/273 ; il serait réduit à zéro si on pouvait le refroidir à 273° au-dessous de zéro. Il est clair que le volume d’un corps, quel qu’il soit, ne peut être complètement annulé, par aucun moyen, et c’est pour cela que — 273° est une limite qu’on ne peut non seulement pas franchir, mais même pas atteindre.

Les physiciens, — quand on fait des réformes, on n’en saurait trop faire, — ont par suite pris l’habitude de mesurer les degrés thermométriques à partir de — 273° ; dans cette échelle absolue de température, qui n’est plus arbitraire comme l’échelle centigrade, les températures de celle-ci se trouvent augmentées de 273°. C’est ainsi que la glace fond à 273° absolus, ce qu’on a pris l’habitude d’écrire 273°A. Cette nouvelle numération a quelques inconvéniens et beaucoup d’avantages, dont le principal, dans la pratique, est qu’il n’y a plus de températures négatives, — "ce qui était une chose absurde. Il y a d’ailleurs heu de penser que le grand public n’est pas près d’adopter l’échelle thermométrique absolue : le grand public a d’autres soucis.


II. — À L’ASSAUT DU ZÉRO ABSOLU

L’histoire des efforts faits depuis cent ans par les savans pour approcher le plus possible du pôle du froid a toutes les allures d’une épopée. Elle a ses héros et ses martyrs ; elle est pleine d’épisodes émouvans et d’exploits d’où sans cesse naissaient d’autres exploits, jusqu’au jour où, — c’était il y a quelques mois, — ayant réussi à liquéfier le plus réfractaire des gaz, l’hélium, on vit bouillir à moins de 271° au-dessous de zéro, à moins de 2 degrés du but inaccessible, ce liquide étonnant.

On sait depuis fort longtemps obtenir des froids qui vont jusqu’à plusieurs dizaines de degrés au-dessous de zéro, au moyen des saumures réfrigérantes, inventées, dit-on, par les Chinois, et que tous les pâtissiers connaissent. Avec un simple mélange de glace et de sel on réalise aisément — 20° ; on va jusqu’à — 50° avec le mélange glace-chlorure de calcium. Mais ce qui suffit aux fabricans de sorbets n’a pu contenter les physiciens, dont le but est, il est vrai, un peu différent ; ils ont voulu aller beaucoup plus bas encore, et un exemple nous montrera comment ils y sont parvenus :

L’eau bout à 100° à la pression atmosphérique. Mais l’expérience montre que, si on abaisse la pression, son ébullition a lieu à une température beaucoup plus basse ; par exemple, si la pression n’est plus qu’une demi-atmosphère, l’eau bout déjà au voisinage de 80°. C’est ce qui fait qu’au sommet du Mont-Blanc, lors de sa mémorable ascension, Saussure a constaté, — ce qui l’étonna fort, — qu’on a les plus grandes difficultés à y faire durcir les œufs dans l’eau bouillante. Au contraire, si on augmente la pression au-dessus de l’eau, celle-ci ne bout plus qu’à des températures très élevées ; cela arrive dans les chaudières, et en particulier dans la plus ancienne de toutes, la marmite de Papin. Ainsi, par exemple, sous une pression de 10 atmosphères, l’eau ne bout qu’à 180° et il faut élever la température à 365° pour la faire bouillir sous une pression de 200 atmosphères. De sorte qu’en s’y prenant bien on pourrait faire fondre de l’étain et même du plomb dans l’eau !

La théorie explique tout cela très bien, — c’est la force des théories de très bien expliquer tous les phénomènes... après coup : — la vapeur qui s’échappe de l’eau chauffée a évidemment une pression, une force élastique d’autant plus grande que réchauffement est plus vif ; or l’ébullition se produit lorsque la pression extérieure ne suffit plus à contre-balancer celle de la vapeur qui monte du liquide. L’ébullition ne peut donc pas se produire avant que la tension de la vapeur ne soit égale à celle de l’atmosphère où elle s’échappe ; et ceci explique immédiatement les faits précédens.

Nous voilà, semble-t-il, bien loin des basses températures. Nous y touchons au contraire : lorsque de l’eau s’évapore en partie, elle se refroidit avec intensité, ou du moins sa transformation en vapeur ne peut se faire qu’avec une assez vive absorption de chaleur. C’est ce qui produit le froid intense qu’on éprouve au sortir du bain ; c’est pourquoi aussi les liquides très volatils (alcool, éther, ammoniaque), versés sur l’épiderme en petite quantité, y produisent une sensation de froid ; c’est enfin la propriété qu’utilisent à leur insu, — si on veut me permettre cet exemple familier, — les dîneurs pressés qui soufflent sur leur potage pour le refroidir, et y réussissent en augmentant l’évaporation à sa surface. Et voilà expliquée cette jolie expérience : une carafe d’eau mise sous la cloche d’une machine pneumatique se met à bouillir violemment, puis brusquement se prend en glace. De même si on a de l’eau bouillant à 200° dans une chaudière, et qu’on diminue dans celle-ci la pression, par exemple en la mettant en communication avec l’atmosphère, la température du liquide s’abaissera immédiatement à 100° sans que l’on ait pourtant diminué le moins du monde la chauffe.

En abaissant la pression au-dessus d’un liquide bouillant, on obtient donc un abaissement de sa température. Mais, si l’idée de Lavoisier est exacte, les corps que nous considérons comme des gaz, et en particulier ceux de notre atmosphère, ne sont que les vapeurs de liquides bouillant à très basses températures, et qui ne peuvent exister à l’état stable dans les conditions ambiantes de température et de pression. On réalisera donc le froid artificiel en liquéfiant ces gaz par la compression, puis en les faisant évaporer. La compression est en effet l’agent qui maintient dans notre chaudière l’eau à l’état liquide, à des températures très supérieures à celle de l’ébullition normale ; elle agit nécessairement de même sur les autres corps, si Lavoisier a vu juste. C’est ainsi qu’on est arrivé à liquéfier le chlore, l’acide sulfureux, l’acide carbonique (qui à la température ordinaire prend l’état liquide sous une pression de 36 atmosphères) et un grand nombre d’autres gaz. Il est clair d’ailleurs qu’en plongeant dans des réfrigérans les appareils de compression, l’opération est facilitée d’autant.

Pourtant l’idée de Lavoisier parut un moment mise en échec par la résistance que 5 gaz, l’oxygène, l’azote, l’hydrogène, l’oxyde de carbone et le méthane, auxquels se sont adjoints plus récemment le fluor et l’hélium, et qu’on appela pour ce motif les gaz permanens, opposèrent à la liquéfaction par compression. Soumis à des pressions qui atteignirent 2 800 atmosphères, ils se montraient néanmoins absolument rebelles, lorsque la découverte du point critique vint nous montrer la cause de ces échecs.

Le point critique est une température caractéristique de chaque corps et telle qu’au-dessus d’elle, ce corps ne peut exister qu’à l’état gazeux, quelque formidable que soit la pression à laquelle on le soumet. Porté à sa température critique, un liquide, quel qu’il soit, se gazéifie brusquement sans changer de volume, comme on le constate par exemple pour l’acide carbonique dont le point critique est 30°,9. La température critique est — 118° pour l’oxygène, — 136° pour l’oxyde de carbone, — 146° pour l’azote ; elle atteint la valeur de — 242 (à 21° seulement de distance du zéro absolu) pour l’hydrogène ; et de — 268° pour l’hélium ; si nos physiciens habitaient dans quelqu’un des astres éloignés où règnent des températures inférieures à celles-ci, ils n’eussent donc jamais été arrêtés par la notion fallacieuse de « gaz permanens ; » ils ne l’eussent pas même soupçonnée.

Au-dessus de 268° au-dessous de zéro, il fait donc trop chaud pour que l’hélium puisse être autre chose que gazeux, et la température à laquelle il est bouillant est toujours inférieure à celle-là. Voilà qui est de nature à montrer sous un angle inattendu le rapport que dans le langage courant on semble voir entre la chaleur et l’ébullition.

Il ne restait donc plus, pour amener à l’état liquide ces gaz rebelles, qu’à les refroidir au-dessous de leurs points critiques avant de les comprimer. Ce ne fut point chose facile ; on y arriva pourtant par deux moyens différons qui se complètent d’ailleurs admirablement.

Le premier procède de la découverte de notre illustre compatriote M. Cailletet qu’un gaz comprimé lentement, puis détendu brusquement se refroidit considérablement. C’est l’inverse de ce qui se passe lorsqu’on comprime rapidement de l’air, ce qui a pour effet de l’échauffer, comme ont pu le constater tous ceux qui ont eu à gonfler des pneumatiques de bicyclette. Pour donner une idée du refroidissement opéré par ce procédé, rappelons seulement que M. Cailletet, en comprimant de l’air sous une pression de 300 atmosphères dans un tube épais de verre au moyen d’une colonne de mercure poussée dans ce tube par une simple presse hydraulique, puis en supprimant brusquement la pression par l’ouverture d’un robinet, vit l’air, amené ainsi bien au-dessous de sa température critique, se résoudre subitement en un brouillard épais. Et c’est par ce procédé si simple que, pour la première fois, furent domptés les gaz permanens.

Le même résultat fut atteint peu après, par un autre procédé, dont l’idée et les perfectionnemens successifs sont dus à des savans divers parmi lesquels il faut citer entre tous Pictet, Olzewski et Wroblewski et enfin Kamerling-Onnes, le savant hollandais vainqueur de l’hélium. Ce procédé, dit des cycles multiples, consiste à descendre par étapes successives l’échelle des températures, en liquéfiant d’abord par simple compression un gaz aisément condensable, tel que l’acide sulfureux ou le chlorure de méthyle, dont l’évaporation dans le vide fournit une température assez basse pour dépasser largement le point critique d’un gaz plus rebelle, qui soumis au refroidissement du premier gaz est liquéfié à son tour par compression, puis sert à son tour d’instrument à la liquéfaction d’un gaz encore plus réfractaire.

Cette méthode admirable, où chaque gaz joue en quelque sorte vis-à-vis des autres le rôle d’une roue d’engrenage, a trouvé sa réalisation la plus parfaite au célèbre « laboratoire cryogène de Leyde, » qui, sous la direction du professeur Kamerling-Onnes, constitue un instrument de recherches sans égal dans le monde, et grâce auquel on a pu étudié sur une vaste échelle, les propriétés étranges de la matière aux basses températures. Actuellement le laboratoire ide Leyde dispose de cinq cycles successifs de liquéfaction qui lui permettent d’obtenir toute la gamme des températures suivantes :

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1er cycle. Chlorure de méthyle jusqu’à — 90°
2e — Éthylène — — 160°
3e — Oxygène — — 217°
4e — Hydrogène — — 259°
5e — Hélium — — 271° 5


L’hélium lui-même a été, — triomphe suprême, — liquéfié en refroidissant au moyen d’hydrogène bouillant dans le vide, puis en le détendant brusquement après l’avoir comprimé à 100 atmosphères. Il se présente sous la forme d’un liquide transparent et incolore bouillant à — 269o dans l’air.

À moins qu’on ne découvre quelque jour un gaz encore plus réfractaire que l’hélium, on ne voit guère le moyen d’approcher plus près du zéro absolu que n’a fait Kamerling-Onnes, sauf peut-être par la solidification de l’hélium lui-même, qui ne saurait tarder, et qui diminuera encore, à n’en pas douter, le frêle intervalle qui nous sépare du « pôle du froid. »

Un savant français qui a récemment visité le laboratoire de Leyde, M. Lemaire, nous en a donné une description vivante qui nous fait bien sentir l’esthétique étrange et captivante, le sentiment émouvant qui se dégagent d’un de ces creusets où la pensée désintéressée attaque la matière : un laboratoire de physique en pleine activité : « L’organisation nécessitée par les expériences faites avec l’hydrogène ou l’hélium liquide est analogue à celle d’un vaisseau-amiral au moment du combat. Quand tout le matériel est prêt, les dispositions préparatoires sont prises l’avant-veille du jour où l’on compte faire les expériences et l’on fait marcher le » différens cycles l’un après l’autre jusqu’à ce qu’enfin celui de l’hélium fonctionne à son tour. Le professeur Kamerling-Onnes est près de l’appareil principal à observer, comme l’amiralissime dans son blockhaus, entouré de ceux qui l’aident ou qui transmettent ses ordres aux autres observateurs et aux mécaniciens placés à la tête des différens cycles ou de la station centrale d’énergie. Il est arrivé que plus de dix personnes étaient ainsi employées simultanément et quelques-unes pendant plus de douze heures consécutives ; elles évoluent à l’aise, silencieusement et sans hésiter au milieu des multiples appareils et machines en marche, dans un lacis inextricable de conduites… »


III. — CONSERVATION ET PROPRIÉTÉS DES BASSES TEMPÉRATURES

Pour pouvoir étudier à loisir les propriétés et les effets physiques de ces substances étonnamment froides que sont, une fois liquéfiés, les gaz permanens, — s’il est permis encore de les appeler ainsi, — il importe avant tout de pouvoir les manipuler à l’air libre. On pouvait craindre que cela ne fût impossible ou très difficile à cause de l’évaporation rapide de ces liquides ; dans l’air ordinaire, ils sont, — tout est relatif, — en quelque sorte dans une fournaise et doivent en effet se réduire très rapidement en vapeurs comme ferait de l’eau portée brusquement dans un four chauffé au rouge. C’est ainsi que la glace elle-même est quelque chose de très chaud par rapport aux — 193° de l’air liquide bouillant à l’air libre ; en projetant un morceau de glace dans un flacon contenant ce liquide dont nous reparlerons à l’occasion des brillans travaux de M. Georges Claude, on voit une violente ébullition s’y produire. C’est la « bouillotte magique » qui étonne toujours beaucoup les habitués de music-halls.

On est arrivé néanmoins à conserver très longtemps à l’air libre les gaz liquéfiés grâce à un ingénieux artifice dû à mon maître, M. d’Arsonval et au professeur Dewar, et qui consiste à les enfermer dans des récipiens formés d’une double enveloppe de verre où l’on a fait le vide et dont la surface interne est argentée. Le vide intermédiaire empêche la chaleur extérieure de se transmettre au liquide par conductibilité : l’argenture l’empêche de s’y transmettre par rayonnement, de même que des vêtemens blancs, en réfléchissant la chaleur solaire, la laissent moins que les noirs parvenir jusqu’au corps. Grâce à ces récipiens spéciaux, on est arrivé si bien à isoler thermiquement à l’air libre les gaz liquéfiés et l’air liquide en particulier, que sur leur surface extérieure ne se dépose même pas la plus petite trace de givre due à la congélation de la vapeur d’eau atmosphérique. Le vide et l’argenture maintiennent donc, entre les deux parois que séparent moins de 5 millimètres, une différence de température voisine de 200° ! Quand on manipule l’hydrogène liquide qui bout à — 250° à l’air libre ou l’hélium, on prend en outre la précaution d’immerger le récipient à double enveloppe dans un bain d’air liquéfié qui ralentit encore le refroidissement. Pour donner une idée de la température réalisée dans un tel récipient d’hydrogène liquide, signalons seulement qu’il suffit d’enlever le tampon d’ouate qui en forme le col pour voir l’air ambiant se condenser au bord de celui-ci sous forme de givre formé d’air solide.

La plupart des gaz réfractaires se présentent une fois liquéfiés sous la forme de liquides incolores et transparens comme l’eau et, si on les solidifie, sous la forme de neiges blanches ou de glaces translucides. L’hydrogène à ce point de vue a déçu les savans qui, d’après ses propriétés, étaient portés à le considérer plutôt comme un métal que comme un métalloïde. A l’état liquide comme à l’état solide (il fond à — 258°) il est transparent et léger et n’a nullement l’éclat métallique.

L’oxygène liquide est à un certain point de vue une exception : il n’est pas incolore, mais d’une jolie couleur bleue, même sous une faible épaisseur. L’air liquide lui-même a une teinte bleutée d’autant plus nette qu’il est plus oxygéné. Certes il n’est pas certain qu’un corps ait la même couleur à l’état liquide qu’à l’état gazeux. Il n’en est pas moins vrai que ceci suggère immédiatement une explication d’un phénomène qui a déjà soulevé des douzaines de théories plus imparfaites les unes que les autres : le bleu du ciel.

Les basses températures modifient de la façon la plus surprenante les propriétés de la matière.

Les affinités chimiques tout d’abord sont fortement diminuées par les froids intenses, et comme engourdies par eux. Pour ne prendre qu’un exemple, le potassium qui, aux températures ordinaires, a des affinités telles pour l’oxygène qu’il l’arrache en la décomposant à l’eau dans laquelle on le plonge ; le potassium, dis-je, peut être plongé impunément dans l’oxygène liquide. Les actions photographiques, — qui sont comme chacun sait des actions photochimiques, — deviennent cinq fois moins rapides à — 180°. Il y a, il est vrai, une ou deux exceptions telles que la combinaison foudroyante du fluor solide avec l’hydrogène liquide. Mais quelle est l’exception qui, même en matière de science, ait jamais réussi à infirmer une règle ?

L’oxygène est, comme on sait, magnétique, quoique à un degré moindre que le fer ; il est donc ainsi devenu possible d’extraire, à l’aide d’un simple aimant, l’oxygène de l’air !

Un grand nombre de corps usuels, fleurs, fruits, caoutchouc, etc., deviennent à ces températures cassans et friables. L’acier y perd totalement son élasticité ; en revanche, sa résistance à la traction augmente au point qu’à — 180° un fil de fer peut supporter un poids double de celui qui suffit à le rompre à la température ordinaire.

Mais le plus étonnant des effets physiques du froid est sans doute son action sur les propriétés électriques des métaux. On sait qu’un fil de cuivre d’une certaine dimension et d’un certain diamètre présente au passage du courant électrique une résistance moindre que celle d’un fil identique de fer, et moindre aussi que celle d’un fil de cuivre moins gros. Cette faculté de laisser passer plus ou moins l’électricité est la conductibilité du métal. Or celle-ci croît dans des proportions énormes avec le froid ; à — 180°, elle est cinq fois plus grande qu’à la température ordinaire ; à — 250°, elle est cent fois plus grande ; à la température de l’hélium liquide, elle est devenue dix millions de fois plus grande.

On comprend, dans ces conditions, qu’un célèbre physicien anglais ait pu, avec une apparence de logique, proposer d’utiliser l’air ou l’hydrogène liquides pour réduire dans une forte proportion les quantités immenses et très coûteuses de cuivre immobilisées dans les canalisations électriques. Mais ces résultats ne nous ont pas seulement procuré cette manifestation amusante de l’humour britannique. Ils ont, — ce qui est peut-être mieux, — prouvé sans réplique que l’idée d’Ampère est exacte, d’après laquelle la résistance opposée par les métaux au passage du courant électrique a son siège non pas dans les molécules elles-mêmes qui sont parfaitement conductrices, mais dans les intervalles intermoléculaires.

Le froid, en contractant les corps, diminue ces intervalles ; et il est probable qu’au zéro absolu, ceux-ci étant réduits à zéro, la conductibilité serait infinie. C’est une induction qu’il est d’autant mieux permis d’énoncer que nous serons éternellement dans l’impossibilité de la vérifier.

Ainsi le froid nous ouvre des aperçus nouveaux sur l’essence même des granules élémentaires qui composent le monde. Il nous reste à montrer comment il agit sur la vie elle-même, celle des végétaux et des animaux, celle aussi des sociétés qu’il révolutionnera peut-être un jour.

En tout cas, dès maintenant la prophétie grandiose et hardie de Lavoisier nous apparaît comme l’expression même de la réalité. Et nous pouvons nous imaginer que plus tard, dans quelques millions de siècles, quand le Soleil éteint et refroidi roulera son orbe sombre au fond du ciel plus sombre encore, des fleuves et des mers d’air liquide, des cascades d’oxygène et d’azote tombant de rochers d’acide carbonique baigneront cette petite sphérule qui fut le piédestal éphémère des hommes... A moins qu’au préalable l’accélération séculaire du mouvement de la Terre ne l’ait précipitée et volatilisée dans la fournaise encore ardente du Soleil. Car nous ne savons pas encore, de ces deux fins qui guettent notre planète, la mort par le froid ou par le feu, laquelle arrivera la première.


CHARLES NORDMANN.