Revue scientifique - La physique et la chimie des rayons ultra-violets

Revue scientifique - La physique et la chimie des rayons ultra-violets
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 695-709).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA PHYSIQUE ET LA CHIMIE DES RAYONS ULTRA-VIOLETS

On s’est beaucoup moqué de ces poètes symbolistes qui voyaient entre la lumière et les sons des analogies si grandes que le son de telle ou telle voyelle évoquait immédiatement pour eux, du moins ils l’ont affirmé, — et même en vers, — une couleur bien déterminée. On n’a eu raison qu’à moitié. Sans préciser d’une façon aussi concrète qu’Arthur Rimbaud la sympathie qui unit les diverses vibrations qui emplissent l’univers et font frémir nos yeux et nos oreilles, les physiciens ne la méconnaissent pas. Ils savent que la lumière et le son se définissent l’un et l’autre par la fréquence, l’amplitude et la vitesse de leurs vibrations. Pour eux un diapason vibrant 435 fois à la seconde définit aussi exactement le la normal et légal[1] qu’un atome vibrant 400 trillions de fois par seconde définit une certaine nuance du rouge. De là cette habitude qu’ont prise les opticiens et qu’ils ne doivent sans doute pas aux symbolistes, — le contraire serait plus vrai, — d’emprunter à la musique certaines expressions commodes et de parler par exemple des octaves de la lumière.

Depuis que, selon la vigoureuse et juste expression de Fontenelle, Newton a fait l’anatomie de la lumière blanche, depuis qu’on l’a disséquée par le prisme et divisée dans ce tamis subtil qu’est le spectroscope, on sait qu’elle est formée par la superposition d’une infinité de radiations différentes. Ces radiations dans l’air et dans le vide se propagent toutes à peu près avec la même vitesse de 300 000 kilomètres par seconde, de même que toutes les notes d’une symphonie jouée au loin mettent le même temps à atteindre notre oreille, ce qu’elles font, rappelons-le, à la vitesse de 331 mètres à la seconde, un million de fois moins vite que la lumière. Ce qui distingue entre elles les diverses radiations lumineuses, c’est le nombre de fois qu’elles vibrent par seconde. Pareillement, les différentes notes d’un violon correspondent à des vibrations plus ou moins rapides de ses cordes, ou encore, et pour prendre une comparaison qui évoquera mieux ce qu’est la lumière, c’est ainsi que deux serpens peuvent progresser sur le sol avec la même vitesse, bien que les ondulations formées par leurs corps souples en rampant puissent être beaucoup plus nombreuses et fréquentes chez l’un que chez l’autre. Un rayon de lumière blanche, un rayon solaire par exemple, est ainsi comparable à une colonne infiniment rapide et déliée de serpens multicolores qui marche vers nous d’un trait et avec la vitesse de l’éclair. Ceux de ces serpens qui ondulent le plus vite produisent sur notre rétine, lorsqu’ils la viennent mordre, la sensation du violet, ceux qui ondulent le moins rapidement nous donnent celle du rouge. Entre ces couleurs extrêmes s’étage toute la gamme des vibrations que la nature, sans doute pour aider nos écoliers, a bien voulu disposer dans un ordre propre à faire ce mnémotechnique et célèbre alexandrin :

Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge.

Les rayons rouges les plus lents vibrent environ 375 trillions de fois par seconde ; les rayons violets les plus rapides, environ 750 trillions de fois, c’est-à-dire deux fois plus. L’ensemble des rayons auxquels l’œil est sensible comprend donc environ une octave, si on veut nous permettre cette expression d’acoustique[2]. Mais aux deux extrémités de cette octave visible, il y a encore dans un rayon solaire ou, en général, dans celui d’une source lumineuse quelconque, d’autres radiations ondulatoires. Nous ne les voyons plus de nos yeux de chair, mais elles sont sensibles à ces yeux instrumentaux que la physique a inventés pour guider au delà des sens nos organes infirmes, nous montrer l’invisible et nous faire toucher l’impalpable.

En deçà des rayons rouges extrêmes, il y a les rayons de l’infra-rouge, dont les plus récemment découverts et les plus lents vibrent environ 900 fois moins vite que les rayons violets extrêmes, c’est-à-dire sont à près de dix octaves au-dessous. Nous parlerons quelque jour de ces rayons, étranges par leurs propriétés calorifiques et électriques et dont le rôle est si important en météorologie. Nous dirons leurs affinités avec les ondes hertziennes dont quelques octaves seulement les séparent. Leur importance philosophique est grande : en élargissant très loin le ruban spectral que nos yeux nous montraient si petit, ils prouvent une fois de plus que l’échelle de nos sensations est un étalon bien mesquin et bien disproportionné à l’étendue du réel ; et nous ne parlons que du réel immédiatement ambiant. En outre, ils sont le trait d’union définitif qui ne fait plus qu’une, de ces deax choses naguère encore étrangères l’une à l’autre : la lumière et l’électricité. Mais l’objet de cette chronique nous oblige à laisser de côté aujourd’hui ces passionnantes questions. À l’autre bout du pont lumineux que le spectre visuel a jeté sur la mer ondulante et immense des radiations, l’ultra-violet nous promet des trouvailles non moins attachantes.


COMMENT ON A DÉCOUVERT L’ULTRA-VIOLET

Nous avons défini les diverses radiations lumineuses par la fréquence de leurs ondes. Il est souvent plus commode de les définir par la longueur de ces ondes, ou, comme on dit, par leurs longueurs d’onde. Étant donné que toutes ces radiations franchissent en une seconde un même espace égal à 300 000 kilomètres, il suffit de diviser celui-ci par le nombre des ondes produites chaque seconde, c’est-à-dire par la fréquence, pour avoir la longueur d’une onde. On trouve ainsi que la longueur d’onde de la lumière rouge extrême est égale à environ 8 dix-millièmes de millimètre, c’est-à-dire à 0,8 micron. Le micron que l’on représente par le symbole μ est, rappelons-le, égal à un millième de millimètre. La longueur d’onde du violet extrême est égale à environ 0,4 μ, et celle du milieu du spectre qui correspond à la couleur orangé égale 0,6 μ. Dans ces conditions, la longueur d’onde des rayons infra-rouges les plus lents aujourd’hui connus, est 314 μ environ et celle des ondes hertziennes les plus courtes qu’on ait su produire est 2 000 μ ou 2 millimètres. Pour avoir une idée concrète des grandeurs relatives de ces longueurs, on peut les supposer amplifiées un million de fois : les ondes violettes extrêmes auront alors -40 centimètres de longueur, les rouges 80 centimètres, les infra-rouges extrêmes 310 mètres et les hertziennes les plus courtes 2 000 mètres.

Un premier fait suffit à prouver qu’il y a au delà du violet d’autres radiations : c’est que, lorsque divers individus observent le spectre solaire produit par un prisme, ils ne le voient pas tous se terminer au même endroit dans le violet ; pour les uns, celui-ci s’étend beaucoup plus loin que pour les autres. Cela doit tenir à l’inégale sensibilité des diverses rétines, et aussi à la nature plus ou moins absorbante et variable des milieux de l’œil. Il est très probable, — bien que j’ignore si cela a été vérifié, — que l’ablation du crislallin, telle qu’on la pratique par exemple dans la cataracte, doit prolonger la visibilité du spectre dans le violet. Mais là où l’œil devient impuissant, la plaque photographique, cette « rétine du savant, » comme l’appelait Janssen, se montre au contraire d’une extrême sensibilité. Dès qu’on eut photographié le spectre, on aperçut que les rayons les plus vifs à l’œil n’étaient nullement les plus propres à noircir les sels d’argent : les rouges, les jaunes et les verts étaient à cet égard bien moins agissans que les bleus et surtout les violets, et, au delà de ceux-ci, la plaque était impressionnée sur une grande étendue par des rayons nouveaux.

En photographiant le spectre solaire dans nos régions, on constata qu’il s’étend dans l’ultra-violet jusque vers la longueur d’onde 0,30 μ. Dans les conditions ordinaires, il est impossible de francliir cette limite. Pourquoi ? Est-ce que le rayonnement du soleil ne comporte pas d’ondes plus courtes ? Non, car on sait maintenant qu’il en émet au contraire et d’une façon intense ; cela résulte de diverses constatations et notamment de celle-ci : que les corps incandescens émettent, comme nous l’avons déjà expliqué au cours d’une chronique précédente, une proportion d’autant plus grande de rayons de courte longueur d’onde qu’ils sont à une température plus élevée. Celle du Soleil dépasse de beaucoup la température des sources terrestres dont on a pu tirer cependant des ondes beaucoup plus courtes que celles que nous recevons de lui : si donc les rayons solaires photographiables ne s’étendent pas au delà de 0,30 μ c’est que notre atmosphère les absorbe et les empêche d’arriver jusqu’à nous. Cette explication a été vérifiée par l’étude du spectre solaire à diverses hauteurs de l’astre au-dessus de l’horizon, et aussi à diverses altitudes. Les expériences du regretté Cornu ont été à cet égard les plus concluantes : elles ont montré qu’à mesure qu’on s’élève dans l’atmosphère, par exemple sur les montagnes, on gagne quelques fractions de micron dans l’ultra-violet. Mais le gain est si faible pour plusieurs kilomètres d’élévation qu’il fallait renoncer à prolonger par l’étude du Soleil l’étendue de l’ultra-violet connu. L’ultra-violet solaire est sans doute en majeure partie absorbé par les couches supérieures de l’atmosphère, surtout par l’ozone qu’elle contient, et qui contribue sans doute à lui donner sa couleur bleue. L’ozone est, en effet, comme on l’a démontré récemment, même sous une faible épaisseur, un des gaz les plus absorbans qui soient pour l’ultra-violet. Nous verrons comment la richesse un peu plus grande de l’ultra-violet solaire aux hautes altitudes a une part très grande dans les effets physiologiques et curatifs des montagnes. Ce sont les rayons ultra-violets solaires qui sont notamment la cause des « coups de soleil. »

À défaut du soleil, diverses sources terrestres ont permis de prolonger beaucoup la région connue de l’ultra-violet. Il y a longtemps déjà, Stokes avait montré que l’ultra-violet de l’arc électrique est photographiable beaucoup plus loin que celui du Soleil. Il découvrit aussi que ces radiations très réfrangibles sont fortement absorbées par la plupart des milieux transparens à la lumière ordinaire, que le verre notamment est complètement opaque pour eux au delà de 0,300 μ. On a en vain cherché à fabriquer des verres transparens à l’ultra-violet. Le plus parfait d’entre eux, le verre Uviol, l’absorbe encore très fortement dès qu’on dépasse 0,25 μ. Au contraire le quartz et le spath d’Islande sont très translucides à ces rayons, on fut donc amené à construire des pièces d’optique en quartz pour l’étude chimique, électrique et biologique des rayons ultra-violets.

C’est ainsi qu’est née une nouvelle industrie, aujourd’hui très florissante et pleine d’avenir : la verrerie de quartz ou plus exactement, et si on veut pardonner l’expression, la quartzerie.

Aujourd’hui, grâce aux hautes températures réalisées par le chalumeau oxhydrique et le four électrique, on sait fondre dans les quartzeries, filer, souffler et étirer à volonté le cristal de roche. Le grand avantage pratique de la verrerie au quartz sur la verrerie ordinaire, est non seulement qu’elle résiste à de beaucoup plus hautes températures et donne des creusets et des récipiens réfractaires, mais surtout qu’elle subit sans se rompre les inégalités de température les plus grandes. Si on laisse tomber brusquement dans l’eau un tube ou un ballon de quartz chauffé au rouge, il ne se brise pas. Cela tient à ce que le coefficient de dilatation du quartz est xm des plus faibles qui soient, 17 fois plus faible que celui de l’acier, 12 fois plus faible que celui du verre, et égal à celui du métal invar de M. Ch. Ed. Guillaume. Sans insister sur tous les services que cette industrie naissante est destinée à rendre, grâce au prix de plus en plus modique de la quartzerie, comment ne pas admirer une fois de plus l’enchaînement heureux des choses, qui, d’une petite recherche spéculative sur des rayons que personne n’a jamais vus, fait jaillir soudain des usines, de la richesse, de l’utilité ?

Grâce aux appareils en quartz et en utilisant des sources riches en courtes longueurs d’onde, comme l’arc électrique entre métaux, les tubes luminescens à gaz raréfiés et surtout la lampe en quartz à vapeur de mercure, on est arrivé à prolonger l’ultra-violet jusque vers 0,200 μ. À cet endroit, le quartz lui-même devient opaque, mais l’ingéniosité des physiciens redouble avec les obstacles. Le physicien allemand Schumann découvre que le spath-fluor ou fluorine, cette substance cristalline bien connue des minéralogistes, est encore transparent dans cette région spectrale. À l’aide d’appareil de fluorine il prolonge le spectre connu jusque vers 0,123 μ. Puis il découvre que là l’air lui-même, même sous quelques milUmètres d’épaisseur, est opaque. Il opère alors dans le vide, tandis que Lyman opère dans une atmosphère d’hydrogène ; ils suppriment de leurs plaques photographiques la gélatine qui, elle aussi, est opaque aux radiations tant cherchées. Et c’est ainsi que ces deux physiciens parviennent enfin à photographier les plus courtes longueurs d’onde aujourd’hui connues, qui sont voisines de 0,103 μ[3].

Devant cette sorte de fureur qui pousse les savans à vouloir déceler malgré tous les obstacles, au prix d’efTorts épuisans, quelques petites radiations insoupçonnables ; devant cette âpre guerre livrée à la matière pour pouvoir ajouter à un chiffre quelques décimales de plus, certains hausseront les épaules. Ceux surtout pour qui, en toute chose, il faut considérer la fin. Ces derniers pourtant auront tort, — car, comme nous allons voir, les applications de toute sorte des rayons ultra-violets se pressent dès maintenant en foule à l’horizon de la science. Elles ont de quoi satisfaire même les esprits les plus utihtaires, même ceux qui n’ont jamais compris, — peut-être pour ne l’avoir jamais connue, — la volupté sacrée qu’à ses amans verse la découverte, la chasse à l’inconnu quel qu’il soit.


PROPRIÉTÉS PHYSIQUES DE L’ULTRA-VIOLET

Les rayons ultra-violets aujourd’hui connus s’étendent donc de 0,10 µ à 0,4 µ, c’est-à-dire qu’ils occupent deux octaves dans le spectre, tandis que les rayons visibles n’en occupent qu’une. Est-ce à dire qu’on ne trouvera pas encore de nouveaux rayons au delà ? C’est une question à laquelle il sera d’autant plus difficile de répondre à l’avenir que tous les corps, y compris les gaz, comme l’a remarqué M. Léon Bloch, semblent absorber de plus en plus énergiquement la lumière à mesure qu’on s’avance très loin dans l’ultra-violet, tandis qu’au contraire les rayons infra-rouges traversent un grand nombre de corps opaques à la lumière (papier noir, ébonite, etc.). Nous ne pouvons encore savoir avec certitude s’il y a ou non une fréquence limite au delà de laquelle les vibrations optiques cessent d’exister. Certaines expériences récentes, faites notamment par le physicien allemand Laue et ses élèves, tendent pourtant à établir que les rayons Rœntgen sont peut-être des ondulations qui, dans le spectre, se placent à la suite de l’ultra-violet. Mais elles sont bien loin de lui, puisque leur longueur d’onde serait de l’ordre du cent-millionième de millimètre, c’est-à-dire à près de quinze octaves des rayons de Schumann.

Si nos rétines, au lieu d’être ce qu’elles sont, étaient sensibles uniquement à la lumière ultra-violette, l’univers serait pour nous assez différent de ce qu’il paraît. Un exemple le montrera : si on plonge le doigt dans de la poudre d’oxyde de zinc et qu’on le frotte sur une feuille de papier blanc, nous ne pouvons pas distinguer la présence des traces de poudre blanche. Si au contraire on photographie le papier avec de la lumière ultra-violette, les traînées de cette poudre s’y détachent aussi noires que si elles avaient été faites avec du charbon pulvérisé. De là est née l’idée, qui dès maintenant a conduit à des résultats fort curieux entre les mains du physicien américain Wood, de photographier les astres, par le moyen d’écrans convenables, avec leurs seuls rayons ultra-violets. Il faut rattacher au même ordre d’idées les expériences récemment exposées à l’Académie des Sciences, qui ont permis par la photographie de déceler, sur certains tableaux anciens, des signatures de maîtres complètement invisibles à l’œil nu, et de les authentifier. Les ondes ultra-violettes sont si petites qu’au lieu de se propager en ligne droite comme la lumière visible, elles contournent par diffusion les obstacles les plus infimes et en particulier les molécules de l’atmosphère. Un homme photographié en plein soleil, avec les seuls rayons ultra-dolets, paraît en conséquence n’avoir pas d’ombre projetée derrière lui, car la plus grande partie de ces rayons à la surface de la Terre provient de leur diffusion par l’atmosphère et le sol bien plus que du Soleil. Pour un œil sensible au seul ultra-violet, le Soleil serait visible, mais très diffus, et il n’y aurait jamais d’ombres projetées. Toute la Terre nous paraîtrait pareille au héros légendaire allemand Pierre Schlemyl, l’homme qui a perdu son ombre.

L’une des plus curieuses propriétés des radiations ultra-violettes est leur faculté de provoquer intensément la fluorescence des corps. Tandis que sous l’effet de la lumière ordinaire quelques corps seulement, comme le sulfate de quinine, sont fluorescens,il n’est presque pas de substance sohde ou liquide qui ne le devienne dans l’ultraviolet, lorsqu’on l’illumine par exemple au moyen de l’arc à mercure en vase de quartz. Parmi celles qui, sous l’action ultra-violette, manifestent la fluorescence la plus vive, il faut citer le platinocyanure de baryum, cette substance bien chère aux physiciens, puisque c’est à elle que nous devons la découverte des rayons X[4]. Nous savons que la fluorescence consiste en ceci : qu’un rayonnement à courtes longueurs d’ondes se transforme en frappant certains corps en rayonnement visible à ondes plus longues. Elle est, comme on l’a dit, comparable à un écho infidèle qui, frappé par un son aigu, rendrait un son plus grave. Quant à la cause de cette transformation bizarre d’énergie, les physiciens en sont encore réduits à des conjectures trop incertaines et trop compliquées pour être exposées ici. Parmi les substances que l’ultra-violet rend fluorescentes, l’une des plus remarquables est l’esculine qui se rencontre dans les tiges de marronniers. Si on introduit une de celles-ci, fraîchement coupée, dans une éprouvette d’eau, dans l’obscurité et sur le trajet d’un faisceau ultra-violet invisible, on voit de magnifiques traînées bleuâtres couler lentement du bas de la tige.

Non moins étranges sont les actions électriques des rayons ultra-violets. La plus remarquable est l’effet photo-électrique découvert par Hertz, le physicien allemand mort prématurément et pourtant immortel, à qui le monde doit les ondes portant son nom et qui ont rendu possible la télégraphie sans fil. Lorsqu’une lame métallique est électriquement isolée après avoir été chargée d’électricité négative[5], si on fait tomber sur elle des rayons ultra-violets, la lame perd cette électricité en projetant autour d’elle des rayons cathodiques. Ceux-ci, rappelons-le, n’ont rien d’analogue aux rayons ondulatoires dont nous avons parlé jusqu’ici : ils sont formés d’une multitude de particules infimes chargées d’électricité négative et qui, suivant les conditions de leur production, se propagent avec des vitesses variables et toujours inférieures à celle de la lumière. Les rayons cathodiques constituent donc une véritable émission au sens où l’entendait Newton, un véritable bombardement de particules matérielles, et leur nom provient de ce qu’ils sont émis surtout par la cathode, c’est-à-dire par l’électrode négative des tubes à gaz raréfiés traversés par le courant électrique. L’effet photo-électrique de Hertz se produit avec une intensité très inégale, suivant la nature du métal étudié, et, pour un métal donné, suivant l’état de sa surface, son poli, son degré d’oxydation, etc. Certains métaux, les alcalins notamment (sodium, potassium, etc.), manifestent l’effet Hertz avec une particulière vivacité. Parmi les métaux usuels, le zinc est dans le même cas. Il suffit d’exposer à la lumière de l’arc au mercure une lame de zinc chargée négativement pour voir sa charge se dissiper avec une extrême rapidité sous forme de rayons cathodiques.

On a remarqué cependant qu’au bout d’un certain temps d’exposition à l’ultra-violet, l’émission photo-électrique d’une lame métallique donnée diminue et finit par s’annuler, sans que rien dans son apparence n’en laisse soupçonner la cause. Si alors on soustrait cette lame au rayonnement et qu’on la laisse quelque temps dans l’obscurité, elle se trouve de nouveau prête à subir l’effet photo-électrique. N’y a-t-il pas là quelque chose d’analogue à ce qui se passe chez les êtres vivans, qui, lorsqu’ils ont, sous l’action des excitans extérieurs, émis une certaine quantité d’énergie, se trouvent épuisés, et ont besoin de repos et de sommeil pour être prêts de nouveau à se dépenser ?

Cette fatigue photo-électrique des métaux, comme on l’a très justement appelée, aparu quelque temps inexplicable, ainsi que l’effet Hertz lui-même. Aujourd’hui, grâce à la théorie électronique de la matière, que des faits nombreux imposent chaque jour davantage à la science, l’une et l’autre s’expliquent clairement. Sans entrer dans trop de détails techniques, nous pouvons résumer de la façon suivante le mécanisme maintenant probable de ces faits qui semblèrent d’abord si mystérieux et si bizarres : l’atome matériel qu’on avait cru longtemps insécable et compact, parce que la chimie ne savait pas le dissocier, est en réalité très semblable à un système solaire en miniature avec cette différence que c’est l’électricité et non l’attraction gravitationnelle qui maintient dans leurs orbites les astres minuscules qui le composent. Au centre de l’atome se trouve un corpuscule relativement gros, chargé d’électricité positive et qui est le soleil du système ; autour de lui gravitent à des vitesses vertigineuses des planètes infimes, des particules plus petites, chargées d’électricité négative (de telle sorte que l’ensemble de l’atome est électriquement neutre). Ces particules négatives sont les électrons, elles sont identiques aux corpuscules cathodiques. Lors donc que la lumière ultra-violette tombe sur certains atomes à stabilité restreinte, l’agitation produite par la fréquence prodigieuse des vibrations incidentes agit dans l’intérieur de l’atome, comme ferait une étoile lointaine traversant soudain le système solaire : elle le disloque et le désintègre en partie, et d’autant plus facilement que le corps étudié est chargé négativement, c’est-à-dire contient un excès d’électrons qui ne sont équilibrés par rien. Un certain nombre de ceux-ci échappe alors à l’action attractive des corpuscules positifs et s’élance dans l’atmosphère sous forme de rayons cathodiques. Mais à mesure qu’elle perd ainsi son électricité négative, la lame métallique garde un excès de charge, positive exactement égal à la charge négative perdue. Cette charge en vertu de l’attraction des électricités contraires, s’oppose énergiquement et de plus en plus à l’arrachement des électrons, et en l’absence d’un champ électrique auxiliaire, l’émission photo-électrique finit par s’arrêter jusqu’à ce que le repos, qui permet le brassage incessant des molécules métalliques entre elles et leur contact prolongé avec le milieu extérieur électriquement neutre, ait ramené la surface du métal à son état de fraîcheur première. Ainsi s’explique simplement à la fois l’action photo-électrique de l’ultra-violet et la fatigue électrique des métaux.

L’effet Hertz est d’ailleurs en général d’autant plus intense qu’il est produit par des ondes ultra-violettes plus courtes, c’est-à-dire plus précipitées, et les rayons cathodiques produits sont d’autant plus rapides que les ondes incidentes sont plus courtes. Enfin on a découvert qu’en outre des métaux, beaucoup d’autres corps subissent également cet effet. Sur l’eau et les solutions salines il est faible : en revanche, d’après un travail tout récent de M. Obolensky, il est très notable sur la glace sèche ou sur la gelée blanche (280 fois plus grand que sur l’eau). Il est donc très vraisemblable qu’en agissant photo-électriquement sur les cirrus, ces nuages de la haute atmosphère composés comme on sait de particules de glace, le rayonnement solaire y produit des régions cathodiques qui chargent l’atmosphère d’électricité négative ; et ceci doit être une des causes importantes de l’électricité atmosphérique, comme M. Brillouin l’avait soupçonné, il y a plusieurs années déjà.

En déchargeant en partie dans l’air les antennes métalliques à haut potentiel de la télégraphie sans fil, l’effet photo-électrique des rayons solaires est aussi une des causes probables de ce fait bien constaté et qui a longtemps déconcerté les physiciens : que les transmissions radiotélégraphiques sont plus faciles et ont un rayon d’action plus étendu la nuit que le jour.

Enfin on a découvert tout récemment que les rayons ultra-violet extrême ont la propriété de disloquer les atomes des gaz mêmes qu’ils traversent et en particulier de l’air, en les ionisant comme on dit, c’est-à-dire en libérant un certain nombre d’électrons négatifs et d’ions positifs des atomes. Cette action doit contribuer aussi, comme nous l’expliquerons quelque jour, à la production de l’électricité atmosphérique et à la formation de la pluie et des orages.


L’ACTION CHIMIQUE DES RAYONS ULTRA-VIOLETS

Les effets chimiques des rayons ultra-violets sont si nombreux et si remarquables que toute une science nouvelle, la photochimie, est en train de se constituer grâce à eux. Quelques exemples caractéristiques, — que les limites de cette chronique nous interdisent de multiplier, — suffiront à montrer quelles sont la variété, l’importance et la fécondité des actions photochimiques de l’ultra-violet.

Ainsi que le physicien Lénard l’a découvert, il y a peu d’années, les rayons ultra-violets les plus rapides transforment l’oxygène en ozone ; ces rayons sont d’ailleurs absorbés violemment par l’ozone, de sorte que l’ozone de notre atmosphère qui limite, d’après ce qu’on suppose, le spectre solaire du côté des rayons ultra-violets est précisément produit par ceux-ci. La proportion d’ozone contenue dans l’atmosphère serait déterminée par la partie extrême du rayonnement solaire et déterminerait à son tour la limite de ce que nous en pouvons recevoir. C’est un peu, — si on veut me permettre cette analogie, — comme une foule fuyant vers les issues d’un théâtre incendié, et qui s’écoulerait par ces issues d’autant moins facilement qu’elle les obstruerait davantage par sa violence. Ces idées sur le rôle de l’ozone atmosphérique ont reçu une remarquable confirmation des expériences réalisées, il y a quelques mois, par MM. Fabry et Buisson à la Faculté des sciences de Marseille. Ces physiciens ont découvert que la limitation du spectre solaire vers les petites longueurs d’onde, à mesure que la hauteur du Soleil varie, suit exactement la même loi que celle de leur absorption artificiellement réalisée par une couche d’ozone de plus en plus épaisse. Ils ont montré en outre que l’ozone est, pour l’ultra-violet extrême, plus opaque qu’un métal pour la lumière, sous la même masse. La limitation du spectre solaire vers 0,30 μ correspond dans l’atmosphère à une teneur en ozone équivalente à une couche uniforme de ce gaz de 5 millimètres seulement d’épaisseur à la pression normale. Si faible que soit cette teneur, elle est encore 75 fois plus grande que celle de l’ozone effectivement trouvé dans les couches inférieures de l’atmosphère et qui n’est que de 8 millièmes de centimètre cube par mètre cube. Il en faut déduire que les couches élevées de l’atmosphère sont beaucoup plus riches en ozone que celles où nous respirons.

Grâce surtout aux travaux remarquables de deux chimistes français, MM. Daniel Berthelot et Gaudechon, les rayons ultra-violets se sont montrés des agens de synthèse chimique aussi efficaces et aussi généraux que la chaleur ou l’électricité. On sait que les chimistes appellent polymère d’un corps donné un autre corps dont chaque molécule renferme un certain nombre de molécules du premier. MM. Daniel Berthelot et Gaudechon ont réussi à polymériser, grâce à I’ultra-violet, le gaz éthylène sous forme d’un liquide auparavant inconnu, le cyanogène, l’acétylène et divers autres corps encore. Ils ont réalisé par le même procédé de véritables combustions à froid : un grand nombre de corps organiques sont amenés du premier coup par l’ultra-violet aux termes ultimes de la combustion : anhydride carbonique et vapeur d’eau. L’hydrogène est brûlé par ces rayons dans l’oxygène en donnant de l’eau, l’ammoniaque en donnant de l’azote et de l’eau, etc. Une remarquable application de ces facultés oxydantes de l’ultra-violet est la nitrification de composés ammoniacaux, qu’il réalise à froid en présence d’oxygène. Étant donné l’importance que présente pour l’agriculture la fabrication synthétique des nitrates à partir des produits ammoniacaux, il y a là sans doute un bel avenir pour la chimie de l’ultra-violet.

En outre, M. Daniel Berthelot et son collaborateur ont réussi, comme nous le verrons, à effectuer par l’ultra-violet la synthèse de plusieurs corps qui sont le point de départ des corps albuminoïdes, base de la matière vivante, et ils ont pu reproduire artificiellement quelques-unes des réactions vitales les plus importantes du monde végétal.

Mais l’ultra-violet n’est pas seulement et toujours un agent de synthèse et de combinaison. Dans certains cas au contraire, il agit comme un agent énergique de décomposition et d’analyse. Il décompose en particulier les acides organiques, les alcools, les aldéhydes, les cétones. Un grand nombre de corps organiques solides sont détruits par lui avec dégagement abondant de gaz, et ce n’est pas la moindre des analogies que l’action ultra-violette présente avec celle des fermens. Enfin, un grand nombre de décompositions lentes des corps organiques sont singulièrement activées par cette action, qui se présente alors avec tous les caractères d’une action catalytique. Nous avons expliqué ce terme dans notre récente chronique consacrée à la chimie.

L’une des plus intéressantes, au point de vue pratique, des applications de ces effets photo-chimiques est celle qu’en a faite récemment M. Daniel Berthelot à la question si angoissante de la stabilité des poudres de guerre. Les catastrophes sanglantes de la Liberté et de l’Iéna sont encore trop près de nous pour que, même dans ce pays où l’on oublie si vite, on ne doive apporter un intérêt passionné à tout ce qui peut procurer un peu plus de sécurité à nos marins et à nos soldats.

Les poudres de guerre modernes sont des substances à grande puissance balistique, mais qui ont l’inconvénient d’être instables, et de se décomposer avec le temps, sous des influences variées et mal définies, ce qui les rend alors très dangereuses. L’expérience a amené à leur adjoindre de petites quantités de corps dits stabilisans, dont le rôle est d’en retarder l’altération, d’absorber et de fixer chimiquement les produits de leur décomposition lente, produits qui accéléraient naguère celle-ci en boule de neige. La nécessité où l’on est de vérifier continuellement l’état des poudres, soit lors de leur livraison, soit surtout périodiquement lorsqu’elles sont embarquées, a amené à imaginer des épreuves de stabilité auxquelles les poudres doivent résister pour être conservées. Toutes ces épreuves, dont la technique varie d’ailleurs avec les pays, consistaient jusqu’ici à accélérer l’avarie des poudres en les plaçant un certain temps à une température élevée et à admettre que l’on obtient ainsi une image en raccourci de ce qui se serait passé à la température ordinaire. Or, comme l’a remarqué M. Daniel Berthelot, la chose n’est ni évidente, ni même probable. En deux minutes, on fait cuire un œuf à 100 degrés ; on n’obtiendrait pas le même résultat en une heure à 50 degrés. En éprouvant les poudres aussi près que possible de la température ordinaire, on aura le moins de chances d’erreur possible, car les réactions à haute et à basse température peuvent différer du tout au tout. M. Berthelot a réalisé heureusement ces conditions en opérant avec les rayons ultra-violets, qui ont la propriété d’accélérer à froid, et très notablement, la décomposition des poudres avariées. Sous l’action de ces rayons, ces poudres donnent immédiatement des dégagemens gazeux triples et quadruples des échantillons sains. L’ultra-violet permet ainsi, en quelques instans, de juger de la valeur d’une poudre et de l’efficacité des stabilisans employés. Il faut espérer que cette méthode, si heureuse, aura bientôt droit de cité dans nos poudreries et notre marine, et qu’aucune opposition routinière ne viendra barrer la route à l’appoint qu’elle peut apporter à la sécurité du pays.

Il nous reste à examiner les actions thérapeutiques biologiques du rayonnement ultra-violet, leurs effets physiologiques et biochimiques dans le monde végétal et animal, sans en exclure l’homme : leur rôle, en un mot, dans les phénomènes de la vie.

Charles Nordmann.
Chronique n° 1955
30 septembre 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le voyage que M. le Président de la République vient de faire dans une partie de la France a pleinement réussi : l’immense concours de population qu’il a provoqué, la sympathie chaleureuse qui se dégageait de ces foules, les applaudissemens qui ont retenti partout sans interruption montrent une fois de plus que le pays attend beaucoup de M. Poincaré. Il est populaire ; on ne salue pas seulement en lui le président de la République ; l’homme même agit sur l’imagination par une de ces grâces mystérieuses dont nous avons déjà eu quelques exemples. Il y a là une force qu’il faut ménager et nous dirions volontiers économiser pour être utilisée à propos, mais qu’il faut aussi entretenir, ce qui ne peut se faire sans quelques manifestations extérieures. La juste mesure, ici comme en toutes choses, est la condition d’un long succès. Quoi qu’il en soit, ce premier contact de M. Poincaré avec nos populations méridionales a été pour lui un vrai triomphe et pour nous un gage d’avenir.

On avait annoncé que M. le Président de la République voyageait en simple touriste, avec le minimum de protocole possible, mais c’est une intention qu’il est plus facile de concevoir que de réaliser. Bon gré mal gré, le caractère officiel du personnage impose à lui comme aux autres des obligations impérieuses. M. Poincaré s’y est prêté ; il a prononcé un grand nombre de discours ; il a dit un mot aimable à chacun ; il a loué l’une après l’autre les régions qu’il traversait et dont il avait l’air de découvrir pour la première fois les merveilles, quoiqu’il les connût déjà sans doute, et c’est ainsi que, paraissant toujours charmé lui-même, il a laissé partout un charmant souvenir. Ses discours ont été ce qu’ils devaient être. Le Président est en dehors et au-dessus des partis : cela lui a permis de dire que, dans la

  1. Si surprenant que cela puisse paraître dans un domaine où il ne semblerait pas que l’autorité administrative eût voix au chapitre, c’est un décret, le décret du 16 février 1859, qui a défini le la normal d’où dérivent les gammes employées par nos musiciens. En Allemagne, le la normal correspond à 440 vibrations. En attendant que d’autres questions où règne moins l’harmonie et qui y touchent moins, soient réglées entre les deux pays, ne devraient-ils pas s’entendre d’abord sur la base scientifique de la musique ?
  2. L’oreille à ce point de vue est un organe plus riche et d’une sensibilité plus étendue que l’œil, puisqu’elle perçoit le son sur un intervalle de près de douze octaves. En outre, elle a l’avantage de séparer et de distinguer spontanément les composantes d’un son complexe, tandis que d’un rayon lumineux composite l’œil ne reçoit qu’une sensation unique qu’il ne peut pas analyser sans l’aide d’artifices optiques. En revanche, l’œil reprend sa supériorité sur l’oreille, dès qu’il s’agit de l’intensité des sensations perceptibles.
  3. On a annoncé tout récemment que l’on avait prolongé le spectre jusqu’à 0,90 μ au moyen de l’étincelle électrique condensée éclatant entre électrodes d’aluminium. Cette nouvelle demande confirmation.
  4. Rœntgen, rappelons-le pour mémoire, étudiait les rayons cathodiques d’un tube à vide lorsque, ayant recouvert ce tute d’une étoffe noire, pour ne pas être gêné par la lumière qu’il émettait, il remarqua qu’un écran au platinocyanure de baryum, oublié par lui dans un coin, s’illuminait brillamment. Les rayons X étaient découverts.
  5. En la reliant par exemple au pôle négatif d’une batterie de piles dont le pôle positif est à la terre.