Revue scientifique - La Variété des formes vivantes et la fixité du fonds vital

Revue scientifique - La Variété des formes vivantes et la fixité du fonds vital
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 211-221).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA VARIÉTÉ DES FORMES VIVANTES ET LA FIXITÉ DU FONDS VITAL

Il faut en beaucoup de choses distinguer la forme et le fond, la figure et la substance. Il le faut, en particulier, dans l’ordre des objets naturels. C’est sous ces deux points de vue que l’on a envisagé les animaux et les plantes. On y peut considérer la forme et la vie : la vie qui a pour support une matière, la matière vivante avec ses propriétés statiques et dynamiques ; et, d’autre part, la forme des corps, la configuration des édifices animés avec ses traits spéciaux de surface ou d’ossature. Des sciences distinctes se sont établies sur cette différence de points de vue : d’un côté les sciences morphologiques, telles que l’anatomie, la zoologie et la botanique proprement dites, attachées à la description des formes, et d’un autre côté, la physiologie générale qui envisage les manifestations de la substance vivante, abstraction faite des figures qu’elle revêt, qui étudie, en un mot, le fonds vital.

Il y a plus de trente ans que ces deux points de vue se sont précisés comme distincts et séparés, puisque c’est avant 1876 que Claude Bernard a jeté les fondemens de la Physiologie générale, et a établi cette science sur cette distinction même. Il fallait, pour cela, démontrer nettement l’existence d’un fonds commun à tous les êtres vivans, fonds partout reconnaissable et partout conservé, à travers les variétés ou les variations morphologiques ; et c’est bien ce qu’a fait l’illustre physiologiste.

Il fut donc entendu et convenu, dès ce moment, que les lois morphologiques devaient être compatibles avec cette règle fondamentale de l’unité vitale. La zoologie et la botanique d’un côté, la physiologie générale, de l’autre, formèrent des domaines distincts, des états indépendans, mais non point ennemis. Les doctrines, les hypothèses fondées sur la considération des formes, de leurs enchaînemens, de leur succession, ne furent point considérées par les physiologistes, comme contradictoires au principe de leur science. Ceux d’entre eux qui, sortant de leur compartiment professionnel, voulurent se mêler au mouvement de leur temps, ont pu être transformistes, évolutionnistes selon Lamarck, Darwin ou de Vries, partisans de la ségrégation ou des mutations périodiques, sans renier leur fixisme physiologique, d’ailleurs relatif comme il sera dit tout à l’heure. Et, par réciprocité, les naturalistes les plus attachés à la doctrine de l’évolution et à ses différentes femmes ne furent point gênés dans leurs convictions par l’affirmation d’un fonds vital commun chez des êtres dont les formes et les degrés de complication structurale les intéressaient seuls.

Les biologistes de profession sont donc fort étonnés de voir aujourd’hui des publicistes annoncer la faillite du transformisme. Et pourquoi ? parce qu’ils redécouvrent la permanence du fonds vital sous le déguisement des formes changeantes. Des philosophes peuvent être déçus, si, ayant fait de l’évolution, — et de l’évolution rapide, — l’unique loi du monde vivant, ils aperçoivent tout à coup un ordre de phénomènes qui résiste à cette loi ou, plutôt, qui lui obéit plus lentement. Les naturalistes et les physiciens sont plus habitués à ces restrictions des lois prétendues d’abord universelles. Ils admettent parfaitement que le transformisme peut consister en une simple variation des formes animales. Ils ont appris jadis, sans étonnement que « ce qui change, ce qui se transforme, ce qui s’adapte, c’est la forme, c’est l’ossature, c’est l’apparence extérieure des êtres… » Il y a beaux jours qu’ils ont entendu des formules comme celle-ci : « Le nombre des formes animales peut être infini, la matière dont elles sont constituées reste unique… » Avec les restrictions convenables, rien n’est plus vrai que cette assertion, et rien n’est moins neuf.


La fixité du fonds vital, l’école nouvelle ne l’entend pas comme nous. Au lieu de lui conserver la base solide des faits sur lesquels Claude Bernard l’a établie, elle l’étaye sur des conceptions intéressantes, mais singulièrement fragiles. Elle en fait un principe absolu, tandis que nous la regardons comme une vérité relative dont il faut mesurer la portée et tracer les limites avant d’en tirer les conséquences.

Et il résulte de tout cela qu’au lieu de faire bon ménage avec l’instabilité des formes anatomiques, la fixité du fonds vital en devient au contraire la négation. Celle-ci détruit celle-là et subsiste seule comme règle et comme loi. Le transformisme s’écroule. L’évolution disparaît ; elle n’est plus qu’une erreur monumentale de l’esprit humain. L’adaptation, exact contre-pied de la réalité, sombre dans le naufrage universel.


I

Les physiologistes, les disciples de Claude Bernard, déclinent toute responsabilité dans la catastrophe philosophique ainsi prophétisée. Celui qui signe ces lignes, en particulier, se défend d’y avoir aucune part, bien que l’école nouvelle, qui compte d’ailleurs dans ses rangs des philosophes et des lettrés de marque, MM. Jean Weber, Jules de Gaultier, L. Corpechot, Paul Adam, ait fait quelque bruit de sa prétendue conversion. C’est à tort que l’on a interprété dans ce sens une lecture faite le 25 octobre dernier à la séance annuelle des cinq Académies.

Cette lecture était consacrée à un sujet plus modeste. Il s’agissait d’exposer les principes sur lesquels repose la cure par déchloruration, découverte thérapeutique récente due à M. F. Widal et à ses élèves, MM. Javal, Achard, Ambart. C’était une matière un peu aride pour le lieu et pour l’auditoire : l’auteur avait essayé de l’élargir, en terminant son exposé par quelques réflexions générales. Considérant les cellules vivantes dont l’assemblage constitue les organismes supérieurs, l’auteur comparait une fois de plus le corps de l’homme ou de l’animal à une cité populeuse dont ces cellules seraient les citoyens anatomiques. « Si, d’un animal à l’autre, ces organites élémentaires sont assemblés en des formes architecturales différentes, ils vivent pourtant de la même manière, s’alimentent, digèrent, respirent, excrètent de même, détruisent et édifient de la même façon les principes chimiques immédiats. Le fonds vital est commun à tous, et presque fixe.

« Au contraire, les assemblages morphologiques en organes, appareils, formes individuelles, formes spécifiques, sont prodigieusement diversifiés. — Si l’on met cette unité du fonds vital en regard de l’infinie variété des formes, des structures, des aspects, on ne peut s’empêcher de comparer l’œuvre de la nature à celle d’un fondeur qui jetterait dans des moules spécifiques, à chaque instant modifiés et adaptés aux besoins du jour ou aux suggestions de l’heure présente, un métal toujours le même. Et, ainsi, en face du transformisme illimité, effréné, éperdu des formes zoologiques, se dresse en un saisissant contraste la fixité relative du fonds physiologique. »

Et, plus loin, résumant sa pensée en une formule plus brève et déjà employée d’ailleurs dans son livre sur La Vie et la Mort, l’auteur disait : « Les êtres vivans diffèrent infiniment plus par leur morphologie que par leur physiologie. »

C’est là une doctrine qui n’est point nouvelle. La génération présente l’a reçue de Claude Bernard, qui lui-même ne l’a pas créée de pied en cap, mais l’a coordonnée, précisée et assise sur un fondement expérimental solide. Les termes mêmes dans lesquels elle est ici exprimée se retrouveraient dans les écrits ou dans l’enseignement du vieux maître disparu. Si cette manière de voir oppose la fixité relative du fonds vital à la variété des formes vivantes, c’est dans un contraste suggestif et non point dans une contradiction irréductible et dans un antagonisme imaginaire. Et, puisqu’elle est détournée ici, par des interprétateurs, de sa véritable signification, il importe de montrer comment est entendue par les physiologistes cette doctrine de l’unité vitale qui prétend à n’être point confondue avec d’autres doctrines beaucoup plus hasardeuses.


II

Il y a donc dans les êtres vivans deux choses, la forme et la vie. C’est cette formule même « la Forme et la Vie » qu’un naturaliste très pénétrant, M. F. Houssay, donnait pour titre, il y a quelques années, à l’ouvrage remarquable dans lequel il a su faire tenir le monde animal envisagé sous ses divers aspects. La formule résume bien, en effet, tout l’animal, l’être vivant tout entier. La première notion que nous ayons des animaux, c’est celle de formes visibles, individuellement discernables et reconnaissables. Elles sont, de plus, très diversifiées de l’une à l’autre, du chien à l’oiseau, au poisson, au ver, à l’huître.

Tout le monde sent en outre, et plus ou moins vaguement, que ces êtres ont quelque chose en commun par quoi ils se ressemblent entre eux et diffèrent des objets inanimés ; mais il est aussi difficile d’expliquer en quoi consiste cet attribut commun qu’il est facile, au contraire, de décrire la figure, la taille, la couleur, c’est-à-dire les qualités de la forme visible.

L’histoire naturelle s’est longtemps bornée à cette dernière tâche. Elle se contentait de la considération des formes, soit extérieures, c’est-à-dire d’aspect, soit intérieures, c’est-à-dire de structure : l’être vivant était décrit comme un édifice, dont on représente d’abord l’élévation en une sorte de tableau ; puis, au moyen des plans et des coupes, la distribution des parties et l’armature ou charpente. La zoologie, la botanique ont été surtout des sciences anatomiques ou morphologiques, c’est-à-dire attachées exclusivement à la description des formes.

Ce n’est que plus tard qu’a pu être abordée l’étude des inexprimables qualités dont l’ensemble forme le quid commune, le fonds commun de l’animalité : et cette préoccupation répond à la création d’une science nouvelle, la physiologie générale, avec son annexe, l’anatomie générale.

La date de cette rénovation des études biologiques se place vers le milieu du siècle dernier. Jusque-là, la considération du fonds vital fut sacrifiée à celle de la forme. Aujourd’hui, nous voyons une exagération contraire. La forme est subordonnée au fond par M. Le Dantec ; les lois morphologiques sont sacrifiées à la loi physiologique par M. Quinton et ses amis. Ce sont là des excès de l’esprit logique, et surtout de l’esprit de système. Un profond philosophe, M. E. Boutroux, voit un défaut de l’esprit français dans cette inaptitude à concevoir la coexistence des « contraires » ou seulement des « divers. » Ne pouvant faire vivre en conciliation ces idées, cependant compatibles, de la diversité extrême des formes vivantes avec la constance relative du fonds vital, les esprits systématiques ont accordé la prééminence tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Pour les anciens, pour Aristote, l’être vivant était tout entier dans la forme. Cuvier a pensé de même. Il disait : « La forme des corps vivans leur est plus essentielle que leur matière. » L’histoire naturelle, selon lui, devait raconter et expliquer « les formes extérieures et intérieures des végétaux et des animaux. »

Mais, d’autre part, et en appliquant le critérium même de Cuvier et des naturalistes, d’après lequel l’importance d’un caractère s’apprécie à sa généralité et à sa constance, ne faudra-t-il point dire que le fonds vital relativement permanent et universel-doit primer la forme toujours mobile et changeante ? Ainsi, suivant les temps et les écoles, c’est le point de vue de l’histoire naturelle que l’on voit dominer ou c’est le point de vue de la physiologie générale. Disons qu’ils doivent se concilier et non s’exclure.


III

Le nom de physiologie générale n’est pas significatif ; il exprime mal la nature d’une science alternativement statique et dynamique qui considère également l’activité et la structure de la matière vivante. Son objet est l’étude de la vie, de la vie considérée comme l’attribut universel des animaux et des plantes, sans distinction de règne, d’embranchement, de classes, de familles, de genres ni d’espèces ; c’est l’étude de la vie élémentaire, du fonds vital.

Et d’abord, il fallait établir l’existence et la nature de ce fonds vital, de ce quelque chose de commun que le sentiment instinctif des hommes a soupçonné et qui est impliqué dans l’appellation équivoque d’êtres vivans appliquée aux animaux et aux plantes.

Nous avons dit que Claude Bernard, — dont le nom symbolise ici un groupe de savans dont il fut le plus éminent, — l’avait fait. Déjà avant 1868, « sous les déguisemens des formes vivantes, il avait reconnu l’existence d’un fonds identique[1] ; » son oreille exercée avait saisi, « à travers l’instrumentation surchargée de l’œuvre vitale, le bourdonnement reconnaissable d’un thème constant. » Dès cette époque, il n’avait plus qu’à suivre les preuves d’une vérité que son intuition et son expérience lui avaient révélée. Pour passer à la démonstration et établir que les plantes et les animaux vivent de la même manière, il a su pénétrer jusqu’au fond intime des fonctions vitales, jusqu’aux conditions fondamentales de la nutrition, de la respiration, de la digestion, et les montrer réalisées d’une manière identique, partout et toujours, d’un bout à l’autre du règne vivant.

L’illustre physiologiste a rempli ce programme dans les six années qui s’écoulèrent de 1869 à 1875, et les résultats de ce travail considérable sont exposés dans son livre sur Les phénomènes de la vie commune aux animaux et aux plantes. Il est extraordinaire que cette œuvre grandiose où Cl. Bernard, suivant une marche à la fois ferme et, savante, a déployé tant de ressources, soit inconnue des écrivains d’aujourd’hui au point qu’ils en prennent les conclusions pour le pastiche de quelque nouveauté contestable.

Il y a donc quelque trente ans qu’ont été fixés les traits nécessaires, permanens, communs aux êtres vivans. Faire connaître isolément ces traits et les synthétiser ensuite en un tout, c’est définir la vie élémentaire, le fonds vital universel. Ce n’est pas le lieu d’exposer une fois de plus ces notions devenues classiques. Disons seulement pour les résumer, que la communauté des phénomènes de la vitalité chez les êtres vivans repose sur la communauté de leur structure anatomique, l’analyse microscopique ayant montré que tous sont résolubles en cellules ou organites élémentaires équivalens ; sur la communauté de composition chimique de la matière vivante, l’analyse chimique ayant révélé l’analogie de composition de tous les protoplasmes ; sur une communauté d’évolution qui amène l’être à grandir et à se développer jusqu’à ce qu’il se divise ; sur une propriété de reproduction ; et enfin, et surtout sur une propriété d’accroissement ou « nutrition » qui consiste en une relation d’échanges avec le milieu ambiant.


IV

L’existence du fonds anatomique universel est affirmée par la doctrine cellulaire. L’animal ni la plante ne sont des unités indivisibles, Les êtres vivans sont formés d’un organite, d’une cellule (protozoaires et protophytes) ou d’un assemblage de cellules (métazoaires, métaphytes) groupées suivant un plan qui préserve l’animal ou la plante de ressembler à une cohue désordonnée.

L’animal est donc une « multitude, » selon le mot de Goethe, « une nation, » suivant l’expression non moins juste de Hegel ; une « cité, » selon une comparaison chère à Claude Bernard. Les citoyens de cette cité ont en eux-mêmes le ressort de leur vie qu’ils n’empruntent ni ne soutirent des voisins, ni de l’ensemble. Ces élémens anatomiques vivent de même : ils digèrent, respirent, se nourrissent sensiblement de la même façon, comme le font tous les hommes ; et c’est là le fonds vital commun. Mais en outre, chacun a sa tâche particulière, son métier, sa profession, son industrie, ses talens, par lesquels il contribue à la vie sociale et par laquelle il en dépend. Il est, en même temps qu’un être autonome, un élément de l’ensemble, une pierre de l’édifice municipal ou national.

En acceptant cette assimilation de l’être organisé à une cité, ce sont les citoyens anatomiques, comme nous les avons appelés, c’est-à-dire les habitans, envisagés au point de vue purement zoologique, qui sont les composans véritablement actifs, les dépositaires réels du fonds vital. La base de l’alimentation est la même pour tous : il leur faut de l’eau, des matériaux azotés et ternaires analogues, les mêmes substances minérales, le même gaz vital, l’oxygène. Il n’est pas moins nécessaire que les déchets et les matières usées, très semblables en tous points, et toujours incommodes, insalubres ou dangereux soient enlevés et transportés aux décharges et de là hors de l’enceinte.

Et, d’autre part, si l’animal est une ville, la forme typique qui est son trait signalétique par excellence est représentée par la forme extérieure de l’agglomération urbaine et par son organisation, c’est-à-dire par l’ensemble de ses institutions, de ses moyens de communication, de ravitaillement, de ses conduites et de ses décharges. La configuration de la ville dépend de mille circonstances extérieures, du cours d’une rivière ou du transit d’une route où s’est établi le premier fondateur, de la forme de la vallée et de la disposition des collines et de leur orientation ; et quant à l’organisation, elle est soumise à tant de conditions de temps, de lieu, de degré de civilisation, que la variété de tous ces traits est bien propre à donner une idée de la variété et de la mutabilité des formes animales en contraste avec l’invariabilité relative du fonds vital commun à ses habitans.

Mais les comparaisons de ce genre, si elles ont l’avantage de donner une expression concrète à nos conceptions, ont aussi leur danger. L’image que l’on substitue à l’objet réel ne lui est jamais exactement superposable et risque d’en donner une idée fausse. Ici, par exemple, il n’est pas certain que les élémens anatomiques, les cellules constituantes du corps animal soient aussi indépendantes les unes des autres que peuvent l’être les citoyens d’une ville. L’animal composé, le métazoaire, n’est ni quant à sa forme, ni quant à sa vie, une simple agglomération de cellules contiguës. Certains naturalistes, comme Sedgwick en 1895, ont prétendu que le corps animal était non pas un agrégat, mais un réseau dont les cellules, au lieu de rester indépendantes, se rattachaient les unes aux autres par de grêles prolonge-mens, par des ponts protoplasmiques. Et, de fait, on trouve une disposition de ce genre dans les cellules sous-épidermiques et en général dans les élémens du mésenchyme anastomosés en réseau : le système nerveux, lui-même, envisagé dans sa totalité, ne serait autre chose, d’après les adversaires de la doctrine du neurone, E. Pflüger, O. Schulz et d’autres, qu’une masse unique, une sorte d’amide gigantesque. Toutefois, ces restrictions à la doctrine cellulaire ne peuvent avoir qu’une répercussion insignifiante sur la conception du fonds vital universel prouvé par l’unité anatomique des êtres vivans.


V

L’unité chimique des êtres vivans n’est pas douteuse. On peut résumer l’œuvre de la chimie physiologique depuis trois quarts de siècle en disant qu’elle a établi la très grande analogie de composition de leur substance fondamentale. Cette identité essentielle de composition des corps organisés est le meilleur soutien de la conception d’un fonds vital universel. Historiquement, elle en a, d’ailleurs, fourni la première expression.

n y a donc une matière vivante : Buffon l’a déclaré le premier ; mais il s’en faisait une idée fausse, il croyait à une sorte de « corps simple » dépositaire d’un rudiment de vie, exclusif aux animaux et aux plantes. Ce n’est pas cela : ce n’est pas davantage un principe immédiat, une substance chimiquement définie : c’est un complexe, caractérisé à la fois par un arrangement physique colloïdal encore inconnu et par un mélange en proportions variables de certaines matières protéiques : c’est une sorte de constellation dont l’analyse chimique ne sait recueillir que les débris.

Cette matière vivante, nommée protoplasme par la plupart des anatomistes, peut être considérée, dans une première approximation, comme une substance unique, sans forme dominante, identique dans les animaux et dans les plantes ; c’est en elle que s’incarne la vie dans ce qu’elle a de simple, d’universel et de permanent, la vie à l’état de nudité, dépouillée de tout attribut accessoire. Huxley en faisait « la base physique de la vie. » Les organismes vivans, « leurs divers rouages, les cellules, nous représentent seulement des moulages différens de cette matière unique[2]. — Jetée dans différens moules, entourée d’une enveloppe, munie d’un noyau, la matière protoplasmique constitue la base de toute organisation animale ou végétale. »

Il ne faut voir dans ces formules de Claude Bernard qu’une première approximation de la vérité réelle. Le protoplasme n’est point, en effet, une substance unique, mais une catégorie de substances qui peuvent être distinguées et sériées et qui se caractérisent précisément par leur instabilité. Il n’y a point un seul protoplasme ; il y en a une infinité, autant qu’il y a d’individus distincts et, peut-être, de parties distinctes dans l’individu. Mais cette variété ne repose certainement que sur des différences extrêmement faibles. Tous ces protoplasmes ont une composition très analogue. Et en négligeant les minimes variations individuelles, spécifiques, génériques et ordinales il est permis de parler « au singulier » du protoplasme et de la matière vivante. La ressemblance chimique fondamentale de tous les protoplasmes est certaine, et c’est ce qui autorise à décrire leur composition typique qui se ramène à un mélange de matières protéiques à noyau hexonique ou de polypeptides. M. Le Dantec a insisté avec raison sur la diversité des protoplasmes. Suivant ce biologiste, le protoplasme serait, en effet, individuel. Pour parler comme lui, il faudrait dire que la substance chimique de Pierre est non seulement de la « substance d’homme, » mais, en tous lieux du corps, dans toutes ses cellules constituantes, l’exclusif protoplasma de Pierre, différent de celui de Paul.

Si l’on pousse les choses à ce degré, si l’on ferme les yeux aux analogies pour ne s’attacher qu’aux différences, si l’on se refuse à abstraire et à généraliser, on se trouvera donc conduit à admettre une variété dans les protoplasmes, c’est-à-dire dans la matière vivante, qui correspondra à la variété dans les formes vivantes. Et ainsi, s’évanouirait, sur ce terrain spécial, l’opposition ou le contraste que nous ne cessons de signaler depuis le début de cette étude entre l’unité du fonds vital et la multiplicité des formes vivantes.

Mais ce serait un abus de raisonner de cette façon. L’œuvre de la science consiste à abstraire le détail. Et M. Le Dantec lui-même pour arriver à la notion du protoplasme individuel a dû opérer une abstraction de ce genre : il a négligé la diversité des protoplasmes des divers organes.

L’expérience, d’ailleurs, a prononcé sur ce point. On a comparé les protoplasmes d’êtres très inférieurs, d’organismes monocellulaires de champignons myxomycètes (æthalium), de globules de levure aux protoplasmes de cellules libres (leucocytes) d’animaux très élevés tels que les mammifères. La nature des composans protéiques libérés par la désagrégation du protoplasme a été trouvée la même dans les deux cas par Reinke et Rodewald. On y a reconnu également les mêmes hydrates de carbone, les mêmes graisses, les mêmes sels minéraux, les mêmes fermens. On a cependant trouvé une différence : mais elle est d’ordre secondaire. Elle porte non sur la nature des substances, mais sur leur nombre. En passant de la cellule œuf à l’organisme adulte, ou de l’organisme inférieur à un organisme plus élevé le nombre des substances protéiques augmente par suite de modifications dans les rapports quantitatifs de composés chimiques d’ailleurs identiques.

En résumé, la variation du fonds vital est minime par rapport à celle des formes ; et, si l’on est transformiste, on dira que l’évolution du protoplasma est lente en regard de celle des espèces. Mais on ne peut douter qu’il y ait eu évolution progressive, si traînante qu’elle ait été, et une véritable adaptation du protoplasma aux contingences extérieures, depuis le temps où le premier protozoaire est apparu au sein des mers.


La fixité du fonds vital a été déduite encore d’un autre ordre de considérations relatives à la composition de ce que l’on a appelé plus’ ou moins exactement le « milieu vital. » Ce serait un nouveau chapitre qu’il faudrait ajouter à cette étude. Nous ne nous refusons point à le faire. Mais ce n’est pas ici le lieu. Il s’agit, en effet, de doctrines trop controversées, d’interprétations trop combattues, pour qu’il y ait intérêt à les développer devant le grand public. Il suffit d’avoir rappelé aujourd’hui que la question de la fixité du fonds vital a été portée depuis bien longtemps devant les physiologistes et les naturalistes, et cela par des voies fort différentes de celles par lesquelles on l’y ramène aujourd’hui.


A. DASTRE.

  1. Revue physiologique, mars 1879, p. 299.
  2. Ce sont les phrases textuelles dans lesquelles se traduisait la pensée de Claude Bernard. Revue philosophique de 1879, p. 305 et 407.