Revue scientifique - La Science et la découverte des pôles

Revue scientifique - La Science et la découverte des pôles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 697-708).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA SCIENCE ET LA DÉCOUVERTE DES PÔLES

La découverte triomphale du pôle Sud par Roald Amundsen, qui est comme le couronnement des cinq siècles d’efforts que l’humanité a dépensés pour la conquête des pôles, comme aussi la mort héroïque et navrante du capitaine Scott et de ses compagnons, ont remis sur le tapis métaphorique de l’actualité toutes les questions qui se rattachent aux régions polaires. Le moment paraît venu de dresser le bilan des exploits magnifiques qui ont été réalisés depuis quelque temps dans ce domaine, d’en dégager les tendances, l’importance scientifique et l’utilité. Rien ne saurait mieux nous faire admirer ce que peut l’intelligence humaine lorsqu’elle est servie par une volonté audacieuse et des muscles d’acier.

Mais tout d’abord, qu’est-ce que les pôles ? Le Dictionnaire de l’Académie, dans sa dernière édition, nous apprend que « les pôles sont les extrémités de l’axe immobile du globe terrestre. » Voilà un article du Dictionnaire qui aura besoin d’un sérieux remaniement lorsque les temps seront révolus où le travail de révision aura amené les académiciens à la lettre P. Que dire en effet de l’c immobilité » d’un objet qui se déplace autour du Soleil avec une vitesse de plus de 100 000 kilomètres à l’heure ? Et nous ne parlons même pas de la vitesse supplémentaire que lui donne la translation rapide du Soleil dans l’espace. Ce que le Dictionnaire a voulu dire sans doute, c’est que l’axe de rotation de la Terre est immobile par rapport à l’ensemble du globe. Mais cela même n’est pas tout à fait exact, comme nous le verrons tout à l’heure, et la définition rigoureuse devrait être à peu près ceci : les pôles sont les deux points où l’axe instantané de rotation du globe coupe la surface terrestre.

Il n’y a pas encore bien longtemps, — car qu’est-ce que quelques siècles dans la vie d’une planète ? — on s’imaginait que l’axe terrestre était un objet réel sur lequel la terre était montée, à peu près comme le sont, sur la manivelle qui les fait marcher, les rôtissoires dans lesquelles les petits épiciers de Montrouge,... et d’ailleurs, torréfient leur café. L’aspect étrange que devait avoir la Terre au point où la traversait ce « grand essieu » a fait travailler jadis bien des imaginations, et nous trouvons encore des traces de cette préoccupation dans Cyrano de Bergerac. Depuis que l’on sait que l’axe de la Terre n’est qu’une ligne idéale et immatérielle, les pôles n’ont pas perdu pour cela de leur attrait scientifique, le lieu qu’ils marquent n’en est pas moins plein de singularités. Au pôle, par exemple, il n’y a pas d’heure, ou plutôt il est midi toute la journée, puisque tous les méridiens convergent en ce point et, de quelque côté qu’il soit, le Soleil est toujours au méridien. Aussi la difficulté de régler leur montre a dû être une des plus remarquables qu’aient rencontrées ceux qui ont atteint les pôles. Autre chose et qui provient de la même cause : il. n’y a pas là-bas de points cardinaux. Dans toutes les directions, Amundsen ne voyait que le septentrion, et s’il a eu le loisir de s’abandonner en un tel lieu aux réminiscences, il a pu s’écrier en toute vérité, et de quelque côté qu’il regardât le ciel : « C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière. »

Mais ce sont là de petites curiosités, qu’il n’était point besoin d’aller vérifier par des explorations périlleuses, car n’importe quel astronome eût pu les annoncer à coup sûr du fond de son cabinet. Aussi bien sont-ce d’autres problèmes, et moins faciles à résoudre au coin du feu, qui ont stimulé l’audace des explorateurs polaires, et leur ont permis de faire œuvre utile pour la science.



L’ORIGINE ET LES PREMIERES PHASES DES EXPLORATIONS POLAIRES

L’histoire des expéditions polaires nous enseigne que, par un contraste étrange, elles ont reçu d’abord leur impulsion uniquement de considérations politiques et commerciales, tandis que si on envisage leurs résultats, d’ailleurs si importans pour le savoir, il n’est sans doute guère d’entreprises qui aient été aussi peu fructueuses qu’elles, au point de vue strictement utilitaire et pratique.

Mais avant de jeter un coup d’œil d’ensemble sur cette histoire, on nous permettra, pour la clarté de l’exposé, de rappeler quelques données indispensables sur la situation exacte et les abords des régions polaires.

La première chose qui frappe l’attention lorsqu’on examine la carte d’ensemble de la Terre est la prédominance des masses continentales dans l’hémisphère Nord et la haute latitude jusqu’à laquelle elles s’avancent dans cet hémisphère. Au contraire, dans l’hémisphère austral, les continens s’achèvent non loin de l’équateur en pointes effilées qui vont se perdre dans la masse énorme de l’Océan antarctique. Le continent africain, à son extrémité la plus méridionale, n’est qu’à 35 degrés à peine de l’équateur (c’est-à-dire un peu plus du tiers de la distance qui sépare celui-ci du pôle). C’est à peu près la latitude qu’a dans l’autre hémisphère le Sud-Algérien. La Tasmanie, qui peut être regardée comme le prolongement le plus méridional de l’ancien continent, ne s’avance qu’à moins de ii degrés de l’équateur (moins de la moitié de la distance de l’équateur au pôle, qui est, comme on sait, divisée en 90 degrés). Dans l’hémisphère Nord, Paris est déjà à une latitude de plusieurs degrés supérieure à celle-ci. L’Amérique du Sud enfin, qui de beaucoup a les prolongemens les plus méridionaux, s’avance, au cap Horn, jusqu’au 56e degré de latitude. Cela correspond à la latitude boréale d’Edimbourg et de Copenhague et est très inférieur à celle de Saint-Pétersbourg et d’une très grande partie de l’Amérique du Nord, de l’Europe et de l’Asie. Celle-ci en effet s’avance en Sibérie jusqu’à plus de 75 degrés vers le Nord.

Habitant des terres beaucoup plus voisines du pôle arctique que de l’autre, il était naturel que les hommes civilisés se préoccupassent davantage, et pendant longtemps, du premier que du second. C’est ce qui est arrivé, et nous voyons, dès le VIIIe siècle, les découvertes se succéder dans la calotte polaire arctique, tandis qu’on ne sut rien et ne chercha à rien savoir avant le XIXe siècle de ce qu’il y avait à l’autre extrémité du monde.

Dès le VIIIe siècle en effet, les navigateurs normands se lancèrent bravement vers le Nord, loin des côtes que les marins des autres nations ne pouvaient se résoudre à quitter, et découvraient l’Islande, puis le Groenland. Ils y découvrirent aussi les banquises, dont nous examinerons dans le cours de cette étude la curieuse formation et la nature ; et une vieille chronique normande du XIIIe siècle signalée par Nansen, le Kongespiel (le Miroir des Rois), renferme déjà une description fort exacte des splendides horreurs de l’immense nappe glacée du Nord.

Mais il faut arriver au XIVe siècle pour trouver les premières expéditions arctiques organisées systématiquement en vue d’un but bien déterminé : les grandes nations maritimes cherchaient alors avec ardeur de nouvelles routes commerciales vers les Indes et l’Extrême-Orient, et on sait que c’est précisément cette recherche qui amena, contre toute attente, la découverte de l’Amérique par Colomb. Le même objectif devait avoir pour résultat les premières explorations du bassin polaire. On croyait en effet, sur la foi de vieilles cartes inexactes, qu’il serait assez aisé de parvenir avec des vaisseaux d’Europe en Extrême-Orient, en contournant par le Nord soit l’Asie, soit l’Amérique. En 1546, et dans l’intention de découvrir une route commerciale qui, par le Nord-Est, c’est-à-dire par-dessus l’Asie, allât aux Indes, et restât inconnue des nations rivales de l’Angleterre, le roi Henri VIII confia une mission à Sébastien Cabot. Celui-ci, qui avait acquis une grande renommée en découvrant quelques années avant la côte du Labrador, ne dirigea point lui-même l’expédition qu’il organisa et la confia à Willoughby.

C’est ainsi que fut cherché pour la première fois le célèbre passage du Nord-Est, qui ne devait être découvert définitivement que de nos jours par Nordenskjold. Willoughby échoua d’ailleurs lamentablement dans sa tentative et périt en Laponie.

Trente ans après, une nouvelle tentative, cette fois par le Nord-Ouest, est faite sur l’ordre de la reine Elisabeth par Martin Frobisher qui découvre l’entrée de la mer de Baffin. Le passage du Nord-Ouest ne devait être, lui aussi, découvert qu’il y a quelques années par Amundsen, dont c’est le premier titre de gloire et non le moindre.

Il est assez remarquable, on le constate immédiatement sur les cartes, que le passage du Nord-Est et celui du Nord-Ouest ont à peu près la même longueur pour un navigateur partant d’Europe. Le détroit de Behring, qui sépare l’Asie de l’Amérique et auquel aboutissent les deux passages, est en effet à peu près à 180° de longitude des côtes de la Norvège, c’est-à-dire qu’il est à peu près à l’autre extrémité d’un diamètre passant par le pôle et qui part de ce pays. A droite de ce diamètre, nous trouvons, en partant d’Europe, d’abord l’archipel du Spitzberg, puis ceux de la Nouvelle-Zemble et de la Terre François-Joseph, puis l’immense côte septentrionale de la Sibérie. A droite au contraire, et leur faisant face, nous trouvons d’abord la masse énorme du Groenland, puis, séparé de lui par ce vaste défilé marin, qui s’appelle successivement en allant vers le Nord : détroit de Davis, baie de Baffin et détroit de Smith, nous trouvons le vaste archipel qui s’étend au Nord de l’Amérique, dédale désolé d’îles et de détroits, dont chacun a ses héros et ses martyrs, et nous arrivons enfin à la côte Nord de l’Alaska qui, en face du Kamtchatka sibérien, borne le détroit de Behring.

On voudra bien nous pardonner dans sa sécheresse cette brève nomenclature ; mais elle est indispensable pour comprendre à peu près les routes variées qu’ont employées ou recherchées dans leurs tentatives les explorateurs arctiques.

En 1594, au service de la Hollande qui veut elle aussi avoir par le Nord sa route commerciale vers les Indes, comme sa grande rivale britannique, Barentz reprend la tentative de Willoughby, découvre la Nouvelle-Zemble, puis le Spitzberg, mais finit par mourir misérablement. ;

Le match (si on veut bien me permettre ce vocable anglo-saxon), le match anglo-hollandais continue avec Hudson. Celui-ci, en 1607, a l’idée magnifiquement audacieuse qu’au lieu de chercher le détroit qui sépare l’Amérique de l’Asie en contournant l’un ou l’autre de ces continens, il serait plus simple d’y aller directement par le pôle. Il pique droit au Nord, atteint 81° de latitude dans la région du Spitzberg, et peu après découvre au Nord de l’Amérique le détroit qui porte son nom et sépare l’archipel arctique du Labrador, ce prolongement énorme du Canada au Nord-Est. Hudson, comme la plupart de ses prédécesseurs, et beaucoup de ceux qui l’ont imité, meurt loin de sa patrie, assassiné, dit-on, par son équipage révolté.

Avec Baffin, autre marin anglais qui, en 1616, parcourt la mer qui porte son nom et découvre le détroit de Smith, se termine ce que j’appellerai la « période commerciale » des expéditions polaires.

Des préoccupations utilitaires, des rivalités politiques et commerciales, et surtout la recherche d’une route vers les Indes avaient été jusque-là le ressort exclusif des efforts réalisés. Et pourtant, si on met à part la découverte faite par Hudson, dans les mers de l’archipel nord-américain et près du Spitzberg, d’un grand nombre de baleines et de morses, découverte qui amena dans ces parages, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les pêcheurs, surtout les Hollandais, par centaine de milliers ; si l’on fait, dis-je, cette exception, il faut reconnaître que les explorations polaires n’avaient eu jusque-là aucun résultat commercialement « utile » et qu’en particulier elles avaient complètement failli à leur objet principal.

Là sans doute est la cause du temps d’arrêt que, pendant deux siècles et jusqu’au premier tiers du XIXe subit l’exploration des régions arctiques.

Comme l’a remarqué fort judicieusement M. Puiseux, la renaissance des expéditions arctiques vers 1820 est due, sans doute, aux études relatives au magnétisme terrestre qui sont alors remises en honneur par deux grands Allemands, Gauss et Humboldt. On commence dès lors à se rendre compte que ces expéditions, si elles sont peu fructueuses pour la bourse de ceux qui les entreprennent, peuvent avoir un grand intérêt pour la science.

Mais, avant d’aborder cette phase décisive et triomphale du problème polaire, je crois indispensable d’exposer brièvement à mes lecteurs ce qu’est le magnétisme terrestre, ce que sont ces pôles magnétiques dont la découverte a suscité presque autant d’efforts que celle des pôles géographiques de la planète, et je voudrais leur indiquer aussi combien est simple en théorie et difficile en pratique la solution d’une question qui fut bruyamment discutée naguère, lors de la controverse épique du commodore Peary et de Tartarin-Cook, et qui est d’une importance capitale pour les explorateurs : comment peut-on savoir si on est au pôle ou bien à quelle distance on s’en trouve ?


L’AIMANT TERRESTRE ET SES PÔLES

Si nous prenons une aiguille aimantée (que l’on peut obtenir facilement en frottant un léger barreau d’acier avec certains échantillons d’oxyde de fer naturel appelés aimans naturels) et que nous la suspendions librement pai-son centre de gravité à un fil de soie, à Paris par exemple, nous voyons que l’aiguille s’oriente à peu près du Nord au Sud, et d’autre part de telle façon qu’elle fait un angle notable avec l’horizontale et que son extrémité Nord pique vers le sol. Cet angle de l’aiguille avec l’horizon est ce qu’on appelle V inclinaison, et prouve que le pôle magnétique hypothétique du globe se trouve sous la surface de la terre.

Nous pouvons, en suspendant l’aiguille, non plus par son centre de gravité, mais de telle sorte que son extrémité Nord soit plus légère que l’autre, l’amener à être horizontale. C’est ainsi que sont faites les petites boussoles que l’on trouve dans tous les bazars et qui tournent sur un pivot d’agate : la partie de la boussole qui se dirige vers le Sud est notablement plus lourde que l’autre, de façon à contre-balancer l’effet de la force magnétique de la terre qui tendait à incliner la seconde vers le sol. Une pareille boussole ne se dirige pas exactement suivant la direction Nord-Sud, mais fait avec cette direction, qui est celle du méridien géographique, un certain angle qu’on appelle la déclinaison[1] qui à Paris est d’environ 15 degrés et telle que l’extrémité Nord de la boussole y est dirigée vers l’Ouest. Cela seul suffit à prouver que le pôle magnétique Nord de la terre ne coïncide pas avec le pôle géographique, mais se trouve à l’Ouest de celui-ci pour un observateur placé en France. Quant à l’inclinaison, elle est à Paris d’environ 65 degrés, c’est-à-dire qu’une aiguille aimantée librement suspendue y prend une direction beaucoup plus près de la verticale que de l’horizontale.

La boussole qui donne la direction du méridien magnétique ne permet donc à un voyageur de s’orienter à la surface de la terre qu’autant qu’il connaît la valeur de la déclinaison au lieu où il se trouve. Or celle-ci est extrêmement différente aux divers lieux du globe. Par exemple, tandis qu’elle est actuellement en France d’une quinzaine de degrés et occidentale, elle est presque nulle dans l’Est de l’Europe et orientale dans presque toute l’Asie (c’est-à-dire que l’extrémité Nord de la boussole y est tournée un peu vers l’Est). Dans l’Amérique du Nord elle est orientale à l’Ouest du pays, occidentale à l’Est, avec une ligne intermédiaire le long de laquelle la boussole est exactement dirigée du Sud au Nord.

Comme les navigateurs, les voyageurs de toutes sortes et les arpenteurs ne peuvent déterminer très fréquemment leur orientation par les observations astronomiques, soit à cause du mauvais état du ciel, soit à cause de la perte de temps que cela entraîne ou des instrumens encombrans que cela exige ; comme par suite la boussole est devenue leur auxiliaire indispensable, il a fallu, pour qu’on pût s’en servir partout, déterminer en tous les lieux du globe la valeur de la déclinaison. Et c’est ainsi que l’établissement des cartes magnétiques a été depuis longtemps une des œuvres les plus immédiatement utiles de la science, et que, par ricochet, il eut une grande influence sur les explorations polaires, car la découverte du pôle magnétique, du point où convergent tous les méridiens magnétiques et où l’aimant suspendu par son centre de gravité est exactement vertical, avait une importance bien faite pour stimuler les efforts.

Malheureusement, le pôle magnétique est loin d’être un point fixe comme l’expérience l’a démontré. Lorsque lord Ross le découvrit en 1833 dans l’archipel arctique américain (on avait pu prévoir d’avance qu’il se trouvait au Nord de l’Amérique d’après la direction des méridiens magnétiques), il était par environ 70° de latitude Nord (c’est-à-dire à plus de 2 000 kilomètres du pôle géographique) et 98° de longitude Ouest de Greenwich. Lorsque Amundsen le redécouvrit en 1905 il s’était déplacé de plusieurs dizaines de kilomètres. On pouvait le prévoir a priori, car on a remarqué depuis longtemps qu’en chaque lieu la déclinaison varie d’une façon continue d’une année à l’autre. Par suite, la direction des méridiens magnétiques change continuellement, et la situation du point de convergence de ces méridiens, qui est le pôle magnétique, doit faire de même. Il en résulte que l’établissement des cartes magnétiques ne fournit pas comme celle des cartes géographiques des documens très longtemps utilisables. Il faut les recommencer sans cesse, après en avoir redéterminé les élémens par des expéditions souvent pénibles, et auxquelles la Carnegie Institution des États-Unis consacre actuellement une bonne partie de ses immenses ressources.

Pour donner une idée de ces déplacemens séculaires de la déclinaison, rappelons seulement qu’à Paris elle était en 1580 de 10° à l’Est, en 1664 elle était nulle et en 1809 de 22° à l’Ouest. Cette variation paraît obéir à une périodicité d’environ deux mille ans sur la cause de laquelle on n’est pas encore très bien fixé.

Nous en reparlerons prochainement à propos d’autres variations singulières que présente la boussole, et qui lui donnent chaque jour une très légère oscillation parallèle au mouvement du soleil, et aussi à propos de ces frémissemens parfois très intenses qu’elle éprouve lorsqu’il y a des aurores boréales, et qui coïncident d’une manière étonnante avec les perturbations de la surface solaire. Nous dirons comment la science explique aujourd’hui cette sympathie mystérieuse qui lie, comme je ne sais par quel fil invisible, les mouvemens de nos aiguilles aimantées à ceux qui, à 150 millions de kilomètres de nous, bouleversent les nuages ardens de la photosphère. Nous dirons aussi de quelle manière on a découvert récemment que les cyclones de l’atmosphère solaire se comportent comme de gigantesques aimans et comment ils modifient la nature même de la lumière de l’astre radieux.

Pour aujourd’hui, il nous suffira d’avoir indiqué pourquoi l’étude du magnétisme terrestre est puissamment liée aux recherches des explorateurs polaires, et pourquoi ceux-ci y ont puisé de nouvelles sources d’enthousiasme.


COMMENT SAVOIR SI ON EST AU PÔLE

Quand l’explorateur a, en un lieu, déterminé astronomiquement la direction du méridien géographique, et qu’il en a déduit la déclinaison de sa boussole, celle-ci peut lui servir à s’orienter pendant longtemps lorsqu’il poursuit sa route. Mais elle ne lui fournit aucune indication sur le chemin parcouru, ni sur celui qui encore le sépare du but. Il n’y a pour cela qu’un moyen, c’est l’observation des astres.

Chacun sait que les étoiles paraissent fixées invariablement sur une sphère fictive qui fait un tour complet de la terre en vingt-quatre heures sidérales (lesquelles sont d’environ quatre minutes plus courtes que les vingt-quatre heures de temps solaire moyen utilisées dans la vie civile). Pour un observateur situé exactement à l’équateur, les étoiles décrivent durant la nuit des trajectoires exactement parallèles entre elles et perpendiculaires à l’horizon, c’est-à-dire verticales. Au pôle au contraire les étoiles ne se lèvent ni ne se couchent : elles décrivent autour du pôle céleste (tout près duquel se trouve dans notre hémisphère l’Étoile Polaire) des cercles parallèles à l’horizon, et chacune reste constamment à la même hauteur au-dessus de lui. Si l’on n’est pas au pôle, ces cercles sont inclinés sur l’horizon d’un certain angle dont chaque degré correspond à une distance du pôle égale à environ 111 kilomètres.

Cela résulte immédiatement de ce que les 90 degrés qui séparent le pôle de l’équateur sont égaux à la surface de la terre à 10 000 kilomètres. On sait en effet que le mètre a été défini par la Convention comme étant la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre. A vrai dire, la valeur kilométrique du degré de latitude n’est pas rigoureusement la même près du pôle ou de l’équateur parce que la terre n’est pas sphérique rigoureusement, mais un peu aplatie. Cet aplatissement fait que le rayon polaire du globe est d’environ 22 kilomètres plus petit que le rayon équatorial (lequel égale 6 378 kilomètres) et il a pour effet qu’une différence d’un degré de latitude correspond à environ 110km, 560 à l’équateur, 111km, 230 sur le parallèle de Paris Cft 111km, 700 au pôle. Mais, dans la pratique, on a le moyen de tenir compte facilement de ces différences.

L’explorateur a donc à déterminer, pour savoir sa distance au pôle., l’inclinaison sur l’horizon de la trajectoire nocturne d’une étoile, que ses instrumens portatifs, sextant ou théodolite, lui donnent facilement.

Cette solution idéale a été malheureusement impraticable pour les conquérans des deux pôles, pour Amundsen comme pour Peary. Ils ont dû choisir, en effet, pour y arriver, l’époque où la température y est la moins basse, en se laissant le temps d’effectuer leur retour avant que ne commence la terrible nuit polaire qui dure, comme on sait, six mois et succède à un jour de six mois. Le seul astre qu’ils aient pu observer a donc été le soleil. Or, au pôle, le soleil est toujours peu élevé sur l’horizon, et cela rend, comme nous allons voir, beaucoup plus difficiles et moins précises les observations à cause des curieux effets de la réfraction de notre atmosphère.

Chacun a remarqué, en observant un coucher de soleil du haut d’une colline, que près de l’horizon le disque héliaque paraît s’aplatir, et semble, avec les teintes orangées que lui donne le couchant, une gigantesque mandarine posée sous la cloche transparente du ciel. C’est que les rayons solaires traversent alors notre atmosphère sous sa plus grande épaisseur, et elle les dévie comme ferait une lentille de verre, de telle sorte que le soleil parait plus haut qu’il n’est en réalité, cet effet étant naturellement plus prononcé pour le bord inférieur, d’où résulte l’apparence aplatie du disque. Résultat : le soleil se lève en réalité plus tôt et se couche plus tard qu’il ne ferait si la Terre n’avait pas d’atmosphère. La durée du jour s’en trouve allongée d’environ un quart d’heure en moyenne sous nos latitudes et bien plus encore quand ou s’approche des pôles, car la trajectoire diurne du soleil y est bien plus oblique sur l’horizon. Et cela explique que, dans certaines circonstances atmosphériques où la réfraction, par suite de hautes pressions barométriques, était exceptionnellement forte, des baleiniers aient pu voir à la Nouvelle-Zemble le soleil se lever certaines années quinze jours plus tôt que d’autres.

La réfraction modifie donc de quantités variables et souvent très importantes la hauteur réelle du soleil sur Thorizon. C’est pourquoi les explorateurs polaires ne peuvent pas repérer exactement leur position. Le 12 avril 1909, jour où, d’après son récit, Peary parvint près du pôle Nord, le soleil n’était pour lui qu’à 12 degrés au-dessus de l’horizon, et par suite nous estimons qu’il n’a guère pu déterminer la position du pôle à moins de quelques kilomètres près, et sans doute à moins de 10 kilomètres. Les conditions ont été bien meilleures pour Roald Amundsen, d’abord parce que le pôle Sud est sur un plateau de plus de 3 000 mètres de haut où la pression atmosphérique et par suite la réfraction sont très diminuées ; ensuite, parce qu’Amundsen a atteint son but le 15 décembre 1911, tout près du solstice. Ce jour-là, au pôle Sud, le soleil était à environ 23 degrés au-dessus de l’horizon ; c’est à peu près la hauteur qu’il a à Paris à midi vers la fin du mois de janvier. Il était donc probable a priori, — et l’auteur de ces lignes l’a annoncé avant que ne fût connu le carnet d’observations d’Amundsen, — que celui-ci avait pu fixer la place exacte du pôle Sud à quelques centaines de mètres près. Effectivement, le calcul définitif des observations d’Amundsen, fait à son retour en Norvège, a fixé à 2 700 mètres environ la distance qui séparait du pôle le point où le hardi Norvégien planta le drapeau de son pays et qu’il appela Polheim. D’autre part, les observations faites par Scott, et qu’on vient de retrouver sur le cadavre du malheureux officier, fixent à 900 mètres seulement du pôle la position de Polheim. L’ordre de grandeur de ce faible écart est bien conforme à la précision qu’on pouvait prévoir.


LES DEPLACEMENS DES PÔLES

Une précision supérieure eût d’ailleurs été illusoire, pour la bonne raison que les points où l’axe instantané de la rotation terrestre rencontre la surface du globe ne sont pas rigoureusement fixes, mais oscillent périodiquement autour d’une position moyenne.

Cette découverte a été faite par les astronomes, sans qu’il leur fût besoin pour cela d’expéditions hasardeuses, dans les zones tempérées, à l’aide d’observations d’une prodigieuse délicatesse exécutées dans les régions tempérées du globe. Ces recherches se rattachent, comme nous allons l’indiquer d’un mot, aux spéculations les plus subtiles sur la constitution même de l’intérieur de la Terre.

A l’aide des puissantes lunettes méridiennes des observatoires modernes, on peut aujourd’hui déterminer par les observations des étoiles la latitude, c’est-à-dire la distance au pôle de rotation, à quelques mètres près. Or, il y a quelques années déjà, on avait remarqué dans plusieurs observatoires et notamment à celui de Berlin, que la latitude ainsi mesurée n’était pas constante, mais subissait de mois en mois une fluctuation d’environ une dizaine de mètres, tantôt augmentant, tantôt diminuant. S’il s’agissait là réellement d’un déplacement du pôle, il était évident que, pour une station située sur le même parallèle que Berlin, mais à 180° de longitude, c’est-à-dire exactement de l’autre côté du globe, les déplacemens observés devraient être inverses, c’est-à-dire que la latitude devrait y augmenter lorsqu’elle diminue à Berlin et réciproquement, puisque le pôle, s’il se rapproche de l’une des stations, s’éloigne en même temps de l’autre. Pour vérifier cela, l’Association géodésique internationale a fondé six observatoires situés tous à peu près sur le même parallèle, répartis autour du globe et munis des mêmes instrumens. Le succès le plus complet a couronné cette entreprise : on a constaté par exemple qu’à Honolulu, qui est à 180° de longitude de Berlin, les fluctuations de la latitude sont exactement l’inverse en direction de ce qu’elles sont à Berlin et y ont la même amplitude. C’est ainsi qu’avant même d’avoir atteint les pôles, avant qu’aucune créature vivante les ait vus, les hommes, grâce à cette pure lumière que le calcul projette sur l’invisible, avaient repéré non seulement leurs positions exactes, mais aussi leurs moindres mouvemens fixés à quelques décimètres près. N’est-ce pas admirable ?

Mais ce n’est pas tout : la théorie montre que les fluctuations des pôles ne peuvent être expliquées dans l’hypothèse d’un globe terrestre entièrement solide, et elle apporte ainsi une preuve imprévue de la fluidité interne de la Terre que déjà tendaient à démontrer la géologie et la cosmogonie. D’autre part, on a constaté que ces variations du pôle ont une périodicité égale à 427 jours, c’est-à-dire, à très peu près, à l’une des périodes les mieux marquées des marées océaniques. Cela tend à prouver nettement l’origine commune des deux phénomènes et la plasticité de la masse interne du globe qui obéit comme les mers à l’attraction luni-solaire. Enfin, ces résultats ont permis de calculer que a rigidité moyenne du globe terrestre est voisine de celle de l’acier, résultat auquel on était déjà parvenu par d’autres méthodes complètement différentes.

C’est ainsi que nous lisons (dans les lointaines étoiles, à travers l’immensité du ciel, le mot des énigmes que, sous nos pas, derrière la mince écorce qui arrête nos regards, la Terre voudrait jalousement nous cacher.


Il me reste à montrer maintenant quels ont été les résultats scientifiques les plus importans des expéditions qui nous ont conquis récemment, non plus seulement par la pensée, mais en fait, les deux pôles de la planète.


CHARLES NORDMANN.

  1. C’est à Christophe Colomb que revient l’honneur d’avoir découvert, lors de son glorieux voyage, la déclinaison magnétique, et ses variations avec la latitude.