Revue scientifique - La Poudre

Revue scientifique - La Poudre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 215-226).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA POUDRE

On peut montrer, comme nous l’avons vu, en partant de considérations toutes théoriques et d’ailleurs fort simples, que les substances explosives doivent être composées par l’association de corps combustibles (charbon, soufre ou hydrogène) donnant des produits gazeux, et d’un corps comburant, l’oxygène, celui-ci étant utilisé sous la forme de composés où il entre sous un volume réduit, c’est-à-dire de composés solides. Nous avons vu aussi qu’a priori ceux de ces composés qui sont à rendement oxygéné maximum, et que la nature fournit le plus facilement, sont ceux du chlore et surtout de l’azote.

Telles sont bien les conditions remplies par le plus ancien et le plus longtemps employé des corps explosifs connus, la poudre noire. Mais comme il arrive souvent et même généralement dans l’histoire des découvertes, ce sont uniquement l’empirisme et les tâtonnemens qui ont fait inventer cette poudre, et nullement des considérations spéculatives. C’est un jeu facile après coup de refaire par la théorie toutes les découvertes et de dire : on pouvait les prévoir. En fait, on ne les prévoit guère, car du choc hasardeux des faits et des phénomènes jaillissent plus d’étincelles que de toutes les ratiocinations du monde, et même dans le domaine qui semble le plus soumis à la spéculation, — je parle de la spéculation qui a son siège dans les méninges et non de celle qui trône à la Bourse, — même dans le domaine de la science, le fait est souverain, et la pensée, si vive qu’elle soit, ne peut généralement que se traîner dans son sillage impérieux.

C’est ainsi que la découverte de la poudre n’a résulté que de longs tâtonnemens purement empiriques. Aujourd’hui encore, comme il y a quelques siècles, la poudre noire est composée de soufre, de charbon (corps comburans) et de salpêtre ou azotate de potasse (composé oxygéné de l’azote) ; les proportions que l’expérience a montrées les plus favorables sont : 75 pour 100 de salpêtre, et le reste constitué de parties à peu près égales de soufre et de charbon de bois.

On sait que ces messieurs boches, toujours en mal de conquêtes et d’annexions plus ou moins légitimes, ont depuis longtemps répandu dans le monde la légende que la poudre a été inventée par un des leurs, le moine Barthold Schwartz. Et ma foi, si nous nous étonnions un peu de les voir raconter l’histoire de la chimie sans parler de Lavoisier, exclure Niepce et Daguerre de celle de la photographie, et Pasteur de celle de la microbiologie, beaucoup de gens s’en vont encore répétant sur la foi des in-folio teutons que la poudre a été inventé par Schwartz. C’est si loin de nous, et nous sommes tous portés à croire à l’honnêteté d’un cuistre, pourvu qu’il porte un bonnet de docteur et se réclame de la véracité germanique !

La vérité, c’est que, comme l’a lumineusement montré Berthelot, on rencontre pour la première fois en 1354 le nom de Barthold Schwartz, et qu’à cette époque la poudre était connue depuis un siècle au moins, qu’elle avait été employée antérieurement à cette date, notamment à la défense de Cambrai en 1334 et à Crécy en 1346, et que Pétrarque en parle dans un de ses traités en 1344.

Donc les Boches ne sont point fondés à prétendre qu’ils ont inventé la poudre, et rien ne permet d’attribuer à tel ou tel la découverte de cette substance que de longues générations d’alchimistes ont peu à peu extraite des cornues médiévales.


Jusque vers la fin du XIXe siècle la poudre noire fut maîtresse des champs de bataille. Pendant cinq siècles, c’est elle qui eut l’honneur d’être la principale pourvoyeuse de Thanatos, et c’est à peine si ses succédanés actuels dépassent un peu ses qualités homicides.

C’est d’ailleurs uniquement comme agent propulseur, servant à chasser les projectiles hors des armes à feu que la poudre a été employée d’abord et pendant plusieurs siècles. L’idée de charger les projectiles eux-mêmes de matières explosives est toute moderne. C’est seulement en tant qu’agent propulseur que nous étudierons d’abord la poudre.

A ce point de vue, et si excellente que fût la poudre noire, certains faits prouvaient a priori qu’elle ne réalisait pas la perfection : d’une part en effet elle produisait de la fumée, preuve que sa combustion était incomplète et son rendement imparfait ; d’autre part, certains produits de cette combustion étaient nécessairement solides et non pas gazeux, comme le sulfure de potassium, produit de l’union du soufre avec le potassium du salpêtre et cette substance solide encrassait les bouches à feu et contribuait à diminuer le rendement, On avait remarqué dans le courant du XIXe siècle qu’on atténuait cet inconvénient en diminuant la quantité de soufre, mais cette diminution rendait beaucoup plus difficile l’inflammation de la poudre, et les progrès dans ce sens avaient été forcément limités, malgré l’emploi, au lieu de charbon ordinaire, de charbons roux, résultant de la calcination incomplète de certains bois et qui avaient permis de réaliser des poudres brunes, pauvres en soufre.

Mais tous ces progrès furent éclipsés complètement par l’introduction du coton dans la fabrication des poudres, ou du moins le jour où les découvertes de Vieille permirent de régulariser son usage en toute sécurité.

Le coton représente à l’état pur la substance que les chimistes appellent cellulose parce qu’elle constitue le vêtement des cellules végétales et qu’on retrouve dans le bois, d’une manière générale dans les plantes et dans les principaux produits qui en dérivent : les étoffes et les papiers. La cellulose est un hydrate de carbone, c’est à-dire un carbure d’hydrogène légèrement oxygéné ; elle constitue, comme chacun l’a pu remarquer en enflammant un morceau de coton, un combustible excellent et léger.

Le chimiste bâlois Schönbein avait découvert dès 1846, qu’en traitant le coton par l’acide azotique ou nitrique (auquel on ajoutait de l’acide sulfurique pour absorber l’eau formée dans la réaction, car on sait que l’acide sulfurique est un avide buveur d’eau) on obtenait une substance qu’on appela pyroxyde, fulmicoton, coton-poudre, coton nitré ou nitro-cellulose. Cette substance dans laquelle le combustible cellulose et le comburant acide nitrique étaient associés sous une forme extraordinairement instable avait, comme Schönbein le signala dès le début, la propriété de détoner avec violence sous les influences les plus minimes.

Dès le milieu du XIXe siècle Schönbein lui-même et ses émules songèrent à appliquer le coton-poudre au chargement des armes à feu afin de remplacer la vieille poudre noire. On reconnut en effet bien vite que la puissance dégagée par celle-ci était très inférieure à celle du coton-poudre. Tandis en effet, et pour prendre un exemple, que la pression développée par la poudre noire est, sous une densité de chargement égale à 0,5, d’environ 2 100 kilos, elle est d’environ 1 200 kilos pour le coton-poudre ; sous une densité de chargement égale à 0,9 (c’est-à-dire 9 décigrammes de substance par centimètre cube) la pression développée par la poudre noire est, de 5 100 kilos et de 38 000 kilos (plus de sept fois supérieure) pour le coton-poudre. Malheureusement, la pression développée par celui-ci l’est dans un temps très court ; il s’ensuit que ses effets brisans sont énormes, ce qui en ferait, d’après ce que nous avons vu, une poudre propulsive et fusante très imparfaite et de nature à détériorer rapidement les armes à feu. En outre, le coton-poudre, — à l’encontre de la poudre noire qui a une parfaite stabilité, — est déplorablement instable et capricieux ; sous les influences les plus diverses et les plus légères, il se décompose, le frisson de l’onde explosive l’ébranlé soudain, et ce sont alors des accidens terribles et contre lesquels aucune précaution n’est vraiment efficace avec cette terrible et fantasque substance.

Aussi, lors des essais poursuivis dans presque tous les pays civilisés afin de substituer le coton-poudre à la poudre noire, les catastrophes furent, pendant de longues années, si répétées et si terribles (la plus affreuse en France détruisit complètement en 1848 la poudrerie du Bonchet) que la plupart des gouvernemens renoncèrent complètement à son emploi. Dès lors, le coton-poudre ne fut plus destiné qu’à être employé, après avoir été légèrement humidifié, comme explosif brisant dans le chargement des mines marines et des torpilles, et il rend encore dans ce domaine les plus grands services.


La poudre noire paraissait définitivement triompher de sa cotonneuse concurrente lorsque les travaux de l’illustre chimiste français Vieille donnèrent à la question un tour nouveau que rien ne laissait prévoir.

Lorsqu’on traite le coton par l’acide nitrique suivant l’exemple de Schönbein, on n’obtient pas en réalité un seul type parfaitement défini de coton-poudre, mais un produit plus ou moins nitré, suivant que le traitement a été poussé plus ou moins loin. Le coton-poudre le moins nitré, le moins pénétré d’acide azotique peut être dissous dans un mélange d’alcool et d’éther en formant le collodion, si cher aux photographes et aux médecins[1]. Le coton-poudre le plus nitré et qui est aussi le plus puissant, au point de vue des effets balistiques, est au contraire insoluble dans le mélange alcool-éther. Si pourtant on fait macérer dans du collodion le coton-poudre le plus azoté, celui-ci sans se dissoudre s’émulsionnera en quelque sorte dans la liqueur, s’y désagrégera en parcelles impalpables, formera avec le collodion une sorte de masse gélatineuse, en un mot un colloïde (je renvoie mes lecteurs à la définition que j’ai donnée naguère de ce mot ou plutôt de cette chose). Si on laisse alors évaporer l’excédent d’alcool et d’éther de cette solution colloïdale, on obtient une sorte de pâte consistante et plastique que l’on peut triturer, comprimer, tréfiler et qu’on amène dans une sorte de filière d’où elle sort sous forme de ruban qu’on met à sécher et qui est constitué par une sorte de corne élastique, homogène et flexible. C’est la matière première de la poudre sans fumée.

Le mérite éminent de M. Vieille, — qui nous a donné pendant plusieurs années une supériorité dans la balistique, bientôt imitée comme il arrive toujours en ces matières par les autres nations, — son titre impérissable est d’avoir précisé cette gélatinisation du coton-poudre et d’avoir aperçu et montré scientifiquement tous les avantages qu’on en pouvait tirer et que nous allons examiner maintenant.

Bien que la matière gélatinée obtenue par la dissolution du coton-poudre ultra-nitré dans le collodion dérive essentiellement et en quelque sorte doublement du coton-poudre lui-même, elle en diffère pourtant du tout au tout. Pour simplifier, nous appellerons cette substance la poudre B du nom qui lui fut donné d’abord en l’honneur, dit-on, de l’initiale du général Boulanger, qui était ministre de la Guerre lorsque M. Vieille fit ses célèbres expériences. Tout d’abord, et ceci est fondamental, la poudre B, à l’encontre du coton-poudre, est incapable de détoner sous quelque influence que ce soit. Qu’on l’enflamme, qu’on la frappe, qu’on lui fasse subir le choc extraordinairement brusque du fulminate de mercure, elle brûle, elle fuse, mais ne détone jamais. Elle n’est jamais brisante comme le coton-poudre et peut donc, à cet égard, être employée sans crainte d’accidens comme poudre propulsive ; et sa fabrication ne risque pas de voir se produire les explosions soudaines que déchaîna trop souvent celle du coton-poudre

Si nous comparons maintenant la poudre B à la vieille poudre noire, deux points retiennent notre attention : d’une part la poudre B est, comme le coton-poudre lui-même, très inférieure à la poudre noire au point de vue de la stabilité. Au bout d’un certain temps, et sous des influences encore imparfaitement définies, la poudre B s’altère, une sorte de maladie l’envahit et sa température s’élève donc peu à peu jusqu’à ce qu’elle fuse. Mais jamais même alors, — et cela ne se produit guère que plusieurs années après la fabrication, — elle ne détone et n’explose. Si des catastrophes atroces, comme celle du Liberté, ont été causées naguère par la décomposition de la poudre B, ce n’est pas cette poudre elle-même qui en a été l’agent efficient, car elle avait causé seulement un incendie ; malheureusement, lorsque la température due à cet incendie a atteint la limite où la mélinite explose spontanément, celle qui remplissait les obus couchés dans les soutes du navire a explosé inévitablement.

A l’heure qu’il est, aujourd’hui que, par la force même des choses, tous nos stocks anciens de poudre sont depuis longtemps consommés, et que les champs de bataille ne consomment chaque jour et au fur et à mesure de leur sortie, que des poudres fraîchement préparées, nous n’avons plus à craindre d’accidens de ce genre, et la guerre a fait disparaître tous les inconvéniens qui résultaient, en temps de paix, de la longue conservation de nos poudres modernes.

Dans une poudre formée, comme la poudre noire, de grains irréguliers séparés par des solutions de continuité, la combustion est apportée dans toute la masse par les gaz chauds provenant des premières parties brûlés. La pression des gaz produits élève elle-même d’abord la vitesse de cette combustion ; mais il est certain que cette pression et cette vitesse baissent rapidement parce que les grains de poudre ne brûlent que par leur surface et que cette surface diminue au fur et à mesure de la combustion. En conséquence, et comme les expériences de sir Andrew Noble l’ont effectivement démontré, la combustion de la poudre noire est complètement achevée avant que le projectile se soit déplacé beaucoup dans l’âme de la bouche à feu, et de plus la pression produite est d’abord extrêmement élevée, puis tombe rapidement à zéro. C’est cette pression maxima, laquelle ne doit pas dépasser une certaine valeur sous peine de détériorer l’arme et de la faire éclater, qui limite la charge de poudre noire utilisable.

La poudre B est au contraire découpée en longs rubans très plats et elle brûle uniquement par la surface de ces rubans. La valeur de cette surface reste sensiblement la même à mesure que les rubans brûlent (l’épaisseur de leur tranche étant négligeable par rapport à leur largeur et à leur longueur qui restent constantes). Il s’ensuit que la pression des gaz dégagés par la combustion de cette poudre reste sensiblement constante tant qu’elle brûle et qu’on peut régler à volonté, par la seule dimension des rubans employés, la durée, la vitesse et la pression du dégagement gazeux suivant le calibre utilisé[2]. Dans ces conditions, avec une pression maxima moins grande que celle d’une charge de poudre noire, c’est-à-dire avec une usure moindre de l’arme, on arrive, grâce à une durée beaucoup plus grande de cette pression maxima, à obtenir un effet balistique supérieur.

Par exemple, dans notre ancienne pièce de campagne de 90, — qui fait encore aujourd’hui de la terrible et bonne besogne, — on lançait un projectile de 8 kilos avec une charge de poudre noire de 1kg, 900 qui produisait une pression maxima d 2 360 kilos par centimètre carré. Aujourd’hui on lance le projectile à la même vitesse avec une charge de poudre B de 0kg, 720 seulement et une pression maxima de 1 600 kilos seulement. Si on utilisait des charges de poudre B produisant des pressions maxima égales à l’ancienne charge de poudre noire, on aurait des vitesses initiales, c’est-à-dire une justesse, une portée et une efficacité de tir bien plus considérables.

C’est ainsi que, dès 1885, la poudre B nous a permis d’accroître de plusieurs centaines de mètres la vitesse initiale de tous nos projectiles, sans rien changer à notre armement.

Tous ces progrès ont été dus surtout aux travaux de M. Vieille, dont le principal spécialiste allemand en la matière, M. Gutmon, disait, résumant un historique des poudres pyroxylées : « Toutes ces tentatives furent éclipsées par l’invention de Vieille qui en 1886 gélatinisa très soigneusement de la nitrocellulose et en fit des feuilles qu’il découpa en rubans ou en petits losanges. »

Aussi devons-nous souscrire entièrement au jugement si vrai dans sa concision qu’un éminent chimiste français, M. L.-J. Simon, à qui nous avons emprunté plusieurs élémens de cette étude, portait naguère sur « l’ingénieur qui, à peine âgé de trente ans, sans vie secours d’aucun hasard ni d’aucune collaboration, par l’effet d’une méthode parfaite au service d’une haute intelligence, dotait son pays d’une découverte qui le rendit maître de l’heure pendant deux ans… Il serait d’une monstrueuse ingratitude d’oublier le tribut de reconnaissance dû à ce grand savant et à ce grand Français. »

En outre des propriétés précédentes, les nouvelles poudres propulsives avaient ce caractère important d’être à combustion complète, de ne fournir que des produits gazeux sans nulle fumée, ce qui n’est pas étranger à leur puissance balistique, et avaient l’avantage nouveau et important de ne plus déceler à l’ennemi l’origine des coups de fusil ou de canon par aucune fumée révélatrice.

C’est cette particularité qui a par-dessus tout frappé le public. De là vient le nom de poudre sans fumée qu’il a donné à la poudre de M. Vieille.

Il convient d’ailleurs de remarquer que le mot poudre est devenu lui-même tout à fait impropre pour désigner les substances propulsives des armes à feu. Ces substances qui se présentent en longs et larges rubans réunis en fagots n’ont plus rien de la forme pulvérulente. Il faudrait donc commencer ainsi, si on voulait définir exactement les poudres modernes : « Poudres : substances qui ne sont pas des poudres, etc. »

Ainsi le veulent les étranges vicissitudes de la vie des mois. Le peuple dénomme les choses par une qualité qui le frappe ; un beau jour cette qualité qui n’était qu’accessoire et non essentielle disparaît ; mais le nom subsiste, sans lien apparent avec l’objet. Mais pourquoi, après tout, la logique régnerait-elle dans le langage des hommes, quand elle existe si peu dans les pensées que ce langage prétend ambitieusement exprimer ?


Toutes les nations civilisées… si on ose encore employer ce qualificatif, ont imité de très près dans leurs poudres de guerre la poudre B de M. Vieille. Elles proviennent toutes du fulmicoton gélatinisé. La cordite par exemple, qui est la poudre propulsive employée par la marine et l’armée britannique, provient d’une mixture colloïdale du coton-poudre dans la nitroglycérine. Elle a un pouvoir propulsif peut-être un peu plus considérable que la poudre française, mais la température qu’elle développe est plus élevée et, partant, l’usure des armes plus rapide ; en outre, sa décomposition est plus dangereuse. Les autres poudres étrangères, qui toutes relèvent des mêmes idées générales, donneraient lieu à des remarques analogues.

Les formes qu’on a données aux poudres pyroxylées varient d’un pays à l’autre. Tandis que chez nous les filamens sont larges et plats, ce qui assure une surface de combustion constante et légèrement décroissante, c’est-à-dire que la poudre est à peu près constante, en Angleterre les brins de poudre ont la forme de cylindres et de filamens pleins, ce qui diminue peu à peu leur surface au fur et à mesure de la combustion, et constitue une poudre dégressive ; en Allemagne, on l’emploie en lames et cylindres creux de sorte que la surface interne augmente à mesure que la surface externe diminue, ce qui assure une combustion sensiblement constante. Enfin, dans certaines poudres américaines, les brins ont la forme de blocs prismatiques perforés de trous comme les briquettes de charbon du commerce ; les trous s’élargissent par la combustion et, au total, plus vite que la surface extérieure ne diminue ; la surface d’émission des gaz s’accroît donc et on a ainsi une poudre progressive.

Progressives, constantes ou dégressives, toutes ces poudres sont proches parentes et leurs qualités comme leurs défauts voisinent beaucoup.


Ce qui nous importe surtout, c’est de considérer que toutes ces poudres dérivent d’un certain nombre de matières premières qui leur sont communes et qui sont indispensables à leur fabrication.

De l’exposé précédent il résulte que ces matières premières sont : l’alcool et l’éther, dissolvant le coton-poudre peu nitré pour former le collodion où l’on enrobera le coton-poudre très nitré, l’acide nitrique et l’acide sulfurique destinés à la production du coton-poudre, et enfin et surtout le coton.

Il est du plus haut intérêt de se demander si le blocus de l’Allemagne par les flottes et les armées alliées est de nature à la priver dans un délai quelconque de quelqu’une de ces matières premières qui, toutes ensemble et chacune indépendamment, sont indispensables à la fabrication de ses poudres. Cette fabrication pût-elle être non pas même complètement arrêtée, mais seulement entravée, que la chose aurait une importance considérable pour l’issue de la guerre. C’est un côté de la question dont on ne s’est pendant longtemps pas préoccupé, et on peut se demander si même aujourd’hui l’attention des gouvernemens alliés est suffisamment aiguillée dans cette voie ?

L’alcool est un des produits dont l’Austro-Allemagne ne manque et ne manquera certainement pas : les mélasses, les pommes de terre, qui alimentent les distilleries sont des produits agricoles extrêmement abondans en Allemagne et en Autriche. L’éther sulfurique résulte de l’union de l’alcool et de l’acide sulfurique. Celui-ci est l’aliment essentiel de toutes les industries, et il est certain que l’Allemagne en fait normalement une consommation énorme dans la plupart de ses usines. Il provient surtout du grillage des pyrites (minerais sulfurés du fer), grillage qui produit de l’acide sulfureux, lequel par combinaison avec l’oxygène de l’air et la vapeur d’eau, donne l’acide sulfurique. Dans le temps de paix, l’Allemagne importait des pyrites et des sulfures de zinc, ceux qu’elle possède ne suffisant pas à son énorme consommation de vitriol… c’est l’acide sulfurique que je veux dire. On peut supposer qu’une grande partie de l’acide que ses industries pacifiques consommaient a été dirigée vers ses usines de guerre. D’autre part, rien n’empêche la Suède d’exporter les pyrites de ses gisemens en Allemagne. Il n’en reste pas moins que l’Allemagne a dû être à un moment donné, ou craindre d’être à court de produits sulfurés, puisqu’elle a fait venir des soufrières italiennes de grandes quantités de soufre que nos nouveaux alliés ont laissées, fort imprudemment et pendant longtemps, pénétrer chez nos ennemis.

L’acide nitrique est habituellement et depuis longtemps, fabriqué en traitant par l’acide sulfurique le salpêtre du Chili ou nitrate de soude dont les gisemens chiliens exportent chaque année près de 3 millions de tonnes, employées, soit comme engrais, soit comme matière première des industries chimiques. Cette source doit être à l’heure actuelle, du moins nous l’espérons, fermée aux Allemands. Mais on peut aussi fabriquer l’acide nitrique, soit à partir de l’azote de l’air, qui se combine directement à l’oxygène, dans l’arc électrique, soit à partir des produits ammoniacaux. Ceux-ci sont eux-mêmes des résidus de la distillation de la houille, si abondante en Allemagne ; d’autre part, on peut aussi produire l’ammoniaque physiquement, directement à partir de l’azote de l’air et de l’hydrogène. Pour passer de l’ammoniaque à l’acide nitrique, le trop célèbre chimiste Ostwald, apôtre de l’organisation germanique par les pastilles incendiaires, a réalisé un procédé ingénieux qui consiste simplement à faire passer un courant d’air, d’abord dans une solution ammoniacale, puis dans un tube légèrement chauffé et contenant de la mousse de platine. On peut se demander si les Boches ont, à l’heure actuelle, suffisamment industrialisé ces procédés pour suffire à leurs énormes besoins d’acide nitrique. La question est, en tout cas, de savoir si leur rendement à cet égard, qui n’est pas illimité, ne sera pas nécessairement et, pourvu qu’on le veuille fermement, dépassé par celui des Alliés, qui, eux, ne redoutent aucune pénurie de nitrates et de pyrites.

Reste enfin la plus importante des matières premières des poudres colloïdales : le cotonv

A l’heure où nous écrivons ces lignes, les gouvernemens français et anglais viennent de déclarer le coton contrebande de guerre absolue. Avant que les mesures qui découlent de cette décision n’entrent en application, — et leur efficacité dépendra de l’énergie qu’on apportera à les réaliser, — il ne sera peut-être pas inutile de rappeler en quelques mots les causes des mouvemens passionnés d’opinion qui ont abouti, — mieux vaut tard que jamais, — à cette décision tant attendue.

Les principaux pays producteurs de coton sont l’Egypte, l’Inde, l’Afrique occidentale, et surtout les États-Unis, les trois premiers marchés sont sous le contrôle des Alliés. Restaient les États-Unis qui, depuis le début de la guerre, et par l’intermédiaire de neutres complaisans, ont importé en Allemagne des quantités considérables de coton.

Les chiffres suivans, qui indiquent les importations de coton brut dans quatre pays neutres voisins de l’Allemagne, respectivement du 1er août 1914 au 30 février 1915, et dans la période correspondante un an auparavant, sont édifians à cet égard :


1914-1915 1913-1914
Hollande 121 705 tonnes 8 532 tonnes
Danemark 8 965 — 1 025 —
Norvège 25 275 — 3 270 —
Suède 177 500 — 7 272 —
333 445 — 20 099 —

De nombreux intérêts privés, où le lucre entrait peut-être autant que l’amour de la liberté, ont lutté longtemps pour empêcher la déclaration du coton comme contrebande de guerre, tant parmi les grands manufacturiers de Manchester que parmi les producteurs des États du Sud et des États-Unis. Non contens d’invoquer leurs intérêts assurément fort respectables, ils se prétendaient assurés que les Allemands pouvaient fort bien se passer du coton brut et le remplace raient facilement, si besoin était, par la cellulose extraite des vieux chiffons, du papier, ou de la pulpe de bois. La statistique précédente allait évidemment un peu à l’encontre de cette prétention ; de même le fait que le prix du coton brut était, il y a deux mois, six fois plus élevé à Brème qu’à Liverpool. D’ailleurs, nous avons des raisons de croire que, depuis une quinzaine de jours, aucune quantité de coton, si minime soit-elle, ne peut plus en Allemagne être employée pour des travaux non militaires. Enfin, l’illustre chimiste anglais, sir William Ramsay, le Christophe Colomb des nouveaux gaz de l’atmosphère, n’a cessé d’affirmer dans toute la campagne retentissante dont il a pris la tête et qui vient d’aboutir si heureusement, que rien ne peut, pour les Allemands, remplacer le coton brut comme producteur des obus et des balles, car l’utilisation à cet effet de vieux chiffons ou de bois ne pourrait se faire qu’en modifiant tout leur outillage d’usine et leur armement, sous peine des plus terribles… je devrais écrire des plus joyeuses… catastrophes.

Sir William Ramsay, calculant que la consommation quotidienne du coton brut en Allemagne est actuellement de 1 000 tonnes environ par jour, n’a cessé de prétendre que le stock disponible chez nos ennemis ne lui aurait permis de faire la guerre que, jusqu’au mois d’avril dernier seulement, si le coton avait été dès l’abord déclaré contrebande de guerre. Espérons du moins qu’on y tiendra la main et que, malgré les cris intéressés des gens lésés dans leurs gros sous, tant en Angleterre qu’en Amérique… l’heure n’est plus de mettre les gens dans du coton… on saura à bref délai sevrer dame Germania de tout celui dont nous l’avons laissée trop longtemps gonfler son insolent corsage.

L’enfant grec voulait jadis de la poudre et des balles. Aujourd’hui l’enfant grec est un peu changé. Mais nous du moins, qui les voulons à sa place, qui luttons maintenant sur l’âpre route montant vers la liberté, n’ayons point la sottise d’hésiter un instant, puisque nous le pouvons, à arracher des mains brutales de nos ennemis, la poudre, à défaut des balles, qui alors ne leur serviront plus de rien.


CHARLES NORDMANN.

  1. Rappelons que le celluloïd, ce dangereux parvenu de l’industrie moderne, n’est lui-même qu’une association de collodion et de camphre.
  2. Il est évident qu’avec les grands calibres la combustion de la poudre devra durer plus longtemps, puisque la durée du trajet du projectile dans l’arme est plus grande. C’est ainsi que l’épaisseur des lames employées dans la poudre pour fusils n’est que d’environ 7 dixièmes de millimètre, tandis qu’elle est dix fois plus grande dans la poudre destinée aux grosses pièces de marine.