Revue scientifique - La Mutilation spontanée chez les animaux

Revue scientifique - La Mutilation spontanée chez les animaux
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA MUTILATION SPONTANÉE CHEZ LES ANIMAUX

On a dit, — et un poète célèbre s’est fait l’écho de cette légende, — que le renard pris au piège rongeait son pied captif et brisait lui-même sa chaîne vivante. C’est aussi une opinion très répandue que d’autres animaux sont capables du même stoïcisme, et que le rat, en particulier, lorsqu’il est pris par une patte, n’hésite pas à la couper de ses propres dents et parvient, par ce moyen, à reconquérir sa liberté. Ces histoires n’ont pas une authenticité suffisante pour mériter une complète créance. Il n’est pas douteux, à la vérité, que des bêtes prisonnières réussissent quelquefois à se dégager de leurs entraves et à s’évader en abandonnant à l’instrument de supplice un membre plus ou moins mutilé. Mais peut-on affirmer que ce soit là une amputation volontaire ? Est-ce vraiment l’effet d’un calcul, à la fois héroïque et intelligent, qui décide le sacrifice d’une partie pour assurer le salut du tout, et qui règle les moyens d’exécution ? Il y a bien des raisons d’en douter. D’ordinaire, la mutilation n’est pas le fait de l’animal : elle est l’effet de la cause vulnérante et de la mortification des tissus qui en résulte. Ce sont les mâchoires du piège qui ont broyé le membre et l’ont réduit à l’état de chose morte qui se sépare à la suite des efforts exercés en vue de la fuite. La mutilation volontaire, accomplie sur soi-même dans un dessein déterminé, reste le propre de l’homme et témoigne, suivant les cas, d’une sagesse ou d’une aberration également stoïques[1].

On rencontre, dans le monde animal, une multitude d’éclopés : des lézards et des iguanes sans queue ; des crabes, des langoustes, des écrevisses qui n’ont pas leur nombre de pattes ; des étoiles de mer amputées de quelques-uns de leurs rayons ; des araignées bancales ; des annélides incomplètes. Beaucoup de ces invalides ont perdu leurs membres à la bataille ou les ont laissés entre les dents de l’ennemi. Mais, il y en a beaucoup aussi qui sont les propres auteurs de leurs mutilations. Il existe, en un mot, des exemples innombrables d’amputations spontanées. Des recherches récentes viennent de rappeler l’attention sur ces curieux phénomènes, dont l’ingénieux physiologiste de l’Université de Liège, M. Léon Frédericq, a fait connaître, il y a quelques années, la véritable nature.

Il y a, dans tous les embranchemens du règne animal, des espèces qui sont capables de pratiquer sur elles-mêmes l’amputation d’un membre ; et cela, dans des cas où ce sacrifice révèle une apparente sagesse. Le lézard, que l’enfant saisit violemment, échappe souvent à cette étreinte en laissant dans les mains de son persécuteur un fragment de queue brusquement détaché, et il s’évade allègrement vers les cachettes ménagées dans la vieille muraille. L’orvet, qui habite aussi les trous des murs ou qui se creuse des galeries souterraines, se libère au prix du même sacrifice. Tout le monde a vu cette sorte de lézard sans pattes qui a toutes les apparences d’un serpent ; il est très commun partout et tout à fait inoffensif, malgré le préjugé contraire. Il vit d’insectes divers et de mollusques terrestres et ne cherche même pas à mordre lorsqu’on le saisit. Il est connu du vulgaire sous le nom de serpent de verre, qui exprime précisément son extrême fragilité, ou plutôt la fragilité de sa queue, qui se casse beaucoup plus aisément encore que celle du lézard.

Les vertébrés ne nous offrent pas d’autres exemples d’animaux sujets à l’amputation spontanée. Mais, en revanche, l’embranchement des articulés est extrêmement riche sous ce rapport. Insectes de divers ordres, arachnides, crustacés, se débarrassent de leurs pattes avec la plus grande facilité, dans certains cas pressans. Et, à vrai dire, ce sacrifice — que nous allons voir n’être pas du tout volontaire — n’a pas non plus le mérite d’être définitif et sans retour ; car, le plus souvent, le membre perdu se régénère et se rétablit en peu de temps. — Parmi les mollusques, les phénomènes d’autochirurgie sont plus rares ; on voit cependant des lamellibranches comme les Solen, et des gastéropodes comme certaines Hélix et Harpa, amputer, au besoin, une partie de leur organe de reptation que l’on appelle le « pied : » tandis que d’autres, comme les Doris, coupent et rejettent une portion de leur manteau. — Mais c’est dans l’embranchement des rayonnés et particulièrement parmi les échinodermes, que se rencontrent les faits d’amputation spontanée les plus frappans. Les étoiles de mer détachent leurs bras à la moindre sollicitation, et certaines holothuries vont jusqu’à rejeter, de la même manière, leur tube digestif.

Néanmoins, les cas les plus instructifs sont offerts par les crustacés. C’est en observant les crabes, les homards et les langoustes, et en instituant sur ces animaux des expériences bien conçues que M. L. Frédericq a fait connaître pour la première fois la nature et le mécanisme véritable du phénomène de l’amputation spontanée.


I

Le caractère le plus essentiel de cet acte c’est que, en dépit des apparences contraires et de son nom même, il n’est nullement spontané ni volontaire. L’amputation est inconsciente. Chez les crabes, où cette opération chirurgicale exécutée par l’animal sur lui-même, — cette « autotomie, » comme L. Frédericq l’a appelée, — est facile à étudier, on constate qu’elle est indépendante de la volonté de l’animal et purement automatique. Elle est le résultat d’un acte réflexe bien caractérisé. Comme tous les réflexes, elle a pour point de départ, une excitation nettement définie, portée sur le membre et atteignant le nerf sensitif. La nature de l’excitation importe peu, pourvu qu’elle soit brusque. La plus efficace est l’excitation électrique : il suffit de toucher l’extrémité de la patte avec une pince électrique, pour en observer le détachement. Un coup de ciseaux, une brûlure, une pression brusque, auraient le même résultat.

L’amputation spontanée est un procédé de défense adéquat à une espèce d’agression étroitement déterminée : il en résulte qu’il est inefficace aussitôt que l’attaque prend une autre forme. S’il témoigne dans certains cas d’une appropriation et d’une sagesse que l’on puisse admirer, ce n’est pas à la volonté de l’animal qu’on en peut faire remonter le mérite, — car celui-ci fonctionne comme une machine montée, — c’est à l’adaptation héréditaire qui a organisé ce mécanisme aveugle. Voilà ce que les expériences de M. Frédericq ont bien mis en lumière et ce que certains naturalistes comme Frenzel, en 1891, ont vainement contesté.

L’étude que le savant belge avait faite sur les crustacés, un physiologiste français Ch. Contejean l’a exactement reproduite quelque temps après, sur le lézard et la sauterelle. Son travail, présenté à l’Académie des sciences la même année où Frenzel produisait ses vaines interprétations, y répondait indirectement. Exactement calqué sur celui de L. Frédericq, il en confirmait les conclusions. Le mécanisme se montrait assez général. L’amputation de la queue du lézard, celle des pattes sauteuses chez la sauterelle, comme celle de la pince du homard ou des pattes ambulatoires du tourteau sont soustraites à l’action de la volonté. Les unes et les autres sont des actes réflexes provoqués par l’excitation portée en un certain point des membres, mais faisant défaut si l’excitation n’a pas ce point de départ. Il faut que l’agresseur mette, en quelque sorte le doigt sur le bouton qui déclenche le mécanisme ; alors, celui-ci entre en jeu ; le membre se détache. Si l’on presse fortement sur la queue du lézard, sur la patte de la sauterelle ou du crustacé ; si on les entame et qu’on les blesse ; si c’est, par exemple, la mâchoire d’un carnassier, d’un animal de proie qui attaque le membre et en excite les nerfs, l’appareil réflexe fonctionne et le lézard, la sauterelle ou le crustacé s’enfuient laissant à l’ennemi le seul organe qu’il ait appréhendé. Mais, si la queue du lézard ou la patte du crustacé sont saisies avec précaution, et ménagement, et entourées d’un lien qui ne les presse pas trop fortement au début, l’animal restera prisonnier. Son ennemi pourra le tourmenter, le dévorer en détail, à la condition de respecter le membre captif ; celui-ci ne se détachera pas, et la bête subira jusqu’au bout son supplice.

Le caractère automatique et inintelligent du phénomène apparaît bien dans ces circonstances. Le lézard attaché par la queue peut être blessé ensuite ou brûlé en divers points du corps. Il cherchera vainement à se dégager. La cassure de la queue n’aura pas lieu alors qu’elle serait pourtant nécessaire au salut de l’animal : elle se produira, au contraire, dans des cas où elle lui sera entièrement inutile. En voici deux exemples : L. Frédericq fixe au moyen d’un emplâtre circulaire un lien à la base de la queue d’un lézard, aussi près du tronc que possible. L’animal retenu par cette sorte de collier, s’épuise en efforts infructueux pour s’échapper. La queue résiste. Mais, vient-on à s’attaquer à elle directement : vient-on à en pincer l’extrémité libre, l’organe se détache aussitôt par le mécanisme ordinaire. Mais alors, la rupture a lieu au-dessous du point d’attache, c’est-à-dire à un niveau où le sacrifice n’est d’aucun profit à l’animal, puisqu’il ne lui procure pas la liberté. Cette expérience nous apprend incidemment que la cassure ne se fait pas toujours au point utile. Elle se produit en certains points de choix ; elle a des lieux d’élection. Chez les crustacés et chez les insectes, le nombre de ces places de choix se réduit à une seule : le détachement des pattes se fait en un point déterminé, toujours le même.

Une autre épreuve, pour en revenir au lézard, montre encore le caractère automatique et non intentionnel de l’amputation caudale. Elle s’obtient, en effet, chez l’animal à qui l’on a enlevé les hémisphères cérébraux, c’est-à-dire l’organe qui préside aux manifestations de l’intelligence et de la volonté. Si l’on froisse l’extrémité de la queue d’un lézard décapité, l’organe se rompt et se détache. Il y a plus : la rupture se produit encore de la même façon si l’animal a été coupé en deux, et s’il est réduit au train postérieur. Il suffit, pour que le mécanisme de la rupture puisse fonctionner, qu’il y ait intégrité du système nerveux au niveau du point d’attache des pattes postérieures.

Ces détails suffisent à montrer qu’il s’agit ici d’un phénomène réflexe. Une excitation suffisante, produite par une cause vulnérante quelconque, par une brûlure, par un froissement, par une piqûre, par une décharge électrique, est recueillie par les nerfs sensitifs de la région caudale ; conduite à la moelle épinière, à un centre placé à la hauteur des membres postérieurs, elle se réfléchit automatiquement à ce niveau, et revient provoquer à l’action certains muscles. La rupture est le fait d’une contraction musculaire produite à propos, en un certain point de moindre résistance. Le mécanisme d’exécution en est très curieux. Deux points en sont particulièrement surprenans : la facilité apparente de l’amputation et son innocuité. La facilité de l’opération a fait quelquefois conclure à la fragilité de l’organe. Mais ni la queue du lézard ou de l’orvet, ni la pince du homard ne sont fragiles en réalité. Nous nous en rendons bien compte pour le homard qu’on sert sur nos tables : ce n’est pas sans effort que nous parvenons à détacher ses pattes. Pour la queue de l’orvet, L. Frédericq a eu la curiosité de mesurer sa résistance à l’arrachement. Il a, chez un orvet mort qui pesait 19 grammes, attaché à l’extrémité de la queue des poids croissans jusqu’à ce que la rupture s’ensuivît. Il fallut employer une charge de 490 grammes, c’est-à-dire plus de vingt-cinq fois supérieure au poids de l’animal. Contejean, pour arracher la patte sauteuse d’une sauterelle morte, dut exercer une traction soixante et une fois plus grande que le poids de l’animal. C’est assez dire que la brisure du membre ne se produit pas à la moindre tentative quelconque, mais seulement sous l’action d’un effort musculaire approprié, dirigé et exercé d’une manière convenable.

Le second sujet d’étonnement résulte de l’innocuité de l’amputation. Il n’y a pour ainsi dire pas d’hémorragie. Or la section pratiquée par un opérateur, au moyen d’un instrument tranchant, serait suivie d’un écoulement de sang considérable dans le cas du lézard, intarissable et mortel dans le cas du homard.

L’une et l’autre particularité ont reçu une explication parfaitement satisfaisante. Nous y reviendrons, dans un moment. La seconde nous éclaire immédiatement sur la signification biologique de cette catégorie de phénomènes. Il n’était pas douteux que ce fussent des actes de défense : il restait à en apprécier le caractère. Nous en avons maintenant le moyen. Les naturalistes, et tout d’abord M. Giard qui est l’un des mieux qualifiés, ont rangé l’amputation spontanée dans la catégorie des actes de défense évasive, c’est-à-dire ayant pour but ou résultat de permettre à l’animal d’échapper à ses ennemis carnassiers. Tel est, en effet, le bénéfice évident de l’opération.

On peut tenter d’expliquer la manière dont s’est formé et perfectionné ce mécanisme remarquable. Et c’est ce qu’a fait L. Frédericq en suivant la formule habituelle de la théorie de l’évolution.

Les premiers crustacés chez qui s’est produite l’autotomie, se sont sans doute débattus tant et si bien qu’ils ont rompu en quelque point le membre captif. Ils se sont comportés comme les oiseaux sauvages qui, appréhendés par la queue, s’échappent, abandonnant une touffe de plumes à l’étreinte ennemie, ou comme le Lérot dont parle Frenzel, cette sorte de petit loir, ravageur de nos espaliers, qui possède une queue très fournie dont la peau se déchire facilement et reste dans la main qui l’a saisie. Ainsi fait encore le homard lorsque l’on vient à le prendre par une patte autre que celle qui est armée de pinces et passible d’amputation spontanée. Il se livre à des mouvemens furieux et désordonnés, incontestablement volontaires, qui ont souvent pour résultat d’amener la rupture de la patte au point de moindre résistance, c’est-à-dire au niveau de la membrane qui sépare le deuxième article du troisième. — Mais, au cours des temps le procédé de réaction violente et générale du crustacé a pu se régulariser et se perfectionner progressivement de génération en génération : les contractions musculaires se sont concentrées sur un point de la patte dont la force de résistance a simultanément diminué : la résistance à la traction dans la direction du membre y est restée grande ; elle est devenue faible, au contraire, dans le sens de l’axe d’un certain muscle qui est le muscle autotomiste. La contraction de celui-ci a cessé d’avoir besoin de la sollicitation de la volonté ; elle est devenue progressivement réflexe comme il advient à tous les mouvemens habituels. De telle sorte que l’effort désordonné certainement volontaire et intentionnel au début, serait devenu, au cours des générations, réglé, économisé et purement réflexe. Et c’est cet état qui s’observe chez le crabe. Lorsqu’on pince l’une des pattes, l’animal la soulève, l’appuie légèrement contre le bord de la carapace ; on entend un craquement, et la patte tombe, brisée le long d’un sillon circulaire qui préexiste au milieu du deuxième article.

C’est là un type d’explication classique. Nous n’y ferons qu’une légère restriction. C’est que l’amputation envisagée dans son caractère actuel n’est plus seulement un acte de défense évasive. Il peut arriver qu’il ne serve pas à l’évasion ; que celle-ci soit impossible. Il sert alors à la préservation de l’animal ; la blessure faite par un carnassier qui aurait pour conséquence une hémorragie mortelle, reste sans inconvénient grâce à l’autotomie. On pourrait dire, à cet égard, que l’amputation est devenue un acte de défense curative.

C’est dans l’interprétation des actes de ce genre qu’apparaît nettement la différence foncière des points de vue des hommes de science, suivant qu’ils sont zoologistes ou physiologistes. Le zoologiste, le naturaliste, cherchent à situer le phénomène dans la nature : ils lui assignent une place et un rôle en rapport avec l’idée qu’ils se forment de l’utilité qu’il peut avoir. C’est ce qu’ils appellent « expliquer » le phénomène : et c’est là une explication finaliste. « C’est, dit Huxley, pour conquérir sa liberté que l’écrevisse rompt son membre captif. » « C’est, dit un autre, — M. Parize, — sous l’influence de la peur que lui fait éprouver le terrible poulpe, l’octopus, que se produit cette rupture. » — Le physiologiste, comme le physicien, cherche l’explication scientifique du mécanisme phénoménal, abstraction faite des déductions, inductions et vues hypothétiques qu’il peut permettre. Le crabe rompt sa patte, parce qu’une excitation partie du membre plus ou moins froissé ou blessé s’est réfléchie sur un centre nerveux et a provoqué la contraction brusque et excessive de muscles normalement destinés à étendre le membre.


II

Le fait de l’amputation spontanée des pattes chez les crustacés et de leur régénération ultérieure avait été aperçu par Réaumur au commencement du XVIIIe siècle. Dans un curieux mémoire présenté en 1712 à l’Académie des Sciences « sur les diverses reproductions qui se font dans les écrevisses, les homards, les crabes, » le célèbre naturaliste rapporte une expérience caractéristique à cet égard. « Je pris, dit-il, plusieurs écrevisses auxquelles je coupai une jambe. Je les renfermai dans un de ces bateaux couverts que les pêcheurs nomment Boutiques, où ils conservent le poisson en vie... Au bout de quelques mois, je vis, et ce ne fut pas sans surprise, quelque lieu que j’eusse de l’attendre, — je vis, dis-je, de nouvelles jambes qui occupaient la place des anciennes que je leur avais enlevées. » Et l’auteur ajoute une réflexion, une sorte de moralité, dans le goût du temps : « Une pareille source de reproduction n’excite guère moins notre envie que notre admiration. Si, en la place d’une jambe ou d’un bras perdu, il nous en renaissait un autre, on embrasserait plus volontiers la profession des armes. »

Ceci est pour la régénération. Voici maintenant ce qui concerne l’amputation spontanée : « C’est lorsque l’on coupe la jambe près de la quatrième jointure qu’elle se reproduit le plus aisément. Et, ce qui est digne de remarque, c’est que c’est aussi là que les jambes se cassent naturellement... Si l’on va considérer, quelques jours après, les écrevisses dont on a coupé une jambe à la première, à la seconde, ou à la troisième jointure, on trouvera, pour l’ordinaire, et peut-être avec quelque étonnement, que les jambes que l’on avait coupées sont toutes cassées dans la suture qui est proche de la quatrième ; comme si les écrevisses, instruites que leurs jambes reviennent plus vite lorsqu’elles sont cassées en cet endroit qu’ailleurs avaient eu la prudence de se les y rompre. »

L’observation est parfaitement exacte de tous points. Lorsque l’on coupe l’extrémité d’une patte, elle se détache toujours au même endroit, au niveau de l’article qui est le second en comptant à partir de l’attache du membre au tronc et qui est le quatrième, en effet, si l’on compte les articles à partir de l’extrémité, comme faisait Réaumur. Chez l’écrevisse, comme chez le homard, d’ailleurs, c’est la patte de la première paire, la pince, qui se rompt le plus facilement. Et cette rupture, pour la pince, ne se fait pas dans l’intervalle de deux articles, par exemple entre le deuxième et le troisième (que les zoologistes appellent basipodite et ischiopodite). Elle ne se fait pas dans cette partie molle et membraneuse qui sépare les parties rigides, mais dans la continuité du deuxième article, en pleine partie dure. La place de la rupture est d’ailleurs indiquée par un sillon préexistant. Tous ces faits avaient été aperçus déjà par Réaumur et ils étaient tombés dans l’oubli. C’est d’ailleurs sur les crabes, plutôt que sur les écrevisses, qu’ils s’observent bien. Toute personne qui a manié ces animaux vivans sait avec quelle facilité ils décrochent et sèment leurs pattes sous l’influence d’une irritation très légère. Les dix pattes peuvent tomber ainsi successivement, et le crabe se trouver réduit, en quelque sorte, à l’état de cul-de-jatte.

Il n’est pas permis d’incriminer ici, pas plus que pour le lézard ou la sauterelle, une fragilité spéciale du membre. Cette fragilité n’existe pas. Il faut des poids de 4 à 5 kilos pour détacher la patte chez un crabe qui aurait les dimensions de la paume de la main. La séparation, dans ce cas, ne se produit presque jamais au lieu d’élection habituel ; le membre tout entier est arraché à son insertion au tronc. De plus, la surface de rupture, au lieu d’être propre et nette, montre des masses musculaires déchirées, en lambeaux. La nature est, dans ce cas, meilleur chirurgien que le physiologiste.

Reste à expliquer le mécanisme de l’amputation et son innocuité. Il faut pour cela se rappeler la constitution des pattes des crustacés que H. Milne Edwards a fait connaître autrefois dans ses belles recherches sur l’histoire naturelle de ces animaux. Une patte est formée par une série d’étuis durs, plus ou moins cylindriques, placés bout à bout. Une membrane flexible les relie, qui permet les mouvemens des uns sur les autres, à peu près comme le joint de cuir qui dans les tuyaux d’arrosage public unit entre eux les tubes métalliques. Les articles sont au nombre de six, et c’est le second à partir du tronc qui nous intéresse ici. Ce second article, en effet, est formé par la soudure, plus ou moins complète, de deux pièces : un sillon visible en indique extérieurement la jonction. C’est là que se fera la rupture : c’est le lieu d’élection ; le point de moindre résistance. Un muscle puissant, étalé en éventail sur le premier article, vient s’attacher par un tendon en pinceau sur le bord le plus voisin du deuxième article. Sa contraction, lorsqu’elle est modérée et qu’aucun obstacle ne se met en travers, a pour effet d’écarter la patte de l’axe du corps, de l’étendre en dehors (muscle extenseur). Lorsque la contraction est violente, et c’est le cas pour celle qui est provoquée d’une manière réflexe par le froissement, la piqûre, l’écrasement de l’extrémité du membre, celui-ci fortement étendu vient buter contre le bord de la carapace. Un craquement se fait entendre, le sillon se creuse, la coque se fend, éclate ; les tissus mous se déchirent ; la rupture est consommée. Le muscle extenseur, qu’on pourrait appeler amputateur, gonflé par la contraction, obstrue l’orifice, et forme une sorte de moignon qui s’oppose à l’écoulement du sang.

M. Ch. Contejean a fait connaître le mécanisme de la rupture de la queue chez le lézard. Il est très analogue. Les articles sont représentés ici par les vertèbres qui forment le squelette caudal. Celles-ci, en forme de sablier, ont un point faible en leur milieu, correspondant à l’étranglement ; il y a là une zone qui n’a pas subi l’ossification et s’est maintenue à l’état de cartilage. La rupture se fait en cet endroit, sous l’influence d’une forte contraction des muscles qui tirent de part et d’autre. La queue se courbe en S et quelques secousses convulsives suffisent à rompre la peau écailleuse au niveau de la fracture et à séparer le fragment caudal. Ici, encore, la rétraction des muscles pare à l’hémorrhagie.


III

L’amputation spontanée n’est pas un fait accidentel, propre seulement à un petit nombre d’espèces et destiné à leur défense. C’est un phénomène très général et qui peut servir à d’autres objets qu’à protéger la retraite de l’animal devant ses ennemis. M. Giard a distingué les divers cas d’autotomie en deux grands groupes suivant leur genre d’utilité. La mutilation que s’impose l’animal peut servir, suivant cet éminent naturaliste, soit à faciliter la fuite de l’animal ; c’est l’autotomie évasive ; soit à assurer sa propagation, et c’est alors l’autotomie reproductrice.

Dans ce qui précède, il n’a été question que des exemples les mieux étudiés des mutilations destinées à la défense de l’animal, et ceux-là sont offerts par quelques vertébrés et par un grand nombre de crustacés. Mais, ce procédé de défense n’est pas moins répandu chez les Insectes. Il existe à peu près chez tous ceux qui possèdent des membres longs et grêles. C’est un fait assez général et comportant peu d’exceptions. On cite parmi ces exceptions les insectes haut perchés qui courent à la surface des eaux tranquilles, et que les enfans appellent à tort araignées d’eau : ce sont des hydromètres.

Tout le monde connaît la facilité avec laquelle les sauterelles perdent leurs longues pattes sauteuses. Celles-ci restent souvent dans les mains de l’enfant qui les saisit sans précaution. On ne peut prétendre cependant que ce soient des organes fragiles, car ils sont capables de supporter un poids considérable sans les rompre. Contejean a employé jusqu’à 180 grammes pour un insecte qui pesait 3 grammes ; et lorsque la patte cède enfin, l’arrachement se fait au point par où elle s’unissait au tronc. Au contraire, quand elle cède à la légère pression de la main qui l’appréhende, ce n’est pas un arrachement qui se produit : c’est un phénomène actif, une désarticulation, un décrochement réalisé par la contraction réflexe des muscles. Le lieu aussi en est différent : c’est entre la première et la seconde pièce, entre la cuisse et la hanche, qu’elle se produit. — On peut d’ailleurs éviter la mutilation de la sauterelle en la saisissant à l’extrémité de la grosse cuisse (ou fémur) sans presser trop fortement. Mais alors, il suffit de pincer le bout de la patte, de donner un coup de ciseaux sur les crochets du pied, pour que la cuisse se détache du corps et que l’animal tombe à terre. — Le fait se produit encore chez l’insecte décapité.

Dans l’ordre des Diptères, l’amputation spontanée s’observe chez les tipules aux pattes longues et grêles comme celles des cousins, et aussi chez nombre de mouches dont les membres cependant sont plus courts et ramassés.

De nombreux papillons abandonnent aussi très aisément leurs pattes. Ce sont le plus souvent des espèces à musculature puissante, les nymphales, les vanesses, des sphinx, des noctuelles, des pyrales. L. Frédericq a observé le fait chez de petites espèces, les ptérophores aux ailes laciniées.

Les araignées communes, les faucheurs, désarticulent leurs pattes aussitôt qu’elles sont exposées à la moindre violence ; mais, si l’on se contente de les retenir en les attachant ou en les engluant, l’animal reste captif et le réflexe de prétendue défense évasive ne se produit pas.

Il faut arrêter cette énumération. Pour qu’elle fût complète il faudrait citer, parmi les Mollusques, les éolis qui abandonnent leurs papilles dorsales ; — parmi les Échinodermes, les oursins qui se débarrassent, dans les cas pressans, de leurs ambulacres ; — parmi les Annélides, les polynoës et les cirrhatules qui se défont de leurs cirrhes. Dans ce dernier groupe, le fait est si général et si fréquent qu’il est difficile de rencontrer des exemplaires entiers et complets d’un grand nombre d’espèces de Chétopodes.

Enfin, dans l’embranchement des Rayonnés, les comatules et les étoiles de mer, astérides et ophiures, se mutilent avec la plus grande facilité. W. Preyer, après Lütken, a étudié le détail de ces curieux phénomènes, à la station zoologique de Naples. Il a vu les bras se détacher par groupes de trois et de quatre. Et comme ces fragmens continuent de vivre après leur séparation et qu’ils reconstituent le type, la mutilation devient ici un procédé de diffusion de l’espèce ; c’est l’autotomie reproductrice. Le bras détaché peut lui-même se subdiviser en fragmens secondaires. C’est chez les comatules que le phénomène est poussé à son comble. Si l’on excite par l’électricité le disque central d’un de ces gracieux rayonnes qui ressemblent plus ou moins exactement à des tulipes de mer, tous les bras se détachent et chacun d’eux, sous la même excitation, se divise et se fragmente. Il semble que ce soit une association qui se dissout. Et, de fait, ces rayonnés sont des sortes de colonies formées par la réunion d’un assez grand nombre d’individus.

On voit ici l’autotomie confiner à la division reproductrice chez les étoiles de mer ; il en est de même chez les échinodermes ; de même encore chez les céphalopodes qui se débarrassent d’un bras ectocotyle reproducteur. L’autotomie, enfin, devient économique, ainsi que le dit M. Giard, chez les synaptes, les phoronis et d’autres espèces qui, en cas de disette alimentaire ou de difficulté respiratoire, s’allègent et réduisent leur volume, afin d’entretenir, dit-on, avec plus de facilité un corps plus petit.

Il est toujours hasardeux d’envisager les actes des animaux au point de vue finaliste, comme font les naturalistes. Il est facile, mais en même temps chanceux de sonder les intentions de la nature, le but d’un acte, ou d’en apprécier seulement les résultats. Il est plus scientifique et plus sûr d’en rechercher le mécanisme.


A. DASTRE.

  1. Il y a des animaux qui, maintenus en captivité, prennent l’habitude de ronger quelque partie de leur corps. Le fait a été observé sur des singes de ménagerie. Une sauterelle de vigne, l’Ephippigera, dans les mêmes circonstances dévore ses pattes de devant. Maria von Linden, en 1893, a fait connaître des larves de Phryganes qui agissent de même.