Revue scientifique - La Mort de l’univers

Revue scientifique - La Mort de l’univers
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 205-216).

REVUE SCIENTIFIQUE

LA MORT DE L’UNIVERS

L’Univers est-il destiné à durer éternellement ? Voilà une question aussi vieille que l’humanité, dont les métaphysiciens discutent depuis des siècles et à propos de laquelle ils n’ont d’ailleurs pas réussi à démontrer autre chose que leur ingéniosité jamais découragée. Mais la science s’est depuis peu emparée de ce problème, et c’est bien un signe des temps de le voir aujourd’hui échapper au domaine nébuleux de la métaphysique pour tomber… pour monter, devrais-je dire peut-être… dans celui de la physique pure. Car la pérennité de l’Univers est devenue aujourd’hui une question de physique, et plus précisément de thermodynamique. À son sujet, les savans rompent en ce moment des lances dont le fer est forgé dans les laboratoires où l’on a fait les conquêtes les plus récentes de la science expérimentale. Leurs discussions là-dessus sont empreintes même d’une certaine vivacité, inaccoutumée dans le monde pacifique des physiciens. Il n’en saurait être autrement dès qu’il s’agit, comme ici, d’une chose qui touche au problème même des destinées, et où chacun, bon gré mal gré, et le plus innocemment du monde, ne voit dans les argumens de la science qu’un moyen d’étayer l’idéal qu’il s’est formé, car, pour être un observateur scrupuleux des phénomènes, on n’en est, hélas ! pas moins homme.

Le moment est peut-être venu de tracer un tableau objectif de ces récentes controverses sur l’avenir du monde, qui sont aujourd’hui parmi les préoccupations dominantes des astrophysiciens, comme on le voit à la lecture du curieux ouvrage du physicien suédois Arrhenius, l’Évolution des mondes, de la dernière œuvre scientifique d’Henri Poincaré sur les Hypothèses cosmogoniques et de bien d’autres travaux astronomiques actuels.

Tous les philosophes et tous les savans sont à peu près d’accord sur la pérennité de ces substances que nous appelons matière ou éther. Ex nihilo nihil est pour eux un axiome. Les théogonies mêmes sont d’accord là-dessus, et la Genèse par exemple nous enseigne que le Créateur a tiré le monde non du néant, mais du chaos. On peut concevoir le chaos comme un état des choses où celles-ci n’étaient pas mobiles, pas organisées, pas différenciées (car nous verrons que l’organisation résulte d’une différenciation), où il n’y avait pas de forces, pas d’énergie agissantes.

Et ceci nous conduit immédiatement à considérer les deux grands principes de thermodynamique qui gouvernent toutes les manifestations de l’énergie dans le monde et nous amèneront au nœud même de la question que nous nous sommes posée. Le premier principe, celui de la conservation de l’énergie, est dû à deux grands physiciens allemands, Robert Mayer et Helmholtz. Le second, celui de la dégradation de l’énergie, a été découvert par un génie français longtemps méconnu, l’ingénieur Sadi Carnot, et mis au point par Clausius.

Tout le monde sait aujourd’hui ce que l’on entend par énergie, et que c’est, si j’ose dire, la capacité qu’ont les objets de fournir du travail. Les principales formes sous lesquelles nous la connaissons sont l’énergie due au mouvement (celle d’un projectile est proportionnelle à sa masse et au carré de sa vitesse), l’énergie calorifique (c’est elle qui vaporise l’eau des machines à vapeur et fait marcher celles-ci), l’énergie électrique (rassemblée par exemple dans une batterie d’accumulateurs elle peut être transformée en énergies lumineuse dans une lampe, calorifique dans un radiateur, mécanique dans un ventilateur, etc.) ; enfin et pour nous borner, citons l’énergie chimique (c’est elle qui produit de la chaleur dans un bec de gaz ou du mouvement dans le cas d’un explosif).

Ces quelques exemples nous montrent qu’il y a une certaine réversibilité dans les diverses formes de l’énergie, et qu’on peut indifféremment, et par des moyens appropriés, transformer l’une quelconque en l’une quelconque des autres.

Or le principe de la conservation de l’énergie exprime ce fait expérimental que lorsque deux formes d’énergie se transforment l’une dans l’autre, il y a entre les quantités transformées un rapport constant. Par exemple, lorsque du mouvement se transforme en chaleur (comme quand le feu jaillit entre deux pierres choquées) ou lorsque l’inverse a lieu (comme dans la machine à vapeur) un travail de 425 kilogrammètres correspond toujours à l’utilisation d’une grande calorie[1]. Il existe des rapports constans analogues entre les autres formes d’énergie.

Le principe de la conservation de l’énergie a dominé, — nous serions tenté de dire tyrannisé, — toute la science du xixe siècle. Celle-ci a cru longtemps pouvoir en faire jaillir, comme conséquence inéluctable, l’éternité de l’Univers. Puisqu’en effet les diverses formes d’énergie contenues dans le monde se transforment indifféremment les unes dans les autres et que leur somme reste constante, le monde ne devait-il pas nécessairement repasser, périodiquement et sans fin, par une série d’oscillations grandioses, du chaos à l’harmonie ? Les savans de l’autre siècle vivaient dans une atmosphère bien faite pour leur faire adopter cette vue. Lavoisier avait proclamé la conservation de la masse dans les opérations chimiques. Laplace avait cru pouvoir, à grand renfort d’intégrales, démontrer la stabilité du système solaire… sans apercevoir l’illogisme qu’il y avait a priori à voir démontrer cette stabilité par celui-là même qui, dans son Exposé du système du monde, avait montré magnifiquement notre système naissant de la nébuleuse primitive, puis évoluant sans cesse à partir d’elle. Fourier avait célébré, comme conclusion de ses travaux fort beaux de mécanique céleste, « un monde disposé pour l’ordre, la perpétuité et l’harmonie. » Henri Poincaré n’était pas encore né, qui devait montrer les fissures de tout ce bel édifice de stabilité céleste.

Il n’est donc pas étonnant que le premier principe de la thermodynamique ait pu faire croire pendant longtemps à la stabilité énergétique de l’Univers, à sa permanence, à son invariance.

Mais voilà que le second principe de la thermodynamique longtemps oublié puis longtemps méconnu, est venu depuis peu reviser ce procès que l’on croyait clos. C’est une bien curieuse histoire, celle du principe de Carnot. Énoncée en 1824, dans l’ouvrage que publia celui-ci sur la Puissance motrice du feu et qui passa complètement inaperçu, cette grande découverte est restée près de trois quarts de siècle ignorée en France. En 1867, par exemple, le physicien Desains, de l’Académie des Sciences, dans un rapport officiel sur la science de la chaleur au xixe siècle, écrit à l’occasion de l’Exposition Universelle, ne nommait même pas Sadi Carnot[2]. C’est seulement grâce aux travaux de lord Kelvin et de l’Allemand Clausius, que le principe de Carnot, sorti de l’oubli où il dormait, est apparu comme une des plus grandes découvertes de tous les temps, et qu’on commence aujourd’hui à en comprendre la portée.

Carnot a montré qu’il y a dans une machine quelconque abandonnée à elle-même quelque chose qui varie toujours et nécessairement dans le même sens, quelque chose d’irréversible et qu’on appelle « entropie. » Nos lecteurs me pardonneront de ne pas leur exposer ici ce concept prodigieusement abstrait. Aussi bien peut-on tourner la difficulté et résumer ainsi la découverte de Carnot : dans un système isolé (c’est-à-dire qui ne perd pas d’énergie à l’extérieur et n’en reçoit pas) les transformations d’énergie ne se font pas, au total, indifféremment dans les deux sens. Cela tient à ce que, si du mouvement peut être transformé complètement en chaleur, la chaleur ne peut jamais être entièrement convertie en travail : il en est toujours une partie qui se dissipe à l’intérieur des corps. Le rendement de n’importe quelle machine thermique est nécessairement inférieur à l’unité.

Par exemple, un projectile en mouvement, si on le reçoit dans une cuve pleine d’eau cède intégralement sous forme de chaleur l’énergie mécanique qu’il avait reçue. Au contraire, on ne peut jamais tirer d’une source de chaleur qu’une fraction assez faible du travail mécanique équivalent. Ainsi, dans les machines à vapeur, il n’y a jamais plus de 15 p. 100 de la chaleur dépensée qui soit transformé en travail. Le reste ne disparaît pas, mais est inutilisé, passe dans le condenseur et dans l’atmosphère avec la vapeur et la fumée de la machine. C’est, suivant l’expression de Bernard Brunhes, de l’énergie gaspillée, et nous sommes ainsi conduits à distinguer, dans l’énergie libre d’un système quelconque, celle qui est utilisable. Le génie de Carnot a été précisément de découvrir que le faible rendement des machines à feu ne tient pas seulement à leur imperfection technique, qu’on pourrait le diminuer, mais non l’annuler et qu’il est une condition même de leur fonctionnement. Le premier principe de la thermodynamique énonce que l’énergie totale d’un système quelconque est constante ; le second principe indique que l’énergie utilisable diminue ; il n’y a là nulle contradiction.

C’est pourquoi, puisque tout le mouvement peut se transformer en chaleur, et seulement une fraction de celle-ci en mouvement, un système matériel quelconque abandonné à lui-même, et l’univers tout entier, si on l’assimile, comme c’est légitime, à une machine thermique, doit tendre vers un état final où tout mouvement visible et aussi toute différence de température auront disparu pour faire place à une chaleur uniforme et à une complète immobilité.

Or, sans mouvement, sans inégalités de températures il n’y a plus de vie ni de rayonnement, car les phénomènes ne naissent que de l’hétérogène, du déséquilibre, si j’ose dire, de même que la vie ne naît que de la différenciation. Une mare croupissante est un être mécaniquement inexistant, contînt-elle des centaines de tonnes d’eau ; au contraire le moindre ruisselet, à cause de la différence de niveau qui le fait couler, est un être vivant et utile. Si je porte à une même température de plusieurs centaines de degrés toutes les parties d’une machine à vapeur, celle-ci ne marchera pas pour cela ; ce qui seulement la fera marcher, c’est une différence de température entre ses divers organes.

Et voici maintenant la conclusion, l’antithèse qui se dresse en face de la doctrine établie sur le seul premier principe de la thermodynamique : Si on peut étendre le principe de Carnot à tout l’Univers, celui-ci tend nécessairement vers une sorte de mort thermique (il est difficile de traduire autrement le Wärmetod de Clausius) qui le figera sans retour vers une terne et cadavérique immobilité.

Avant d’aller plus loin et d’examiner les objections diverses qu’ont soulevées ces conclusions de la thermodynamique cosmique, on nous permettra de remarquer, au risque de refroidir certains enthousiasmes tendancieux, que la croyance à la pérennité de l’Univers a été, suivant les circonstances, invoquée à l’appui d’idées philosophiques tout à fait opposées. Aujourd’hui, ce sont les philosophes matérialistes, les monistes disciples de Hœckel qui croient à un recommencement perpétuel des choses, à un monde sans cesse renouvelé et réparant de lui-même les fêlures qu’on y découvre ; c’est que l’idée que le monde puisse mourir entraîne pour eux celle qu’il a été créé, ce qu’ils jugent inadmissible. Au contraire, au xviie siècle, on soutenait avec Descartes que seule l’immortalité des quantités de matière et de mouvement contenues dans l’univers peut s’accorder avec la stabilité du Créateur. Ainsi les mêmes argumens ont servi des deux côtés de la barricade. Laissons là ces querelles puériles. Il est un peu ridicule pour l’espèce humaine, chaque fois que se produit une conquête nouvelle de la science, de la voir servir de projectile qu’on se renvoie à grands coups de ra’juette. C’est rabaisser singulièrement la recherche austère de le vérité, que de n’y voir qu’une sorte de sabre de M. Prudhomme, protecteur ou menaçant suivant la fantaisie de chacun.

Parmi les astrophysiciens qui trouvent quelque difficulté à admettre la mort de l’Univers telle que l’implique le principe de Carnot, M. Arrhenius est sans doute celui qui a émis les objections les plus originales. Henri Poincaré les a même qualifiées de géniales ; en tout cas, elles méritent amplement un examen.

Nous savons que la chaleur tend naturellement « par elle-même » à passer des corps chauds aux corps plus froids, soit par conductibihté, soit par radiation. Au contraire, jamais la chaleur ne passe naturellement d’un corps donné à un autre plus chaud, et c’est ce qui fait précisément que l’équiHbre de température s’établit finalement entre des corps inégalement chauds placés dans une même enceinte. C’est ce qu’exprime le principe de Carnot.

Dans l’Univers stellaire, le soleil et les étoiles (qui sont, rappelonsle, toutes des soleils) cèdent peu à peu en rayonnant à travers l’espace leur chaleur, qui tend à échaufFer les lointaines et froides nébuleuses, de sorte que, finalement, il semble que le nivellement des températures (connexe de celui des quantités de matière) doit établir dans l’univers la Wärmetod annoncée par Clausius. Or M. Arrhenius est d’un avis contraire, et voici pourquoi :

Le grand physicien anglais Maxwell (celui-là même qui en créant la théorie électromagnétique de la lumière a montré par une intuition géniale l’identité de la lumière et de l’électricité et amené la découverte des ondes hertziennes et leurs innombrables applications), Maxwell a imaginé un cas où les phénomènes se passent contrairement au principe de Carnot, grâce à l’artifice que voici, et qui est aujourd’hui célèbre sous le nom des démons de Maxwell. On sait que d’après la théorie cinétique des gaz, qui est aujourd’hui une des conquêtes les plus sûres de la physique, une masse gazeuse est constituée par des molécules qui circulent dans tous les sens avec de très grandes vitesses, d’ailleurs inégales (à cause des chocs) et oscillent de part et d’autre d’une vitesse moyenne ; elle est assimilable, si on peut dire, à un essaim d’abeilles dans lequel celles-ci seraient des molécules. Si on chauffe cette masse gazeuse, la vitesse moyenne des molécules augmente. Supposons alors un récipient donné, rempli d’un gaz dont la température soit égale dans toutes ses parties ; séparons-le en deux par une cloison percée de toutes petites ouvertures telles qu’une seule molécule puisse les traverser à la fois. Chaque ouverture est munie d’une soupape derrière laquelle se trouve un petit être infiniment petit et intelligent, que Maxwell appelle un démon et Henri Poincaré un douanier (ce qui est à la fois plus exact, plus spirituel et moins saugrenu dans cette fiction assez fantastique par elle-même). Les masses gazeuses des deux moitiés du récipient sont continuellement brassées et mélangées par les molécules qui passent de l’une à l’autre à travers les petits trous. Chaque fois qu’un des petits douaniers verra une molécule à grande vitesse[3] se diriger de la moitié gauche à la moitié droite du récipient, il ouvrira sa soupape pour la laisser passer. Il la fermera au contraire à toute molécule à faible vitesse allant dans la même direction. De même il laissera passer les molécules à petite vitesse allant de la droite vers la gauche, mais fermera le passage aux molécules à grande vitesse allant dans la même direction.

Il arrivera donc que toutes les molécules animées d’une grande vitesse seront réunies dans l’un des compartimens, toutes celles qui ont une vitesse faible dans l’autre. Autrement dit, il passe de la chaleur (car c’est en cela que consiste la vitesse des molécules) d’un des compartimens qui se réchauffera sans cesse à l’autre qui se refroidira de même. Il passera de la chaleur d’un corps froid à un corps plus chaud ; on aura séparé la masse gazeuse primitivement isotherme en deux fractions à température différente. On aura violé et tourné le principe de Carnot.

Or cette histoire merveilleuse des petits douaniers démoniaques de Maxwell, Arrhenius ne prétend pas qu’elle soit réalisée dans la nature, mais il nous donne des raisons de penser qu’il s’y trouve quelque chose d’analogue.

Pour plus de clarté, on nous permettra d’abordune légère digression à propos des gaz qui constituent les atmosphères des planètes. On sait que lorsqu’un projectile est lancé, horizontalement ou verticalement, avec une arme à feu, il met d’autant plus de temps à retomber sur le sol que sa vitesse initiale est plus grande ; il existe même une vitesse pour laquelle le projectile serait lancé suffisamment loin dans l’espace pour échapper complètement à l’attraction pesante de la terre et ne retomberait plus sur elle. Tel était le cas du boulet fantaisiste dans lequel Jules Verne a transporté ses voyageurs, et avec eux nos jeunes imaginations, de la Terre à la Lune. Or il en est de même des molécules des gaz qui se trouvent dans les régions externes des atmosphères astrales et on peut calculer que lorsqu’une de ces molécules a une certaine vitesse minima, — qui est de 11 kilomètres par seconde dans le cas de notre globe, — elle s’échappe pour toujours de la sphère d’attraction de l’astre et continue sa trajectoire vers l’infini. L’atmosphère perd donc continuellement les molécules gazeuses qui sont animées d’une vitesse suffisante. Or, comme la distribution des vitesses moléculaires obéit à la loi des grands nombres, il y a toujours des molécules qui ont de grandes vitesses ; donc, les atmosphères astrales s’appauvrissent sans cesse. L’appauvrissement sera plus fort pour les astres les moins pesans, car par la gravitation, une grosse planète retient plus qu’une petite les molécules atmosphériques. C’est ainsi que la Lune, dont la masse est faible, a perdu toute son atmosphère primitive. La Terre a perdu l’hydrogène qui est très léger et l’hélium (alors que ces deux gaz sont encore abondans autour de l’énorme masse solaire} et elle a conservé l’oxygène et l’azote, qui sont plus lourds.

Ce phénomène joue, d’après Arrhenius, un rôle important dans les nébuleuses où la gravité, surtout dans les parties externes, est très faible, et à cause aussi de la faible densité des gaz qui les constituent (hydrogène, hélium, nébulium). Les régions externes des nébuleuses perdront donc facilement leurs molécules gazeuses, refroidissant ainsi les couches les plus éloignées du centre. Pour la même raison, la chaleur envoyée des soleils aux nébuleuses ne les échauffe pas (puisque la température d’un gaz est d’autant plus élevée que sa vitesse moléculaire moyenne est plus grande) : en effet, leur rayonnement communique bien de la vitesse à certaines molécules, mais celles-ci s’éloignent alors de la nébuleuse pour toujours, et finissent par être absorbées par un soleil dont elles entretiennent le rayonnement.

Dans l’avant-dernier cours qu’il a professé à la Sorbonne, Henri Poincaré a analysé finement ces idées d’Arrhenius. Il leur a opposé quelques difficultés ; pourtant, bien que croyant à la validité générale du principe de Carnot, il paraît avoir été ébranlé par elles, et sa conclusion est à la fois prudente et dubitative, bien qu’on y devine le sens dans lequel il inclinerait : « De cette discussion, je ne veux pas tirer de conclusion définitive ; il semble que, par ce processus, la mort calorifique de l’Univers sera énormément retardée, mais on peut croire qu’elle ne sera que retardée. »

C’est d’une façon tout à fait différente qu’un éminent astronome allemand, M. Seeliger, directeur de l’observatoire de Munich, a récemment abordé le problème.

Nous avons vu par l’exemple du phénomène invoqué par Arrhenius, sans même parler des démons de Maxwell, qui sont seulement une image hardie, qu’on a découvert ou imaginé des phénomènes qui sont en contradiction avec le principe de Carnot, la chaleur pouvant passer d’un corps froid à un corps chaud sans travail compensateur. S’il y a des infractions à ce principe, pourquoi seraient-elles très limitées dans le temps et dans l’espace, et ne peuvent-elles pas avoir, dans l’un et l’autre, des manifestations très importantes ? Ces objections ont paru si fortes qu’on a été conduit à se faire une conception nouvelle du principe de Carnot et à ne plus le considérer que comme un théorème du calcul des probabilités, et ce principe est devenu à peu près ceci : les phénomènes qui se produisent habituellement dans la nature ont lieu dans un sens qui correspond à une perte d’énergie utile.

Cette conception statistique, — si on veut me permettre cette expression, — laisse forcément subsister la possibilité de processus naturels ne satisfaisant pas au principe de Carnot. La question de savoir si le principe de Carnot est une loi naturelle valable sans exception est donc résolue définitivement par la négative, si on la considère comme un théorème du calcul des probabilités.

Autre chose : les conclusions du calcul des probabilités ne sont applicables qu’à des phénomènes que l’on doit regarder comme fortuits, c’est-à-dire se produisant sans aucun règle, sans aucun ordre apparent. Or si le principe de Carnot est d’une grande valeur dans beaucoup de parties de la physique, qui oserait soutenir que les mouvemens observables dans l’ensemble de l’Univers sont désordonnés, et que l’évolution de celui-ci est dirigée vers la production d’une irrégularité grandissante ? On pourrait aussi bien et même mieux soutenir le contraire et alors la validité du principe de Carnot deviendra de plus en plus faible avec le temps.

Autre chose encore, — et cette remarque s’applique à la fois aux conséquences cosmiques opposées que l’on voudrait tirer du premier comme du second principe de la thermodynamique : ces principes ne sont rigoureusement valables et démontrables que pour des systèmes limités. Avant de les étendre à l’Univers, il faudrait être sûr que celui-ci ne fût pas infini. Or tout tend à prouver, — nous examinerons quelque jour cette question, — que c’est le contraire qui est vrai. Comment peut-on parler alors de l’énergie et de l’entropie d’un système infini ? Ces expressions n’ont plus de sens ; l’extrapolation à l’infini des petites données de nos laboratoires non seulement n’est pas justifiable, mais elle cesse d’avoir la moindre signification. Que peut-il y avoir d’intelligible dans ces mots : l’énergie totale ou l’énergie utilisable de l’Univers, si celui-ci est illimité ?

Ces difficultés n’ont pas arrêté pourtant ni de part ni d’autre certains esprits systématiques. Elles auraient dû faire hésiter à la fois ceux qui proclament avec assurance la permanence du monde, le retour éternel des choses, et aussi ceux qui nous affirment la mort prochaine et nécessaire du Cosmos. Il est, en tout cas, un fait curieux et qui est de nature à embarrasser plutôt ces derniers. Si, comme ils le pensent, l’Univers marche constamment dans le même sens, conformément au principe de Carnot, c’est-à-dire si les températures tendent à s’égaliser et le mouvement à disparaître, on peut se demander pourquoi cette mort calorifique de l’Univers ne s’est pas encore établie depuis les temps infinis que le monde existe.

On répondra que celui-ci n’a pas existé de toute éternité, ce qui est inconciliable avec le premier principe thermodynamique, à moins que toute l’énergie existante ait eu une origine subite au moment même de la création. Et on voit que par là le problème est intimement lié aux données les plus délicates de la théogonie. On peut encore exposer cela sous une autre forme : si l’Univers marche dans le sens voulu par ce principe de Carnot, on est conduit à ce dilemme étrange et qui est le seul compatible avec la durée illimitée de la substance dans le passé : ou bien à une époque très reculée il a régné dans le monde des différences de températures et des vitesses infiniment grandes (et l’Univers devait présenter, alors, des phémonènes d’une telle intensité et d’une telle violence que nous ne pouvons nous en faire aucune idée) ; ou bien le monde n’a pas toujours été soumis aux lois qui le régissent maintenant. Il faut bien de l’esprit pour ne point vouloir résoudre ces difficultés.

On comprend dans ces conditions que l’un des défenseurs les plus éminens du principe de Carnot et de sa validité universelle, lord Kelvin, n’ait cru pouvoir exprimer que sous une forme extrêmement prudente et modeste les conclusions des recherches profondes qu’il fit sur le sujet qui nous occupe, conclusions qui sont de nature à rallier la majorité des esprits positifs, et qui peuvent se résumer ainsi : Il y a actuellement dans le monde sensible une tendance générale à la dissipation de l’énergie mécanique, et on peut considérer cette tendance comme constante dans le temps, à moins que des phénomènes n’aient eu lieu ou ne soient destinés à avoir lieu, qui sont impossibles sous l’empire des lois auxquelles sont soumis les phénomènes connus qui ont lieu actuellement dans le monde matériel.

Parmi les phénomènes nouveaux qui ont été découverts depuis que lord Kelvin a développé ces conclusions, on a cru un moment que la radio-activité était de nature à infirmer celles-ci. Il n’en est rien, comme Henri Poincaré notamment l’a montré, et l’emprunt d’une partie des énergies de l’Univers aux matériaux radio-actifs ne paraît guère pouvoir avoir d’autre effet que de « prolonger un peu le malade. » La découverte de la radio-activité a surtout, sinon seulement prouvé que, grâce aux quantités d’énergie immenses emmagasinées dans les atomes et qu’on ne soupçonnait pas, l’univers recèle une faculté de travail, une vitalité énorme et dont il était impossible de se rendre compte auparavant. Comme l’écrivait, il y a quelques jours encore, un grand physicien allemand, M. Nernst, l’Univers aura sans doute, malgré la radio-activité, un « crépuscule des Dieux. »

Pourtant on peut entrevoir, avec M. Nernst lui-même et plusieurs autres savans éminens, une planche de salut, si on admet l’existence d’un processus antagoniste de la dégradation radio-active. De plus en plus en effet, tout tend à prouver que les atomes chimiques, qui sont les granules élémentaires de l’Univers, ne sont peut-être que des modalités particulières de cette substance que nous appelons l’éther lumineux, — substance hypothétique et dont l’existence est pourtant la plus grande sans doute des certitudes humaines, puisque sans elle nous ne recevrions pas la chaleur et la lumière du soleil, source et flambeau de toute vie terrestre. D’autre part, il est possible que, dans ce milieu comparable à un gaz extrêmement subtil, se réalisent parfois comme dans les gaz eux-mêmes, d’après la théorie cinétique, tous les arrangemens même les plus improbables et ainsi se reconstituerait de temps en temps, et peut-être dans les conditions particulières de température et de pression qui existent au centre des astres, des atomes radio-actifs.

En fait, comme le remarque M. Nernst, cet événement n’a besoin de se produire que très rarement, vu la durée extrêmement longue de presque tous les élémens chimiques et la raréfaction extrême de la matière dans le monde : d’après les récentes recherches astronomiques, l’Univers sensible ne contient en moyenne que le volume d’une tête d’épingle de matière dans une sphère d’éther de 200 kilomètres de diamètre.

Certes, rien n’autorise à l’heure actuelle à affirmer la réalité d’un pareil phénomène. Il n’en est pas moins rendu possible, sinon probable par divers points de vue nouveaux que la radio-activité a introduits dans nos idées, et il nous permet de concevoir avec moins de difficultés qu’il y a quelques années une certaine permanence de l’Énergie utile du Cosmos.

Si les choses se passent ainsi, la période atomique dont parle quelque part Renan, celle où se seraient constituées les molécules « qui pourraient bien être comme toute chose le fruit du temps, le résultat d’un phénomène très prolongé, d’une agglutination prolongée pendant des milliards de siècles, » cette période-là serait encore actuelle.

Gardons-nous d’en rien affirmer et attendons.

Il est en tout cas une autre question bien passionnante, qui est liée aux discussions que nous venons de rappeler, c’est celle de la contingence dans le temps et dans l’espace des lois de l’Univers. Nous y reviendrons quelque jour.

Pour aujourd’hui, et comme conclusion de cette brève étude, bornons-nous à cette constatation mélancolique : que nous ne sommes guère plus avancés qu’il y a un siècle au sujet de la pérennité de l’Univers. Pourtant, nous avons fait un progrès, en puisant dans la science de nouvelles raisons d’être modestes et de nous garder de tout dogmatisme ; nous y avons trouvé des conseils nouveaux de sagesse, et la crainte nécessaire des extrapolations trop lointaines.

L’intérêt presque passionné que beaucoup d’hommes de science portent en ce moment à tout ce qui touche les destinées futures du monde est en tout cas bien significatif. Il est, dans la vie des sociétés comme dans celle des individus, des heures de malaise moral où la désespérance et la lassitude étendent sur les êtres leurs ailes de plomb. Les hommes alors se prennent à rêver du néant. La fin de tout cesse d’être « indésirable » et d’y songer jaillit comme un apaisement. Les controverses récentes des savans sur la mort de l’Univers sont peut-être le reflet d’une de ces heures grises.

Charles Nordmann.
  1. Rappelons que le kilogrammètre est le travail qu’il faut accomplir pour élever d’un mètre un kilogramme, et que la grande calorie est la chaleur nécessaire pour faire monter de 0° à 1° la température d’un litre d’eau.
  2. Celui-ci était le fils aîné de l’Organisateur de la Victoire et l’oncle du président de la République. Bien que mort à trente-six ans (il fit son immortelle découverte à vingt-huit ans), il n’est pas exagéré de dire qu’il ne leur cède en rien par le prestige que la France lui doit dans le monde.
  3. C’est-à-dire animée d’une vitesse plus grande que la vitesse moyenne du gaz qui caractérise sa température.