Revue scientifique - La Guerre des gaz et l’avenir

Charles Nordmann
Revue scientifique - La Guerre des gaz et l’avenir
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 453-464).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA GUERRE DES GAZ ET L’AVENIR

Pour avoir oublié que les nations, à l’instar des individus, sont guidées avant tout par l’intérêt ; pour avoir bénévolement attribué à autrui les qualités que nous nous dénions entre nous avec acharnement, nous sommes revenus de Washington avec quelques désillusions, que d’autres bientôt nous feront oublier. Mais ceci est de la politique qui n’est point de mon ressort...

Pourtant, il est une des conséquences de la Conférence de Washington qui s’impose à notre scientifique attention. Les agences télégraphiques nous ont annoncé, en effet, qu’elle est parvenue au résultat suivant, qui lui, du moins, est acquis : éclairée par les délibérations des chimistes experts qu’elle s’était adjoints, la Conférence est arrivée à la conclusion qu’il y a un..., au moins..., des articles du Traité de Versailles dont les prescriptions sont inopérantes. C’est l’article 171, qui déclare : « L’emploi des gaz asphyxiants, toxiques ou similaires, ainsi que tous liquides, matières ou procédés analogues, étant prohibés, la fabrication et l’importation en sont rigoureusement interdites en Allemagne. »

Des chimistes éminents et même illustres ont été appelés à donner là-dessus leur avis à Washington. La délégation française s’était spécialement attachée dans ce dessein le professeur Moureu, qui est une des plus hautes autorités de notre pays, et le professeur Mayer, spécialiste des gaz toxiques. Avec leurs collègues anglais et américains, ces savants ont dû constater que l’article 171 du traité de Versailles est parfaitement inutile et d’une efficacité illusoire.

Mais point n’était besoin de faire délibérer les experts à Washington pour être fixé là-dessus, et il était évident dès longtemps qu’aucun chimiste, aucun élève en chimie n’aurait, s’il eût été consulté, rédigé ce fameux article 171 qui ne constitue rien qu’un ridicule coup d’épée dans l’eau.

C’est en effet une chose bien connue que les gaz asphyxiants, lacrymogènes et toxiques peuvent être fabriqués en un temps très court au moyen des substances industrielles et des appareils en usage courant dans les usines de produits chimiques et en particulier dans les fabriques de matières colorantes.

C’est ainsi que le chlore est utilisé abondamment dans l’industrie des colorants (chlororation du benzène, du toluène, etc.), dans celle des chlorures décolorantes (eau de Javel, chlorure de chaux). Or, non seulement le chlore est l’élément actif de la plupart des produits de guerre toxiques, mais il constitue lui-même un corps très agressif, et c’est avec des vagues de chlore que les Allemands, en 1915, inaugurèrent sur le front d’Ypres leur offensive chimique qui ne devait s’arrêter qu’à la fin de la guerre.

Autre exemple : le phosgène est un produit constamment employé dans l’industrie pour fabriquer notamment ce corps courant en matières colorantes qui s’appelle la cétone de Michler. Ne fût-il pas couramment employé et fabriqué, le phosgène pourrait être réalisé presque instantanément par n’importe quelle usine à partir du chlore et de l’oxyde de carbone. Mais le phosgène n’est pas seulement un produit industriel, il est en même temps un corps terriblement toxique qui a été largement employé dans la guerre des gaz et qui est si dangereux qu’à la dose de 1 décigramme par mètre cube d’air, il amène la mort.

D’autres gaz, — et on peut dire à peu près tous les autres gaz toxiques, — s’obtiennent aisément et de même en partant de matières premières courantes qu’on ne peut songer et qu’on n’a jamais songé à prohiber, car leur emploi est trop répandu et leurs usages industriels sont multiples.

Voici par exemple la chloropicrine, qui est un liquide suffocant et lacrymogène apparu pour la première fois sur le front en mars 1917, dont les Allemands fabriquèrent pour leurs besoins environ 250 tonnes par mois et qui est extrêmement toxique.

M. Gabriel Bertrand, de l’Institut Pasteur, a proposé récemment d’utiliser les stocks que nous en possédons pour la destruction des parasites et la dératisation. La chloropicrine s’obtient en faisant agir le chrorure de chaux (des blanchisseurs) sur l’acide picrique obtenu lui-même par l’action de l’acide nitrique ou sulfo-nitrique sur le phénol. Tous ces produits sont usuels.

Prenons maintenant l’ypérite, le fameux gaz moutarde, qui fut le produit agressif le plus abondamment employé vers la fin de la guerre et dont la première apparition au combat date de 1917. La production mensuelle chez les Allemands de ce terrible gaz vésicant n’a pas été inférieure à 300 tonnes par mois.

Aux usines de la Badische Aniline et aux usines Bayer on fabriquait de la façon la plus simple ce corps qui est un sulfure d’éthyle dichloré, en faisant agir l’éthylène sur le chlorure de soufre. Or, le gaz éthylène s’obtient en déshydratant par catalyse les vapeurs d’alcool sur du kaolin porté à une certaine température. Ouant au chlorure de soufre, il suffit de faire agir le chlore sur le soufre. Et d’ailleurs le chlorure de soufre est un corps employé couramment dans la vulcanisation du caoutchouc. Alcool, soufre, chlore, voilà les substances qui permettent à l’Allemagne, quand elle voudra, de fabriquer en quelques heures des quantités illimitées de la terrible ypérite. Or, ces substances sont d’un emploi constant, et en grandes quantités, dans l’industrie du temps de paix.

Citons encore, — car noire démonstration ne sera jamais trop forte, — la surpalite, qui porte chimiquement le nom de chloroformiate de méthyle trichloré, nommé ésotériquement per-stoff par les Allemands et dont les usines de Hœchst ont fabriqué plus de 3 500 tonnes pour la guerre. Ce fut un des gaz allemands les plus employés et les plus redoutables. On obtient ce produit soit en faisant agir le chlore sur le formiate de méthyle (corps inoffensif), soit le phosgène sur l’alcool méthylique, puis en chlorant le produit obtenu. Tous ces produits sont courants.

Pour obtenir des lacrymogènes puissants, il suffit de faire agir le brome sur certaines molécules organiques très simples : par exemple sur le toluène, qui est un carbure extrait des benzols provenant du gaz d’éclairage.

Certaines arsines, qui sont des substances sternutatoires très puissantes, très gênantes et dangereuses, sont fabriquées très aisément à partir des mêmes matières premières que les médicaments utilisés dans le traitement de la syphilis : 606, 914, etc.

En un mot, et pour résumer cette énumération qui pourrait être centuplée sans peine, il est absolument impossible de songer à faire un choix, une discrimination entre les matières premières qui permettront de fabriquer des produits nocifs utilisables à la guerre, et celles qui serviront à faire des parfums, des matières colorantes, voire des médicaments !

La vérité donc (qu’il importe de dire ici, si désagréable qu’elle soit) c’est que nous n’avons aucun moyen d’empêcher l’industrie allemande de produire en quarante-huit heures, et sans transformer ses appareils, d’énormes quantités de gaz mortels. L’interdiction édictée par l’article 171 du traité de Versailles est donc parfaitement illusoire. Disons plus, elle est grotesque, et les Allemands doivent bien en rire. Il est vrai que les sujets de rire ne leur manquent pas.

Si l’on voulait mettre les Allemands dans l’impossibilité d’avoir à portée de la main un arsenal chimique propre à les alimenter en quelques heures de quantités illimitées de produits agressifs très dangereux, il y avait un moyen, il n’y en avait qu’un seul : c’était d’interdire chez eux toutes les fabrications chimiques pouvant être utilisées en vue de la guerre : c’était en un mot, — car il faut appeler les choses par leur nom, — de briser leur industrie chimique. Il eût fallu de l’énergie pour appliquer cette mesure, plus encore qu’il n’en eût fallu pour appliquer d’autres mesures presque anodines qu’on a décrétées et qui sont restés lettre morte. Mais il eût fallu sans doute encore plus d’énergie pour obtenir cette mesure que pour l’appliquer, et il est fort probable que les veto simplistes et autoritaires qui tombaient du haut de l’Olympe wilsonien n’eussent pas rendue possible la mesure que j’indique ici et qui eût été pourtant la seule efficace pour obtenir le désarmement chimique de l’ennemi.

Les Romains s’y prenaient d’autre sorte pour juguler leurs adversaires vaincus. Ainsi leur empire a duré, et leur paix aussi.

Du moins si l’Olympe wilsonien avait daigné consulter quelque petit chimiste, fût-ce le moindre préparateur en pharmacie, il se fût évité le ridicule de rédiger le fameux article 171, qui, — chose plus grave que le ridicule, — est en fait un trompe-l’œil qui a pu, un temps, dissimuler la vérité.

Cette vérité, la voici : en cas de conflit nouveau avec les Allemands, quelques heures après le départ de nos commissions de contrôle, même cent fois plus nombreuses et compétentes qu’elles ne le sont actuellement, l’ennemi sera en mesure d’utiliser contre nous des quantités redoutables des substances chimiques les plus dangereuses. A moins que..., mais ici encore il faudrait, il eût fallu plus d’énergie qu’il n’est accoutumé..., à moins que nous n’occupions en permanence les centres de fabrication chimique ennemis, et ne les fassions sauter, — ce qui est aisé, — au moindre danger de conflit. Mais je doute qu’on songe même à des mesures de ce genre, qui seraient pourtant les plus véritablement humaines, les plus réellement pacifiques qu’on puisse imaginer.

Car enfin, — on a un peu trop tendance à l’oublier, — qui veut la fin veut les moyens.


Qu’on ne croie pas que les détails qu’on vient de lire sur les facilités de fabrication des produits toxiques aient été à Washington une révélation pour les techniciens. Seuls les diplomates et hommes politiques ont pu éprouver, à les connaître, les naïfs étonnements que cause l’ignorance.

Il y a belle lurette, je le répète, que les chimistes savent ces choses. Ces détails techniques de fabrication que j’ai synthétisés ci-dessus sont à peu près tous empruntés à une remarquable étude de ces questions déjà anciennes due à la plume avertie de M. Daniel Florentin, chef de la section des gaz au laboratoire municipal de Paris, et qui fut là le principal collaborateur de M. Kling, l’éminent directeur de ce laboratoire. Ce qu’ont fait pour la défense nationale M. Kling et la pléiade de jeunes savants à qui il communiquait sa flamme intelligente, on le saura un jour. Pour n’en citer qu’un exemple, alors que les artilleurs professionnels doutaient et même niaient avec un ensemble touchant, c’est M. Kling, c’est ce chimiste qui le premier affirma et démontra, et dès le premier jour, que les projectiles de la Bertha provenaient bien d’un canon. Il y a des balisticiens qui n’en sont pas encore revenus.

Dans la guerre chimique, le laboratoire de M. Kling a joué un rôle de premier plan. Ses initiatives, ses succès, ses méthodes d’analyse des engins et produits de nos ennemis ont été pour beaucoup dans la riposte chimique finalement victorieuse que nous avons si bien su improviser en réponse à l’initiative allemande. Cela veut-il dire que des hommes comme M. Kling et M. Florentin, qui sont non seulement des savants, mais des combattants terriblement efficaces et utiles, — ils l’ont prouvé, — soient aujourd’hui employés au mieux des intérêts nationaux, pour préparer notre défense dans les futurs conflits ? J’ai bien peur que non... mais ceci, comme dit Kipling, est une autre affaire, sur laquelle il faudra bien que nous revenions quelque jour. La patrie a besoin d’utiliser à plein rendement des hommes comme eux. On n’a pas le droit de négliger pour sa défense d’aussi belles et utiles énergies.

Pour aujourd’hui, m’aidant des données précieuses que ces éminents « chimistes de guerre « nous ont fournies, je voudrais simplement tirer des prémisses que nous avons posées ci-dessus les enseignements qui s’imposent.

Car enfin, le fait que les Allemands ont la possibilité, de fabriquer quand et comme ils voudront des gaz de combat en quantité, ce fait, dis-je, a, ou n’a pas, une grande importance, selon que le rôle futur de la guerre chimique sera ou non primordial.

Or là-dessus, nous avons des éléments d’appréciation suffisamment nombreux pour pouvoir nous former une opinion nette.

On a dit et même imprimé, à l’époque des hostilités, beaucoup de sottises sur les gaz toxiques, dont la chimie belliqueuse des Allemands a commencé d’user abondamment à dater du 22 avril 1915, jour de leur fameuse attaque précédée de vagues chlorées entre Bixchoote et Langemarck.

On a supposé et affirmé d’abord qu’il s’agissait là de substances inconnues et nouvelles jaillies des cornues miraculeuses de quelque Faust monstrueux, et que les chimistes, les bons chimistes des temps préhistoriques où la paix régnait sur la Terre, n’avaient pas soupçonnées. Il n’en est rien, comme a suffi à le montrer l’énumération succincte des produits dont il a été question ci-dessus.

Tous les rats de laboratoire connaissaient ces corps toxiques, vésicants, sternutatoires ou simplement lacrymogènes, qui depuis longtemps, parmi les cornues insensibles et dans l’assemblée peu sentimentale, des matras et des éprouvettes, — dans ce milieu où les agitateurs eux-mêmes ne sont qu’en verre, — leur avaient mis parfois la larme à l’œil.

L’emploi à la guerre de substances chimiques nocives était si peu une chose imprévue que, dans la convention de la Haye du 29 juillet 1899, toutes les nations européennes s’étaient interdit l’emploi de projectiles ayant « pour but unique de répandre des gaz asphyxiants ou délétères. »

D’ailleurs on avait envisagé dès longtemps auparavant la guerre chimique. L’éminent historien G. Lenotre nous a narré naguère qu’au XVe siècle et plus avant encore les artilleurs allemands devaient, comme ceux des autres pays, jurer « de ne construire aucun globe empoisonné et de ne s’en servir jamais pour la ruine et la destruction des adversaires, estimant ces actions injustes autant qu’indignes d’un homme de cœur et d’un véritable soldat. »

En somme, il n’y avait donc rien de spécifiquement nouveau — sinon l’ampleur de son emploi tactique — dans l’offensive chimique déclenchée par les Allemands en avril 1915.

On a écrit beaucoup de choses fort indignées, fort sentimentales et fort puériles sur l’emploi de l’arme chimique. On en avait dit, sinon écrit, autant et de pareilles, — l’écriture étant alors moins répandue, — lorsque l’arme à feu se substitua à l’arme blanche. On compara alors la traîtrise et la perfide lâcheté du projectile qui meurtrit, sans danger pour le bras qui de loin l’a déclenché, à la loyauté chevaleresque de l’arme blanche dont le pouvoir vulnérant n’est jamais très éloigné de la main responsable. On peut disserter à l’infini sur tout cela. Du moment que le sentiment se mêle de hiérarchiser les diverses manières de mettre à mal son prochain, il n’y a pas de bornes ou de conclusions possibles à la discussion.

Notre avis sincère, — et nous savons qu’il est partagé par beaucoup d’éminents chimistes et physiologistes français, — est que en soi (et abstraction faite des conventions qui sont censées lier les parties) l’arme chimique sous ses différentes formes n’est pas plus inhumaine que les autres armes. Il y a même actuellement en Angleterre et en Amérique, — et à sa tête l’éminent brigadier général Frics, — toute une école qui affirme que l’arme chimique est en moyenne réellement plus humaine que les armes balistiques habituelles, parce que le pourcentage des accidents mortels et des mutilations définitives produits est moins élevé avec la première qu’avec les secondes.

Si les Allemands ont mérité l’indignation lorsqu’ils ont entrepris la guerre chimique, c’est, à notre humble avis, uniquement parce que, ce faisant, ils ont violé les conventions signées par eux. Un point c’est tout. Ils les avaient pareillement violées en bombardant par avions dès le début de la guerre des villes ouvertes.

Ces choses ont besoin d’être dites, car une sentimentalité absurde, enfantine, — nous venons de le dire, injustifiée, nous a dès le début du conflit empêché d’utiliser des armes précieuses que certains de nos chimistes, à nous, avaient aussitôt proposées. C’est jouer un rôle de dupes, et servir maladroitement le pays et les soldats qu’on doit protéger que de se tenir pour lié par des conventions que l’adversaire a violées délibérément. Si on avait pensé autrement, si un humanitarisme sans autre fondement que des préjugés, — et qui ne protégeait que les ennemis au détriment des Français, — ne s’était pas interposé c’est l’armée française sans doute qui aurait eu l’initiative de la guerre des gaz, et des centaines de milliers de vies françaises, peut-être, eussent été épargnées.

Mais tout ceci ne peut être aujourd’hui qu’esquissé.

Ce qui est sûr, ce qui est maintenant établi, c’est que : 1° aucun moyen actuellement décrété n’existe, d’empêcher l’Allemagne d’être en un temps très bref prête à la guerre chimique ; le désarmement de l’Allemagne au point de vue chimique est inexistant ; 2° nos alliés et spécialement les Américains considèrent que la guerre de l’avenir sera surtout une guerre chimique ; ils n’y voient pas d’inconvénient moral et considèrent l’engin chimique comme aussi humain, sinon plus, que les autres engins. Ils se préparent activement à la guerre chimique ; à cet égard, il importe que l’opinion publique et les pouvoirs publics français soient éclairés.

Un livre vient de paraître à New-York, Chemical Warfare, qui a pour auteur le brigadier général Amos A. Pries et le major C. J. West. Ce sont deux des très éminents techniciens militaires des États-Unis ; le brigadier général A. A. Pries a été et est encore aujourd’hui le chef suprême du service chimique de guerre des États-Unis. Cela donne une autorité et une importance particulières à ses opinions. Voici notamment ce qu’il écrit dans son récent ouvrage :

Il n’y a aucun domaine où les possibilités futures soient plus grandes que dans la guerre chimique, et il n’y a aucun domaine où le temps perdu pour la recherche et la préparation puisse avoir des conséquences plus désastreuses. Le gaz toxique dans la guerre mondiale s’est montré une des armes de combat les plus efficaces. Ne serait-ce que pour ce motif, cette arme ne sera jamais abandonnée. On ne peut pas la supprimer par un accord...

Ce livre du brigadier général A. A. Pries et du major C. J. West contient relativement au service chimique de guerre américain plus d’un renseignement et plus d’un enseignement qui seraient bons à méditer chez nous.

Parlant littéralement de rien, les Américains en neuf mois ont élaboré un service qui a obtenu très vite un maximum d’« efficiency... » J’emploie à dessein le mot anglais qui est difficile à traduire dans la langue française et plus difficile encore à traduire dans les habitudes de nos administrations. Rien qu’à Washington, le service des recherches utilisait un personnel de 1 200 chimistes, parmi lesquels des savants de réputation mondiale.

L’usine d’Edgewood, véritable arsenal chimique construit dans un endroit désert du Maryland. suffit à donner une idée de l’effort chimique américain. A partir d’octobre 1918, on y a employé 10 247 hommes et on a fabriqué en quantités la chloropicrine, le phosgène, l’ypérite, la bromobenzylcyanide, etc., et l’usine avait par surcroît une production de 100 tonnes de chlore liquide par jour. Voilà qui donne une belle idée de ce qu’on peut réaliser sans plan préconçu... et sans idées préconçues.

Parmi beaucoup d’autres renseignements précieux, le brigadier général Fries et le major West donnent la formule d’un gaz dont on a beaucoup et mystérieusement parlé depuis quelque temps, la fameuse « Lewisite « dont les Américains attendent des effets redoutables. Ce corps n’est autre que la chlorovinyldichloroarsine. Ce nom, un peu barbare et qui dérive de l’excellente nomenclature organique actuellement d’usage international, indique clairement par lui-même, à ceux qui possèdent les éléments de la chimie, la nature et la composition exacte de ce corps dont on avait beaucoup parlé sous le manteau.

D’ailleurs, nous ne croyons pas personnellement à ces histoires souvent colportées de super-gaz, inventés en Amérique ou ailleurs, et qui, même en très petites quantités, suffiraient à détruire des armées entières. Le général Fries est lui-même d’avis qu’on ne produira jamais dans l’avenir de gaz de ce genre.

Ou n’en a pas produit dans le passé. Mais un gaz peut être découvert qui pénétrera dans les masques de protection actuels, et si les masques ne sont pas aussitôt modifiés utilement en conséquence, — ce qui est toujours possible, — les effets seront désastreux pour l’armée en contact avec ce produit nouveau. C’est le rôle de la défense contre les gaz de prévenir un cas de ce genre. On a résolu avec succès dans le passé tous les problèmes analogues : il est bien probable qu’il en sera de même dans l’avenir. Mais ce n’est pas sûr. La domination du monde par la guerre, — supposé qu’il y ait encore des dominations de ce genre, et l’hypothèse n’a rien d’invraisemblable, — appartiendra peut-être à la nation qui aura trouvé avant les autres un produit nocif contre lequel l’adversaire n’aura pas la parade chimique nécessaire.

Il faut en tout cas se tenir prêt. Je me suis laissé dire qu’aux États-Unis, les fonds affectés actuellement aux recherches chimiques de guerre atteignent des millions de dollars par an. Et chez nous ? Atteignent-ils 100 000 francs par an ?

Et pourtant, il importe de ne pas oublier que toutes les nations, les ex-ennemis comme les Alliés, — pour un peu j’allais écrire les ex-alliés, — tendent avec vigueur et ténacité leur effort dans ce sens.

Voici comment s’exprimait naguère le sous-secrétaire d’État britannique à la guerre en défendant devant le Parlement une demande de crédit pour les recherches chimiques de guerre :

« Aussi longtemps qu’il y aura danger que d’autres nations poursuivent l’étude de ces méthodes de guerre, nous devons continuer les recherches et les expériences chimiques de guerre. Les recherches doivent être dirigées non seulement vers les gaz et appareils propres à être utilisés dans l’avenir, mais aussi vers la protection contre tous les gaz possibles. L’entraînement à l’emploi offensif des gaz doit être limité à des unités spéciales, mais l’entraînement dans les mesures de défense doit s’appliquer à l’armée tout entière.

« Nous devons continuer nos études de ce qui est connu dans l’armement chimique. Aucune nation n’a renoncé à l’usage des gaz empoisonnés comme conséquence de la Conférence de la Paix. Il y a des nations dont la parole ne mérite aucune créance si elles déclarent y renoncer. Il est essentiel d’étudier le côté offensif de l’armement chimique si nous devons nous préparer pour la défense. La grande importance d’une défensive adéquate provient de ce que les préparatifs de l’offensive par le gaz peuvent être en temps de paix faits dans un grand secret et peuvent avoir des résultats importants et même fatals aux premières périodes de la guerre…

« … Pour ces raisons il est indispensable de faire les dépenses nécessaires pour la recherche, l’expérimentation et la préparation en rapport avec le matériel de guerre. Il est également nécessaire d’éviter les doubles emplois et les gaspillages et de ne pas substituer pour la recherche scientifique des institutions militaires à des institutions civiles existantes qui réaliseront mieux ces recherches. Notre politique est de confier à des institutions scientifiques civiles toutes les recherches pures qui peuvent leur être confiées avec profit, et, en un mot, de restreindre le rôle des établissements militaires à l’application de ces recherches et à la construction des appareils. »

Ce texte se passe de commentaires. Pour compléter ce bref exposé, je me bornerai à reproduire l’opinion qu’un des chefs les plus éminents de l’armée française, le général Debeney, directeur de l’École supérieure de guerre, exprimait naguère dans les colonnes d’un journal américain, le Pittsburgh Dispatch :

« Si la guerre recommence, l’aviation et spécialement le gaz joueront des rôles très importants. Les progrès de l’aviation rendront l’arrière des fronts extrêmement dangereux et les progrès de la chimie permettront l’emploi des gaz sur des zones d’une étendue telle qu’on ne peut l’imaginer.

« La fabrication des gaz est naturellement très vite réalisable, parce que toutes les usines de produits chimiques encore si nombreuses en Allemagne peuvent être réquisitionnées. Mais la fabrication des avions de guerre est plus lente.

« La défense contre le gaz semble plus difficile que contre les aéroplanes. Je pense que contre ceux ci l’artillerie anti-aérienne est susceptible de faire des progrès rapides et peut-être dans ce cas le gaz serait-il un des meilleurs moyens de défense, si avec des obus appropriés l’air peut être empoisonné autour des aéroplanes qui attaquent.il serait bien plus efficace de créer par exemple une sphère d’air toxique d’un kilomètre tout autour de l’aéroplane que d’essayer de le détruire directement avec les éclats d’obus. »

Ainsi qu’on le voit par ces textes, on est à peu près partout d’accord pour penser que la guerre future, — je n’ose écrire la guerre prochaine, — sera surtout une guerre chimique.

Une des causes de l’efficacité de l’arme chimique est, comme le remarque justement M. Kling, qu’elle introduit un facteur nouveau, qui n’entrait pour rien dans l’efficacité des armes antérieures : le facteur durée. L’éclatement d’un obus, le choc d’un projectile ou d’une arme blanche, la brûlure d’une flamme sont des phénomènes rapides presque instantanés dont l’efficacité très intense tombe immédiatement à zéro. Au contraire, beaucoup de produits chimiques répandus sur le terrain ou en suspension dans l’air ont une action plus ou moins durable et peuvent rendre longtemps intenable une zone étendue. Certains ont même une action retardée comme l’ypérite dont les brûlures ne se font généralement sentir que quelques heures après qu’elle est entrée en contact avec les téguments.

A ces divers points de vue, la gamme presque indéfinie des produits toxiques dont dispose l’armement chimique permet de doser à volonté à la fois l’intensité immédiate, la durée, les effets nocifs physiologiques qu’on veut obtenir selon le but tactique poursuivi.

Les produits lacrymogènes sont des produits dont les vapeurs diffusées dans l’atmosphère produisent à dose très faible des réactions douloureuses de l’œil qui aveuglent momentanément le sujet. Ils mettent hors de combat sans aucun accident durable.

Les produits suffocants dont le chlore est le type provoquent une irritation dangereuse des voies respiratoires avec suffocation, et entraînent souvent la mort par asphyxie.

Les vésicants dont l’ypérite est le type déterminant des brûlures delà peau et des muqueuses, même souvent sous les vêtements. Ils produisent des accidents d’autant plus terribles qu’ils sont insidieux. Tandis que les produits précédents par leur action immédiate auraient un rôle agressif, les vésicants de la nature de l’ypérite sont au contraire l’idéal du produit défensif propre à rendre intenable toute zone à protéger.

Mais dans ces diverses catégories, comme parmi les sternutatoires et les nauséabonds, il y a des degrés dans l’agressivité et dans la persistance des produits qui sont un peu en raison inverse l’une de l’autre. Il est évident qu’on utilisera des produits fugaces sur une zone qu’on aura soi-même à traverser peu après, etc.

Qu’on les emploie directement en nappes éjectées à l’air libre, dans des projectiles d’avion, d’obusier ou de canon, il est clair que tous ces produits constituent un clavier complet dont le commandement suivant les besoins peut tirer tous les partis tactiques possibles.

Il est très probable que les prochaines mobilisations se feront de part et d’autre sous la protection d’une zone frontière où l’on aura au préalable répandu des gaz toxiques à effets suffisamment persistants. Il est probable aussi que chacun s’efforcera de troubler la mobilisation adverse ainsi protégée : il n’aura pour cela qu’un moyen, l’avion ou le dirigeable qui par des projectiles explosifs et surtout toxiques projetés sur les nœuds de rassemblement tâchera de contrecarrer la concentration adverse.

Tout cela promet encore de beaux jours aux rédacteurs de communiqués. Mais serons-nous préparés à tout cela ? Il faut l’espérer, et, pour pouvoir l’espérer, il faut qu’on s’en occupe.


CHARLES NORDAMNN.