Revue scientifique - La Chimie des hautes températures - Le Four électrique

Revue scientifique - La Chimie des hautes températures - Le Four électrique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 217-228).
REVUE SCIENTIFIQUE

LA CHIMIE DES HAUTES TEMPÉRATURES
LE FOUR ÉLECTRIQUE


Henri Moissan, Le Four électrique ; Paris. G. Steinheil.


Un des savans qui contribuent le mieux à soutenir la réputation de la chimie française, M. Moissan, a pris la peine de réunir, dans un ouvrage substantiel, l’ensemble des recherches qu’il a conduites avec tant de succès dans le domaine de la chimie minérale, ou du moins, celles de ces recherches qui se rapportent à l’action des hautes températures. C’est toute une branche de science qu’il a sinon fondée, au moins rajeunie, revivifiée, et étendue par une série de découvertes du plus grand intérêt. Il en a exposé, d’autre part, le résumé dans l’une de ces conférences que la Société des amis de l’Université offre à ses invités dans l’amphithéâtre Richelieu, à la Sorbonne. Ceux de nos lecteurs, qui n’ont pas eu la bonne fortune d’entendre ce brillant et instructif entretien ou le loisir de lire l’ouvrage, nous sauront peut-être gré de leur en donner ici, en quelque sorte, la substance.


I

La chaleur est un des agens les plus efficaces des réactions chimiques. L’emploi judicieux du petit feu ou du grand feu a été le principal moyen d’action des anciens chimistes. Et aujourd’hui encore, c’est lui qui permet, dans les laboratoires, de réaliser, suivant les circonstances, tantôt des combinaisons et tantôt, au contraire, des décompositions et d’obtenir ainsi des produits nouveaux plus complexes ou plus simples que les corps d’où l’on est parti. À mesure que l’on met en jeu des températures de plus en plus hautes, ce sont les décompositions qui dominent. L’extrême chaleur tend à détruire les groupemens atomiques et moléculaires, à simplifier les corps complexes et à les réduire à leurs élémens ; c’est le plus puissant des moyens d’analyse.

Il s’en fallait de beaucoup que l’emploi de la chaleur eût rendu tout ce que l’on en peut attendre. Les feux de charbon réalisent des températures d’environ 500° au rouge sombre, 700° au rouge vif, 900° au rouge blanc, 1100° au blanc éblouissant. L’industrie, en perfectionnant son outillage de souffleries et d’injecteurs, et en employant des charbons appropriés, est parvenue un peu au delà de 1700°. C’est la limite extrême de ses efforts.

Dans les laboratoires, cette limite a été dépassée, grâce à l’invention du chalumeau à gaz oxyhydrogène par H. Sainte-Claire Deville et Debray. Dans ce très simple appareil, l’hydrogène et l’oxygène sont amenés par deux tubes différens, pour prévenir le danger d’explosion ; ils se mélangent seulement au moment de s’enflammer, et leur combustion développe une très grande quantité de chaleur. D’une manière plus pratique, en remplaçant l’hydrogène par le gaz d’éclairage, on obtient une flamme pâle encore capable de fondre des corps très réfractaires, tels que le platine, le quartz, l’alumine. Sa température est d’environ 2 000°. Sainte-Claire Deville et Debray ne trouvèrent que la chaux vive qui pût y résister et s’y maintenir sans altération.

On connaît cependant une source de chaleur plus puissante que tous les foyers à charbon et que tous les chalumeaux à oxygène. C’est l’arc électrique ou voltaïque. Quelle que soit l’origine ou l’espèce d’un courant électrique, qu’il provienne d’une pile, d’un accumulateur ou d’une dynamo, d’un électromoteur continu ou discontinu, si ce courant vient à être interrompu par écartement et qu’il possède d’ailleurs une tension suffisante, le flux électrique jaillit entre les conducteurs séparés, pôles ou électrodes, et produit l’arc. Tout le monde connaît ce phénomène banal, utilisé dans les lampes à arc pour l’éclairage des grands espaces. Il est dû à l’incandescence du conducteur gazeux très résistant interposé aux pôles. Par exemple, dans le cas assez ordinaire où les pôles sont constitués par deux cônes de charbon de cornue, les particules de charbon sont volatilisées et transportées, à l’état de vapeur, de l’un à l’autre pôle ; elles forment alors entre les deux charbons une série de cordons gazeux, présentant une grande résistance au passage de l’électricité et s’échauffant en conséquence, jusqu’au point de devenir lumineux. L’éclat de cet arc est rendu plus vif par les particules de charbon entraînées à l’état solide. On sait que c’est là une condition générale des flammes que leur intensité lumineuse est en proportion des particules solides qu’elle contiennent.

La température de l’arc voltaïque est très élevée. Elle est difficile à évaluer exactement et l’on conçoit que les physiciens soient divisés à cet égard. M. Violle, dont l’avis est prépondérant dans les questions de ce genre, l’estime à 3 500°, — ce qui est exactement le double de la température de fusion du platine. Du moins est-ce le degré thermique qu’on assigne au charbon incandescent qui constitue le cratère ou pôle positif de l’arc. Et, si ce n’est pas là l’expérience réelle qui a été exécutée, c’est au moins une manière de s’en rendre compte que d’imaginer un calorimètre perfectionné du type de Regnault ou de Berthelot, dans lequel on ferait tomber cette pointe incandescente ; on déduirait ensuite sa température de l’élévation déterminée dans l’appareil. Cette température de 3 500° a été considérée comme indépendante de la puissance de l’arc. M. Moissan pense, au contraire, qu’elle varie dans une assez large mesure avec l’énergie du courant. Dans un grand nombre des recherches qu’il a réalisées, le nombre de 3 500° aurait été dépassé.

À de si hautes températures, la chaux vive cesse de se montrer réfractaire : elle se ramollit comme de la cire. Elle peut couler et se liquéfier complètement lorsque l’on met en œuvre des courans très puissans. Il faut noter que la chaux, étant aussi peu conductrice de la chaleur qu’elle est peu fusible, retourne à l’état solide aussitôt qu’elle échappe au contact direct du faisceau électrique, et qu’elle prend alors la forme d’une masse cristalline confuse.

Cette fusion de la chaux devient un sérieux embarras lorsqu’il s’agit d’utiliser les hautes températures. On ne dispose pas de beaucoup de matériaux réfractaires pour la confection des appareils où s’accomplissent les opérations, et voici que l’une des deux ou trois substances les plus résistantes que l’on connaisse se laisse attaquer. Avec un courant de 1 200 à 2 000 ampères et de 100 volts, la chaux coule comme de l’eau et se vaporise avec violence. Les briques de chaux qui forment l’autel se ramollissent, fondent, se soudent entre elles ou coulent plus ou moins ; et, indépendamment des autres inconvéniens, l’appareil est mis hors de service dès la première séance. Il est vrai que ce n’est là qu’un cas extrême. Avec les arcs moins puissans, inférieurs à 300 ampères et 50 volts, l’altération reste superficielle. Il se forme seulement, sur les surfaces exposées à la flamme électrique, un revêtement de cristaux blancs et brillans de chaux pure, c’est-à-dire d’oxyde de calcium. Une cristallisation ignée de ce genre, se produit, parfois, dans les fours d’exploitation industrielle, en certains points où la température a pu s’élever accidentellement. MM. St. Meunier et Levallois en ont observé un exemple dans un four continu chauffé par des gaz combustibles.

Avant M. Moissan, plusieurs expérimentateurs avaient eu l’idée de recourir à l’arc électrique pour réaliser des températures élevées. L’une des premières tentatives de ce genre est due au physicien Despretz. Dès l’année 1849, ce savant avait essayé d’utiliser le triple concours de la pile voltaïque, du soleil et du chalumeau, dans le dessein de fondre et de volatiliser le charbon. Il avait obtenu ainsi une poudre de cristaux brillans et durs qu’il avait pris pour de la poussière de diamant et qui n’étaient, très probablement, que des cristaux de siliciure ou de borure de carbone mélangés à du graphite.

D’autres expérimentateurs, depuis, ont renouvelé ces essais, dans des conditions plus ou moins complexes. Ils ont demandé en quelque sorte à l’arc voltaïque, employé en bloc, toutes ses énergies ; ils ont mis enjeu non seulement les effets calorifiques, mais les effets électrochimiques ou électrolytiques. Ce sont là cependant des phénomènes distincts, quoique simultanés. Le flux qui constitue l’arc voltaïque se comporte, en effet, comme le courant lui-même ; il sépare en ions les composés susceptibles d’électrolyse, en même temps qu’il en élève la température, en raison de la résistance qu’il rencontre à son passage. Toute une série d’opérations, industrielles autant que scientifiques, ont été fondées sur cet emploi du courant électrique intervenant par ses deux modes d’activité. Ces applications constituent l’Électrochimie et sa partie principale, l’Électrométallurgie. Celle-ci, depuis quelques années, a pris une extension et un développement remarquables et très dignes d’intéresser les esprits curieux.

M. Moissan se distingue des chercheurs qui ont marché dans cette direction, en ce qu’il a voulu nettement séparer l’action électrique du courant de son action calorifique, et ne prendre à l’arc électrique que les phénomènes thermiques puissans qu’il peut produire. Les découvertes qu’il a faites, les progrès considérables qu’il a accomplis se rapportent donc exclusivement à ce que l’on peut appeler « la chimie des hautes températures. »


II

L’appareil qui sert à ces expériences, dans lesquelles une matière déterminée doit être soumise à la haute température de l’arc voltaïque, a reçu nom de four ou de fourneau électrique. Le premier modèle a été construit en 1883 par Siemens et Hutington dans une rue industrielle : d’autres, ceux de Cowles et de Acheson, parurent peu après.

L’appareil de M. Moissan date de 1892. C’est un instrument de laboratoire. L’auteur se proposait d’enfermer en quelque sorte l’arc électrique le plus intense dans la cavité la plus petite. Rien n’est plus simple en principe. Deux briques de chaux, bien dressées, s’appliquent exactement l’une sur l’autre : la brique supérieure sert de couvercle ; l’inférieure est creusée d’une cavité pour recevoir la matière à traiter ; celle-ci y est déposée à nu ou, dans d’autres cas, elle est contenue dans un vase de charbon comprimé, à parois minces, qui remplit incomplètement la cavité de la brique. Il ne doit pas y avoir contact entre le charbon et la chaux, parce que, à une haute température, ce contact pourrait permettre la formation d’un composé accessoire, le carbure de calcium. L’intervalle compris entre le creuset de charbon et la paroi de chaux vive est comblé par une couche de magnésie en poudre. Sur la face supérieure de cette même brique, deux rainures sont ménagées pour le passage des électrodes de charbon entre lesquelles doit jaillir l’arc.

Il faut très peu de chose pour qu’un instrument aussi élémentaire soit bon ou mauvais ou seulement médiocre. Le premier four de Siemens, insuffisamment isolé, était en charbon, substance conductrice : il laissait donc dissiper une partie de la chaleur. Le four de M. Moissan était en chaux vive, substance si isolante que l’expérimentateur peut retirer à pleine main, sans se brûler, le couvercle dont la face inférieure est incandescente. De plus, dans le creuset de Siemens, la matière à traiter était traversée par l’arc, disposition qui, outre la complication de l’électrolyse possible si la matière est liquide ou fondue, entraîne l’inconvénient d’y mêler les impuretés de l’arc lui-même, telles que le charbon et la vapeur de carbone. Dans le four de M. Moissan, l’arc est placé au-dessus du creuset sans contact avec la matière ; celle-ci ne s’échauffe que par rayonnement et convection.

Les tiges de charbon sont mobiles dans leurs rainures, de manière à pouvoir être rapprochées ou éloignées à volonté. L’expérimentateur fait varier leur distance de 1 centimètre à 2 centimètres et demi, suivant que le creuset se remplit, au cours du fonctionnement, de vapeurs métalliques plus ou moins conductrices. Il est guidé, dans cette manœuvre, par l’obligation de faire en sorte que la résistance électrique reste constante ; à cette condition, la dynamo qui fournit le courant conservera sa marche régulière.

Au début de l’expérience, l’appareil ronfle et crache par les rainures des flammes colorées en pourpre. Elles trahissent la présence du cyanogène. Le carbone des électrodes fournit avec l’humidité qui les imprègne une petite quantité de gaz acétylène — et celui-ci avec l’azote donne de l’acide cyanhydrique. C’est la reproduction exacte de la belle synthèse réalisée par M. Berthelot. En même temps que les flammes, il se dégage, lorsque l’arc électrique est très puissant (400 ampères et 80 volts), des torrens d’une fumée blanche : ce sont des vapeurs de chaux volatilisée qui continuent de flotter, pendant quelques heures, dans l’atmosphère de la salle.

L’expérimentateur est obligé à quelques précautions. D’abord, dans certains cas, l’appareil dégage de l’oxyde de carbone. C’est, par exemple, lorsque l’on substitue à la chaux, comme matière du four, la pierre calcaire. L’acide carbonique, réduit à la fois par le charbon des électrodes et la vapeur de carbone de l’arc, fournit de l’oxyde en quantité suffisante pour provoquer chez les assistans, s’ils n’y prenaient garde, des symptômes d’empoisonnement. Enfin, dans les opérations de longue durée, l’expérimentateur doit protéger son visage contre l’action prolongée de la lumière électrique. On sait que celle-ci produit exactement l’effet d’un coup de soleil sur la peau et peut déterminer une congestion très douloureuse des deux yeux.


III

Le four électrique a doublé les ressources de l’expérimentateur en ce qui concerne l’action de la chaleur : l’étendue de l’échelle des températures auxquelles le chimiste peut soumettre les différens corps a été considérablement accrue. C’est, en définitive, l’un des agens les plus efficaces des mutations chimiques, dont l’activité se trouve multipliée. Un nombre énorme de faits nouveaux ont été mis au jour, et des chapitres entiers de la chimie minérale ont reçu une extension correspondante ; ils ont permis une généralisation très vaste des règles qui régissent les réactions chimiques.

Il serait vain de prétendre entrer ici dans le détail de tous les faits acquis, grâce à l’emploi du four électrique ; il faut se contenter d’en énumérer les catégories et d’en résumer les plus importans.

Ce sont d’abord des renseignemens sur la fusion et la solidification, c’est-à-dire sur les changemens d’état physique d’un grand nombre de corps simples ou composés. Il y a beaucoup de substances que l’on ne connaissait qu’à l’état solide, stable, résistant à l’action du feu, réfractaires en un mot. On les connaît maintenant à l’état liquide et à l’état gazeux ; on les a fondues et on les a volatilisées. On a liquéfié la chaux vive ; on l’a vue s’échapper à l’état de vapeurs blanchâtres, comme une épaisse fumée, par les ouvertures du four, — et, par refroidissement, on l’a obtenue à deux états, en cristaux d’une part, et d’autre part, à l’état de coulée. En étudiant ses propriétés sous ces deux états, on a constaté des particularités intéressantes pour l’histoire de ce corps. La même chose a été faite pour d’autres oxydes, réputés absolument fixes, tels que la silice et la zircone. On a réussi à faire bouillir le cristal de roche ; on l’a distillé et recueilli sous la forme d’une vapeur bleuâtre.

D’une manière générale, les oxydes métalliques ont pu être obtenus à l’état cristallisé après avoir subi la vaporisation. Le résultat a été plus facile pour la baryte, la strontiane, que pour la chaux ; il a été plus difficile pour la magnésie. Chez cette dernière, on a retrouvé le singulier phénomène de polymérisation signalé en 1871 par M. Ditte. La densité de la magnésie va en augmentant quand on la chauffe, et cela jusqu’à ce qu’elle ait atteint son point de fusion. Elle se concentre donc ; ses molécules se combinent entre elles ; elle se polymérise.

Les mêmes changemens d’état ont été observés avec beaucoup de corps simples, métalloïdes et métaux prétendus fixes, — ou tout au moins difficiles à fondre et volatiliser ! On a fondu aisément le molybdène, le tungstène, le vanadium, et le zirconium. On a réduit à l’état de vapeur de grandes quantités d’aluminium, d’or, de platine, de fer, d’uranium, de silicium, de bore et de charbon. Ces deux derniers corps donnent lieu à une remarque intéressante ; ils passent de l’état solide à l’état de gaz sans prendre l’état liquide intermédiaire ; ils se subliment, suivant l’expression consacrée, comme il arrive pour l’iode et l’acide arsénieux.

Un second ordre de faits est relatif à la généralité de certaines réactions chimiques qui semblaient dépourvues de ce caractère : mais cette restriction tenait à ce que l’on n’avait pu pousser l’examen assez loin. L’emploi des hautes températures a permis de leur restituer ce caractère de constance et de généralité qui est à la fois une conséquence et une preuve de la simplicité des lois de la nature. Tel est le phénomène de la réduction des oxydes métalliques par le charbon. En règle générale, lorsque ces deux espèces de corps sont chauffés ensemble, le charbon se combine à l’oxygène et le métal est isolé. Pour beaucoup d’oxydes, cette réduction était difficile à obtenir dans les fourneaux ordinaires à soufflerie : dans le four électrique, elle est facile et rapide. Pour d’autres oxydes, elle n’avait jamais été réalisée ; par exemple, pour l’alumine, la silice et les oxydes des terres alcalines. L’emploi du four électrique a permis de les faire rentrer dans la loi commune.

Une première conséquence de ces faits a été de mettre les chimistes en possession d’un moyen précieux d’obtenir les métaux que l’on préparait jusqu’alors par d’autres procédés plus compliqués, moins faciles, et se prêtant moins à la purification. C’est le cas pour le manganèse, le chrome, le tungstène et le molybdène. Il est vrai que, dans cette opération de la réduction, le charbon en excès forme avec ces métaux une espèce de fonte qu’il faut ensuite affiner, c’est-à-dire débarrasser du carbone combiné au métal. Mais cette opération est facile. La haute température du four amène en effet ces métaux réduits à l’état liquide, et c’est une forme sous laquelle il devient facile de les préserver de l’action de l’oxygène et de l’azote de l’air, et de les débarrasser du carbone. On les obtient ainsi à un grand état de pureté. On peut donc mieux connaître leurs propriétés véritables, ordinairement masquées par les matières étrangères qui s’y allient. Par exemple, on constate qu’à l’état de pureté ces métaux, le molybdène en particulier, ne présentent pas la dureté qu’on leur attribuait : ils ne rayent point le verre ; ils peuvent être travaillés à la lime.

Il est vraisemblable que ces recherches, comme l’espère M. Moissan, se prêteront à de nombreuses applications industrielles et qu’elles seront utilisées en métallurgie. Les métaux retirés du four électrique ne sont pas, en effet, à l’état d’échantillons de laboratoire, en petites masses peu abondantes, comme c’est le cas dans la plupart des traitemens chimiques. C’est par kilogrammes que l’on chiffre le produit de chaque opération. Enfin, il pourra arriver que ces métaux rares ou réfractaires, en se combinant aux métaux usuels, fournissent des alliages intéressans et présentant des qualités utilisables. Rien, alors, ne sera plus aisé que de constituer ces alliages. On tirera parti d’une propriété que M. Moissan a aperçue et sur laquelle il a convenablement insisté ; c’est à savoir, leur facilité remarquable à se combiner à l’aluminium. L’aluminium servira de véhicule pour les amener en présence des métaux auxquels on voudra les allier.


IV

Un épisode très intéressant de ces recherches a été l’étude du carbone et de ses variétés, étude très approfondie et très riche en faits nouveaux tout à fait dignes d’attention.

On ne saurait exagérer l’importance du carbone. Le développement de la chimie organique l’a bien mise en relief, puisque cette science tout entière n’est autre chose que l’étude des propriétés du carbone combiné. La connaissance du carbone simple en forme le préambule naturel. M. Berthelot, à qui l’on doit les plus belles recherches et les vues les plus pénétrantes sur ce sujet, a pu dire que le carbone, tel qu’il nous est connu à l’état de liberté, n’est pas comparable à un corps simple véritable ; il mériterait d’être assimilé, au contraire, à un carbure d’hydrogène qui contiendrait très peu d’hydrogène ; ce serait, en d’autres termes, un corps très condensé, par suite de l’union d’un grand nombre de molécules simples. Et, de fait, M. Moissan, en appliquant tous les moyens d’obtenir le carbone, c’est-à-dire, de l’extraire des composés organiques, a constaté qu’il est presque impossible de l’obtenir à la fois pur et amorphe. On n’approche de l’avoir pur qu’en le chauffant de plus en plus, c’est-à-dire en le polymérisant.

Depuis les études de Brodie et de M. Berthelot sur l’acide graphique, on sait qu’il existe trois variétés principales de carbone, et seulement trois : le diamant, le graphite, le carbone amorphe. L’action de la haute température a pour effet d’amener ces diverses variétés à l’état commun de graphite si l’opération se fait à la pression ordinaire. Dans ces conditions, un grand nombre de corps peuvent dissoudre le carbone ; ils l’abandonnent ensuite, par simple refroidissement. C’est alors, toujours du graphite et rien que du graphite.

Une autre constatation mérite encore l’attention. M. Moissan a établi que le carbone, comme le bore, passe de l’état solide à l’état gazeux directement, sans prendre l’état liquide. En un mot, il subit la sublimation ; quand il repasse à l’état solide, nous venons de dire qu’il fournit toujours du graphite.

Mais, si à l’action de la haute température, on unit l’effet d’une très forte pression, le carbone, cette fois, traverse l’état liquide, avant de le réduire en vapeur. Et alors, en retournant à l’état solide, il prend la forme de diamant, de diamant cristallisé ou de diamant arrondi et amorphe, ce qui en est une variété naturelle aujourd’hui bien connue. La netteté du cristal tiendrait à la pureté de la matière et à la grandeur de la pression exercée sur lui. À mesure que celle-ci décroît, le diamant est souillé de parcelles noires de charbon qui lui donnent une coloration variant de la teinte de fumée au noir franc. Avec la pression faible on n’obtient plus que le diamant noir plus ou moins mal cristallisé que l’on nomme carbon.

Les études ont donc abouti, sur ce point, à une théorie de la formation du diamant par le jeu simultané de la pression et des hautes températures. En fait, elles ont conduit le savant chimiste à la synthèse du diamant, non pas illusoire, comme celle que l’on attribue encore quelquefois à Despretz, mais réelle et certaine. M. Moissan a reproduit le diamant noir et le diamant transparent, en octaèdres réguliers, en cubes à fragmens confusément cristallisés, en gouttes, en cristaux fragiles, tantôt transparens et limpides, tantôt souillés des taches appelées « crapauds, » — c’est-à-dire, en définitive, sous toutes les formes et les aspects qu’il revêt dans la nature et que l’on rencontre dans les gisemens du Cap ou du Brésil.


V

La dernière partie de ces recherches, et non la moins importante, se réfère à l’étude des borures, siliciures et carbures métalliques.

M. Moissan a montré que, si le four électrique est un instrument d’analyse, il est aussi un instrument de synthèse. Si les composés les plus stables de la chimie minérale disparaissent dans le four électrique tantôt en s’y dissociant, tantôt en s’y volatilisant, il y a d’autres composés, plus stables encore qui s’y forment. Et ceux-là, ces composés nouveaux, présentant une stabilité exceptionnelle, ce sont les borures, les siliciures et surtout les carbures métalliques.

Ces corps sont des combinaisons parfaitement définies. On les obtient à l’état cristallisé. Ils sont en petit nombre. Aux températures très élevées, il n’en existe le plus souvent qu’une seule combinaison pour chaque espèce. M. Moissan dit quelque part que « la chimie des hautes températures est une chimie simple. » On voit combien ce jugement est fondé, soit que l’on envisage les décompositions qui s’accomplissent ou les combinaisons qui se forment. Parmi celles-ci, ce sont les carbures surtout qui doivent retenir notre attention.

D’une façon générale, les carbures métalliques étaient à peu près ignorés. On connaissait seulement quelques fontes métalliques, c’est-à-dire que l’on savait depuis longtemps que certains métaux en fusion pouvaient dissoudre des quantités variables de carbone. Ce sont ces solutions qui sont appelées fontes ; la fonte de fer en fournit un exemple. Mais, au point où nous en sommes, il n’est plus question de solution : il s’agit de combinaisons véritables du carbone avec le métal.

Il existe deux séries de ces carbures. Ils se distinguent en ce que les uns sont stables en présence de l’eau, tels les carbures de chrome, de molybdène, de tungstène et de titane. Nous n’avons pas le loisir d’en parler ici. La seconde série est formée des carbures qui décomposent l’eau à froid ; c’est le plus grand nombre : tels les carbures alcalins et alcalino-terreux, le carbure d’aluminium, de glucinium, etc. C’est là une réaction extrêmement curieuse et qui présente une importance exceptionnelle pour l’explication de certains phénomènes géologiques.

En décomposant l’eau froide, quelques-uns de ces carbures forment un carbure d’hydrogène isolé et très pur. C’est le cas du carbure de calcium. Le métal s’unit à l’oxygène pour former un oxyde, et l’hydrogène au carbone pour donner l’acétylène .

On sait l’importance que cette réaction a prise au point de vue industriel. L’acétylène est un nouveau gaz d’éclairage dont il serait téméraire de préjuger l’avenir. Déjà son usage est très répandu. M. Travers (de Londres) est le premier qui ait obtenu ce corps, par un procédé plus laborieux : il a aperçu aussi, bien facilement, la manière dont il se comportait avec l’eau. Ceci se passait en 1893. En même temps, M. Thomas Wilson, en Amérique, entrevoyait le même composé. Du moins, il y faisait une allusion un peu vague. Au commencement de 1894, M. Moissan présentait à l’Académie les résultats de l’étude approfondie que, de son côté, il avait été amené à faire sur ce corps. Sa méthode de préparation au moyen du four électrique, est entrée immédiatement dans la pratique industrielle.

Une autre série de carbures, tel le carbure de manganèse, donnent en présence de l’eau froide non plus seulement de l’acétylène, mais un mélange d’acétylène et de méthane, c’est-à-dire de gaz des marais ou de grisou. Le mélange des gaz devient encore plus complexe avec d’autres composés de ce genre — et, enfin, une dernière série de carbures métalliques, tels que ceux d’uranium et de cérium donnent naissance à une notable quantité de carbures d’hydrogène solides et liquides, c’est-à-dire de pétroles. C’est là un fait des plus curieux. M. Moissan l’a appliqué à l’explication de la production naturelle des pétroles. De là une nouvelle théorie de ce fait géologique.

Il est bien certain qu’une partie des pétroles que l’on extrait des entrailles de la terre tire son origine des végétaux enfouis, c’est-à-dire de matières organiques en décomposition : sans sortir de France, c’est ce qui a lieu, par exemple, pour les schistes bitumineux d’Autun. Mais il y a d’autres cas où le pétrole apparaît dans des couches volcaniques, extrêmement pauvres en débris organisés. Il est permis de penser qu’alors les carbures métalliques formés à haute température ont pu se décomposer au contact de l’eau et fournir le dégagement des pétroles. On pourrait expliquer ainsi les petites quantités de pétrole que des sondages ont permis de recueillir, dans les environs de Riom, en Limagne.

Selon M. Moissan, il est vraisemblable que le carbone de notre monde actuel, celui de tous nos composés organiques présens, était originairement combiné aux métaux sous forme de carbures métalliques : ce serait encore à cet état qu’il subsisterait dans les astres à température élevée. Plus tard, lorsque le refroidissement progressif du globe a permis l’union de l’oxygène et de l’hydrogène et l’apparition de l’eau, celle-ci en agissant sur les carbures métalliques aurait engendré des carbures d’hydrogène — et ces derniers, enfin, par oxydation, auraient donné de l’acide carbonique. À partir de ce moment seulement, la vie végétale serait devenue possible — et plus tard, enfin, la vie animale. C’est là une hypothèse qui, à tout prendre, est très rationnelle. Elle est fondée, comme on le voit, sur une assimilation des conditions où s’est trouvée, à un certain moment de son évolution, la matière cosmique incandescente avec celles qui sont réalisées par les hautes températures du four électrique.

A. Dastre.