Revue scientifique - L’avancement de l’heure

REVUE SCIENTIFIQUE

L’AVANCEMENT DE L’HEURE

« Time is money, » disent nos amis anglais qui s’y connaissent. Mais ce n’est pas seulement le temps qui est de l’argent, c’est aussi la manière de mesurer le temps ; nous l’allons montrer à propos du projet, actuellement pendant, d’avancer l’heure légale française et qui a fait depuis quelques jours couler chez nous tant d’encre et de propos, les uns sensés..., les autres moins.

On s’étonnera peut-être de nous voir au cours d’une chronique scientifique traiter de questions qui se rapportent à ce « vil métal » qu’est l’argent. Mais d’abord, les poètes appellent aussi du même nom l’or, bien que son poids atomique soit fort différent et qu’il soit placé à un endroit très distinct du premier dans la spirale de Mendéléef. Et puis, ne l’oublions pas, si l’homme de science a le droit et peut-être le devoir de mépriser l’argent pour lui-même, il ne saurait s’en désintéresser comme phénomène social, car le bien-être de l’humanité n’est point une chose négligeable, même du point de vue de Sirius, et les sciences elles-mêmes, je veux dire les sciences expérimentales, seules dignes vraiment de ce nom, ont besoin de la richesse pour vivre et progresser. Enfin, et surtout, à l’heure actuelle, une préoccupation doit polariser lésâmes de tous les Français : la défense du pays, et elle est étroitement enlacée aux questions économiques.

Une remarque avant tout s’impose : si intéressant qu’il soit, ce projet d’avancement de l’heure légale n’est pas d’une importance assez capitale pour justifier les nombreux débats publics, les interminables discussions privées, les polémiques de presse, trop abondantes par ce temps de crise du papier, qu’il a suscitées. D’où provient cet immense mouvement d’intérêt passionné dans une question dont, encore une fois et heureusement, le sort du pays ne dépend qu’en une faible mesure ? D’abord de ce qu’il s’agit d’un des rares problèmes dont on puisse, à l’heure qu’il est, disputer sans entendre aussitôt un terrible cliquetis de ciseaux. L’opinion publique est un peu comme ces sultanes prisonnières en de voluptueux sérails et qui aiment d’autant plus passionnément les cigarettes qu’aucune autre distraction ne leur est possible. Mais il y a autre chose aussi dans toutes les controverses un peu byzantines qu’a soulevées cet anodin projet : il y a la crainte que, par quelque côté, il ne porte atteinte à nos mœurs, à nos douces et chères habitudes qui sont, par un privilège unique, d’autant plus aimées que cet amour est plus ancien. Nous sommes ainsi faits qu’une révolution, une guerre, un cataclysme historique énorme, mais passager, nous émeuvent moins à certains égards que des modifications légères, mais permanentes, de nos us et coutumes. Il y a plus de sagesse qu’on n’imagine dans cet état d’âme. Il y a le sentiment de ce que la géologie moderne a si bien mis en évidence à l’encontre du catastrophisme de Cuvier : la prépondérance dans l’évolution des choses, des actions faibles, mais continues, sur les phénomènes intenses mais accidentels. Mais l’avancement de l’heure légale toucherait-il vraiment à nos mœurs ? C’est ce que nous verrons dans un instant.

En tout cas, les questions de ce genre ont toujours soulevé les passions : lorsque l’Angleterre décida de faire commencer l’année au 1er janvier, et non plus à Pâques, comme on faisait jadis et que lord Chesterfield décida que le 1er janvier 1751 on compterait 1752, le peuple fit une émeute, voulant écharper le noble lord, aux cris mille fois répétés de : « Rendez-nous nos trois mois ! » Ce fut une belle et imposante manifestation ouvrière. Pourtant, la Parque infernale qui déroule et coupe je ne sais où le fil des choses dut en sourire, si elle a l’occasion de lever le nez de dessus ses ciseaux. Elle sait en effet que la fuite du temps ne dépend pas plus de l’étalon dont on la mesure que notre taille du mètre employé.


Voici d’abord comment est né le problème actuellement pendant.

De tout temps les actes de la vie humaine ont été réglés plus ou moins sur le soleil. Celui-ci était non seulement le père nourricier de cette vie, mais il en était le régulateur, et les lois de son mouvement commandaient ceux des cités et des champs. A vrai dire, suivant les époques, on a pris des libertés plus ou moins grandes avec cette tyrannie du soleil, et comme tant d’autres souverains, il a vu son autorité parfois indiscutée et parfois autocratique, singulièrement tempérée par les convenances de ses sujets. Dans l’antiquité, c’étaient les cadrans solaires, c’était donc l’heure vraie qu’on utilisait, mais sans cependant y apporter cette frénésie d’exactitude qu’a provoquée la trépidante activité des temps modernes. Longtemps les patriciens de Rome eurent des esclaves spécialement chargés d’aller quérir l’heure pour la leur rapporter, au cadran solaire du forum. Que devenait l’heure durant le trajet de retour du porteur ? C’est ce que je ne me charge point d’élucider.

Jusque vers la fin du XVIIIe siècle, il en fut ainsi, et les mots midi et minuit correspondaient vraiment aux instans où le soleil était au plus haut et au plus bas de sa course. Mais le soleil est un astre fort irrégulier dans sa marche apparente, et le temps qui s’écoule entre deux midis vrais varie beaucoup d’un bout de l’année à l’autre ; la durée d’une heure vraie (supposée la 24e partie d’un jour) n’est pas toujours la même. Pour obvier à cet inconvénient qui obligeait à dérégler continuellement les pendules qui avaient le tort de marcher plus régulièrement que le soleil, on a imaginé un soleil administratif, idéal, sans taches et bien régulier, comme sont seuls les êtres irréels, et qui d’un mouvement uniforme se trouve, au bout de l’année, avoir parcouru le même chemin que l’astre éclatant dont il est le peu brillant second. Ce pâle soleil fictif, dit soleil moyen, définit un jour moyen, un temps moyen, un midi moyen qui ont été employés à Paris dès 1816, pour régler les pendules et la vie civile. C’est alors que, craignant une émeute de la population parisienne qui dès lors était, dit-on, chatouilleuse sur l’heure de ses repas, le préfet M. de Chabrol exigea un rapport du Bureau des Longitudes avant de substituer le midi moyen au midi vrai. Dès ce jour, le temps civil cessait d’être du domaine de la science : il était inutilisable pour les besoins de l’astronomie, il devenait quelque chose de tout à fait conventionnel et il devait être encore bien plus par la suite une hérésie scientifique, comme nous allons voir.

Le soleil vrai ou le soleil moyen dans leur course apparente passent successivement au-dessus des divers méridiens qui, du pôle Nord au pôle Sud, traversent les divers lieux du globe. Il n’est donc pas midi en même temps (ni midi vrai, ni midi moyen) pour des lieux situés à l’Est ou à l’Ouest les uns des autres. Ces différences sont notables : elles sont de 37 secondes du Point-du-Jour au Pont de Charenton, de 20 minutes entre Paris et Nice, de 27 minutes entre Brest et Paris.

Longtemps chaque ville eut son heure locale. Cela n’avait pas d’inconvénient au temps des diligences, et tant que les bonnes gens, inscrites irrémédiablement dans le petit cercle de leur cité, voyageaient peu. Les chemins de fer et les télégraphes obligèrent à substituer à toutes les heures locales une heure unique pour la France, ce qui fut fait par une loi en 1891. Le temps légal pour tout le pays fut dès lors le temps moyen du méridien de Paris.

Puis nouveau changement. Pour des raisons d’unification internationale analogues aux raisons nationales, qui avaient motivé la loi de 1891, on a songé ensuite à n’avoir qu’une heure légale pour la terre entière. Mais il y a loin de la coupe des théories aux lèvres de la réalité. Et on dut renoncer bientôt à l’idée de l’heure unique universelle : on se serait malaisément habitué, en effet, à lire des dépêches ainsi conçues : « Hier, à Tokio, à midi, quelques instans avant le lever du soleil... » Sur l’initiative des États-Unis, on a finalement décidé que, faute de pouvoir marquer la même heure, toutes les pendules de la terre marqueraient simultanément la même minute ; la terre entière dans ce système est divisée en vingt-quatre fuseaux horaires, correspondant chacun à 15 degrés de longitude, étant entendu que l’heure légale de tous les fuseaux est fondée sur le temps moyen du méridien de Greenwich, cette heure étant la même à l’intérieur de chaque fuseau et augmentant ou diminuant exactement d’une heure, suivant qu’on passe dans un fuseau situé à l’Est ou à l’Ouest du précédent. C’est ainsi que l’Europe a été conventionnellement divisée en trois grands fuseaux.

Après de longues et, avouons-le, fort légitimes résistances, la France a adhéré à ce système qui a retardé de 9 minutes 21 secondes l’heure légale de la France, par une loi" votée par la Chambre des députés en 1898 et par le Sénat en... 1911, treize ans après. Ce précédent est assez piquant à l’heure où le projet de loi Honnorat, qui vient d’être adopté par la Chambre, parait rencontrer au Sénat un accueil un peu dénué de chaleur. Comme ce projet de loi ne prévoit l’avancement de l’heure légale que pour la durée de la guerre, il faut espérer que, si le Sénat a besoin de treize ans pour l’adopter, la loi sera devenue inutile... à moins qu’on ne l’ait modifiée pour la rendre applicable au temps de paix. Que voilà donc des causes d’ajournement en perspective !

Pour compléter ce rapide historique, je dois rappeler qu’un congrès international de l’Heure, réuni à la fin de 1913 à l’Observatoire de Paris, a unifié et organisé la transmission radiotélégraphique de l’heure de Greenwich dans le monde. C’était moins d’un an avant la guerre. C’est là qu’on entendit le fameux professeur Wilhelm Fœrster, de Berlin, célébrer « la collaboration fraternelle du genre humain » et « la France qui depuis deux siècles marche à la tête de l’exploration scientifique du globe. » Il parlait vraiment très bien, ce vieillard, et avec des larmes dans la voix qui mouillaient son léger accent teuton. Depuis, il a signé le célèbre manifeste des 93...


Comme on le voit par l’exposé précédent, l’heure légale en France, l’heure qui règle les habitudes de notre vie civile a été fréquemment modifiée en des sens divers et principalement pour des raisons de commodité et d’adaptation à nos besoins. L’heure légale n’est donc nullement une sorte d’idole intangible qu’on ne peut toucher sans sacrilège ; ce qu’on a fait hier, ce qu’on a fait avant-hier, on peut le faire demain, si un progrès peut en jaillir dont profite la collectivité nationale. L’heure légale a montré assez de souplesse dans son histoire pour pouvoir subir un nouveau redressement, si l’utilité s’en fait sentir. Cette utilité existe-t-elle actuellement ? Toute la question est là.

Si un aviateur survolant en ce moment notre pays pouvait voir instantanément tout ce qui s’y passe, il constaterait qu’en cette saison, dans les cités et beaucoup de villages, un grand nombre de maisons sont encore closes et abritent des gens endormis longtemps après que le soleil déjà levé verse des torrens de lumière sur ceux qui le dédaignent ainsi. Si notre aviateur refaisait le même parcours après le coucher du soleil, il constaterait au contraire que les lumières artificielles sont allumées pendant longtemps presque partout.

Si on met à part les paysans qui règlent leur vie sur le lever et le toucher du soleil, — et encore cette règle n’est-elle qu’à peu près vraie, — la vie de la plupart d’entre nous est décalée par rapport au soleil, c’est-à-dire que nous vivons beaucoup moins avant le milieu du jour qu’après celui-ci. Il est incontestable en effet que notre vie sociale est réglée sur la pendule, non sur la marche réelle du soleil. La preuve, c’est qu’à Nancy et à Brest les mêmes heures correspondent aux mêmes occupations dans les industries, les administrations, les familles, bien que le soleil se lève et se couche dans la première de ces villes 43 minutes plus tôt que dans la seconde. Une autre preuve est qu’aucune de nos habitudes n’a été changée, bien qu’on ait depuis 1911 retardé toutes les pendules de 10 minutes. Ainsi les bureaux de poste qui ouvrent, comme on sait, de 8 heures à 20 heures, ouvrent et ferment en réalité 10 minutes plus tard depuis qu’on a adopté en France l’heure du méridien de Greenwich.

Or, au moment où paraissent ces Lignes, le soleil se lève à Paris à 4 h. 33 et se couche à 19 h. 4 ; si donc on avançait les pendules d’une heure, les bureaux de poste useraient de la lumière artificielle pendant une heure de moins chaque jour. Il en serait de même dans toutes les familles où on se lève en ce moment et où on se couche bien après le lever et le coucher du soleil, dans toutes les industries et les commerces où on commence et achève le travail après ce lever et ce coucher.

C’est de ces considérations qu’est né le projet actuellement discuté et qui sous le nom de « Dailygh saving Bill » a vu le jour en Angleterre, où il a été voté au Parlement en deuxième lecture, mais n’a pu franchir la passerelle de la troisième lecture, faute d’une voix de majorité. Nous allons maintenant examiner le plus succinctement possible les diverses objections qu’a soulevées ce projettes inconvéniens qu’il pourrait présenter et du même coup ses incontestables avantages.


On a invoqué d’abord contre ce projet (que nous appellerons pour abréger projet Honnorat, du nom du député qui a pris l’heureuse initiative de le présenter à la Chambre), des argumens d’ordre scientifique. Un des membres les plus distingués de l’Académie des Sciences, M. Lallemand, a notamment présenté ces argumens au cours d’une communication qu’il a faite à titre personnel devant cette assemblée. D’après lui, on serait obligé de conserver l’heure normale actuelle pour les besoins de la science et de la navigation, ainsi que pour les relations internationales ferroviaires et télégraphiques.

J’avoue avoir été d’autant moins convaincu par cette argumentation, que M. Lallemand lui-même l’avait réfutée par avance lorsqu’il parlait en 1911 devant le Sénat en qualité de commissaire du gouvernement, lors de la discussion du projet adoptant l’heure de Greenwich.

Le principal problème de la science et de la navigation où intervient l’heure est celui des cartes et des longitudes. Les longitudes de nos cartes étaient naguère fondées sur l’heure du méridien de Paris. « Le projet, disait alors M. Lallemand répondant à M. l’amiral de Cuverville, laisse de côté la question du méridien pour les cartes marines... Cette question est tout à fait indépendante de l’heure civile qui règle la vie économique du pays... Pour la marine la situation sera demain ce qu’elle était hier et ce qu’elle est aujourd’hui. » — Et M. Lallemand remarquait aussi, alors, que ce n’est pas l’heure scientifique, mais l’heure civile qui règle les chemins de fer et les postes. — Tout cela, qui était vrai lorsque « l’heure normale actuelle » était celle du méridien de Paris, ne l’est pas moins aujourd’hui que cette heure normale est celle du méridien de Greenwich.

Cela est même, si j’ose dire, plus vrai aujourd’hui qu’en 1911, car il est incontestable qu’au point de vue de la science et de la navigation, l’adoption de l’heure de Greenwich a eu l’inconvénient certain de périmer la valeur et l’usage de toutes nos belles cartes anciennes basés sur le méridien de Paris. Au contraire, aujourd’hui, qu’on avance et qu’on retarde les pendules d’une heure, il n’y aura pas à changer les cartes en usage, puisque l’heure sera basée sur le même méridien initial.

La vérité, et le bref exposé historique que j’ai fait ci-dessus suffisait déjà à le prouver, est que l’heure civile a depuis longtemps cessé d’avoir aucun rapport nécessaire avec l’heure vraie, dont elle est indépendante, et qui seule intéresse directement les astronomes et les savans. Si on modifie la constante arbitraire déjà ajoutée à la différence variable existant entre le temps moyen et le temps vrai, ils n’ont pas à s’en préoccuper.

L’Académie des Sciences a d’ailleurs parfaitement compris que la détermination de l’heure légale n’engage aucune question scientifique et, sollicitée de se prononcer contre le projet, elle s’est refusée à émettre un avis sur un problème qu’elle n’estime pas de sa compétence ni dans ses attributions. Elle est restée ainsi fidèle à l’attitude qu’elle avait adoptée lors des discussions passionnées que souleva naguère le remplacement de l’heure de Paris par celle de Greenwich. Le 25 juillet 1898, en effet, les secrétaires perpétuels de l’Académie, Berthelot et Bertrand, transmettaient au gouvernement la conclusion prise par l’Académie dans cette question et qui était que « ce système ne soulève aucune question de théorie qui puisse motiver l’intervention de l’Académie. En conséquence, elle est d’avis que le soin de se prononcer sur l’adoption de ce système doit être laissé aux pouvoirs publics, seuls compétens pour apprécier l’intérêt d’une telle mesure en ce qui concerne les relations commerciales, économiques et politiques du pays. » Tel est encore le cas aujourd’hui.

Si d’ailleurs on avançait d’une heure l’heure légale française, le système des fuseaux horaires, qui, ne l’oublions pas, correspond à des nécessités pratiques mais non théoriques, ne cesserait pas d’être respecté dans son idée directrice. Cela provient de cette heureuse circonstance de fait que le fuseau oriental est bordé partout par l’Océan. En ce qui concerne les pays situés à l’Est de ce fuseau deux hypothèses peuvent se présenter : ou bien ces pays garderont l’heure du fuseau central et nous aurons la même heure qu’eux, ce qui sera sans inconvénient ; ou bien ils avanceront également leur heure légale ; telle paraît bien être leur intention, et une dépêche nous apprend notamment qu’un décret paru il y a quelques jours dans le Journal officiel de Budapesth décide l’avancement de l’heure légale en Hongrie à partir du premier mai. Une autre dépêche plus récente annonce que la même mesure a été prise aussi en Autriche. Dans ce cas, si la France a également avancé son heure légale, celle-ci différera toujours de 60 minutes de celle qui est adoptée dans le fuseau central ; sinon, l’heure française retarderait de deux heures sur celle-ci, ce qui aurait des inconvéniens pratiques qui sautent aux yeux. Donc, dans tous les cas, au point de vue du système des fuseaux, l’adoption du projet Honnorat ne peut avoir que des avantages et aucun inconvénient.

On a émis aussi la crainte que l’adoption de ce projet ne porte un coupa la transmission radiotélégraphique de l’heure par la Tour Eiffel, telle qu’elle a été organisée par le dernier congrès de l’Heure. Cette crainte est chimérique, puisque l’heure envoyée par les stations radiotélégraphiques, du monde entier est toujours uniquement celle du méridien initial de Greenwich et nullement celle d’un autre fuseau.

On a invoqué contre le projet l’opinion hostile de certains savans. Mais d’autres non moins éminens se sont prononcés en sa faveur, notamment en France M. Painlevé et M. Appell, président de l’Académie des Sciences, en Angleterre sir William Ramsay, le savant peut être le plus éminent du Royaume-Uni, les célèbres astronomes Turner, Robert Bail, etc.

Au point de vue scientifique, la cause est entendue, et j’ajoute que même si, — ce qui n’est pas, je crois l’avoir démontré, — les intérêts de la science pouvaient être ici et momentanément en opposition avec l’intérêt public, celui-ci à l’heure où nous sommes devrait primer ceux-là. Mais le projet Honnorat est-il vraiment d’intérêt public ? C’est ce que nous allons voir maintenant.


On a dit que la réforme serait inopérante et ne produirait pas plus une économie d’éclairage, qu’on ne diminuerait le froid l’hiver en abaissant le zéro des thermomètres. On a fait à ce sujet beaucoup de plaisanteries du même genre ; elles sont peut-être très spirituelles, — ce n’est pas sûr, —mais elles ne sont assurément que cela. Ici en effet les chiffres, les chiffres froids mais sûrs, répondent avec une singulière éloquence : lorsque la France et l’Allemagne ont remplacé par une heure centrale unique les heures locales de chaque ville, elles ont vu augmenter dans des proportions considérables la consommation du gaz dans celles des villes situées à l’Est du pays, elles l’ont vue diminuer dans les villes situées à l’Ouest. Voici par exemple quelques chiffres officiels que, pour ne pas soulever de polémiques, j’emprunte à des villes non pas françaises mais allemandes : tandis qu’à Kœnigs berg (Prusse orientale) la consommation du gaz passait brusquement, entre 1892 et 1893, de 4 250 000 mètres cubes à 4 500 000, pour ne plus varier ensuite, à Dusseldorf (Allemagne occidentale) elle diminuait et passait brusquement de 7 450 000 mètres cubes, à 6 850 000. Ces centaines de milliers de mètres cubes multipliés, comme il convient, comptent dans le budget d’une nation. Quand la Belgique, qui est à l’Est du méridien de Greenwich, a adopté l’heure de celui-ci, on a vu à Bruxelles par exemple la quantité annuelle de gaz consommé augmenter brusquement de 8,3 p. 100, si bien qu’un grand nombre de commerçans croyant à une erreur adressèrent à la ville des réclamations. C’est pour la même raison que la Hollande, qui avait adopté naguère l’heure de Greenwich, est revenue depuis peu à celle d’Amsterdam.

Inversement, en adoptant pour notre vie civile l’heure du fuseau central on économisera chaque jour une heure d’éclairage dans toutes les maisons où on est debout seulement après le lever du soleil et jusqu’après son coucher. Les nombreux millions de charbon ainsi économisés iront fortifier nos industries de guerre, et le fret, dont la crise actuelle est la cause principale de la vie chère, en sera allégé d’autant.

A vrai dire, l’économie ainsi réalisée ne sera sensible que pendant les mois les plus longs. Quel sera, si la loi est votée, le régime adopté pour le semestre d’hiver ? Deux systèmes sont en présence : l’un consistant à avoir la même heure avancée toute l’année. Il aurait l’avantage de n’exiger qu’une fois pour toutes un coup de pouce aux pendules, et l’inconvénient d’obliger l’hiver un grand nombre de gens à se lever contre leur gré à la chandelle, ce qui les ramènerait insensiblement aux anciennes habitudes et détruirait, par répercussion, petit à petit, en vertu d’un nouveau décalage progressif de la vie vers le soir, les heureux effets de la réforme. L’autre système consiste à rétablir pour les mois d’hiver l’heure du méridien de Greenwich ; cela aura l’inconvénient d’exiger deux coups de pouce par an aux pendules. Les compagnies de chemins de fer consultées déclarent que ce ne sera qu’un jeu pour elles, d’autant qu’elles feront coïncider ces changemens avec leur transformation bisannuelle déjà existante des horaires d’été en horaires d’hiver et réciproquement. Quant aux autres collectivités et aux particuliers, rien ne leur sera plus facile que ce petit changement que connaissent tous ceux qui ont traversé l’Océan ou seulement la frontière suisse : il n’est pas plus pénible d’avancer ou retarder sa montre d’une heure que de la remonter.


On a dit aussi qu’il n’y avait pas de raison, si on avance les pendules d’une heure, de ne pas porter cette avance à deux ou trois heures. L’argument ne porte pas. Il y a une chose qui limite pratiquement et qui impose la grandeur de l’avance de l’heure : c’est la quantité dont notre vie civile est aujourd’hui pratiquement décalée vers la nuit. Et il est facile de montrer, — l’espace me manque pour faire aujourd’hui cette démonstration, — qu’une heure d’avance rétablira très sensiblement notre vie dans la norme qui est le jour solaire vrai. En vivant plus au soleil et moins à la lumière artificielle, on améliorera sans aucun doute la santé générale de la nation, et c’est cette considération qui a rallié au projet Honnorat l’Académie des sports.

Il n’y a pas en effet dans le projet Honnorat seulement des considérations économiques à faire valoir. Outre les argumens financiers propres à émouvoir le très grand nombre de nos contemporains qui n’ont dans leur ciel terne d’autres étoiles que les gros sous, il y a des argumens d’un tout autre ordre et qui concernent la santé générale du peuple. Il n’est pas douteux en effet que la vie à la lumière du jour dans les rayons étincelans et microbicides du soleil, est plus saine, plus créatrice de joie, de santé, d’euphorie, que la pâle splendeur de la vie vespérale et nocturne. Ce n’est pas à démontrer, tous les médecins, tous les physiologistes le savent.

Il n’est point jusqu’aux poètes qui ne puissent trouver des raisons d’applaudir à la mesure projetée puisqu’on jouira mieux et plus des premières heures du jour et que, comme le dit un vers charmant,


Tout le plaisir des jours est dans leur matinée.


Enfin et par une répercussion évidente, tous les travailleurs qui aujourd’hui ignorent le délassement de l’heure exquise qui précède la chute du jour, tous ceux, employés, ouvriers, que la nuit tombante trouve encore sous la lampe tôt allumée, enfermés dans les murs tyranniques où se pétrit le pain quotidien, libérés plus tôt par la nouvelle loi, jouiront enfin de la calme douceur où le jour s’ensevelit.


J’ai lu, non pas chez un conteur de fables, mais en des gazettes apparemment fort sérieuses, que le projet Honnorat serait déplorable et funeste parce qu’il nous donnerait l’heure boche. Voilà un plaisant argument.

Tout d’abord, il est inexact que l’heure du fuseau central de l’Europe soit une heure boche : elle est, comme la nôtre et celle de tous les pays ayant adopté le système des fuseaux, une heure anglaise, puisqu’elle est fondée sur le méridien initial de Greenwich. C’est donc une heure anglaise que nous avons aujourd’hui, une heure anglaise que nous aurons demain, si le projet Honnorat est appliqué. L’heure du fuseau central est d’ailleurs aussi celle de notre alliée l’Italie. Au surplus, il est curieux de constater que, tandis que l’Allemagne a une heure fondée sur celle de Greenwich, l’Irlande n’a pas encore adhéré au système des fuseaux et a toujours son heure particulière. Cela du reste n’empêche pas les Irlandais n’utilisant pas le méridien de Greenwich de donner du fil à retordre aux Boches qui le possèdent, et cela se passe sur un méridien qui est celui d’Ypres. Je ne pense pas que la perspective d’avoir la même heure que la Russie empêche nos ennemis d’avancer leurs pendules de soixante minutes, si, comme il apparaît aux dernières nouvelles, ils croient y trouver leur avantage. Faisons comme eux et ne nous préoccupons que d’une chose : prendre toutes les mesures qui nous fortifieront. Si l’emploi de l’heure de l’Europe centrale est de celles-là, adoptons-la sans hésiter, car par là même nous nuirons à nos ennemis. — Cela serait vrai même si cette heure était réellement boche.

Allons-nous renoncer à radiographier nos blessés sous prétexte que les rayons X ont été inventés par Rœntgen ? Qu’il puisse se trouver des gens sérieux et assurément bien intentionnés pour se conduire par des argumens de cette sorte, c’est une chose attristante. Elle procède de la même mentalité naïve qui prétendrait exclure l’allemand de nos écoles. Assez de choses tuent en ce moment en France, sans y ajouter le ridicule.


Pour finir et à bout d’argumens, on a soutenu qu’il n’était point besoin d’une loi pour obtenir le résultat cherché par le projet Honnorat, et qu’il suffirait d’imposer aux administrations, aux commerçans et industriels, aux particuliers de changer l’horaire de leurs occupations habituelles et de se lever et de se coucher une heure plus tôt. Mais ces mesures administratives seraient inefficaces et révolteraient tout le monde, car elles violenteraient les mœurs et les habitudes ; le projet Honnorat au contraire est un artifice qui respecte toutes les habitudes, tous les emplois du temps coutumiers, un « truc, » si j’ose employer ce mot, qui tourne la difficulté au lieu de la heurter de front. Allez donc imposer par des règlemens à un industriel, à un ouvrier, à une Parisienne d’allonger d’une heure le temps qui sépare son lever de son repas, de diminuer d’autant celui qui sépare son dîner de son coucher ! Mais si, subrepticement, une belle nuit, vous avancez leur pendule d’une heure, vous aurez obtenu, sans rien brusquer dans leurs habitudes, qu’ils vivent une heure de plus au soleil : le lendemain, ils n’apercevront même plus le changement.

Il est au cadran solaire de la vieille Sorbonne une devise charmante : Sicut umbra dies nostri. Mais encore que gracieuse, la comparaison ne me paraît pas exacte. La vie est peut-être moins pareille à une ombre passant dans de la lumière qu’à un de ces rayons de soleil qui pénètrent dans une cave par un soupirail, et où soudain étincellent des myriades de poussières. Celles-ci dansent en tous sens, jouets inconsciens du milieu qui les baigne, puis, le rayon d’or envolé, disparaissent à jamais dans l’ombre sépulcrale. Supposez-les douées du pouvoir de tourner un instant avec l’évanescente lumière : elles auront vibré plus longtemps dans son vivant frisson.


CHARLES NORDMANN.