Revue scientifique - L’Heure nouvelle

REVUE SCIENTIFIQUE

L’HEURE NOUVELLE

Exposer ici quelques-uns des progrès dont s’enrichit chaque jour le domaine de la Science est un honneur dont je sens le péril. Comment me défendrais-je de cette inquiétude, lorsque ma pensée se reporte vers ceux qui m’ont précédé et dont je dois suivre les traces profondes, surtout vers mon maître, M. Dastre, qui fut et demeure mon parrain dans cette maison ? Nul n’a jamais su mieux que lui rendre transparens et lumineux les problèmes les plus délicats de la Philosophie naturelle ; leur austère beauté qui semblait réservée aux seuls initiés, il a eu l’art de la rendre accessible à tous. Le modèle qu’il a laissé est difficile à suivre : je m’efforcerai du moins de m’en inspirer.


Les problèmes que soulève la mesure du temps préoccupent, en ce moment, d’une façon très vive à la fois le public et les savans. La cause en est peut-être que la société moderne est en proie à deux tendances également fortes et presque contradictoires : la première nous pousse à vivre avec une intensité de plus en plus trépidante et une sorte de frénésie, dans le même temps que la seconde nous fait disputer et douter de tout et devrait logiquement nous conduire à une inertie fataliste, car à fouiller jusqu’au fond les notions les plus nettes du sens commun on risque de n’y plus trouver que des apparences vaines et le goût amer du néant.

Or la numération des durées qui marquent nos frêles existences a tout justement ce privilège de toucher à la fois aux impérieuses contingences de la vie pratique et aux sommets les plus aigus de la philosophie. « Time is money » et « le temps existe-t-il ? » sont les deux formules extrêmes qui pourraient schématiser les deux aspects pareillement angoissans sous lesquels se présente la « chronométrie, » — le mot étant entendu dans son sons étymologique. De là sont nées, d’une part les mesures prises récemment par les gouvernemens pour uniformiser, simplifier et perfectionner la détermination et la conservation de l’heure, souveraine invisible des cités modernes ; de l’autre, les étranges et récentes controverses des physiciens sur la relativité du temps.

Si nous essayons de mettre on regard l’incertitude grandissante qui règne sur la nature et l’existence même du temps, et la précision sans. cesse accrue avec laquelle on le mesure, le contraste ne sera peut-être point dénué d’une certaine saveur un peu mélancolique.


LE NOUVEAU TEMPS LÉGAL DE LA FRANCE

On sait que depuis l’an passé, et on vertu de la loi, « l’heure légale en France et en Algérie est l’heure, temps moyen, de Paris, retardée de neuf minutes et vingt et une secondes, » ce qui revient à dire,, en bon français, que cette heure légale est celle du méridien de Greenwich. Si le nom du grand Observatoire britannique n’est pas énoncé dans ce texte législatif, c’est peut-être qu’en IS9S. époque où il fut voté par la Chambre, l’ « entente cordiale » ne jouissait pas encore d’une popularité incontestée ; en annonçant nettement la substitution de l’heure anglaise à la nôtre, on eût risqué de froisser certaines susceptibilités patriotiques. Et c’est ainsi qu’une solution fort élégante sortit d’une formule qui l’était peu.

Il a fallu au Sénat treize ans pour examiner et voter à son tour cette mesure dont le premier effet a été de rajeunir un peu, — au moins officiellement, — tous les Français. Cela seul suffirait à prouver qu’elle ne s’imposait point avec une impérieuse nécessité. Sans vouloir, dans une question qui a soulevé tant de polémiques, prendre parti aujourd’hui, il ne sera peut-être pas inutile de rappeler brièvement l’origine de ce nouvel état de choses, et les argumens qui militaient pour et contre. D’autant plus que la discussion du projet au Sénat a mis en évidence certains malentendus.

Le soleil dans sa course apparente de l’Est à l’Ouest passe successivement au-dessus de tous les points du globe. Si on suppose réunis les deux pôles de la Terre par ces grands cercles qu’on voit sur les sphères géographiques des écoles et qu’on appelle des « méridiens, » il est clair qu’il sera midi en même temps pour tous les lieux situés en un même méridien ; midi aura lieu plus tôt pour les méridiens situés à l’Est et plus tard pour les autres. La différence est même plus grande pour de faibles distances qu’on ne le croit communément. Ainsi midi a lieu en réalité trente-sept secondes plus tard à l’extrémité Ouest de Paris qu’à son extrémité Est. A Brest midi vrai a lieu vingt-sept minutes et dix-neuf secondes plus tard qu’à Paris.

Jusque vers la fin du XIXe siècle, les horloges des principales villes de France étaient mises à l’heure locale ; il fallait sans cesse régler sa montre quand on voyageait.

Aussi lorsque le grand maître napoléonien de l’Université, M. de Fontanes, dans un accès de lyrisme centralisateur, s’écriait en tirant sa montre : « En ce moment tous les lycéens de France commencent la même version latine ! » il commettait une bévue, car les écoliers de Nancy avaient en réalité commencé leur version quarante-trois minutes avant ceux de Brest. C’est peut-être à cause de toutes ces difficultés que soulevait au dernier siècle la question de l’heure officielle, que Littré s’est résigné dans son dictionnaire à définir l’heure légale : « celle qui est donnée par l’horloge communale. » Encore qu’imprécise, cette définition laisse supposer qu’alors les horloges communales marchaient bien. Elles ont en ce cas changé depuis.

Quoi qu’il en soit, c’est en 1891 seulement que, par une loi, et afin d’éviter notamment les inconvéniens qui résultaient de l’emploi des heures locales pour les chemins de fer, on décida que l’heure légale dans toute la France serait celle du méridien de Paris.

Pour des raisons analogues, un grand nombre de nations se sont concertées afin de mettre en concordance leur manière de mesurer les heures. Un Congrès international réuni à Washington décida à une grande majorité que la Terre serait divisée, en vingt-quatre « fuseaux horaires » séparés par des méridiens bien définis, distans chacun de 15 degrés (de façon à réaliser au total les 360 degrés de la circonférence terrestre), que l’heure légale serait partout. la même à l’intérieur de chaque fuseau et qu’elle augmenterait conventionnellement ou retarderait d’une heure, suivant qu’on passerait dans un fuseau situé à l’Est ou à l’Ouest du précédent.

M. Dastre a exposé magistralement les conséquences de cette convention. Bornons-nous à rappeler que l’Europe se trouvait ainsi divisée en trois fuseaux. Quand les horloges légales des pays situés dans le fuseau, oriental marquaient midi, il devait être seulement 11 heures du matin dans le fuseau central et 10 heures dans le fuseau occidental de la France. Celle-ci avait d’abord refusé d’adhérer à ce système parce que le méridien adopté pour régler l’heure de ce fuseau, — et par là même celle de tous les autres, — était non celui de Paris, mais le méridien rival de Greenwich.

Depuis l’année dernière, nous avons cédé. Certaines personnes ont considéré cela comme une abdication ; elles ont fait remarquer que, si on avait adopté cette mesure à l’époque où Janssen, au nom de la France, refusa de s’y associer au congrès de Washington, elle aurait été tenue par beaucoup pour une sorte de Waterloo scientifique. Elles se sont souvenues que, depuis que Louis XIV fit poser solennellement à l’Observatoire de Paris cette petite ligne de marbre qui définit le méridien zéro, celui-ci a eu une longue et brillante carrière ; elles ont cru que, si on l’abandonnait, c’est un peu du passé de la France qui mourrait.

A tout cela on peut répondre que l’heure et le méridien initial adoptés ne sont pas seulement ceux de Greenwich, mais qu’ils sont également bien français, puisque ce méridien traverse notre territoire sur près de 700 kilomètres. D’autre part, l’Allemagne a adopté le méridien initial de Greenwich : en est-elle moins allemande pour cela ? Les avantages du nouveau système pour la commodité des relations par télégraphie et chemin de fer avec nos voisins sont indéniables.

Nous n’insisterons pas sur le rajeunissement de 9 minutes et 21 secondes opéré par la seule puissance de la loi, ni sur la satisfaction qu’ont dû éprouver les poètes à la suite du retard imposé à midi : le moment du lever du soleil n’ayant naturellement pas changé, les matinées sont, en effet, plus longues, et un vers charmant assure que


Tout le plaisir des jours est dans leurs matinées !


Mais ce sont là des argumens dont les rapporteurs de la loi et le gouvernement n’ont pas fait état devant le Sénat. Parmi ceux qu’ils ont donnés, il en était d’excellens et d’autres qui n’étaient que spécieux : on a par exemple, pour faire voter la loi, assuré qu’elle n’entraînerait nullement l’abandon du méridien de Paris pour la cartographie et les longitudes ; on a invoqué aussi la nécessité de ne pas laisser sur cette question la France en dehors du concert à peu près unanime des nations. Le premier argument ne résiste pas à l’examen : nous le montrerons tout à l’heure à propos des longitudes. Quant à l’adhésion universelle au méridien initial de Greenwich, elle est loin d’être faite. L’Empire russe, qui d’ailleurs emploie encore l’heure locale dans la vie publique, n’y utilise nullement, quoi qu’on en ait dit, l’heure du fuseau oriental pour ses télégraphes et ses chemins de fer, mais bien celle de l’Observatoire de Poulkovo, qui par une curieuse coïncidence s’en trouve très voisine, mais en diffère cependant d’une minute et 18 secondes. Un grand nombre d’États américains ont encore leurs heures particulières. En Europe même, le Portugal a, il est vrai, adhéré depuis cette année aux fuseaux ; mais, en revanche, les Pays-Bas viennent de s’en retirer et sont revenus depuis peu et par un vote de leurs assemblées législatives à l’heure d’Amsterdam. Quant à la Grèce. elle paraît pour l’instant ne pas vouloir abandonner le méridien initial d’Athènes. Ce sera même une conséquence curieuse du dépeçage prochain des territoires turcs, que ceux qui reviendront à la Grèce, et qui auparavant faisaient partie du système des fuseaux, en sortiront aussitôt. Mais le cas le plus extraordinaire est celui de l’Irlande qui s’est jusqu’ici absolument refusée à adhérer à la nouvelle organisation et garde comme base horaire le méridien de Dublin. En ces matières, tout comme en d’autres qui relèvent de la politique, il y a quelque ironie dans le nom de Royaume-Uni dont on décore les Iles-Britanniques.

En remplaçant pour régler son heure notre vieux méridien de Paris par celui de Greenwich, la France s’est donc montrée généreuse, et d’autant plus que, peu de temps auparavant, la Chambre anglaise s’était refusée à adopter notre système métrique. Le Parlement britannique a voulu peut-être nous rendre notre politesse de Fontenoy ; il a voulu que Messieurs les Français tirassent les premiers. Maintenant que nous avons son méridien, espérons que l’Angleterre adoptera le système de poids et mesures d’une si lucide beauté dont la France a doté le monde. Attendons…


LA TRANSMISSION DE L’HEURE PAR T. S. F. ET LE PROBLÈME DES LONGITUDES

L’importance grandissante de ces questions dans la vie de l’humanité a amené la réunion d’une Conférence Internationale de l’heure, qui s’est réunie il y a six semaines à l’Observatoire de Paris. Seize États,. — les principaux, — y’étaient représentés.

La première des questions discutées a été celle de la détermination même de l’heure : elle se fait en observant le passage au plus haut point de sa course soit du soleil, soit d’une des nombreuses étoiles dont les positions angulaires par rapport à lui sont d’avance connues. On emploie pour cela dans les observatoires la lunette méridienne qui est assujettie à ne se déplacer que dans le plan du méridien, c’est-à-dire précisément dans le plan où se trouvent tous les astres au moment où ils passent au plus haut point de leur course diurne. La lunette est assujettie à tourner invariablement autour d’un axe fixe exactement orienté de l’Est à l’Ouest.

A côté de cette méthode depuis longtemps employée, et qui nécessite des instrumens fixes massifs et délicats, on a imaginé récemment des appareils nouveaux et beaucoup plus légers, notamment l’astrolabe à prisme, qui permettent, en observant les astres dans des conditions un peu différentes, d’obtenir également l’heure. Les mérites respectifs de ces petits instrumens et de leurs gros prédécesseurs ont été débattus par le Congrès avec autant d’ardeur que le furent en d’autres assemblées les avantages des canons de gros ou de petits calibres, ou ceux des cuirassés et des torpilleurs. Seule la diversité des langues employées par les orateurs rappelait à l’auditeur non averti qu’il s’agissait ici d’une artillerie toute pacifique, et que les tubes d’acier en discussion n’auraient jamais pour projectiles que la curiosité des hommes lancée par delà les cieux vers la conquête d’un peu d’inconnu. Finalement chacun resta sur ses positions, et c’est un heureux résultat, car la diversité des procédés de mesure est toujours une garantie d’exactitude et de contrôle.

Une fois l’heure déterminée, il faut la conserver, et c’est alors qu’interviennent les « garde-temps » dus à l’art subtil des horlogers. Mais, si merveilleux qu’ils soient, les chronomètres et les pendules modernes ne sont point parfaits : les mieux réglés arrivent au bout de quelques jours à avancer ou retarder de quelques secondes.

Si, comme cela arrive fréquemment, le ciel couvert ne permet pas les observations astronomiques, l’heure que l’Observatoire fournit aux chemins de fer et aux navigateurs risque bientôt d’être entachée d’une forte erreur et d’entraîner peut-être des catastrophes.

Le Congrès a réussi à remédier à ces inconvéniens grâce à l’organisation suivante ; on sait qu’actuellement deux fois par jour la gigantesque antenne que supporte la Tour Eiffel envoie à travers l’espace des’ signaux hertziens rythmés indiquant que la pendule directrice de l’Observatoire marque telle heure, telle minute et telle seconde d’avance convenues. Pour cela, la pendule directrice est reliée à la station de T. S. F. de la Tour Eiffel par un câble électrique, et sa propre aiguille, à l’heure dite, déclenche au Champ-de-Mars les puissans rayons hertziens qui, sur leurs ailes ondulantes, portent à 6 000 kilomètres les signaux convenus. Or les Observatoires de la province et de l’étranger reçoivent ces signaux d’une façon pratiquement instantanée (puisque les ondes hertziennes, comme la lumière, se propagent avec une vitesse de 300 000 kilomètres à la seconde, c’est-à-dire feraient le tour entier du globe à l’équateur en 1/8 de seconde). Les signaux ainsi reçus, les autres Observatoires sont en mesure de les comparer, à 2 ou 3/100 de seconde près, à l’heure de leurs propres pendules. Ils feront dorénavant connaître à l’Observatoire de Paris, par télégraphe, le résultat de cette comparaison. Comme d’autre part, quelle que soit la durée des périodes de mauvais temps, le ciel n’est jamais couvert partout à la fois, il ne se passera point de jours où quelque observatoire des États affiliés n’ait pu déterminer les passages méridiens du soleil ou des étoiles, et rectifier ainsi par l’intermédiaire de Paris la marche des pendules dans les Observatoires moins favorisés par le temps.

Ceci est un des premiers résultats, et non des moindres, du récent Congrès de l’heure.

Mais il en est un autre beaucoup plus important encore. On sait quelle est, pour les géographes, les géodésiens, les explorateurs et surtout les navigateurs, l’importance de la mesure de la longitude. C’est elle qui permet à ces derniers de repérer leur position exacte sur la carte, de connaître leur route, d’éviter les retards, les incertitudes, les écueils mortels. A l’aide du sextant, on peut en mer déterminer à un instant quelconque la position du soleil ou d’une étoile au-dessus de l’horizon et en déduire l’heure locale. Si on connaît l’heure qu’il est en même temps à Paris, la différence de ces deux heures donne la longitude. Si, par exemple, je trouve qu’il est 11 heures à l’endroit de l’Océan où je me trouve et que je sache qu’à Paris, au même instant physique, il est 10 heures, cela voudra dire que je suis à 15 degrés de longitude Ouest de Paris, puisqu’il en faut 360 pour faire le tour de la circonférence de la terre de l’Est à l’Ouest et que 360 degrés correspondant à 24 heures, une heure représente 15 degrés. Pour connaître leur position, les marins doivent donc posséder à un instant quelconque l’heure d’un certain méridien initial, et c’est pourquoi ils emportent avec eux des chronomètres réglés sur ce méridien.

Pour éviter toute complication dans les calculs et toute cause d’erreur, il est donc clair que les méridiens tracés sur les cartes utilisées par les navigateurs et les explorateurs devront être rapportés précisément au méridien dont ils ont emporté l’heure avec eux. Aussi, quoi qu’on en ait dit, l’adoption de l’heure de Greenwich en France entraînera-t-elle inéluctablement et à bref délai l’abandon complet des cartes marines et des atlas français, œuvres admirables et séculaires de nos hydrographes, et leur remplacement par des cartes anglaises — ou du moins la réfection complète de nos cartes et atlas. Cela est, certes, la rançon la plus dure de l’adhésion de notre pays au système des fuseaux horaires.

Jusqu’à ces dernières années, la marche nécessairement imparfaite des chronomètres de marine causait forcément des erreurs et des incertitudes dans la navigation, et aussi des périls d’autant plus grands que les navires étaient depuis plus longtemps en mer sans moyen de vérifier leurs « garde-temps. » — Grâce à la télégraphie sans fil, cet état de choses qui a occasionné dans le passé plus d’un sinistre maritime n’est plus aujourd’hui qu’un mauvais souvenir. C’est à M. Bigourdan, président du Bureau des longitudes et membre de l’Académie des sciences, que revient l’honneur d’avoir fait en 1904 les premiers essais de transmission de l’heure par T. S. F. Aussi le Congrès de l’heure a-t-il tenu à rendre hommage à ce précurseur d’une grande œuvre en le nommant par acclamation son président. C’était justice.

Désormais, et si les résolutions de la Conférence internationale sont ratifiées par les gouvernemens, — ce dont il vaut mieux ne pas douter, — il n’est pas un point des océans les plus éloignés où les marins ne soient assurés de recevoir, au moins deux fois chaque jour, des signaux horaires qui leur permettront de comparer leurs chronomètres au dixième de seconde, et de connaître leur longitude à moins de 50 mètres près.

A titre documentaire, voici la liste des stations émettrices choisies par le Congrès, réparties tout autour du globe et qui chaque jour enverront dans l’espace l’heure de Greenwich. De la sorte, les navigateurs sauront toujours, quelle que soit l’origine des signaux, se repérer sur la carte par rapport au méridien initial. A cette liste nous avons joint l’indication des diverses heures de Greenwich que chaque station transmettra : Paris, minuit et 10 heures ; San-Fernando (Brésil), 2 heures et 16 heures ; Arlington (États-Unis), 3 heures et 17 heures ; Mogadiscio (côte des Somalis) et Manille (Philippines), 4 heures : Tombouctou, 6 heures ; Norddeich (Allemagne), midi et 22 heures : Massaouah (Erythrée), 18 heures ; San-Francisco, 20 heures.

D’après les conventions adoptées, cet envoi se fera sur un mode uniforme, et voici comment, en prenant par exemple la station qui doit envoyer l’heure à midi : à 11h 57s précises commenceront les signaux préliminaires qui se composeront jusqu’à 11h 57m, 50s d’une série de — (un trait suivi de deux points) puis à 11h 57m 55s et 11h 57m57s et 11h 57m59s on enverra un seul trait d’une durée de une seconde ; à 1158m8s, 18s… 48s on enverra une série de — (un trait et un point) suivis de nouveau aux secondes 55, 57 et 59 par un trait d’une seconde ; à 11h59 on enverra des — —. (deux traits et un point), suivis de même par des traits d’une seconde aux mêmes instans de la fin de la minute. De la sorte les observateurs qui écouteront au téléphone ces signaux auront tout le temps de faire leurs comparaisons sans ambiguïté possible.

Les chemins de fer, les administrations télégraphiques, l’industrie horlogère, la géodésie de précision, à des titres divers, ne profiteront pas moins, que la navigation hauturière, de la nouvelle organisation.

C’est ainsi qu’embrassant toute la Terre dans leur étreinte frissonnante et légère, les ondes hertziennes à l’unisson marqueront, comme un tic tac muet, les instans des pygmées ingénieux qui rampent sur cette planète.


QU’EST-CE QUE LE TEMPS ?

Et maintenant, saurons-nous mieux ce qu’est le « temps » parce que, en tous les points du globe, on pourra dorénavant le mesurer et le subdiviser avec une précision jusqu’ici inconnue ? Hélas ! non.

« Délivre-nous du temps… » s’écriait Leconte de Lisle dans sa pathétique invocation à la Mort. Mais point n’est besoin de la « divine mort » pour nous en délivrer. Un peu de réflexion y pourvoira tout aussi bien.

Et d’abord, sans aller aussi loin que certains métaphysiciens subjectivistes qui doutent a priori de l’existence même du temps, nous arriverons presque au même résultat si nous supposons, — qu’on nous pardonne la hardiesse de cette hypothèse, — que le monde extérieur existe. Henri Poincaré, qu’il faut toujours citer quand on veut montrer la lumière pénétrante que la science moderne a projetée sur ces grandes questions, Henri Poincaré, qui croyait dans une certaine mesure à l’objectivité de l’Univers, avait coutume de dire cependant : « Nous autres pour qui le temps ne compte pas… »

« Le temps, a dit le grand Laplace, est pour nous l’impression que laisse dans la mémoire une suite d’événemens dont nous sommes certains que l’existence a été successive. » Et cette définition fait voir immédiatement, si on y réfléchit, que le temps n’est qu’un artifice, qu’une sorte de béquille inventée pour permettre à notre esprit infirme de marcher. En effet, une seule chose distingue pour nous un ensemble de sensations présentes du souvenir d’un ensemble de sensations passées : c’est que ce souvenir est devenu moins vif, moins précis, que nous avons, comme l’a montré Poincaré en des pages célèbres, perdu le sens de sa complexité. Pour un être infiniment parfait, les sensations passées seraient aussi actuelles que les présentes, et le temps n’existerait pas.

Pareillement, dans l’espace, nous ne distinguons les objets éloignés de ceux qui sont proches qu’à cause des sensations moins nettes qu’ils nous procurent : c’est ce qui nous donne la notion de la perspective. Celle-ci n’existerait pas pour un esprit parfait et doué d’ubiquité. Et c’est pourquoi on pourrait dire que le temps n’est qu’un effet de perspective.

Nous n’avons même aucun moyen de définir rigoureusement l’unité invariable de temps que nous appelons la seconde. Nous la mesurons au moyen de pendules que nous réglons d’après les observations astronomiques. Nous admettons par conséquent d’une manière implicite que c’est la durée de la rotation de la Terre qui est l’unité constante du temps. Mais la constance de cette unité n’est qu’approximative, car le frottement des marées qui se produit contre le fond des océans et des côtes tend à retarder peu à peu la rotation terrestre jusqu’au moment où la terre tournera sur elle-même dans le même temps que la lune fera sa révolution autour d’elle. Le mois et le jour, alors, seront égaux entre eux et à peu près égaux à deux de nos mois actuels. Cela n’arrivera d’ailleurs, sauf imprévu, que dans un nombre énorme de siècles. Mais, dès maintenant, on a constaté, par la comparaison du mouvement actuel de la lune à ce qu’il était il y a quelques siècles, qu’elle va un peu plus vite. La lune est, chaque siècle, de quelques secondes en avance sur ce que voudrait la loi de Newton. On l’explique en admettant que c’est non le mouvement lunaire qui s’est précipité, mais la rotation terrestre qui s’est ralentie, ce qui produit le même résultat. En dernière analyse, on définit la seconde en supposant rigoureusement exacte la loi de Newton qui n’est qu’une vérité d’expérience, c’est-à-dire approximative. Comme cette loi est simple et commode, il nous répugne d’y introduire des complémens qui la compliqueraient ; et c’est pourquoi, finalement, Poincaré a été fondé à conclure : « De deux horloges nous n’avons pas le droit de dire que l’une marche bien et l’autre mal ; nous pouvons dire seulement qu’on a avantage à s’en rapporter aux indications de la première. »

On voit finalement que nous ne pouvons définir le temps que par le mouvement. Mais si quelque génie malicieux et tout-puissant s’amusait une belle nuit à rendre mille fois plus lents tous les phénomènes de l’Univers, nous n’aurions aucun moyen de nous en apercevoir à notre réveil, et le monde ne nous paraîtrait pas changé. Et pourtant, chacune des heures marquées par nos horloges durerait mille fois plus qu’une des heures anciennes ; les hommes vivraient mille fois plus longtemps. Ils n’en sauraient rien, car toutes leurs sensations seraient ralenties d’autant. Cela montre qu’il n’y a pas de temps absolu, et aussi qu’il y a quelque chose de profondément vrai dans la locution familière d’après laquelle « certaines minutes valent des siècles. » Puisque le temps n’existe qu’autant qu’il y a mouvement, qu’il y a changement dans les sensations, il est vrai qu’une seule minute de vie cérébrale intense dure plus que les années de la vie des brutes animales ou les siècles d’existence d’un caillou. À un autre point de vue, certaines expériences récentes de l’optique conduisent à ce résultat singulier que, dans certains cas, les êtres animés de mouvemens rapides et variés vieillissent et évoluent moins vite que les autres. Nous aurons l’occasion, à propos de la révolution que le radium a introduite dans la mécanique, d’en parler prochainement.

Mais il est une autre théorie récente qui nous montre le temps sous un singulier aspect. On croyait jusqu’à ces dernières années, — et toutes nos sciences sont fondées là-dessus, — que l’ensemble des phénomènes que nous voyons se dérouler dans l’Univers ne dépend que de son état immédiatement antérieur, et en découle d’une façon progressive. Or, de récentes découvertes relatives aux lois du rayonnement ont conduit à la théorie des quanta, — étrange comme son nom lui-même. — D’après cette théorie, dont j’ai déjà eu l’occasion de dire ici un mot à propos de l’œuvre de Henri Poincaré, et que certains faits imposent de plus en plus, un système physique quelconque, l’Univers lui-même n’est susceptible que d’un nombre fini d’états distincts. Il saute de l’un à l’autre sans passer par une série continue d’états intermédiaires. Natura facit saltus. L’Univers, si j’ose employer cette comparaison, se déroule, non pas suivant une pente toujours inclinée, mais en gradins successifs raccordés par des plans horizontaux.

Mais alors, dans l’intervalle où l’Univers demeure immobile, les divers instans pendant lesquels son état ne change pas ne peuvent plus être discernés les uns des autres, puisque c’est le mouvement seul qui nous donne la notion de la durée. Et c’est ainsi que l’ensemble des choses qui sont dans le vaste monde et que nous-mêmes, sans que nous puissions le soupçonner, nous nous endormons peut-être à de certains momens, comme fit la Belle au Bois Dormant, figés brusquement dans une immobilité cataleptique, pour reprendre, au bout d’un temps que nous ne pouvons soupçonner, notre course hasardeuse. N’est-ce pas effrayant ? Et pourtant, c’est peut-être vrai, si l’hypothèse des quanta est exacte.

« O temps, suspends ton vol ! » disait Lamartine : et c’était là une charmante absurdité de poète. Si le temps avait obéi à cette objurgation passionnée, ni le poète ni Elvire n’eussent pu le soupçonner ni en jouir, car, encore un coup, nous ne vivons qu’autant que nous changeons. Des sensations toujours identiques, fussent-elles éternelles, seraient la même chose que la mort.

En somme, de ce ruissellement des phénomènes qu’on appelle « le temps » nous ne connaissons guère que le nom que nous lui avons donné ; nous ne savons pas ce qui se cache derrière, et si même il s’y cache quelque chose. Avec leur index qui n’était qu’une ombre fugitive, les anciens cadrans solaires avaient un sens symbolique plus vrai que nos chronomètres précis dont l’aiguille exacte et fallacieuse cache mal notre ignorance de ce qu’ils mesurent. Et puis, les cadrans solaires avaient leurs devises, légères ou profondes, qui sur les vieux murs nous dévoilent encore parfois l’âme du passé.

J’en ai découvert récemment deux bien jolies dans un des hôtels anciens du Marais où l’on éprouve toujours un petit serrement de cœur quand, au lieu des claquemens vifs et impérieux de quelque haut talon rouge, on entend sur les pavés de la cour le choc des marteaux prosaïques contre les caisses d’emballage. La première : Veniet quæ non sperabitur hora est certes mélancolique. Mais il n’est sans doute guère possible d’enfermer en quatre mots plus de pensée, de tristesse, de philosophie que ne le fait celle-ci : Nec ultima si priori Peut-on trouver plus admirable exemple de la concision latine ?


CHARLES NORDMANN.