Revue scientifique - L’électron

Revue scientifique - L’électron
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 935-946).


REVUE SCIENTIFIQUE

L’ÉLECTRON



Comment en étudiant les rapports de l’électricité et de la matière, on est arrivé récemment à cette conclusion que ce sont là deux choses identiques, et que toute la masse apparente des corps pourrait bien être uniquement une sorte de résultante de ses propriétés électriques ; comment d’autre part ces études ont permis de pénétrer la structure même de l’atome infiniment petit et de le disséquer avec une précision merveilleuse : c’est ce qu’il n’est pas très facile d’exposer dans le langage habituel et en laissant de côté l’utile secours des béquilles mathématiques. Je vais l’essayer cependant.

Les lecteurs qui sont un peu familiarisés avec la terminologie technique et les équations de la physique moderne trouveront un remarquable exposé de ces questions dans le bel ouvrage de Norman Robert Campbell qui vient d’être traduit en français[1]. C’est aux autres que je m’adresse ici.

Il nous faut pour être clair remonter d’abord un peu en arrière. J’ai rappelé dans ma dernière chronique que déjà chez les philsophes grecs on trouve l’hypothèse que tous les corps matériels proviennent d’une seule et même substance primordiale, à laquelle ils sont réductibles, malgré leurs apparences diverses, un peu comme toutes les maisons de certaines villes du Nord sont, en dépit de leurs formes et dimensions variées, réductibles à cet élément primordial et commun à toutes : la brique. J’ai rappelé aussi comment toute la chimie du xixe siècle avait été fondée au contraire sur la croyance à la différence essentielle des divers éléments chimiques ; pour un Lavoisier, un Moissan, un Berthelot, un atome de fer était une chose essentiellement différente d’un atome d’or et n’ayant rien de commun avec lui, rien qui pût faire imaginer la possibilité, même théorique, d’un passage de l’un à l’autre. Les éléments, tels que les concevaient ces chimistes, étaient par leur nature indécomposables et partant intransmutables.

Pourtant, dès le siècle passé, diverses découvertes physiques ont apporté des arguments nouveaux en faveur de la divisibilité des atomes des éléments. Il convient à ce propos de remarquer combien le langage scientifique est quelquefois absurde… au moins étymologiquement. Parler de la divisibilité d’un atome, c’est parler de diviser une chose qui, de par sa définition (ὰ, τέμνω) n’est pas divisible. Ainsi les mots comme les choses dévient souvent de la direction que leur avaient imprimée ceux qui les créèrent. Aussi, et négligeant, en faveur des règles de l’usage, celles de l’étymologie, définirons-nous, pour être clair, l’atome : la plus petite partie d’un élément chimique qui peut entrer en combinaison. Il est certain que pour désigner cela et ne pas préjuger de la nature exacte de cela, tout autre mot qu’atome conviendrait mieux. Mais l’usage est un tyran auquel il faut bon gré mal gré se soumettre quand on écrit, sinon quand on pense.

J’ai déjà expliqué naguère, à ceux qui veulent bien me lire ici, ce qu’est le spectre d’un corps chimique, et comment par exemple la lumière que produit le fer lorsqu’on fait éclater une étincelle électrique entre deux pointes de ce métal, est disséquée, après avoir été étalée par un prisme de verre, en toute une série de raies brillantes.

Ces raies placées les unes par rapport aux autres dans des positions invariables et dont les unes sont jaunes, les autres rouges, les autres vertes, violettes ou bleues, selon qu’elles se trouvent dans la région du spectre qui correspond à telle ou telle couleur de l’arc-en-ciel, forment un ensemble caractéristique du fer, de même que les diverses vibrations et harmoniques émises par un violon permettent d’identifier immédiatement cet instrument à l’exclusion de tout autre.

Les lecteurs se rappellent également, sans doute, comment cette particularité du spectre des divers corps, a permis d’analyser chimiquement, par leur lumière, les plus lointaines étoiles, et d’y retrouver, — merveille de l’unité universelle ! — les mêmes éléments, les mêmes métaux que notre terre cache dans ses flancs refroidis. Ils se rappellent aussi, — et on ne saurait trop revenir sur ce fait si caractéristique de la puissance des méthodes scientifiques, — que l’analyse spectrale de la lumière du soleil a permis d’y découvrir, à 750 millions de kilomètres de notre œil, un élément chimique nouveau, l’hélium, de longues années avant qu’on ne le trouve dans l’air même que nous respirons.

Pour expliquer les raies diverses qui caractérisent un élément chimique donné, le fer par exemple, et dont chacune correspond à une vibration, de longueur donnée, de la lumière (de même que divers diapasons donnent des sons plus ou moins hauts), on a été obligé d’admettre que la particule infime de fer qui émet cette onde lumineuse vibre, tourne avec une vitesse prodigieuse, de telle sorte qu’une de ses vibrations correspond à la longueur de l’onde lumineuse émise. Mais comme le fer est caractérisé, non pas par une, mais par plusieurs raies spectrales lumineuses, on a été obligé d’en conclure que la particule qui émet ces raies ne subit pas une vibration unique et simple, mais une vibration très complexe, dans des sens et avec des vitesses diverses, de même que fait la corde d’un violon qui n’émet pas seulement un son donné, mais en même temps une foule d’harmoniques, superposées à ce son et qui précisément caractérisent le timbre de l’instrument. Mais, dans le cas de la corde de violon, on comprend qu’il puisse y avoir plusieurs sons superposés émis simultanément, car la corde n’est pas un bloc rigide, mais un objet souple dont chaque fraction, chaque centimètre, peut vibrer individuellement, indépendamment de l’ensemble, tout en participant à la vibration générale de celui-ci.

La même explication ne tient pas, ou du moins devient singulièrement insoutenable, s’il s’agit des vibrations d’une particule matérielle, d’un atome considéré comme rigide et indéformable, ainsi que le voulait la chimie classique… ou plutôt naguère classique. Cela est d’autant plus difficile à soutenir dans ce cas, que le nombre des raies spectrales émises par certains éléments, comme le fer précisément, est très grand et atteint plusieurs centaines.

De tout cela, certains physiciens qui aimaient à remonter des effets aux causes ont déduit dès le siècle passé que les diverses raies du spectre d’un corps donné devaient être dues non pas aux vibrations des atomes entiers, considérés comme rigides, insécables, indéformables, mais à celles de plus petites particules qui devaient constituer ces atomes. Dans cette conception, la multiplicité des raies d’un spectre donné devenait facilement explicable, chaque raie correspondant à la vibration d’une des particules de l’atome donné et les diverses particules ayant des vibrations ou plutôt des révolutions variées, de même que les diverses planètes qui tournent autour du soleil ont besoin de temps variés (et constants pour chacune) pour faire une révolution complète.

Ainsi, dès longtemps, l’analyse spectrale conduisait, au moins théoriquement, à la possibilité de concevoir les atomes comme des microcosmes assez analogues aux systèmes sidéraux.

Mais enfin, à ce stade de la question, ce n’était encore là qu’une vue de l’esprit, qu’une hypothèse. Ou plutôt, et puisque, dans la science et surtout hors de la science, toute opinion n’est qu’hypothèse, celle-ci n’était fondée que sur assez peu de chose, encore qu’ingénieuse.

Les admirables recherches des physiciens hollandais Zeeman et Lorentz sont venues élargir singulièrement la base que l’analyse spectrale avait fournie à la théorie corpusculaire des atomes, autrement dit, à l’hypothèse d’après laquelle tous les atomes des divers éléments chimiques, si dissemblables soient-ils, sont formés par l’assemblage de corpuscules répartis et organisés diversement dans ces divers atomes, mais identiques entre eux.

On sait que les ondes hertziennes de la télégraphie sans fil ont des propriétés identiques à celles des ondes de la lumière et se propagent comme celles-ci dans l’éther et avec la même vitesse. Or, les ondes hertziennes que nous employons sont produites par des moyens électriques que tout le monde a vus en action dans les postes de la T. S. F. ; elles y sont créées par des appareils électriques ou pour mieux dire électro-magnétiques, c’est-à-dire dans lesquels l’électricité agit à la fois à l’état statique, comme on dit, c’est-à-dire en chargeant certaines parties des appareils, et à l’état dynamique, c’est-à-dire sous la forme de courant. Ces appareils sont des oscillateurs électriques. Ces détails, d’ailleurs, n’importent guère ici. Ce que nous en voulons déduire seulement, pour la clarté de notre exposé, c’est que, puisque la lumière est d’une nature identique aux ondes hertziennes, il est assez naturel de penser qu’elle doit, ou du moins peut être produite d’une manière analogue à celles-ci, c’est-à-dire par de petits oscillateurs électriques. La seule ou du moins la principale différence doit être que, puisque les ondes hertziennes sont beaucoup plus grandes que les ondes lumineuses, de même les oscillateurs supposés qui produisent la lumière doivent être beaucoup plus petits que ceux qui, dans nos laboratoires, produisent les ondes hertziennes. Et alors, une simple règle de trois montre que les petits oscillateurs hypothétiques qui produisent la lumière doivent être de l’ordre de grandeur des dimensions moléculaires et atomiques, c’est-à-dire d’une extrême petitesse, ainsi qu’il ressort des chiffres indiqués dans ma dernière chronique.

On remarquera que, dans le raisonnement précédent, qui est seulement destiné à projeter quelque lumière un peu artificielle sur ce difficile exposé, je pars des propriétés des ondes hertziennes pour en conclure à l’origine électrique, ou, comme on dit, électromagnétique de la lumière. C’est la marche exactement inverse qu’a suivie le grand physicien anglais Maxwell lorsqu’il a fondé, au milieu du siècle passé, sa géniale théorie électromagnétique de la lumière dont la fécondité a été prouvée depuis par les découvertes qu’elle a amenées. C’est en effet de la théorie de Maxwell que sont nées les immortelles expériences de Hertz et la découverte par celui-ci des ondes auxquelles il a donné son nom et qui sont aujourd’hui les messagères subtiles de la T. S. F.

De tout cela on conçoit donc que certains physiciens aient été amenés à conclure que les petites particules ultimes dont la vibration à l’intérieur des atomes était supposée produire les raies du spectre lumineux doivent être des particules chargées d’électricité. En particulier, le grand physicien Lorentz a déduit de cela toute une théorie de la lumière émise par les divers corps. Je n’entrerai pas dans les détails de cette théorie et n’en retiendrai qu’un point, — le principal, sinon le seul, qui se rapporte à notre sujet : — si les diverses radiations lumineuses produites par un atome donné sont causées par les vibrations des divers corpuscules entrant dans la formation de cet atome ; si d’autre part ces corpuscules sont de petits oscillateurs électriques, c’est-à-dire portent des charges électriques, il doit se produire la conséquence suivante : llorsqu’on place cet atome dans ce qu’on appelle un champ magnétique, c’est-à-dire par exemple, près des pôles d’un puissant électrn-aimant [analogue, à la puissance près, à celui de nos sonneries d’appartement], la nature des diverses ondes lumineuses émises par les corpuscules de cet atome, doit être modifiée d’une certaine manière. On sait en effet que lorsqu’un aimant, un champ magnétique, comme disent les physiciens, agit sur un corps chargé d’électricité et en mouvement, il modifie le mouvement de ce corps et le ralentit ou l’accélère selon sa direction et selon qu’il est chargé d’électricité positive ou négative.

Lorentz en a déduit que leà raies lumineuses qui caractérisent la lumière d’un élément donné, par exemple les deux raies jaunes, caractéristiques du sodium, qu’on trouve dans la flamme d’un bec Bunsen, doivent être déplacées, et même dans certains cas dédoublées ou détriplées lorsqu’on place cette flamme entre les pôles d’un électro-aimant.

Or, toutes ces prévisions théoriques ont été expérimentalement vérifiées, — à quelques détails près sur lesquels ce n’est pas le lieu d’insister, — au cours d’expériences admirables réalisées par le physicien Zeeman. Cette concordance entre les faits et les vues théoriques les plus audacieuses à la fois et les plus précises a apporté une base solide et nouvelle aux hypothèses d’où découlaient ces vues théoriques, et en particulier à la conception de plus en plus évidente d’après laquelle les atomes sont réellement formés de petites particules gravitant à de folles vitesses et chargées d’électricité.

Le phénomène découvert par Zeeman, le phénomène de Zeeman, comme on l’appelle partout maintenant, c’est-à-dire le déplacement et la subdivision des raies spectrales des corps sous l’action d’un champ magnétique, a d’ailleurs eu d’innombrables autres conséquences. Notamment, ainsi que je l’ai exposé ici même en 1914, il a permis de déterminer et de calculer exactement le champ magnétique général du soleil et celui que forment les tourbillons électrisés des taches solaires.

Mais si nous revenons à la constitution des atomes, il nous reste à montrer que, sur un point d’extrême importance, le phénomène de Zeeman a apporté des clartés définitives et imprévues, et de toutes parts confirmées depuis par d’autres méthodes :

Tout d’abord, on a déduit du sens dans lequel les raies spectrales des éléments chimiques sont déviées et dédoublées, et des propriétés particulières de ces raies, que les corpuscules auxquels sont dues les radiations produites sont chargés d’électricité négative, pour la grande majorité au moins.

Ensuite, en comparant et en mesurant, avec des appareils de précision, la quantité dont sont déplacées les raies des éléments chimiques les plus divers dans un même champ magnétique, on en a déduit que la charge électrique du corpuscule vibrant, ou plutôt sa masse, ou plus exactement encore, le rapport de ces deux quantités a toujours la même valeur quel que soit l’élément chimique considéré. Par conséquent, les petits corpuscules chargés d’électricité négative et qui, dans tous les éléments examinés, produisent par leurs vibrations les radiations lumineuses sont toujours identiques entre eux. Ces corpuscules sont donc les constituants communs de tous les éléments chimiques. On les a appelés les « électrons, » suivant l’heureuse expression employée pour la première fois par le physicien anglais Johnstone Stoney.

En résumé, les données les plus précises de l’analyse spectrale de la lumière ont conduit à cette conclusion que les atomes des différentes substances chimiques, loin d’être des objets insécables et invariables, ayant une individualité propre, sont en réalité constituées notamment par l’arrangement d’un certain nombre d’électrons identiques, dont le nombre et l’arrangement seuls varient d’une substance à l’autre, cet arrangement pouvant d’ailleurs être modifié par des actions extérieures comme celle des aimants.

Ainsi l’analyse spectrale, cette dissection subtile de la lumière, cette science qui fait parler les ondes muettes et minuscules du rayonnement, après nous avoir dévoilé les secrets des lointaines étoiles, nous fait pénétrer dans les arcanes des atomes : après l’infiniment grand, elle nous dévoile l’infiniment petit, et chose prodigieuse, elle nous montre dès maintenant celui-ci semblable à celui-là, avec des astres qui dans l’atome, comme dans un système stellaire, gravitent dans des orbites fermées et stables.

Mais tous ces beaux résultats n’auraient pas suffi peut-être à battre en brèche l’atomisme classique ; ils n’auraient pas suffi en tout cas à emporter la conviction des douteurs ; car en matière de vérité scientifique, on n’a pas assez prouvé quand on a prouvé dix fois ; c’est cent fois, c’est mille fois qu’il faut démontrer, puisque nous sommes dans le domaine du démontrable.

Nous allons voir que d’autres voies, parties d’ailleurs, de très loin, de régions très différentes de la physique et de la chimie, sont venues converger au même point où nous a conduits le chemin que nous venons de parcourir. Ce carrefour, ce lieu géométrique des expériences et des recherches les plus dissemblables c’est la théorie électronique de la matière, qui, nous le verrons, semble aujourd’hui assise sur des bases inébranlables et dont les conséquences, pour la connaissance de la nature tout entière sont prodigieuses, presque incroyables et plongent jusqu’au bord de l’abîme sans nom où la physique et la métaphysique mêlent leurs torrents obscurs.

Voici une autre série d’expériences qui a conduit à la notion de l’électron, de ce que Helmholtz appelait, dès 1880, l’atome d’électricité. Faisons passer le courant d’une pile électrique dans une cuvette contenant de l’eau avec, en solution, un sel ou un acide, et de telle sorte que le courant électrique arrive dans la cuve par une petite lame métallique qui y plonge et en ressort par une autre lame métallique. Si le sel en solution dans l’eau est par exemple du sulfate de cuivre, on observe que du cuivre se déposera sur l’une des lames, tandis que le restant du sulfate (c’est-à-dire l’acide sulfurique) se dégage sur l’autre lame.

Tout se passe comme si la combinaison acide sulfurique-cuivre s’était trouvée dédoublée dans la solution, en deux parties qu’on appelle des ions (ιων = qui voyage, qui se déplace), dont l’une chargée d’électricité négative remonte le courant électrique, dont l’autre chargée d’électricité positive le descend. Ce phénomène qui est très général et qu’on appelle l’électrolyse des solutions est utilisé par l’industrie dans la galvanoplastie pour fixer des couches métalliques (au moyen d’une solution d’un sel du métal considéré) sur des objets variés.

Ce qui est remarquable dans ce phénomène, c’est ceci : c’est que si on fait passer, dans des conditions convenables, un courant électrique donné à travers des solutions des métaux les plus divers, la quantité des divers métaux charriés par le courant en un temps donné est proportionnel à ce que j’ai appelé dans ma dernière chronique le poids moléculaire de ces métaux. Par conséquent, la quantité d’électricité transportée par une molécule-gramme d’un corps quelconque est la même ; par conséquent, il existe une charge élémentaire d’électricité qui est transportée par les « ions » de tous les corps en solution électrolytique. Comme nous connaissons la quantité d’électricité qui est nécessaire pour transporter une molécule-gramme d’un corps, il nous suffira de connaître exactement le nombre N (que j’ai établi dans ma dernière chronique) des molécules contenues dans une molécule-gramme pour connaître la charge réelle d’électricité transportée par un ion élémentaire. Mais dès maintenant ces expériences nous conduisent elles aussi et par une voie indirecte à la notion d’un atome d’électricité commun à tous les corps.

L’idée que l’électricité pût avoir une structure continue, une structure granulaire a longtemps paru choquante à beaucoup d’hommes de science, et on a vu renaître au sujet de la nature de l’électricité, les mêmes controverses qui, au sujet de la matière, avaient, depuis des siècles, séparé ceux qui la croyaient continue, et cens pour qui elle est discontinue. Mais tandis que pour la matière la question pouvait et devait évidemment se poser, le sens commun était d’abord un peu heurté par l’idée que l’électricité, cette chose qui coule le long des fils métalliques, cette chose qu’on appelle encore couramment le fluide électrique, pût être fragmentée et constituée en réalité par des particules séparées et indivises. Telle était pourtant la vérité qu’ont établie les recherches récentes.

Les adversaires de la théorie corpusculaire de l’électricité ont longtemps soutenu, notamment, qu’il y avait une différence essentielle entre l’électricité statique (celle qui charge la bouteille de Leyde) et l’électricité dynamique (celle des courants d’éclairage). On pensait qu’un corps chargé d’électricité statique ne pouvait en aucun cas se comporter comme un courant électrique. Les expériences célèbres du physicien américain Rowland ont montré qu’il n’en est rien et qu’un corps électrisé en mouvement aies mêmes propriétés, et, en particulier dévie les aimants, comme un courant. Rien à ce point de vue, n’empêchait donc plus de considérer les courants électriques auxquels nous sommes habitués comme pouvant être constitués par un flux de petites particules, de granules d’électricité en mouvement et se déplaçant à l’intérieur des métaux, comme les ions dont nous venons de parler se déplacent à l’intérieur des solutions électrolytiques. On imaginait difficilement cependant, comment des granules électriques pouvaient se déplacer à l’intérieur de la masse compacte d’un fil métallique. L’extrême petitesse des électrons, par rapport aux dimensions des molécules métalliques, petitesse dont je donnerai une idée ci-dessous, est venue lever cette dernière difficulté et on conçoit parfaitement aujourd’hui que les interstices moléculaires des métaux puissent être parcourus par un flux d’électrons aussi facilement… et plus facilement même, que les interstices de nos maisons, les rues sont parcourues par les piétons et les voitures.

L’étude de ces singulières radiations que sont les rayons cathodiques est venue apporter la plus belle, la plus convaincante des démonstrations qu’on pût souhaiter de la nature corpusculaire de l’électricité et de l’existence des « électrons » constituants communs de tous les corps.

Depuis les découvertes deHittorf qui datent d’un demi-siècle déjà (1869), on sait que lorsqu’on fait passer une décharge électrique dans un tube de verre où l’on a fait un vide assez avancé (de manière à y réduire la pression à moins d’un millième de millimètre, c’est-à-dire à un millionième d’atmosphère environ), on observe dans l’obscurité une phosphorescence verte sur une partie du tube. Cette phosphorescence est produite par des rayons particuliers qui partent de l’électrode négative du tube qu’on appelle cathode. De là, le nom de rayons cathodiques qu’on leur a donnés ; ces rayons sont déviés par un aimant et aussi par le voisinage d’un corps électrisé, comme on peut le constater par le déplacement de la tache phosphorescente de l’ampoule de verre.

Dès 1886, sir William Crookes, l’illustre physicien que vient de perdre l’Angleterre, avait supposé que ces rayons cathodiques sont formés par de petits projectiles chargés d’électricité négative, et qui par conséquent sont repoussés avec force par la cathode, qui est elle-même chargée d’électricité négative (on sait que les électricités de même nom se repoussent). Ces petits projectiles repoussés ainsi avec violence acquièrent une grande vitesse, et se propagent sans difficulté à travers l’air extrêmement raréfié du tube. Cette hypothèse a été depuis lors entièrement vérifiée, notamment à la suite d’expériences de Lénard et de Jean Perrin qui ont montré que les rayons cathodiques peuvent sortir du tube producteur à travers une feuille métallique extrêmement mince et qu’ils charrient alors avec eux à l’extérieur une certaine quantité mesurable d’électricité négative

Rappelons en passant (car c’est là la principale application pratique de ces rayons) que tout obstacle frappé par les rayons cathodiques émet les rayons X qu’a découverts Rœntgen en 1895.

Les rayons cathodiques étant donc des traînées rapides de petits corpuscules chargés d’électricité négative, on comprend, d’après ce que nous avons déjà vu, que l’approche d’un aimant ou d’un corps électrisé doive dévier, comme on le constate, et infléchir la trajectoire de ces rayons.

Quelle est la masse d’une de ces petites particules qui constituent les rayons cathodiques ? Quelle est la valeur de la charge électrique négative qu’elle transporte ? C’est ce qu’on s’est longtemps demandé sans trouver une méthode propre à le faire connaître.

Il appartenait à un brillant physicien anglais, J.-J. Thomson, de résoudre le premier cet important problème.

La méthode employée par lui est très difficile, et même impossible à exposer sans le secours de quelques équations. Je me bornerai donc à en dire que la déviation des rayons cathodiques par un corps électrisé n’a pas les mêmes caractères que leur déviation par un aimant. C’est en comparant ces deux déviations dans des conditions données que M. J.-J. Thomson a opéré. Il est arrivé ainsi aux résultats suivants qui tous ont été depuis vérifiés, confirmés par des méthodes indépendantes et concordantes. On peut les considérer comme définitivement établis :

Tout d’abord, la vitesse des particules qui constituent les rayons cathodiques dans un tube de Crookes est énorme : elle dépasse fréquemment 50 000 kilomètres par seconde dans un tube ordinaire, et peut être même très supérieure à cette valeur et voisine de la vitesse de la lumière (300 000 kilomètres par seconde), tout en lui restant toujours inférieure, nous verrons pourquoi. Cette vitesse dépend naturellement beaucoup de la différence de potentiel, c’est-à-dire de niveau électrique, de la décharge produite dans le tube de Crookes, de même que la vitesse d’un corps qui tombe dépend de la hauteur de chute.

J.-J. Thomson n’a pas pu déterminer directement la masse, ni la charge électrique des corpuscules cathodiques ; mais il a déterminé exactement le rapport de ces deux quantités qu’on est convenu d’écrire e/m (e = charge électrique d’un corpuscule, m = masse du corpuscule).

Or, on constate ce fait remarquable que la valeur de e/m est toujours la même, quelles que soient la nature et la vitesse des rayons cathodiques produits. Quel que soit le métal dont est fait la cathode du tube à vide (cuivre, fer, platine, etc.), quel que soit le gaz contenu dans le tube (air, azote, hydrogène, etc.), la valeur du rapport e/m est toujours numériquement la même. Thomson, pour expliquer ce résultat, a supposé aussitôt que les petits projectiles cathodiques sont toujours identiques, quelle que soit la matière dont ils proviennent, et que, par conséquent, ils sont un constituant universel commun aux atomes de tous les corps. Telle est précisément la conclusion à laquelle l’analyse spectrale et le phénomène de Zeeman nous avaient déjà conduits. Mais ce qui est tout à fait frappant, c’est que la valeur du rapport e/m déterminé par les rayons cathodiques coïncide exactement avec celle qu’on avait déduite de l’analyse spectrale. Ainsi les « corpuscules » de Thomson sont identiques aux « électrons » de Lorentz.

Tous les faits ultérieurs, et ils sont nombreux, n’ont fait que confirmer rigoureusement ces résuhats.

Enfin Thomson a remarqué que la valeur du rapport e/m déterminée par les rayons cathodiques est exactement 1830 fois plus grande que n’est le rapport de la charge à la masse d’un ion, d’un ion hydrogène, par exemple, dans le phénomène de l’électrolyse dont nous avons parlé plus haut.

Il n’y a qu’une explication plausible de cela (les autres étant exclues par le raisonnement et les faits et par conséquent ne valant pas d’être rapportées ici) : c’est que la masse d’un corpuscule cathodique, d’un électron, est 1830 fois plus petite que celle de l’atome d’hydrogène.

Or, des chiffres que j’ai donnés dans ma dernière chronique relativement au nombre N des molécules contenues dans une molécule-gramme d’un corps quelconque, on peut déduire immédiatement le poids d’une molécule d’hydrogène, et par conséquent celle d’un atome de ce corps qui en est la moitié. En divisant ce nombre par 1830, on trouve que le poids ou plutôt la masse d’un électron est égale à peine à la milliardième partie du milliardième d’un milliardième d’un gramme.

Telle est la masse de la particule ultime qui entre dans la construction de tous les corps connus, de cette brique minuscule commune à tous les édifices atomiques et chimiques, de cet électron que le physicien moderne, à force de prodigieuse ingéniosité, est allé saisir et peser sous les voiles épais de l’invisible.

Cette masse ultime dont l’agglomération forme tous les objets, tous les corps sensibles qui constituent ce monde étrange, cette masse intime, mais que nous pouvions croire réelle, malgré tout et tangible au moins mentalement dans sa pelitesse, nous l’allons voir à son tour s’évanouir tout entière, en laissant notre esprit bouleversé sur les ruines de tant de conceptions qu’on avait crues éternellement évidentes. Au bout de cette course effrénée à travers les merveilles décevantes de la physique moderne, il nous restera dans l’ordre des faits, bien des phénomènes étranges et riches d’applications utiles ; dans l’ordre des idées il nous restera le doute, ce grand charmeur de ceux qui aiment le mystère. Ce ne sera pas peu.
Charles Nordmann.
  1. La théorie électrique moderne (théorie électronique). Traduit de l’anglais. Librairie scientifique A. Hermann, 6, rue de la Sorbonne.