Revue scientifique - L'industrie chimique française et la guerre

REVUE SCIENTIFIQUE

L’INDUSTRIE CHIMIQUE FRANÇAISE ET LA GUERRE

Au moment d’aborder ce sujet, dont dépend pourtant le sort de la France d’aujourd’hui, dont dépendra celui de la France de demain, notre pensée malgré nous s’envole passionnément vers ces coteaux de la Marne où les armées s’étreignent, où déferle la houle mouvante de la bataille. Mais nous voudrions qu’il nous fût permis d’appliquer à celle-ci le mot célèbre : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais. » César lui-même attendit que l’action fût terminée, avant de faire ses « Commentaires. » Il est des heures où l’acte inachevé est si solennel que le silence seul, le silence calme et confiant, est digne de sa majesté. Nous vivons de ces heures-là. Parlons donc d’autre chose…

Demain la France sortie avec honneur de cette glorieuse angoisse reprendra sa vie, sa vie où il y a tant d’âme, tant de souffle et de pensée généreusement répandue, qu’elle est comme la respiration de l’Univers, et que l’Univers ne pourrait pas plus s’en passer qu’un être vivant ne peut se passer de respirer.

Mais pour maintenir sa vie, son noble rôle idéaliste, il faudra que la France soit forte et riche, qu’elle profite des leçons si chèrement payées. Car, on l’a dit et répété, si elle fut sauvée depuis 1914, c’est grâce à un miracle d’improvisation. Ce qu’on n’a pas assez dit, c’est que cette improvisation, ce rétablissement prodigieux ont été surtout remarquables dans le domaine de l’industrie chimique. Je voudrais aujourd’hui montrer ce que les Français ont su créer là, aux semaines tragiques de la guerre commençante, dans un domaine où on avait si peu préparé l’indispensable ; je voudrais montrer aussi ce que la France de demain, la France de la paix peut et doit gagner si elle sait maintenir et développer, dans les luttes pacifiques, les œuvres que l’agression criminelle a fait surgir de son sol, comme on voit en une nuit, dans les forêts tropicales, jaillir des plantes merveilleuses. Il suffira d’y mettre, comme nous allons voir, un peu de volonté, d’aimer et de défendre chez nous la liberté, aussi bien que nous aurons défendu celle du monde, et surtout la liberté de bien faire, et de courir sus bravement à certains sophismes stérilisants.

S’il fallait décider quel a été de tous les produits fabriqués, de tous les objets créés par l’industrie celui qui a été le plus nécessaire et le plus utile aux pays depuis la guerre, celui sans lequel la défaite eût été rapide et inévitable, je répondrais sans hésiter, — et je vais démontrer pourquoi : — l’acide sulfurique.

C’est depuis longtemps une sorte d’axiome économique, que le signe, le coefficient, le facteur qui représente le mieux la prospérité économique d’une nation est sa consommation d’acide sulfurique. Vrai dans l’état de paix, ce critérium l’est encore bien davantage, comme nous allons voir dans la guerre moderne. L’acide sulfurique est, si j’ose paraphraser une formule connue, le sang de l’industrie de guerre.

Cela est si vrai que naguère, à la Chambre des députés, M. Denys Cochin, alors sous-secrétaire d’État des Affaires étrangères, a pu en déduire une démonstration particulièrement frappante de la préméditation germanique. Voici en deux mots quel a été le raisonnement de l’éminent homme d’État qui est en même temps, comme fut lord Salisbury, un distingué chimiste. L’Allemagne avant la guerre dépensait pour faire son acide sulfurique annuellement de 1 100 000 à 1 200 000 tonnes de pyrites dont 900 000 venaient d’Espagne. Or, dans les deux années qui ont précédé l’année de la guerre, au lieu de 900 000 tonnes, elle en a fait venir un million 200 000 tonnes, c’est-à-dire qu’elle s’est constitué un stock de 600 000 tonnes de pyrites. Et M. Denys Cochin ajoutait : « Que conclure de là ? Pour moi, c’est la preuve incontestable, avec beaucoup d’autres, de la préméditation du crime de nos ennemis. » Cette ; démonstration chimique de la véracité du fameux : « Je n’ai pas voulu cela ! » renforce en effet singulièrement les preuves diplomatiques qui en ont été apportées récemment.

Lorsque d’ailleurs la guerre, sans respect pour les prévisions du grand état-major de Berlin, se fut allongée plus que ne le voulaient ces prévisions, grâce à la Marne… à la première édition de la Marne, l’une des premières et plus essentielles préoccupations du gouvernement allemand fut la production accentuée de l’acide sulfurique. Il s’efforça de maintenir et même de renforcer la production annuelle qui était d’environ 1 750 000 tonnes en temps de paix ; pour cela, il eut recours aux pyrites norvégiennes et… pour un temps bref, au soufre italien ; il prit d’autres mesures essentielles, et notamment il en fit réduire énormément l’emploi dans l’industrie des engrais, des superphosphates qui en absorbaient environ 600 000 tonnes par an. La restriction consécutive des engrais fut même telle que le président de la ligue agricole allemande dut écrire à Hindenburg une lettre pour se plaindre et réclamer 500 000 tonnes d’engrais chimiques nécessaires au ventre germanique.

Pourquoi l’acide sulfurique est-il ainsi l’élément essentiel des fabrications de guerre ? C’est que sans lui on n’aurait ni poudres ni explosifs, c’est-à-dire qu’un pays ne peut utiliser ses armes à feu qu’en proportion des quantités de cet acide dont il dispose.

Considérons en effet, tout d’abord, la poudre pyroxylée qui sert à propulser les obus et les balles de nos canons, de nos mitrailleuses, de nos fusils et sans laquelle ces engins ne seraient que des blocs de fer encombrants et inutiles. J’ai expliqué naguère, ici même, que cette poudre est obtenue en traitant par l’acide nitrique ou nitrifiant le coton de façon à obtenir le coton-poudre ou fulmicoton, qui, traité lui-même par un procédé spécial qui le gélalinise et le rend insensible au choc, est découpé finalement en ces lamelles prismatiques qui constituent la poudre sans fumée.

Or, contrairement à ce qu’on pourrait croire a priori, l’agent essentiel dans la nitrification du coton, opération principale de la fabrication des poudres, n’est pas l’acide nitrique lui-même, mais bien l’acide sulfurique. Le bain acide dans lequel le coton, préalablement purifié, est trempé est en effet un mélange contenant une partie d’acide nitrique et trois parties d’acide sulfurique concentré. Le rôle indispensable de celui-ci, qui est comme on sait un corps très avide d’eau, est d’absorber au fur et à mesure l’eau que produit la combinaison du coton et de l’acide nitrique et en présence de laquelle la réaction ne se ferait pas. L’acide sulfurique est ainsi l’agent chimique essentiel de la fabrication des poudres.

L’association des acides nitrique et sulfurique dans la nitration de la poudre, comme dans celle, — nous allons le voir, — des principaux autres explosifs, est d’ailleurs devenue si classique qu’on a créé un terme spécial pour le désigner et qu’on appelle bain sulfonitrique, le mélange des deux acides. Si ennemi qu’on soit des néologismes, il faut admettre ceux que la science et la technique introduisent dans la langue, car ils sont toujours le signe et la preuve d’un progrès.

Dans la fabrication du coton-poudre on tend de plus en plus à employer, au lieu de l’acide sulfurique ordinaire, un mélange de cet acide et d’anhydride sulfurique, c’est-à-dire, comme son nom l’indique (car toujours un peu de grec atticise la chimie), d’acide dépouillé de toute molécule d’eau. C’est un mélange qu’on fabrique plus difficilement que l’acide ordinaire, mais qui est bien plus efficace, car il donne une nitratation mieux faite et permet de rendre leur capacité déshydratante à des bains ayant déjà servi et affaiblis. Ce mélange c’est l’« acide sulfurique fumant » de nos jeunes années de collège ou, comme on l’appelle aujourd’hui à cause de son aspect huileux, l’oléum. L’oléum est devenu un des produits les plus indispensables de la chimie de guerre. Sa grande importance vient de ce que plus l’acide sulfurique est concentré, plus il permet d’économiser l’acide nitrique du mélange, qui est un produit précieux. L’oléum qu’on fabrique le plus couramment contient environ 20 pour 100 d’anhydride, de sorte que 100 kilogs de cet oléum équivalent, comme déshydratant à 105 kilogs environ d’acide sulfurique proprement dit. Il suffira d’ajouter de l’oléum à de vieux bains dilués pour régénérer en partie leur valeur.

Je m’excuse auprès de mes lecteurs de ces détails techniques et de ces chiffres, mais c’est de ces choses qu’est tissée aujourd’hui la trame fluide de nos destinées. Et puis, pour celui qui sait réfléchir et s’imaginer les objets, est-il rien de plus éloquent, est-il rien qui contienne plus d’émotion et d’action concentrée qu’un chiffre représentatif ?

Si, à côté de la poudre qui est l’explosif propulseur de nos armes à feu, qui est, si j’ose dire, l’arc tendu derrière les obus et les balles, ces flèches modernes, nous considérons maintenant les explosifs brisants que les projectiles emportent dans leur ventre rebondi et qui, au but, assureront leur éclatement meurtrier, nous allons faire des constatations analogues aux précédentes.

Les explosifs brisants qu’emploient les artilleries adverses sont assez variés ; cela provient de ce que chacun des belligérants a été amené à utiliser pour leur fabrication des matières premières diverses. Mais, en fait, les Allemands utilisent les mêmes explosifs que nous, tous étudiés dès avant la guerre. Seule leur importance relative diffère d’un pays à l’autre. C’est ainsi que les Allemands emploient à la fois la tolite et l’acide picrique, mais tandis que nous produisons beaucoup plus de celui-ci que de celle-là proportionnellement, chez eux, c’est l’inverse. Ces doux explosifs comme les autres couramment employés le nitrocrésol, le trinitroxylène, la dinitronaphtaline, le nitrate d’ammoniaque, etc. sont tous dérivés plus ou moins directement de la nitratation des produits organiques provenant de la distillation de la houille. Or, cette nitratation se fait obligatoirement par les mélanges sulfonitriques et par des procédés analogues à ceux que nous venons de décrire pour la poudre.

La tolite, par exemple, est faite au moyen du toluène qui est un des liquides aromatiques obtenus par la distillation de la houille ou-des pétroles. On lui fait subir des nitratations successives qui donnent le trinitrotoluène (c’est le nom de la tolite, nom très clair puisque celle-ci est un toluène triplement nitré).-Pour faire 100 kilogs de tolite, il faut environ Ï50 kilogs d’oléum.

Mais il convient de remarquer qu’en réalité dans la préparation de tous ces explosifs, l’acide sulfurique le plus souvent intervient encore indirectement d’une autre manière, puisqu’il est l’élément essentiel de la préparation classique de l’acide nitrique lui-même. Dans cette préparation en effet, l’acide provient du traitement du nitrate de soude par l’acide sulfurique. Depuis que la crise du tonnage a rendu plus difficile et d’un moindre rendement l’importai ion des nitrates du Chili nécessaires à cette fabrication, on s’est efforcé chez les Alliés, à l’imitation de ce qu’a fait l’Allemagne sous la pression du blocus, à fabriquer l’acide nitrique directement à partir de l’azote même de l’air. Le procédé le plus employé pour cette synthèse est maintenant le procédé à la cyanamide dont je reparlerai ci-dessous. Mais l’acide nitrique ainsi obtenu par captation directe de l’azote de l’air est trop faible, trop hydraté pour être immédiatement utilisable, et c’est encore, c’est toujours l’acide sulfurique qui doit intervenir pour lui enlever son excès d’eau, et le rendre propre à la fabrication des poudres et explosifs.

L’acide picrique (mélinite) nous conduit aux mêmes conclusions que la tolite. C’est en traitant le phénol par les bains sulfonitriques qu’on obtient ce corps qui, sur l’acte de baptême de la chimie orthodoxe, s’appelle le trinitrophénol. De même que le trinitrotoluène procédait du toluène, 100 kilogs de phénol donnent ainsi 180 kilogs d’acide picrique. Il y a mieux : c’est que l’acide sulfurique est l’agent essentiel de la fabrication du phénol. Car on fabrique aujourd’hui le phénol, par synthèse et en grand, par un procédé connu dès avant la guerre, et qui supplée à notre disette relative de phénol extrait de la houille.

La fabrication du trinitrocrésol, du trinitroxylène, de la dinitronaphtaline, de presque tous les autres explosifs brisants nous conduirait à des remarques analogues relatives à l’emploi des bains sulfonitriques.

Quelle est la conclusion de cette rapide inspection de l’arsenal des poudres et des explosifs qui sont et qui font toute la guerre actuelle ? Cette conclusion, dont la monotonie même de cet examen convergent souligne éloquemment l’importance. Je voudrais la donner en paraphrasant un mot de Danton : Pour vaincre les ennemis de la Patrie que faut-il ? De l’acide sulfurique, encore de l’acide sulfurique, toujours de l’acide sulfurique !

À ces nécessités chimiques qui étaient pour elle des nécessités vitales, comment la France a-t-elle pu dès 1914 faire face pratiquement ? C’est ce que je voudrais montrer maintenant, en utilisant à la fois les données qui ont été déjà publiées dans des documents officiels et celles qu’a bien voulu me communiquer la Compagnie de Saint-Gobain, dont le rôle dans cette crise fut prépondérant. Ce me sera une agréable occasion de rendre la justice qu’elle mérita à cette grande industrie française vieille de 250 ans, et où s’est manifesté et se manifeste utilement chaque jour tout ce qu’il y a chez nous de hardiesse créatrice et de largeur de vues.

Je le ferai avec d’autant plus de plaisir que j’estime nécessaire, non seulement pour la prospérité générale du pays, — pour les raisons que je dirai, — mais, d’un point de vue qui m’est un peu plus personnel, pour l’intérêt des recherches scientifiques, le libre et vaste développement des œuvres qui, comme Saint-Gobain, attirent vigoureusement, pour la féconder, et créent de la richesse. Si Rockfeller n’avait pas, aux États-Unis, pu réaliser sa puissante centralisation de l’industrie pétrolière, il n’y aurait pas d’Institut Rockfeller : Carrel n’aurait pas pu faire ses admirables recherches sur la transplantation de la matière vivante, créer sa belle méthode chirurgicale de guerre, faire fleurir toutes ces créations de son cerveau qui n’avaient pas trouvées ici un terrain assez riche pour les y semer ; Lœb n’aurait pas réalisé ses étonnantes expériences sur la fécondation, sur l’origine et la nature de la vie, de l’instinct. Si Carnegie n’avait pas fait ce qu’a fait Rockfeller dans un autre domaine du monde économique, il n’y aurait pas d’Institut Carnegie : nous connaîtrions moins la terre, les étoiles, toutes les merveilles émouvantes de l’univers ; la physique, le magnétisme terrestre, l’étude du soleil, toute la science serait diminuée de ce qu’elle a pu acquérir grâce à lui, grâce à son argent, grâce à ses laboratoires. Si, Américain d’Europe, Nobel n’avait pas concentré une grosse industrie d’explosifs, il n’y aurait pas de prix Nobel et la Science aurait perdu des moyens d’action. En souhaitant que notre France, qui le peut, s’américanise à son tour à cet égard, qu’elle permette à ses industries de sortir de leurs cadres étriqués, je songe à tout ce que la richesse concentrée peut et doit faire pour les arts, la science, la pensée, à ce qu’elle lit dans la Rome de Mécène, dans l’Italie de la Renaissance, dans l’Amérique de Roosevelt et de Wilson. Renan a là-dessus écrit ici même jadis des pages qui sont plus vraies que jamais… Et maintenant, revenons à l’acide sulfurique, sang de la machine guerrière.

Lorsque la guerre éclata, on peut estimer que l’industrie française était capable de fournir par ses propres moyens environ 5 400 tonnes d’acide sulfurique par mois, dont la plus grande partie produite par la Compagnie de Saint-Gobain. Cette production fut mise immédiatement à la disposition de la défense nationale. Dès la fin 1914, la Compagnie de Saint-Gobain était chargée par le gouvernement, d’accord avec les autres fabricants, de procéder à la répartition entre les poudreries et les usines travaillant pour elles, de ces quantités mensuelles. Mais dès ce moment, le service des poudres, — dont on saura quelque jour la féconde et silencieuse activité dans cette crise, — prévoyait que ces quantités seraient de beaucoup insuffisantes. Qu’était-ce, en effet, que 18 tonnes par jour, alors qu’il fallait prévoir une dépense de munitions continuellement croissante et correspondant à des millions de fusils, à des dizaines de milliers de canons ?

On connaissait l’effort accompli dans ce dessein par l’Allemagne et qui atteint aujourd’hui une production mensuelle supérieure à 100 000 tonnes ; d’acide sulfurique par mois.

Dès lors, le service des poudres, soucieux de ne pas rester inégal à cet effort ennemi, demandait à Saint-Gobain d’intensifier sa production, de créer de nouvelles usines et surtout de réaliser de nouveaux appareils de concentration permettant de fabriquer en grand l’acide très concentré et l’oléum. Ce n’était pas chose facile à cause des difficultés de main-d’œuvre, de transport, parce que plusieurs usines de la Compagnie étaient en pays envahi, et surtout parce qu’il fallait créer, improviser des modes de fabrication et des appareils nouveaux.

C’est que si Saint-Gobain avait, avant la guerre, la principale production française d’acide sulfurique, cette production était destinée à un tout autre usage que la fabrication des explosifs : à celle des engrais. On sait que parmi les engrais indispensables à l’agriculture, le plus important est constitué par- les superphosphates, dont la France avant la guerre consommait à peu près 1 700 000 tonnes pour son agriculture, dont la majeure partie provenait des usines de Saint-Gobain. Or, ce produit est obtenu par l’action de l’acide sulfurique sur les phosphates de chaux naturels (dont nous avons de grands gisements notamment dans l’Afrique du Nord). C’est ainsi que, à cause de la plus pacifique, de la plus virgilienne des industries, cette Compagnie, étant notre principal fournisseur d’acide sulfurique, s’est trouvée devenir la cheville ouvrière de notre chimie de guerre. Sans l’industrie des superphosphates nous n’aurions pas eu les explosifs dont nous avions besoin, et on frémit en pensant à ce qui serait arrivé. « Si vis bellum, para pacem » pourrait-on presque dire en présence de cette adaptation imprévue et belliqueuse de la plus pacifique des industries.

Cette adaptation ne fut d’ailleurs point facile : d’abord parce qu’il fallait à travers toutes les difficultés et les impossibilités matérielles augmenter beaucoup la production, mais surtout parce que, tandis que dans la fabrication des superphosphates on emploie l’acide sulfurique non concentré, tel qu’il sort des chambres de plomb, au contraire la chimie de guerre exigeait de l’acide concentré et de l’oléum. Il fallut créer et multiplier les appareils et les usines de concentration, modifier les procédés de fabrication. On y réussit si bien que, dès juin 1915, l’administration de la guerre pouvait disposer de 12 600 tonnes d’acide sulfurique concentré par mois, dont 10 600 tonnes provenant des usines de la Compagnie de Saint-Gobain. Depuis lors la production n’a pas arrêté sa marche ascendante, si bien que ces usines produisent en gros plus de vingt fois plus d’acide, sous ses différentes formes qu’avant la guerre. Leur capacité de production totale d’acide sulfurique pour la défense nationale ne doit pas à l’heure actuelle être éloignée de 100 à 120 000 tonnes par mois, ce qui fait honorablement figure à côté de la production allemande. L’entrée en ligne des Américains, qui vont naturellement nous fournir en grandes quantités les explosifs tout fabriqués, laisse d’ailleurs penser que, quelle que soit dorénavant la durée possible de la guerre, il ne sera pas nécessaire d’augmenter encore, en ce qui nous concerne, cette production formidable.

Il n’en restera pas moins que cet effort industriel d’improvisation chimique, réalisé par Saint-Gobain à travers des difficultés sans nombre de délai, de main-d’œuvre et de matières premières, et sans souci des risques courus et des aléas librement consentis, représente une des pages les plus belles de la défense nationale. Sans cet effort d’adaptation créatrice, la France eût sans doute succombé rapidement, car dans cette guerre, l’âme de la nation, si forte fût-elle, n’eût pas suffi, si elle n’avait été soutenue, protégée par le souffle puissant et meurtrier des explosifs.

Pour compléter ce tableau, il me faudrait montrer ce que, à côte de la production primordiale de l’acide sulfurique, on a réalisé depuis la guerre pour procurer au service des poudres du nitrate d’ammoniaque et la cyanamide qui doit fournir l’acide nitrique synthétique et dont une production annuelle de plus de 16 000 tonnes est assurée par la compagnie de Saint-Gobain.

Après la guerre, toutes ces industries qu’elle a fait jaillir du sol français devront y subsister et s’y développer même, et notre pays n’aura qu’un faible effort à faire, appuyé d’un peu d’intelligence administrative, pour devenir un des grands producteurs chimiques de l’univers. — L’acide sulfurique trouvera des débouchés dans presque toutes les industries et dans l’agriculture, qui aura plus que jamais besoin de suppléer, par une culture intensive par engrais, à une main-d’œuvre devenue plus rare ; les produits de la famille du goudron de houille dont la production et la synthèse se seront développées par les explosifs, trouveront des débouchés importants dans la fabrication des matières colorantes. Ce sont en effet précisément ces produits qui sont à la base de cette industrie dont il faudra enlever aux Allemands l’outrageant monopole. — L’aniline par exemple, qui est un des éléments fondamentaux de ces matières, dérive directement de la benzine ; elle est donc cousine, germaine de sa sœur belliqueuse la mélinite.

Mais pour cela, pour que la France demain puisse, dans la lut le économique, utiliser cette armure industrielle que la guerre chimique lui a forgée et qui, dès maintenant, a transformé en centres d’activité, tout bourdonnants d’usines, tant de coins naguère dépeuplés de ce pays, il faut rejeter définitivement loin de nous cette haine égalitaire du talent et du succès, ces habitudes timorées, ces inerties d’un individualisme prudent qui paralyseraient ce pays, s’il ne les extirpe.

Deux conceptions se disputent aujourd’hui, se disputeront demain dans le monde l’empire des hommes et des choses. La première proclame que la lutte, l’antagonisme, la bataille sont les conditions nécessaires du progrès et du bonheur humain. Elle se réclame parfois de la théorie darwinienne de l’évolution ; elle a tort, car cette théorie montre au contraire que la « lutte pour la vie » s’exerce entre animaux d’espèces différentes, mais non en général dans l’intérieur d’une même espèce ; d’ailleurs, la lutte pour la vie fut-elle même la règle entre tous les animaux, cela ne prouverait pas que cette règle de fait doit être une règle de conduite ; tout ce qui caractérise la civilisation c’est précisément une sorte d’insurrection, de révolte contre l’emprise des nécessités de la nature. Cette conception belliqueuse des choses, si j’ose l’appeler ainsi, est celle qui, évangélisée par les Bernhardi, les Treitscke et autres docteurs de la religion pangermaniste, a mis l’Allemagne en bataille contre le monde entier : la lutte pour la vie, la survivance du plus apte, la guerre civilisatrice. Nous verrons d’ailleurs dans un instant que le gouvernement allemand s’est bien gardé de développer chez lui, entre ses sujets, les conséquences de cette conception si fructueuse… du moins il l’espère, contre ses voisins. De cette même manière de voir procède le système collectiviste de Karl Marx, qui se réclame pareillement de la lutte inéluctable, et dont l’égalitarisme puéril pourrait se résumer comme la conception des Bernhardi dans la formule : le bonheur des uns fait le malheur des autres et réciproquement. C’est ainsi que la lutte de classe et le pangermanisme, qu’on s’est souvent étonné de voir, par endroits, marcher la main dans la main, se trouvent, par un détour imprévu, procéder en réalité du même point de vue. En face de celui-ci il y a ce que j’appellerai la conception pacifique des choses, qui estime que les intérêts humains sont solidaires et non antagonistes, que l’union fait la force, que la lutte est mauvaise ; je voudrais la résumer ainsi : le bonheur des uns fait le bonheur des autres. C’est dans l’ordre international la conception des grandes nations pacifiques que l’agression criminelle a jetée malgré elles dans la mêlée ; c’est dans l’ordre économique celle des partisans de la liberté du travail, de l’exploitation sans limite des ressources naturelles, de la solidarité et de la concentration des moyens humains d’agir sur la nature.

Il est probable d’ailleurs que le meilleur de ces deux systèmes doit avoir quelques défauts dont est dépourvu le plus mauvais, le propre des choses humaines étant l’imperfection et les meilleures solutions étant souvent entre les extrêmes, non pas nécessairement dans le juste milieu entre ceux-ci, mais plutôt à des distances inégales de l’un et de l’autre.

Quoi qu’il en soit, l’expérience « source unique de la vérité, » selon la parole éternelle de Henri Poincaré, est là, toute fraîche éclose, pour nous montrer entre ces deux conceptions qui voudront régenter demain notre vie économique, la conception belliqueuse et la pacifique, quelle est la meilleure. Nous venons d’avoir, et nous avons en effet dans la Russie bolchevik, le tableau de ce que peut donner la suppression brutale des grands facteurs industriels, l’abolition de hiérarchie, la lutte des classes et l’égalitarisme collectiviste. On a. vu que, malgré l’élévation prodigieuse des salaires, ce système aboutit rapidement au néant industriel, à la misère, à la disette de-tout. Chose navrante et d’ailleurs prévue, ce système a surtout abouti à l’abaissement de toutes les valeurs intellectuelles : il a suffi. là-bas d’avoir ce capital heureusement inaliénable qui s’appelle l’instruction, la science, la valeur technique, pour être réduit ai moins que le plus crasseux des illettrés. Tandis que ceux-ci dirigent les-usines, les professeurs, les savants, les avocats, les médecins gagnent péniblement leur vie, comme balayeurs, lorsqu’on veut bien les accepter dans cette fonction qu’ils remplissent d’ailleurs fort mal. Évidemment, ce régime est un véritable critérium pour la sincérité des vocations scientifiques et intellectuelles, et seuls se consacreront désormais là-bas à ces choses ceux qui les aimeront jusqu’au sacrifice.

En face, la République américaine nous montre ce que peut donner l’autre système : ses trusts, ses formidables concentrations de production industrielle amenées par le libre jeu de la liberté, non seulement n’ont pas ruiné le peuple, et notamment cette partie du peuple qu’on appelle la « classe ouvrière, » mais ils lui ont procuré une aisance, un confort sans précédents, si bien qu’aujourd’hui c’est la minorité des ouvriers d’usine qui là-bas n’a pas encore sa maison… et même son automobile. La classe ouvrière américaine a si bien--conscience de ces avantages et de sa solidarité avec toutes les classes des États-Unis qu’elle n’a pas hésité à prendre, dans la guerre actuelle, l’attitude que chacun connaît, qui l’honore… et qui étonne un peu certains métaphysiciens de la physique sociale, de l’autre côté de-l’Atlantique.

Le gouvernement allemand, qui a compris la leçon de ces choses, réserve les luttes de la concurrence vitale, uniquement pour l’exportation, se gardant bien d’affaiblir chez lui les fortes concentrations… industrielles.

Pour ce qui concerne notamment les industries chimiques, qui sont notre sujet, non seulement il n’a rien fait pour paralyser les consortiums déjà si puissants avant la guerre, mais il a entrepris, — depuis la troisième année de guerre, — j’emprunte ces renseignements à la Neue Zürcher Zeitung et au Chemical Trade Journal, — la concentration obligatoire, la mise en syndicats coercitive des sociétés industrielles, l’amalgame et la fusion forcés des groupes concurrents et dispersés. Des mesures multiples sur lesquelles il serait trop long d’insister ici (telle que la proposition.de taxer le mouvement d’affaires, ce qui avantagerait, aux dépens des moyennes, les grosses entreprises qui poursuivent elles-mêmes tout l’ordre de production depuis la matière première jusqu’au produit fini) sont envisagées pour imposer à l’organisation économique de l’Allemagne cette américanisation. Et pourtant à côté des grosses industries chimiques allemandes, telles qu’elles existaient dès avant la guerre, les nôtres ne sont que des pygmées. Ce programme de nos ennemis est destiné à assurer l’économie et le meilleur rendement des matières premières et de la main-d’œuvre et à assurer la position future de l’industrie chimique allemande dans l’Univers.

La seule manière pour la France de résister dans le monde à cette puissante machine sera, sinon d’organiser étatiquement une concentration analogue, — il ne faut pas être trop exigeant, — du moins de ne pas empocher les initiatives privées de la réaliser librement.

Il ne faut plus qu’on voie chez nous l’ignorance jointe à l’esprit de système enrayer tout ce qui peut nous rendre forts. Récemment, à la tribune de la Chambre, un député qui siège, je crois, à bâbord dans la nef parlementaire, prononça dans une discussion économique les paroles suivantes : « M. Solvay a trouvé une façon de produire de la soude dans des conditions qui ont fait tomber le prix de la production de 4 à 1. A tout prendre, dans la société présente, rien ne s’opposait à ce qu’il abusât davantage encore de l’invention qu’il devait à son talent ! » Ces paroles et l’état d’esprit qu’elles illustrent se passent de tout commentaire.

Il y a en mécanique un théorème dit « de la composition des forces, » qui montre que des forces concourantes s’ajoutent, tandis que des forces opposées s’annulent, si elles sont égales. Ce théorème s’applique aussi à l’industrie. Dans la guerre, les forces de l’Univers sont divergentes. Il ne faut pas que la paix prochaine équivaille à une déclaration de guerre entre Français.


CHARLES NORDMANN.