Revue scientifique - L'Image argentée du firmament
La plaque photographique qui fixe l’instant mobile et fait revivre à volonté ce qui est aboli, est devenue le miroir du ciel lui-même, et c’est tout le firmament dont ses grains de sensible argent nous donnent aujourd’hui l’image prisonnière.
Le « catalogue photographique du ciel, » première et essentielle partie de l’œuvre internationale entreprise naguère en vue de nous donner une reproduction exacte et complète du ciel étoile, est sur le point d’être terminé. A l’heure actuelle, les 22 154 clichés, correspondant aux 22 154 petits carrés dans lesquels on a fictivement subdivisé la voûte céleste, ont presque tous été obtenus. Le moment nous paraît donc venu de jeter un coup d’œil d’ensemble sur ce qu’a réalisé jusqu’ici la cartographie photographique du ciel, sur les origines, les buts, les moyens, les premiers résultats de cette œuvre superbe qui doit nous aider à conquérir pacifiquement le monde étoile.
Rien ne paraît, déprime abord, plus fastidieux, plus dénué d’intérêt, plus lamentablement monotone, plus- inutile que les catalogues, que les astronomes et, dans d’autres ordres d’idées, les botanistes, les minéralogistes, établissent péniblement. Pour nous limiter à l’Astronomie, tout cet immense labeur qui consiste à déterminer la position exacte des astres, à établir, si on veut nous permettre l’expression, la « géographie du ciel, » paraît, aux esprits non avertis, voué à la stérilité. Rien pourtant n’est plus utile que ce travail, et l’astronomie serait sans lui comme une maison sans fondation ; elle ne peut pas plus exister sans lui que la physiologie ou la chirurgie ne se peuvent passer de la connaissance préalable de l’anatomie. L’astronomie de position qui est proprement l’anatomie du ciel reste, comme nous le verrons au cours de cette étude, le piédestal nécessaire de l’astronomie physique, cette physiologie des astres. Pour nous borner à un exemple pris dans le passé, Kepler n’aurait jamais découvert les lois du mouvement planétaire d’où jaillit la prestigieuse découverte newtonienne de la gravitation, s’il n’avait eu entre les mains les observations de positions des planètes, que Tycho-Brahé, avec une patiente et minutieuse exactitude, avait accumulées.
On sait que l’on a découvert, à partir du début du XIXe siècle, un assez grand nombre de petites planètes, débris possibles d’une grosse planète disloquée, et qui circulent entre Mars et Jupiter à peu près dans le plan de l’écliptique. Ces petites planètes ne se distinguent pas à première vue, dans la lunette, des étoiles voisines ; mais en observant à des intervalles suffisans, la région correspondante, on constate qu’elles se sont déplacées parmi ces étoiles. Pour faciliter la découverte et l’étude de ces astéroïdes (dont on connaît aujourd’hui plusieurs centaines), Paul et Prosper Henry, deux frères qui travaillaient alors à l’Observatoire de Paris, entreprirent, peu après la guerre, de dresser une carte complète de la région écliptique du ciel, dont l’ébauche avait été faite par l’astronome Chacornac. Il s’agissait de mesurer, avec un micromètre placé au foyer d’une lunette, les positions de toutes les étoiles jusqu’à la 14e grandeur, placées dans cette région et de les reporter sur des cartes. Les mesures relatives à chaque étoile durant plusieurs minutes, on conçoit l’immensité du travail projeté. Mais, lorsqu’ils approchèrent des régions célestes voisines de la Voie lactée, les frères Henry trouvèrent les étoiles si nombreuses et si pressées les unes contre les autres qu’il leur devint absolument impossible de s’y reconnaître, même à l’aide de leurs procédés perfectionnés. C’est alors qu’ils pensèrent à recourir pour terminer leur travail à la photographie dont certains astronomes, — et notamment Arago, le jour même où il annonça à l’Académie la découverte de Niepce et Daguerre, — avaient déjà entrevu les applications astronomiques.
Pour cela, ils se firent opticiens, imitant la tradition des grands physiciens du passé qui construisaient eux-mêmes leurs instrumens, et savaient associer une main experte d’artisan à leur génie intellectuel. Ils construisirent des objectifs spéciaux achromatisés pour la photographie ; on sait que les rayons violets et ultra-violets auxquels est sensible la plaque photographique se réfractent plus que les rayons visuels qui impressionnent la rétine ; il s’ensuit que les verres d’optique destinés à la photographie doivent être taillés, si on veut des images nettes et non irisées, autrement que ceux qui sont destinés à la vision directe. Les résultats obtenus par eux furent de suite si remarquables, grâce à la perfection des pièces qu’ils avaient construites, que le directeur de l’Observatoire, l’amiral Mouchez, entrevoyant avec une clairvoyance admirable tout ce qu’il y avait à tirer de là, entreprit de convoquer une conférence internationale, dont le programme était de réaliser, sur une vaste échelle, une carte photophique détaillée de tout le firmament.
Nous allons voir maintenant tous les progrès, toutes les découvertes, qui, en une cascade lumineuse, ont déjà découlé de cette intelligente initiative. Nous allons essayer de prévoir aussi tout ce que l’avenir peut encore légitimement en attendre. Mais, dès maintenant, deux remarques s’imposent à nous, qui sont aussi des leçons : si les frères Henry n’avaient point rencontré, dans l’établissement de leur carte écliptique, des difficultés insurmontables, la science aurait attendu sans doute longtemps encore tous les progrès qu’on leur doit. Il ne faut donc jamais, dans la science comme dans la vie, maudire et craindre les obstacles. Eux seuls stimulent l’énergie et décuplent l’intelligence. Ce sont les difficultés de l’art poétique qui éperonnent Pégase, et l’obligent, pour sauter les obstacles qu’elles sèment devant lui, à s’élancer un instant vers le ciel, d’un coup de son noble jarret. Pareillement, les quasi-impossibilités sans cesse renaissantes sont les plus sûrs étais des découvertes futures de la science.
Autre remarque : si l’amiral Mouchez n’avait pas |aperçu avec une clairvoyante intuition tout ce que les travaux des Henry pouvaient engendrer d’utile et dont il nous reste à parler maintenant, ou si, l’ayant aperçu, il avait jugé que ces découvertes émanées de fonctionnaires subalternes étaient de nature à porter ombrage à sa vanité ou même à ses intérêts, comme on l’a vu parfois depuis, — pour préciser nous dirons que c’est au Monomotapa ; — si, en un mot, l’amiral Mouchez n’avait pas été avant tout un bon et lucide serviteur de la science, il n’eût pas donné aux frères Henry les moyens de poursuivre leurs recherches, et l’honneur d’être le pivot d’une sorte de révolution astronomique eût échappé à l’Observatoire de Paris, Telle est l’importance qu’il y a mettre à la tête de nos grands établissemens de recherche des hommes d’une initiative et d’un désintéressement éprouvés ! C’est une chose qu’oublient malheureusement trop ceux qui ont la charge de désigner et de surveiller les intendans de l’armée scientifique, et on les a vus trop souvent confier ces lourdes charges à des administrateurs enlizés dans la routine et l’égoïsme, dont les mains manchées de lustrine dessèchent les enthousiasmes, ratatinent les cerveaux, compriment les initiatives et les découvertes qui ont le tort de n’avoir pas été prévues par les règlemens.
A la suite de l’initiative de l’amiral Mouchez, une série de conférences internationales, dont la première s’est réunie en 1887 et la dernière en 1909, ont entrepris de dresser, par les méthodes des frères Henry, un vaste répertoire photographique du ciel tout entier. Dix-huit observatoires répartis tout autour de la Terre se partagent actuellement la besogne. Celle-ci, d’après les résolutions adoptées et mises en œuvre par les conférences internationales, se compose de deux parties distinctes et d’ailleurs connexes : l’une dite « catalogue photographique, » l’autre, plus complète et plus étendue, qui est proprement la « carte photographique » du ciel.
Quelques détails indispensables aideront à comprendre les moyens et la portée de cette œuvre.
Tous les amateurs photographes, — et qui n’est aujourd’hui photographe amateur peu ou prou ? — s’imaginent volontiers qu’il y a des différences essentielles entre leur sport favori et la photographie céleste. Ils imaginent celle-ci hérissée de difficultés terribles et de technicité rebutante, jonchée de calculs redoutables et perchée dans une sorte de tour d’ivoire inaccessible aux humbles serviteurs du Kodak. La vérité est tout autre : et d’abord, il n’y a pas de différence essentielle entre les lunettes photographiques et les plus vulgaires appareils d’amateur, ou du moins pas plus de différence qu’entre un canon et un fusil.
On sait que Raphaël Bischoffsheim, avant de devenir, au déclin de sa vie, le généreux mécène de l’astronomie française, avait été longtemps une des figures les plus connues de ce qu’on est convenu d’appeler le « Tout Paris » (dans un monde où tout est conventionnel on ne saurait s’étonner d’une convention étrange de plus ou de moins). Or l’un des rites indispensables de cette petite cohorte est, m’a-t-on dit, une grande assiduité aux soirées de l’Opéra. Bischoffsheim se gardait donc bien d’y manquer, et c’est ce qui fit dire plus tard à un homme d’esprit qui parlait de lui : « Que voulez-vous ! une lunette n’est après tout qu’une lorgnette idéalisée. » Pareillement, nous pourrions dire des télescopes photographiques : ce ne sont que des Kodaks idéalisés.
La longueur de la chambre noire employée par les astronomes, longueur qui est la distance focale de leurs lunettes, est seulement un peu plus grande ; en outre, l’objectif qu’ils emploient est seulement un peu plus grand. Mais tout ceci n’est pas sans raison : si on dirige vers la lune un appareil photographique ordinaire dont la distance focale soit par exemple de 20 centimètres, on constate que l’image lunaire obtenue sur la plaque n’aura que 2 millimètres de diamètre. D’où, si on veut une image des objets célestes dont l’échelle soit suffisante pour se prêter à des mesures, la nécessité d’employer des distances focales aussi grandes que possible. D’autre part, un appareil ordinaire, dirigé vers le ciel étoile, n’enregistrera sur la plaque, même avec de nombreuses minutes de pose, que les traînées formées par les étoiles les plus brillantes. D’où la nécessité d’avoir des objectifs beaucoup plus lumineux, c’est-à-dire beaucoup plus gros, si on veut photographier les astres faibles.
La lunette photographique, ou, comme disent les gens du métier à qui un néologisme économise souvent un temps précieux, l’astrographe des frères Henry, qui est aujourd’hui l’instrument employé par tous les observatoires participant à la carte du ciel, est muni d’un objectif de 33 centimètres d’ouverture et de 3m,43 de distance focale, Ainsi chaque minute d’arc de la voûte céleste correspond, sur la plaque placée au foyer de l’instrument, à environ 1 millimètre, ce qui fait que la Lune par exemple y donne une image d’environ 3 centimètres. Il a été prouvé que, dans ces conditions, les clichés obtenus sont à une échelle suffisante pour satisfaire aux mesures de position les plus délicates.
Les plaques en gélatinobromure employées, qui sont faites de glace spécialement travaillée et non de verre ordinaire, ont environ 12 centimètres de côté dans leur partie utile, c’est-à-dire qu’elles enregistrent une fraction de la sphère céleste égale à 4 degrés carrés (rappelons pour fixer les idées que la lune a environ 1 demi-degré de diamètre apparent).
Mais comme les étoiles se déplacent sans cesse par rapport à nous et qu’elles font un tour complet du ciel en 24 de ces heures spéciales qu’on appelle heures sidérales, comment immobiliser leur image sur la plaque pendant la pose ? On a expérimenté qu’elles dédaignent complètement le classique : « Ne bougeons plus ! » des photographes. Mahomet nous a indiqué le moyen de tourner cette difficulté le jour où il a dit : « J’irai donc à la montagne puisque la montagne ne vient pas à moi ! » C’est ce qu’on a fait dans notre cas : on a fixé l’astrographe sur une monture équatoriale munie d’un mouvement d’horlogerie réglé de telle sorte que la lunette tourne en même temps que le ciel étoilé et reste braquée aussi longtemps qu’on veut vers la région que l’on a visée.
Mais étant donné que les durées de pose nécessaires dépassent souvent une demi-heure, il est clair que la moindre irrégularité dans les rouages de l’instrument, — et il s’en produit fatalement quelle que soit la perfection de la construction, — déplacera légèrement la plaque par rapport à la région correspondante du ciel, et les images, au lieu d’être des points parfaitement nets et ronds, seront plus ou moins floues, ce qui nuira à l’exactitude et à la valeur des documens obtenus. Si même le mouvement d’horlogerie était parfait (et la perfection n’est pas de ce monde), ce manque de netteté des images n’en serait pas moins fatal à cause d’une part de la réfraction de l’atmosphère qui dévie plus ou moins les rayons stellaires suivant leur inclinaison sur l’horizon et à cause des petites oscillations accidentelles, dont la plus connue est la scintillation, et que subissent les images des étoiles par suite des irrégularités de notre atmosphère.
Dans l’appareil des frères Henry, on évite à peu près complètement ces inconvéniens de la façon suivante qui est fort ingénieuse : côte à côte avec la lunette photographique et solidairement à elle est fixée une lunette visuelle dont l’oculaire est muni d’un micromètre constitué par des croisées de fils d’araignée. Pendant toute la durée de la pose, un astronome, l’œil fixé à cette lunette auxiliaire, s’astreint à maintenir exactement sous une croisée de fils une des étoiles visibles dans le champ : chaque fois qu’une irrégularité quelconque du mouvement d’horlogerie ou de l’atmosphère tend à écarter l’étoile de la croisée de fils, il l’y ramène instantanément par le moyen de manettes de rappel qui lui permettent de modifier légèrement à volonté l’orientation de l’instrument. De la sorte, il est certain que la région photographiée reste rigoureusement immobile par rapport à la plaque sensible pendant toute la pose. Ces deux lunettes jumelles et solidaires, si solidaires qu’un seul et même tube métallique les enferme toutes deux, l’une qui regarde et l’autre qui inscrit, assurent ainsi une grande rigueur à l’opération photographique. On nous pardonnera ces détails un peu techniques, mais ils nous aideront à saisir sur le vif comment on obtint les résultats dont nous allons parler, et ils montreront qu’il y a beaucoup de besognes patientes et attentives, et aussi parfois de nombreux torticolis, à l’origine de ces résultats.
Mais n’arrivera-t-il point que l’on confonde les petits points noirs formés sur les négatifs par les étoiles avec des irrégularités ou des défauts de la couche gélatinée, avec les petites « piqûres » bien connues des séides de la chambre noire, et qui souvent parsèment les plaques ? On attribuera alors à de vastes soleils, rayonnant au fond de l’espace, ce qui ne sera que l’effet d’une bulle d’air microscopique ; los mirifiques déductions que les astronomes en tireront sur la mécanique du Cosmos risqueront fort de pécher par la base, et, le jour où l’erreur sera découverte, on se rira bien de cette science qui, de moins qu’une souris, fait accoucher beaucoup plus qu’une montagne. Ce sera l’occasion ou jamais de relire en s’en délectant la fable de l’Animal dans la Lune.
Afin d’éviter d’aussi angoissantes éventualités, qui eussent pu être dangereuses pour le reste de prestige qu’a l’astronomie auprès du public, on a trouvé divers moyens dont le plus simple, suggéré par les Henry, est employé dans la plupart des observatoires pour la confection des clichés de la carte. Après avoir fait une première pose, on en fait une seconde de même durée, après avoir légèrement déplacé la plaque dans son barillet, puis une troisième après un nouveau et léger déplacement. Ces déplacemens sont faits de telle sorte que chaque étoile est alors représentée par trois petits points formant un triangle équilatéral. Il n’y a ainsi aucune ambiguïté, aucune erreur possible, et le calcul montre qu’on ne peut pas se tromper une fois sur un milliard sur l’identité d’une étoile.
Enfin, et pour faciliter les mesures des positions relatives, qui sont faites ensuite sur les clichés dans le silence du laboratoire à l’aide de machines micrométriques spéciales, ou photographie avant la pose stellaire, sur la plaque, l’image d’un quadrillage dont les traits et les dimensions ont été parfaitement étudiés. Un des clichés ainsi obtenus a un peu l’apparence d’un damier en miniature sur lequel on aurait jeté des centaines et des milliers de petites feuilles de trèfle microscopiques (le trèfle à quatre feuilles étant bien entendu éliminé) parallèlement orientées et qui sont les images triples des étoiles.
Pour recouvrir le ciel tout entier avec ses 42 000 degrés carrés, on est convenu qu’on s’arrangerait pour que chaque région fût photographiée au moins deux fois, et c’est ainsi que les divers observatoires se sont distribué la besogne qui doit donner finalement une carte photographique comportant plus de 25 000 clichés. L’Observatoire de Paris par exemple en a 1 260 à faire. Étant donné que chaque pose est d’une demi-heure, de façon à donner toutes les étoiles jusqu’à la quatorzième grandeur, ce qui fait 1 heure et demie par cliché, étant donné d’autre part que les belles nuits sont rares et que la moitié du mois on ne peut pas photographier à cause de la lune qui voile les plaques, on voit que la besogne, pour être moins surhumaine que la carte entreprise par Chacornac, n’en est pas moins ardue.
Comme elle n’est pas près d’être terminée, et afin d’avoir dès maintenant une image satisfaisante du ciel qui se prête à des comparaisons dans un bref avenir, les observatoires participans ont entrepris, sous le nom de « Catalogue photographique, » une série de clichés du ciel obtenus dans les mêmes conditions que ceux de la « carte, » mais avec des durées de pose beaucoup plus courtes et telles que seules les étoiles jusqu’à la 11e grandeur y figurent. C’est cette première série de clichés, ceux du « catalogue. » qui sont actuellement à peu près terminés et la moisson est déjà belle, puisque le nombre des étoiles qui y figurent est voisin de six millions. Quant aux clichés de la carte, on peut estimer qu’ils comprendront au total plusieurs centaines de millions d’étoiles. Ce sera plus qu’il n’en faut pour occuper de nombreuses générations d’astronomes.
Ceci nous amène à toucher du doigt l’un des principaux avantages de la photographie sur la vision directe en astronomie : certes, elle est d’une merveilleuse élasticité, notre rétine, cette petite tapisserie nerveuse tendue au fond de l’œil, et où les fugitives merveilles du monde sensible viennent projeter pour nos cerveaux leurs apparences ; certes, elle a un champ d’action étonnant, puisque nous voyons aussi bien le Soleil et une étoile de première grandeur qui est cinquante milliards de fois moins brillante que lui, et, à l’extrême limite de visibilité, une étoile de sixième grandeur, qui est cent fois moins brillante encore. Mais lorsqu’il s’agit des lumières très faibles, elle a un grave défaut : elle n’accumule l’énergie des rayons lumineux que pendant un dixième de seconde environ, ce qui est la durée des impressions rétiniennes. Il s’ensuit que le même objet ne nous paraîtra pas plus brillant si nous le regardons une heure que si nous le regardons un dixième de seconde. Avec la plaque photographique, il n’en est pas de même : elle accumule presque indéfiniment les effets lumineux et c’est ainsi qu’une plaque, sur laquelle pose pendant une heure une étoile à travers une lunette, reçoit 36 000 fois plus de lumière que l’œil lorsqu’il regarde la même étoile à travers la même lunette.
Cet effet accumulatif de la durée de pose a pour résultat de donner à la plaque, qui est d’ailleurs inférieure pour des poses courtes, une réelle supériorité sur l’œil humain. Elle permet, avec une lunette d’ouverture donnée, d’observer des astres beaucoup plus faibles à l’œil nu que visuellement. Pour n’en citer qu’un exemple, qui me semble saisissant, il existe des satellites nouveaux de Jupiter et de Saturne récemment découverts par la photographie et dont on connaît la masse, la position, l’orbite, le mouvement, et que pourtant aucun œil humain, même armé des plus puissantes lunettes du monde, n’a jamais vus et ne peut voir ! N’est-ce pas admirable ? C’est par son exquise sensibilité aux lumières faibles pour lesquelles l’œil est aveugle, c’est aussi parce que, à l’encontre de la rétine, elle laisse une trace, un document objectif et qu’on peut étudier ensuite à loisir, c’est parce qu’elle saisit et emprisonne à jamais dans ses granules d’argent l’apparence fugitive et le phénomène éphémère, que la plaque photographique mérite bien d’être appelée, suivant le mot si juste de Janssen, « la vraie rétine du savant. » C’est ce qui donne tant de valeur au répertoire photographique du ciel.
Certains clichés de la carte du ciel pris dans les parages de la Voie lactée contiennent jusqu’à 10 000 étoiles, ce qui fait, en tenant compte de la triple pose, 30 000 images stellaires réparties sur le petit carré de 12 centimètres de côté de la région utilisable du cliché. On conçoit que la mesure des positions relatives de toutes ces images, et même leur simple dénombrement, ne soit pas chose très facile. Et d’ailleurs, à quoi cela va-t-il servir ? Ne sera-ce pas aussi fastidieusement inutile que de compter les grains de sable au bord de la mer, — lesquels d’ailleurs, soit dit en passant et malgré l’assimilation que fait la Genèse, sont infiniment plus nombreux que les étoiles du ciel, celles du moins qui sont accessibles à nos plus puissans instrumens ? Nous allons voir ce qu’il en faut penser. On peut examiner les clichés célestes à des points de vue différens : dénombrement des étoiles, mesure de leurs éclats relatifs, mesure de leurs positions et de leurs mouvemens. Nous nous bornerons aujourd’hui aux premiers points.
Le simple examen des clichés a déjà conduit à de nombreuses découvertes accidentelles. D’une part, on y a trouvé des astres qui, au lieu d’avoir laissé leur image sous la forme de trois points ronds, avaient formé trois petites traînées rectilignes et parallèles entre elles et qui contrastaient nettement avec les images des étoiles voisines. On avait évidemment affaire à des petites planètes, et c’est ainsi que la collection de ces astéroïdes s’est enrichie notablement, l’orientation et la longueur de petites traînées laissées par eux donnant d’ailleurs immédiatement leur vitesse angulaire et un autre élément important de leur orbite : son inclinaison sur l’écliptique. D’autre part, on a découvert que, à l’encontre des étoiles voisines dont les trois points figuratifs étaient parfaitement semblables, certaines avaient laissé trois images d’un éclat fort inégal : preuve qu’on avait affaire à des étoiles variables à variations rapides. La liste de ces astres curieux (dont notre Soleil avec ses taches périodiques est un exemple abâtardi) s’est enrichie d’autant.
Le simple dénombrement des étoiles des clichés a conduit à des conclusions du plus haut intérêt. Détail amusant, certains astronomes ont trouvé commode de faire ce dénombrement, qui, auparavant, était très fatigant, au moyen d’un « marqueur de billard » sur lequel agit une main, tandis que l’autre déplace la plaque devant un microscope. Ce procédé a été considéré comme un tel progrès qu’il s’est vite généralisé, et qu’on a expédié des « marqueurs de billard » à des observatoires éloignés où, c’est un fait avéré, il n’y a jamais eu de billard. A mesure qu’on compte les étoiles des clichés, on note leurs éclats ou, comme nous disons sottement, nous autres astronomes, leurs « grandeurs[1]. » Je rappelle à ce propos qu’une étoffe de première grandeur nous envoie deux fois et demie plus de lumière qu’une étoile de deuxième, celle-ci deux fois et demie plus qu’une étoile de troisième et ainsi de suite. On a des moyens très rigoureux, — et qu’on me pardonnera de ne pas décrire ici, car ils sont un peu trop spéciaux — de déduire les éclats relatifs des étoiles du diamètre du petit disque noir qu’elles forment sur le gélatinobromure d’argent, et qui est naturellement d’autant plus grand qu’elles sont plus brillantes.
Ce dénombrement prouve d’abord, ce dont on se doutait depuis longtemps, que les étoiles sont beaucoup plus nombreuses dans le plan de la Voie lactée que dans le sens perpendiculaire. L’Univers stellaire est comme raréfié aux pôles de la Voie lactée et tassé suivant celle-ci. Mais supposons que l’on photographie le ciel dans une direction donnée, vers un point de la Voie lactée. Quelle est la distribution des étoiles dans cette direction ? Si cette distribution était uniforme, c’est-à-dire si les étoiles y étaient, en moyenne, aussi nombreuses près de nous que très loin ou aux distances intermédiaires, le calcul montre qu’il devrait y avoir quatre fois plus d’étoiles de 4e grandeur que d’étoiles de 6e, quatre fois plus d’étoiles de 6e grandeur que d’étoiles de 5e,… quatre fois plus d’étoiles de 11e grandeur que d’étoiles de 10e et ainsi de suite. Or le dénombrement des clichés montre qu’il n’y en a guère que trois fois plus environ et non quatre.
Entre les hypothèses qu’on peut faire pour expliquer ce curieux phénomène, il n’y en a que deux qui tiennent debout. La première est que la distribution des étoiles dans l’espace n’est pas uniforme, mais qu’elles sont de moins en moins nombreuses à mesure qu’on s’éloigne du Soleil, qui serait ainsi le centre, ou du moins voisin du centre d’un amas stellaire analogue aux brillans amas d’étoiles fortement condensés que la photographie révèle dans les grandes profondeurs de l’Espace, et dont les amas d’Hercule et des Chiens de chasse sont les plus beaux exemples. Cette hypothèse héliocentrique est flatteuse pour notre amour-propre ; il y a quelques siècles, elle nous eût paru toute naturelle, tant nous étions habitués à nous considérer comme le centre de toute chose. La carte du ciel va-t-elle ranimer notre orgueil que tant de coups ont aplati ? Va-t-elle nous permettre de considérer à nouveau notre système solaire comme le nombril de l’univers stellaire, et celui-ci comme un cadre charmant destiné à circonscrire seulement, comme ferait un médaillon, notre vaniteux égoïsme ? Il se pourrait, et l’étude des mouvemens stellaires nous aidera à voir ce qu’il en faut penser finalement.
Mais dès maintenant le bon sens, à défaut de la modestie, nous incite à examiner une seconde hypothèse qui, elle, ne souffre aucune échappatoire : si l’espace sidéral, si ce que nous appelons le « vide » interstellaire n’est pas complètement et réellement vide, mais contient une sorte de brouillard impalpable et léger, absorbant très légèrement la lumière des étoiles, il s’ensuivra nécessairement qu’elles nous paraîtront se raréfier à mesure qu’on s’éloigne du Soleil. Bien des phénomènes nous obligent à penser que l’espace est en effet plein de poussières errantes, ne fût-ce que la désagrégation des comètes, l’existence des nébuleuses, celle des étoiles filantes. Mais il est autre chose encore qui démontre rigoureusement cette hypothèse : toutes les atmosphères connues, celles de la Terre, des planètes, du Soleil, absorbent moins les rayons rouges que les rayons bleus ou violets. C’est ce qui fait paraître le Soleil plus rouge à l’horizon, et plus rouge sur ses bords qu’au centre. Or, précisément, les étoiles sont de plus en plus ronges à mesure qu’on s’éloigne du Soleil vers l’infini. Cela ressort nettement de la comparaison des catalogues photographiques et des catalogues visuels. Ainsi se trouve vérifiée notre hypothèse. On en a même déduit par le calcul le pouvoir absorbant du pseudo-vide interstellaire. Il est bien faible, et il faut qu’un rayon lumineux ait traversé ce milieu sur des milliers de milliards de kilomètres pour être à moitié absorbé.
C’est ainsi que le simple dénombrement des étoiles dont les clichés célestes ont capté les images conduit à des conséquences bien remarquables. Nous verrons maintenant qu’elles nous apprennent des choses plus surprenantes encore lorsqu’on mesure sur les plaques leurs imperceptibles déplacemens.
Les anciens Égyptiens croyaient que chaque être avait un « double » qui était son image fidèle et lui survivait. La photographie a matérialisé cette gracieuse rêverie. Par elle, nous avons aujourd’hui un « double » des cieux tout entiers, et les choses merveilleuses que nos microscopes ont vues déjà, à travers son vêtement de verre doublé de transparente gélatine, ne sont rien sans doute à côté de celles qu’il nous réserve encore.
CHARLES NORDMANN.
- ↑ cette expression est absurde parce qu’il n’y a évidemment aucun rapport entre les éclats apparens des étoiles et leurs dimensions, puisqu’elles sont à des distances de nous très différentes les unes des autres. Mais il ne suffit malheureusement pas de signaler les habitudes absurdes pour les supprimer. Il est vrai que, sans cela, nous finirions peut-être par n’avoir plus beaucoup d’habitudes.