Revue scientifique - L'Avion de guerre

REVUE SCIENTIFIQUE

L’AVION DE GUERRE

Pour l’historien et le tacticien de l’avenir ce qui caractérisera surtout la guerre actuelle, ce qui la distinguera des guerres du passé, c’est le combat aérien. Entre nos fantassins et ceux des guerres puniques, entre nos artilleurs et les guerriers qui bandaient autrefois les catapultes, il y a en somme beaucoup de ressemblances : et n’étaient les portées un peu plus grandes que les explosifs ont données au jet des projectiles et à leur efficacité, il n’y aurait ici rien qui pût véritablement stupéfier un César ou un Xénophon, s’ils revenaient parmi nous. Mais ce qu’on n’avait jamais vu ni soupçonné, c’est l’homme fait oiseau, enrichi de l’infinité des mouvemens nouveaux et des incroyables visions qu’en conquérant la troisième dimension de l’espace il a conquises du même coup.

L’aviation militaire a pris, par la force des choses, une importance tellement prépondérante, que l’on peut affirmer que si l’un des deux camps en présence n’avait pas entre les mains cette arme, il serait irrémédiablement battu par cela même. Pourtant, comme engin même de combat, l’avion n’est pas d’une efficacité supérieure à celle d’un très petit détachement terrestre bien armé de mitrailleuses, de grenades ou de canons. Mais il a l’avantage inestimable de pouvoir transporter la mort latente qu’il inclut en ses projectiles, là où il lui plaît, et dans des zones vulnérables loin en arrière du front ennemi, là où le fantassin et l’artilleur, rivés au sol par l’inflexible esclavage de la gravité, ne peuvent aller. Mais ceci n’est rien. S’il n’était qu’un merveilleux transporteur de projectiles et d’explosifs à distance, s’il n’était qu’un combattant, qu’un semeur de mort, l’avion militaire ne serait rien ou peu de chose. Ce qui lui donne surtout une prodigieuse efficacité guerrière, c’est ce qu’il voit plutôt que ce qu’il fait, c’est qu’il est un œil plutôt qu’un poing.

Comme toutes les guerres passées, mais plus peut-être encore qu’elles, à cause de son étendue supérieure dans le temps et dans l’espace, cette guerre est en effet avant tout un problème de repérage. Mettez face à face deux adversaires dont l’un, aveugle, soit armé d’une mitrailleuse perfectionnée, dont l’autre, voyant, n’ait qu’un mauvais petit revolver : c’est le premier qui sera vaincu. Entre deux batteries qui se combattent, l’une puissante et formidable, mais ignorant où est son adversaire, et l’autre qui le sait, mais se compose de médiocres et faibles canons, c’est celle-ci qui l’emportera. « Veni, vidi, vici » disait César. C’est parce qu’il avait vu qu’il a vaincu, et le grand capitaine exprimait ainsi, sous une forme immortelle, cette vérité que, pour porter des coups qui soient victorieux et avant de le faire, il faut voir où on les porte. Voir où est l’adversaire, savoir ce qu’il fait, juger de l’efficacité des coups qu’on lui assène et les rectifier, c’est les trois quarts de l’art de la guerre, et c’est pourquoi le matador fluet et léger reste toujours vainqueur du taureau dont la force supérieure est mal dirigée. L’avion est le plus admirable des observatoires ; il permet de voir d’un coup une vaste étendue de terrain ; bien plus, cet observatoire est mobile ; il n’est plus de pli du sol, plus de masques ou de crêtes dont il ne dévoile la fallacieuse protection ; quelque mouvement, quelque geste que fasse l’adversaire dans le maniement de ses engins et de ses effectifs, « cet œil est toujours là et regarde Caïn. »

D’après cela, nous voyons immédiatement que le principal avion de guerre est l’avion de renseignemens, et ici même encore, il faut distinguer l’avion qui renseigne sur ce que fait l’ennemi, et celui qui renseigne sur ce que nous faisons nous-mêmes, je veux dire sur la façon dont nos projectiles atteignent ou non leurs objectifs. Le premier est l’avion de reconnaissance, le second l’avion de réglage d’artillerie. Mais le tout n’est pas de voir l’ennemi du haut de ce poste d’observation idéal qu’est un aéroplane : il faut empêcher l’adversaire d’user du même avantage. C’est ainsi que sont nés les avions de chasse destinés à abattre et à mettre en fuite les avions de réglage et de reconnaissance de l’ennemi. Comme celui-ci ne manque pas de vouloir, lui aussi, réduire à l’impuissance nos propres avions de renseignemens, il s’ensuit que par la force des choses les avions de chasse se combattent entre eux. Ainsi le combat d’avions, si épique et beau qu’il soit, n’est qu’un corollaire indispensable de cette fonction essentielle de l’aéroplane militaire : la reconnaissance et le repérage, en un mot la vision. Enfin une autre catégorie d’avions combattans est née : celle des avions de bombardemens qui vont en arrière des lignes ennemies, et souvent à grande distance, jeter des explosifs sur ses voies de ravitaillemens, ses usines, ses dépôts et magasins.

Parmi les fonctions actuelles de l’avion militaire, celles-ci sont les principales. Mais il y en a d’autres encore, qu’on n’eût point prévues naguère, que divers épisodes de cette guerre ont enfantées nous la subtile pression des nécessités imprévues, et dont l’importance pourra se développer beaucoup plus que nous n’imaginons aujourd’hui. C’est ainsi, par exemple, qu’à Kut-el-Amara et à Przemysl les avions ont servi à assurer la liaison d’une place assiégée avec l’extérieur, à la ravitailler en nouvelles et même en provisions. C’est ainsi qu’en Serbie, nos avions ont servi à évacuer et mettre en lieu sûr, pendant l’invasion austro-allemande, un certain nombre de blessés. C’est ainsi que… mais il est des emplois ingénieux des avions sur lesquels il vaut mieux pour l’instant faire le silence. En résumé, on peut faire le classement suivant des diverses fonctions des avions militaires :

1° Reconnaissances, service d’éclaireurs, repérage de batteries et de positions ;
2° Réglage des tirs de l’artillerie ;
3° Chasse et combat des appareils ennemis (tant aéronefs qu’aéroplanes) ;
4° Bombardemens ;
5° Ravitaillement, poste, liaison, transport des blessés, etc.


Un seul type d’avion pourra-t-il remplir, d’une façon satisfaisante, des fonctions aussi différentes ? Ce n’est pas probable a priori, et le vieux principe de l’évangile Lamarckien, d’après lequel la fonction crée l’organe s’oppose dès l’abord à ce qu’un organe unique assure simultanément des fonctions disparates. Ici comme dans tous les domaines où l’on veut que les choses soient poussées à fond avec la plus grande perfection, il doit y avoir une spécialisation, une différenciation des appareils adéquates aux buts à atteindre.

Certains pourtant avaient rêvé un moment d’un appareil volant unique, d’une sorte d’aéroplane « Maître Jacques » qui serait capable tour à tour de combattre très bien, de bombarder ou d’assurer un service de reconnaissance. Ce n’était qu’un rêve, comme l’a prouvé l’expérience qui a amené dans toutes les armées belligérantes la création d’avions étroitement spécialisés. Mais ce que l’expérience a démontré, après maints tâtonnemens inutiles, chez nous comme chez nos ennemis, on aurait pu le prévoir a priori ainsi que nous allons voir !

Depuis longtemps, on a constaté qu’un cheval de trait ne peut et ne doit pas posséder la même structure et les mêmes qualités qu’un cheval de course ou un cheval de guerre, et les éleveurs ont été conduits ainsi à créer des races chevalines extrêmement diverses, et d’autant plus dissemblables qu’elles assuraient mieux la fonction spéciale à laquelle chacune était destinée. Pareillement et pour prendre un autre exemple, on a depuis longtemps dans la marine renoncé au vaisseau de guerre unique et bon à tout, et différencié profondément le cuirassé porteur d’une grosse artillerie et puissamment blindé, du croiseur moins fort et moins protégé, mais plus rapide, et du vaisseau éclaireur fluet et léger. Dans l’action féconde et efficace, qu’il s’agisse des hommes ou des engins, celui qui est bon à tout n’est pas bon à grand’chose… sauf peut-être, dit-on, dans la politique qui jouit à cet égard d’une grâce toute spéciale.

Ce que les analogies précédentes nous ont déjà laissé entendre : la nécessité d’avoir des types d’avions distincts et séparément adaptes aux fonctions diverses de l’oiseau de guerre, un examen un peu plus attentif va nous le démontrer d’irréfutable manière.

Considérons, par exemple, la question des moteurs d’avion. On sait que la force nécessaire à la rotation de l’hélice est produite par un moteur à explosion. Une certaine quantité d’essence, mélangée à de l’air en proportion convenable y est allumée, grâce à une étincelle électrique, à l’intérieur de plusieurs cylindres où elle déplace alternativement un piston dont le mouvement de va-et-vient, grâce à des transmissions en bielle, fait tourner l’hélice. Or la lutte a été longtemps ouverte en aviation entre deux types de moteurs : les moteurs fixes et les moteurs rotatifs, ainsi nommés respectivement, les premiers, parce que leurs cylindres sont fixes, les seconds parce qu6 les cylindres disposés en étoile autour de l’hélice tournent en même temps que celle-ci. Les moteurs rotatifs sont refroidis par l’air, grâce à leur rotation même dans celui-ci. Les moteurs fixes, au contraire, ont besoin pour ne point trop chauffer d’être refroidis par des radiateurs à ailettes où passe une circulation d’eau. L’augmentation de poids qui en résulte, pour ceux-ci, fait que leur poids est, par rapport à leur puissance, plus grand que dans les moteurs rotatifs.

Ainsi, pour les très puissans moteurs actuellement construits, le poids du moteur ne s’abaisse pas au-dessous de deux kilos par cheval-vapeur pour les moteurs fixes, tandis qu’il descend à un kilo et demi, dans les bons moteurs rotatifs. Ceci explique le succès qu’ont eu ces derniers dans la période qui a précédé la guerre : par suite de leur poids plus faible, ils permettaient des vitesses plus grandes avec un aéroplane donné, dans les brèves épreuves sportives qui avaient alors tant de vogue. Mais toute médaille a son revers : sans parler même de la délicatesse et de la fragilité plus grandes du moteur rotatif, celui-ci consomme par heure et par cheval plus d’essence que le moteur fixe (environ 350 grammes au lieu de 250). Et alors il arrive ceci : lorsqu’un aéroplane doit faire une randonnée de plusieurs heures, le poids total d’essence qu’il doit emporter à cet effet est beaucoup plus grand pour le moteur rotatif que pour le moteur fixe, et suffit à compenser et au-delà le poids plus faible du premier (supposé de même puissance que l’autre). Et ainsi nous arrivons à cette conclusion que si le moteur rotatif est préférable pour les avions qui doivent fournir un service rapide et bref, le moteur fixe reprend au contraire sa supériorité pour les vols de longue durée. Premier et décisif exemple de la nécessité qu’il y a de construire différemment les avions selon le service qu’on leur demandera.


Mais il y a plus et nous allons voir maintenant que les qualités exigées pour les divers emplois de l’avion de guerre sont en quelque sorte contradictoires et exclusives les unes des autres.

Tout d’abord il y a une antinomie entre la vitesse d’un avion donné et le poids qu’il transporte. Plus ce poids est grand, plus sa vitesse maxima sera faible et réciproquement. Cela est presque évident a priori, et bien connu pour tous les mécanismes tracteurs : locomotives, automobiles, animaux de trait. Ainsi, si sur un avion est monté un moteur de cent chevaux, c’est-à-dire un moteur, qui fournit un travail de 7 500 kilogrammètres par seconde, lorsque la traction du moteur est de 250 kilogrammes[1], l’appareil fait 30 mètres à la seconde ; si le poids tiré n’est que de 200 kilogrammes, la vitesse devient égale à 37 mètres et demi (en supposant parfait, pour simplifier, le rendement de l’hélice).

Parallèlement à cela, il y a également une sorte d’antinomie entre le poids porté par un avion, et l’altitude maxima qu’il peut atteindre et qu’on appelle, comme nous avons vu, son plafond. Cela se démontre aussi très facilement, et tombe d’ailleurs sous le sens, puisque, comme je l’ai expliqué, l’altitude du plafond dépend de l’excédent de charge emporté par l’appareil.

Enfin il existe une troisième incompatibilité et fort curieuse : pour un avion disposant d’un moteur donné et portant un certain poids, la vitesse en vol horizontal, et l’altitude maxima, la hauteur du plafond, sont des qualités contradictoires. Voici un raisonnement qui nous fera comprendre cette chose, au premier abord étrangement paradoxale. A un avion dont le plafond est à 2 000 mètres coupons légèrement les extrémités des ailes : nous aurons diminué du coup sa force portante, c’est-à-dire sa surcharge maxima, c’est-à-dire la plus haute altitude à laquelle il peut parvenir. Mais du même coup nous aurons augmenté sa vitesse puisque nous aurons diminué sa résistance à l’avancement.

Aussi par des diminutions progressives des surfaces portantes on arriverait à des avions très rapides, mais ne pouvant s’élever qu’à one faible hauteur. Tels étaient les appareils qui, en 1913, gagnèrent la célèbre coupe Gordon Banuet. Portant un seul pilote, du combustible pour une heure seulement, ils faisaient plus de 200 kilomètres à l’heure. Mais ils n’auraient pu s’élever bien haut, et si la course avait eu lieu sur un plateau situé à quelques centaines de mètres d’altitude, à Mexico par exemple, ces merveilleux appareils, ces dieux de la vitesse n’auraient pas même pu quitter le sol.

De tout cela, et sans qu’il soit besoin de poursuivre, comme on le pourrait, notre démonstration, il résulte très nettement qu’on construira très différemment un avion selon qu’on le destine à voler très haut, ou très vite, ou très loin, à porter une faible charge ou un poids considérable. Il y a longtemps d’ailleurs qu’avec son intuition de précurseur, Clément Ader avait deviné cette spécialisation des avions et qu’il écrivait : « Chaque type d’avion doit être constitué pour la fonction qu’il est appelé à remplir. »

Il nous reste maintenant, à la lueur de ces quelques généralités, à examiner le rôle des divers types d’aéroplanes de guerre. Dans cet examen la petite classification que nous avons établie plus haut nous servira de fil d’Ariane. Aussi bien, nous sommes ici dans le royaume qu’ambitionna follement l’audacieux fils de Dédale.

On n’attend d’ailleurs point de moi que je donne ici des renseignemens sur les perfectionnemens récens dus à l’ingéniosité de nos constructeurs et de nos techniciens et qui ont contribué à faire de nos avions de guerre des adversaires si redoutables pour l’ennemi, des auxiliaires si précieux dans les mains de notre commandement. L’heure n’est point venue encore d’entrer à cet égard dans des détails. Aussi sans aborder aucune des choses qui doivent rester secrètes, vais-je seulement ici indiquer quelques particularités et quelques méthodes des aéroplanes militaires qui sont bien connues de nos ennemis, et appliquées par eux-mêmes comme par nous, ainsi qu’il résulte de leurs publications et de l’examen de leurs appareils tombés entre nos mains. Même ainsi limité, ce rapide examen suffira, j’en suis convaincu, à montrer l’intelligente hardiesse, l’habileté technique, la science que doit posséder aujourd’hui un aviateur militaire digne de ce nom… et nous en avons des légions dans ce cas.


L’avion de reconnaissance, l’avion éclaireur, est destiné à explorer le secteur ennemi, les positions et les mouvemens des troupes adverses, à découvrir leurs dépôts de matériel, à définir exactement avant une attaque et pendant celle-ci l’état et la position de leurs retranchemens. En un mot, il est le regard perpétuellement mobile du commandement, sans cesse braqué comme un dard mortel sur l’ennemi.

Dans les guerres anciennes, c’était la cavalerie qui était chargée de ce service de reconnaissance. La guerre immobile de tranchées qui sévit actuellement a réduit ses chevaux à l’état de comparses encombrans. Mais même au début de cette guerre, quand les troupes opéraient de vastes mouvemens stratégiques, le rôle des cavaliers éclaireurs a été infiniment moins utile que celui des avions, car le cavalier ne peut voir que des détails, l’avion voit les grandes lignes, les dominantes d’un champ de bataille et d’une armée en marche, parce qu’il plane, parce qu’il voit les choses d’assez haut pour que les détails sans importance ne lui masquent pas les choses essentielles. Si la bataille de la Marne a pu s’engager victorieusement, c’est en grande partie- parce que les rapports de nos pilotes ont signalé une large fissure entre deux des armées envahissantes.

Depuis lors, le rôle des éclaireurs aériens n’a fait que se développer des deux côtés de la barricade. Ce sont généralement des appareils biplaces montés par le pilote qui ne s’occupe que de la conduite de sa machine et par un officier observateur qui est tout à sa besogne de reconnaissance. Celle-ci était faite naguère uniquement à l’œil nu ou à la jumelle ; aujourd’hui on tend à remplacer cette documentation visuelle, qui est fugitive et sujette à erreurs, par l’observation photographique qui donne des documens sans équation personnelle et qu’on peut ensuite examiner à loisir. Un grand nombre des avions de reconnaissance allemands comme des nôtres sont aujourd’hui munis de téléobjectifs (fabriqués notamment par Zeiss pour nos adversaires) qui donnent des résultats remarquables. Il n’est pas jusqu’au cinématographe qui ne soit aujourd’hui adapté sur certains aéroplanes allemands et alliés. Les résultats ainsi obtenus, tout le monde les connaît par les documens qui ont été publiés dans les journaux illustrés. Grâce à eux, pour n’en citer que le plus récent exemple, notre commandement a été, pendant l’attaque de la Somme, tenu constamment au courant des effets, sur les différentes tranchées, du bombardement préliminaire à l’attaque et des mouvemens des réserves ennemies.

Une autre fonction, non moins importante, des avions éclaireurs est le repérage des batteries ennemies, que les observateurs découvrent par leurs lueurs ou leurs fumées, ou plus à loisir par la position de leur emplacement sur les téléphotographies.

L’hydravion, qui ne se distingue de l’aéroplane que parce qu’il est muni de flotteurs qui lui permettent de reposer sur la mer, joue un rôle tout à fait analogue le long des côtes ou dans les escadres de combat.

De tout ceci il résulte que l’avion éclaireur n’a point besoin d’avoir une grande sphère d’action, c’est-à-dire d’emporter un grand poids de combustible. Il doit pouvoir voler assez haut pour évoluer sans trop de danger au milieu des éclatemens des batteries antiaériennes, et pour échapper aux avions de chasse ennemis qui, volant vite, ont un plafond plus bas ; au-dessus de 2 000 mètres, d’ailleurs, il peut mépriser les balles de fusil ou de mitrailleuse venues du sol ; ses ailes et son fuselage doivent être disposés de façon adonner à l’observateur un champ visuel étendu. En somme, il doit avoir un ensemble de qualités moyennes qui en font le moins spécialisé des aéroplanes militaires.


L’avion de réglage d’artillerie est le frère du précédent. Son rôle est de régler le tir des batteries sur les objectifs qui leur sont directement invisibles, ce qui est le cas général. L’avion signale si les coups sont trop longs ou trop courts, ou à droite, ou à gauche, ou au but… ce qui est l’idéal, de diverses manières. Au début de la guerre, les avions faisaient cette signalisation en opérant certaines évolutions, en décrivant certaines courbes dont le sens était convenu d’avance. Aujourd’hui ils emploient des procédés plus rapides et moins rudimentaires, et beaucoup sont munis, chez les Allemands comme chez nous, soit d’appareils de T. S. F., soit de fusées de formes et de couleurs variées qui leur permettent de diriger et de rectifier les coups des artilleurs.

L’avion de réglage doit, comme l’éclaireur, avoir un champ visuel étendu devant l’œil de l’observateur ; ses ailes et son fuselage doivent être placés et échancrés en conséquence. Il doit avoir une faible vitesse pour trois raisons : 1° parce qu’à faible vitesse il peut survoler plus facilement, sans s’en écarter, l’objectif examiné : l’idéal serait un appareil de vitesse nulle qui resterait immobile sur les points observés ; 2° parce que sa faible vitesse a pour corollaire un plafond élevé qui lui permet d’échapper plus facilement aux avions-chasseurs ennemis, qui très rapides ne peuvent monter aussi haut ; 3e parce que l’avion de réglage doit pouvoir très facilement atterrir dans le voisinage immédiat de l’officier d’artillerie dont il doit sans cesse prendre les ordres. Pour que cet atterrissage puisse avoir lieu « dans un mouchoir de poche, » suivant l’expression aujourd’hui consacrée dans l’argot aérien, il faut, étant donnée l’exiguïté, fréquente sur le front, des terrains convenables, que l’aéroplane soit aussi peu rapide que possible, car on sait qu’un appareil rapide a besoin d’un très vaste espace pour atterrir sans danger.

Cet appareil doit donc être léger et peu rapide.


Les avions de chasse, destinés, comme nous avons vu, d’une part à protéger les avions de reconnaissance et de réglage contre les appareils de chasse de l’ennemi, d’autre part à rendre impossible son service d’éclaireurs aériens doivent être également légers ; mais en revanche ils doivent être aussi rapides que possible.

L’armement des avions de chasse est d’une importance capitale. Quelquefois armés d’un petit canon, ils sont chez l’ennemi comme chez nous plus généralement munis d’une mitrailleuse. Si les avions de chasse allemands (dont le parangon est le célèbre Fokker, pâle copie de notre vieux Morane-Saulnier) ont paru pendant une période qui fut courte et qui est heureusement déjà lointaine, avoir un moment la suprématie, c’est uniquement parce que leurs mitrailleuses déroulaient des bandes de cartouches bien plus longues que les nôtres, à quoi il est heureusement remédié aujourd’hui. Le cri fameux : « Des munitions, des munitions ! » est en effet peut-être plus vrai encore dans le champ de bataille aérien qu’à la surface du sol. Il est facile de comprendre pourquoi : lorsque deux avions adverses se précipitent l’un contre l’autre, chacun à la vitesse de 150 kilomètres à l’heure, il s’ensuit que leur vitesse relative est de près de 80 mètres à la seconde. A une telle allure, les avions ne sont à portée utile pour se servir de leurs mitrailleuses que pendant un très court instant. Mais il est évident que celui qui aura des munitions plus nombreuses pourra faire durer utilement plus longtemps chacune de ces successives et très rapides passes d’armes qui constituent un combat d’avions. Il sera, lors des dernières passes, encore approvisionné en face d’un adversaire démuni.

De tout cela il résulte aussi que de deux avions également bien approvisionnés, le plus souple et le plus rapide aura un grand avantage sur l’autre parce qu’il sera maître de se dérober à lui ou de l’attaquer sous un angle où lui-même sera hors d’atteinte.

C’est la nécessité d’avoir, pour la chasse, des avions rapides qui a conduit nos ennemis comme nous-mêmes à préférer pour ce genre d’appareils le monoplace. Celui-ci portant un- seul homme est plus léger, donc, à moteur égal, plus rapide. En outre et surtout, l’aviateur unique qui gouverne et tire seul peut mieux coordonner sa direction et son tir que lorsqu’il doit partager ces deux fonctions avec un camarade dont les gestes ne peuvent jamais s’harmoniser parfaitement avec les siens. Or dans ces passes rapides comme l’éclair, une erreur d’un dixième de seconde, un décalage insignifiant entre la gouverne et le tir décident de la victoire ou de la chute mortelle. Et c’est pourquoi les Guynemer, les Navarre, les Nungesser, à l’exemple des Garros et des Pégoud, combattent seuls comme les grands chasseurs de la jungle ou de l’azur, comme le lion, le tigre et l’aigle.

Enfin l’expérience a prouvé que les appareils dont l’hélice est placée à l’avant sont, toutes choses égales d’ailleurs, les plus rapides. Mais alors l’aviateur du monoplace de combat qui tire en même temps qu’il gouverne et qui vise en quelque sorte avec tout son avion, en le dirigeant vers le but, doit tirer avec la mitrailleuse à travers l’hélice. C’est ce que fit le premier Garros, grâce à un ingénieux dispositif dont les Allemands ont consciencieusement réalisé des copies serviles, puis des variantes diverses dans leur fokker. D’ailleurs le problème ne se pose pas avec les appareils à deux hélices.

Il faut enfin ranger parmi les avions de chasse, à cause de leur nécessaire vitesse et de leur mission si utile qui est vraiment une mission « de chasse, » ceux de nos appareils qui naguère à Verdun et plus récemment sur la Somme, ont congrûment brûlé, grâce à d’ingénieuses fusées incendiaires, ces gros ballons cerfs-volans que l’ennemi à le premier utilisés comme observatoires aériens et que nos poilus d’un mot qui, s’il n’est pas très poétique est riche du moins d’exactitude pittoresque, appellent des « saucisses. »


L’avion de bombardement est à l’avion de chasse ce que le dreadnought est à un fin torpilleur. Les communiqués nous ont fait connaître depuis longtemps les exploits de ces puissantes escadres aériennes lourdement chargées d’explosifs et qui vont jeter leurs bombes et leurs obus de 90 ou de 155 dans les organisations industrielles et militaires à l’intérieur de la zone occupée par l’ennemi et jusque dans l’intérieur de l’Allemagne. On imagine la sensation que doit produire l’arrivée d’une de ces escadres dont les avions volent en triangle comme un grand vol de canards sauvages, et qu’escortent, tournant autour d’eux comme des chiens de bergers, d’actifs avions de chasse destinés à les protéger contre l’attaque des appareils ennemis.

Le lancement des projectiles (bombes ou fléchettes), du haut d’un avion, est d’ailleurs une opération beaucoup plus complexe et délicate qu’il ne semblerait à première vue. Si l’avion pouvait s’immobiliser complètement au-dessus du point visé, si d’autre part l’air était parfaitement calme, il est évident qu’il suffirait au bombardier pour atteindre son objectif, de lâcher ses projectiles lorsqu’il se trouve exactement au-dessus de lui et dans sa verticale. Mais ces conditions ne sont jamais réalisées : d’une part l’avion a généralement une certaine vitesse par rapport au sol ; les projectiles, au moment où on les lâche, seront donc eux-mêmes animés dans le sens de la marche d’une vitesse horizontale qui tend à les faire tomber en avant de la verticale de lancement. D’autre part, le vent pendant leur chute tend à les faire tomber plus en avant encore, s’il est de même sens que la marche de l’avion ou, dans le cas contraire, moins en avant. La trajectoire d’une bombe d’avion est donc très complexe et a conduit à construire, tant dans les appareils allemands que dans les nôtres, des viseurs de bombardement extrêmement ingénieux, accompagnés de tables de tir tenant compte de toutes les circonstances de lancement, et qui font des bombardemens aériens une opération aussi savante que le réglage d’un tir d’artillerie.

Les avions de bombardement emportent le plus grand poids possible de projectiles à des distances qui peuvent être considérables. Leur force portante doit donc être notable ; ils doivent en conséquence avoir une grande envergure et des moteurs puissans. Ceux-ci sont couramment d’environ 200 chevaux-vapeur. De plus, ils doivent passer les lignes à une altitude qui les mette à l’abri des tirs d’infanterie, c’est-à-dire à 2 000 mètres. Ceci conduit à limiter la vitesse de l’avion, et ne permet pas d’augmenter indéfiniment son poids, car son plafond deviendrait alors trop bas. C’est cela non moins que la loi de résistance des matériaux qui a empêché les avions géans, qui ont fait l’objet d’intéressantes tentatives, d’être jusqu’ici utilement généralisés.


Pour compléter ce bref tableau de ce qu’on fait aujourd’hui pour la patrie dans le fluide royaume aériforme, nous pourrions par quelque anticipation hardie tenter d’imaginer ce qu’on y fera plus tard. Nous pourrions par exemple rêver avec M. de Guiche, — puisque aujourd’hui on n’a le droit de rêver que de choses guerrières, — d’avions belliqueux, frères jumeaux et symétriques des sous-marins, et qui par-dessus la mer des nuages iront, en se guidant au compas et au sextant, bombarder quelque lointaine citadelle.

Mais le réel vraiment suffit aujourd’hui à notre étonnement. Si le bonhomme Homère, si Virgile, si notre poète épique médiéval revenaient parmi nous, et si d’aventure ils regardaient en l’air, ils trouveraient sans doute bien puérils, et bons tout au plus à amuser les petits enfans, les combats de leur Achille, dont les pieds ne furent point si légers que ceux de Pégoud, de leur pieux Enée, de leur brave Roland lui-même. Certes par leur valeur ces légendaires héros furent égaux peut-être à nos navigateurs de la nue. Mais combien les gestes de ceux-ci sont plus beaux, plus étrangement poétiques, plus véritablement épiques, derrière les bras bourdonnans de l’hélice, dans ce char de métal que le feu fait glisser sur l’azur dix fois plus vite que ne galopa jamais un cheval, le doigt sur ce tube creusé ainsi qu’un roseau qui déverse, comme une corne d’abondance, la mort incluse en mille fruits d’airain. Si Platon a voulu bannir les poètes de sa république, n’est-ce pas après tout parce qu’ils n’avaient pas assez d’imagination et que leurs rêveries sont toujours bien pauvres à côté du réel, et surtout du possible ?


CHARLES NORDMANN.

  1. Rappelons que le kilogrammètre est le travail nécessaire pour élever un kilogramme à une hauteur d’un mètre.