Revue scientifique - Einstein à Paris

Charles Nordmann
Revue scientifique - Einstein à Paris
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 926-937).
REVUE SCIENTIFIQUE

EINSTEIN A PARIS

Après les États-Unis, après l’Italie, après Londres, où sa venue fut accueillie avec un enthousiasme et une admiration aussi vibrantes que respectueuses, Paris, couronnement nécessaire de toutes les gloires, a voulu à son tour recevoir Einstein.

Depuis lors, les gazettes et les conversations sont pleines à déborder de tout ce qui concerne ce géant de la pensée. Beaucoup de choses inexactes, quelques sottises et plusieurs erreurs ont échappé, dans ces conditions, — il ne faut point s’en étonner, — à certains de ceux qui en parlent et en écrivent, et dont le souci de sembler avertis a été parfois plus vif que celui de leur documentation.

Ayant eu l’honneur, pendant de longues heures, d’approcher cet homme extraordinaire, je voudrais aujourd’hui tâcher de mettre au point quelques-unes des légendes qui se sont déjà emparées de lui, et montrer, telle qu’elle m’est apparue, cette captivante physionomie.

Il existe au Collège de France une fondation d’ailleurs modeste, créée par un intelligent Mécène, M. Michonis, et dont les arrérages, conformément à la volonté du donateur, servent depuis peu d’années à convier périodiquement quelque illustre savant étranger à exposer ses découvertes dans ces amphithéâtres vénérables de la rue des Écoles où semble vibrer encore la parole des Renan et des Claude Bernard.

C’est ainsi qu’en 1913, l’illustre physicien Lorentz, — le Poincaré néerlandais, — plus récemment le grand historien italien Guglielmo Ferrero, et aussi naguère, si je ne me trompe, le savant roumain Jorga purent se faire entendre au Collège.

L’initiative, qui n’était pas sans courage, en revient surtout à M. Langevin, professeur de physique au Collège de France. Depuis plusieurs années, M. Langevin a consacré son enseignement à la théorie de la relativité, et on peut dire que si une élite connaît bien aujourd’hui chez nous les merveilles étonnantes de cette théorie, c’est à lui qu’on le doit. Par ailleurs, il a contribué par ses propres travaux à l’édification de cette nouvelle figure du monde et en particulier ses recherches sur l’inertie de l’énergie, — sujet que j’ai effleuré ici naguère à propos de la mécanique einsteinienne, — sont de toute beauté.

Lorsque l’assemblée des professeurs du Collège de France se réunit, il y a quelques semaines, pour désigner le savant étranger qui serait cette année le titulaire de la fondation Michonis, M. Langevin proposa donc le nom d’Einstein à ses collègues. Aussitôt un grand nombre de ceux-ci se rallièrent à cette candidature, et notamment tous les physiciens et mathématiciens, c’est-à-dire précisément ceux qui étaient aptes à apprécier toute la valeur des théories d’Einstein. Il y eut bien, dit-on, un professeur qui déclara faux les calculs d’Einstein, mais on ne s’émut point trop de son opinion, car il enseigne, non les mathématiques ni la physique, mais une langue morte... ou mourante. Finalement, et dès le premier tour de scrutin, Einstein fut, contre plusieurs autres candidats, et par une majorité absolue de deux voix, désigné pour venir faire en 1922 au Collège de France les conférences Michonis. !

Avant de lui transmettre l’invitation, le Collège de France s’assura de l’assentiment gouvernemental. Einstein songea d’abord à refuser. Les persécutions qu’il a eu à subir de la part de certains de ses collègues pangermanistes ne sont pas encore oubliées, et il craignait probablement de leur fournir de nouveaux prétextes. Finalement, après avoir un peu hésité, il se décida pourtant à accepter l’invitation du Collège de France, passant outre, suivant sa propre expression, à « des considérations secondaires » et estimant qu’après tout les professeurs du Collège de France ne se sont pas, eux non plus, laissé arrêter par des considérations de ce genre.

L’expérience, — source unique de toute vérité. — a prouvé d’une manière éclatante que, cette fois encore, Einstein ne s’est pas trompé.

Il y avait pourtant, je dois le reconnaître, un réel courage de sa part, comme de celle du Collège de France, à organiser cette visite. La guerre n’est pas si loin encore. Einstein travaille habituellement à Berlin.

Mais son attitude pendant et depuis la guerre a été telle qu’il n’est pas un Français, qu’il n’est pas dans le monde un homme véritablement libre qui ne lui doive le respect et l’admiration. Quand les plus notoires intellectuels allemands, au début de la guerre, signèrent le trop fameux « manifeste des 93, « Einstein refusa de s’associer à cette manifestation qu’il réprouva énergiquement. Bien plus, lorsqu’en 1914, le physiologiste Nicolai résolut de lancer un « Appel aux Européens, » qui élevait sa protestation courageuse contre le manifeste des 93, deux hommes seulement osèrent avec Nicolai signer cette condamnation du militarisme prussien : l’un était Einstein, l’autre Fœrster. C’était plus que de l’audace, c’était de l’héroïsme, car c’était risquer sa vie et déclencher toutes les avanies sans nombre, les brutalités, les menaces odieuses, les persécutions de toute sorte venues du camp pangermaniste et, qui, depuis lors et presque sans arrêt, s’efforcèrent, mais en vain, de vaincre la noble sérénité de l’illustre physicien.

A ce point de vue, Einstein mérite et n’a pas cessé de mériter la sympathie et la déférence de tous les Français. Mais il y a plus et je puis, — maintenant qu’Einstein est parti, et que je ne risque plus, par ces détails, de froisser des scrupules infiniment délicats, — lever ici le voile sur un point qui a été vivement controversé et qui concerne sa nationalité.

Einstein est né en 1879 à Ulm (Wurtemberg), d’une famille de juifs allemands. Il fit jusqu’à seize ans ses études au gymnase de Munich, puis alla s’établir avec ses parents à Milan, puis en Suisse où il continua ses études. De 1896 à 1900, il étudia au Polytechnicum de Zurich où il fut d’ailleurs un élève assez médiocre. Peu après, il obtenait la naturalisation suisse et trouvait en 1902, au bureau des brevets à Berne, un emploi qu’il occupa jusqu’en 1909. C’est en 1905 (il avait alors vingt-six ans !) qu’il jeta, dans un mémoire de quelques pages, les fondements de la théorie de la relativité restreinte, pierre de base de la théorie de la relativité générale qu’il devait achever en 1915, en pleine guerre. De 1909 à 1911, Einstein enseigna aux Universités de Zurich puis de Prague, d’où il revint pour professer, en 1912, dans ce Polytechnicum de Zurich qui l’avait vu, peu d’années auparavant, élève peu doué pour les sciences. C’est là qu’au début de 1914, l’Académie des Sciences de Berlin, éblouie par l’éclat de ses travaux, vint le chercher pour succéder au Hollandais Van’t Hoff, et le mettre à la tête des laboratoires de recherche physique, où il put continuer librement ses travaux. C’est là que la guerre le trouva ; c’est là qu’après avoir, à l’égard de ceux qui l’avaient déclenchée, pris l’attitude que nous avons dite, il acheva, en 1915, les lignes principales de l’œuvre qui en fait le premier cerveau scientifique de ce temps. D’ailleurs Einstein ne professe pas à Berlin. Il fait un cours deux fois par ans à l’Université de Leyde (Hollande).

Einstein a été souvent interrogé par des journalistes indiscrets sur sa nationalité. Il y a deux ans, au Times qui lui avait posé la question, n répondait à peu près en ces termes au cours d’une lettre publiée par le grand journal de la Cité : « Si l’expérience confirme l’exactitude de mes théories, je serai pour les Allemands un Allemand et pour les Anglais un Juif Suisse. Si l’expérience dément ma théorie, ce sera le contraire... »

Ces termes sibyllins et ironiques, le mystère qu’Einstein a toujours laissé volontairement planer au sujet de sa nationalité proviennent d’un sentiment infiniment délicat : citoyen suisse depuis plus de vingt ans, Einstein ne peut pas laisser dire qu’il est de nationalité allemande. Il ne veut pas non plus qu’on proclame trop bruyamment qu’il n’est pas Allemand, car il n’oublie pas qu’il est né en Allemagne et que c’est là qu’il a mené à bien l’achèvement de sa théorie, comme pensionné de l’Académie de Berlin, comme « employé de cette Académie, » ainsi qu’il me disait lui-même, avec une de ces impropriétés d’expression qui lui sont coutumières et dont on ne sait jamais si elles ne cachent pas quelque ironie profonde.

Or l’âme d’Einstein est aussi nuancée que ferme. Il a courageusement dit leur fait aux mauvais bergers de l’Allemagne et à tous leurs complices, académiques ou non, et alors qu’il y avait pour lui danger de mort à l’oser. Ceci fait, il eût considéré comme une lâcheté de paraître renier le pays qui lui a fourni les moyens matériels de poursuivre ses découvertes.

De là, — il était facile de le deviner, — l’imprécision voulue qu’il a laissé régner dans les esprits au sujet de sa nationalité. Elle provient d’un sentiment d’une noblesse infinie et devant lequel tous les gens de cœur doivent s’incliner. Einstein ne m’eût certainement point pardonné, si, voulant fermer la bouche à quelques pauvres calomniateurs de son génie, j’avais apporté ces précisions durant qu’il était notre hôte. Il eût, dans l’extrême délicatesse de sa sensibilité, considéré cela comme un manque de courage. Aujourd’hui il est parti et je me suis permis de passer outre à ses scrupules, afin que fût définitivement fixé un point d’histoire qui a fait couler beaucoup d’encre.

Tout ceci dit, il convient de reprendre la question de plus haut.

En invitant Einstein à venir parler à Paris, le Collège de France s’est montré digne de son passé illustre. Toujours, depuis que François Ier créa cette auguste maison, la pure flamme de la liberté et du savoir désintéressé s’est abritée à l’ombre de ses murs vénérables ; toujours elle a été le refuge de l’idéal, traqué par les Béotiens, de la justice et de la beauté éclaboussées par la sottise, toujours elle a été le tabernacle inviolé de ce qu’il y a de plus haut dans l’esprit français.

L’invitation d’Einstein a été faite, nous l’avons dit, avec l’agrément du Gouvernement, sinon avec sa participation officielle. Sous l’ancien régime, celui-ci, plus facilement dégagé de quelques piètres contingences, — je veux dire de la crainte de quelques perpétuels critiqueurs sans importance, — eût sans doute substitué à la passivité d’un acquiescement non sans mérite aujourd’hui, l’initiative d’un accueil triomphal. Un François Ier, un Louis XIV dont les plus glorieuses annexions, les plus belles conquêtes étaient celles des talents, un Louis XIV qui appela aux premiers emplois de la science française, parce qu’ils avaient du génie, le Danois Roemer qui découvrit et mesura à l’Observatoire de Paris la vitesse de la lumière, l’Italien Cassini, le grand et profond Hollandais Huyghens (ce qui n’empêchait pas le Roi de faire vigoureusement la guerre à la Hollande), un Louis XIV aurait appelé certes auprès de lui Einstein, victime abhorrée des pangermanistes, savant génial et courageux, contre qui s’est fondée outre-Rhin une Association pour la défense de la « Physique allemande » (sic) ! ! !

Aujourd’hui, Einstein est venu sans apparat. Sachons nous en contenter.

Sur le quai humide et boueux de la gare de Jeumont où nous attendions, M. Langevin et moi, l’arrivée du train portant le puissant reconstructeur de la science moderne, nous causions de ces choses avec émotion. Un professeur du Collège de France, si éminent que soit son mérite, et un astronome de l’Observatoire, c’était un bien modeste cortège pour recevoir à l’entrée de la France celui dont les découvertes lumineuses passionnent tous les hommes de pensée sur la terre : c’était peu lorsqu’on songe aux fanfares et aux honneurs dont on est accoutumé d’accueillir tant de médiocrités, tant de fausses gloires gonflées de vent. Mais ainsi l’avait voulu Einstein lui-même dans sa grande simplicité.

Il est vrai que si l’accueil fut modeste à la frontière de France, immense était l’enthousiaste curiosité avec laquelle tout ce qui pense dans ce pays tourne les regards vers Einstein. Et il y a un contraste singulier entre le détachement complet des contingences populaires et mondaines dont témoignent ses découvertes et l’intérêt qu’elles suscitent. C’est que les œuvres véritablement grandes dégagent je ne sais quoi de pénétrant qui remue autant l’âme des simples que celle des initiés.

Mais voici le rapide. Nous y découvrons sans peine Einstein. Il est assis très tranquillement (dans un compartiment de seconde classe, naturellement), son grand feutre mou d’artiste posé à côté de lui. Effusion, accolades. Je sens mon cœur battre très fort quand je serre cette main d’où sont tombées, au sujet du mystérieux univers, les choses les plus aiguës qui aient été écrites depuis Newton. Mon émotion est intense lorsque mon regard croise ce regard qui a su pénétrer ce qui est opaque aux autres hommes.

La première impression qui se dégage d’Einstein est celle d’une étonnante jeunesse. Einstein est grand (il a environ 1 m. 76) et large d’épaules, le dos très légèrement voûté. La tête, cette tête d’où le monde de la science est sorti recréé, attire aussitôt et fixe l’attention. Le crâne est nettement, extraordinairement brachycéphale, tout en largeur, et fuyant vers la nuque sans dépasser la verticale de celle-ci. Voici une constatation qui met définitivement à néant les vieilles assurances des phrénologues et de certains biologistes selon lesquels le génie est l’apanage des individus dolichocéphales. Le crâne d’Einstein rappelle d’ailleurs tout à fait celui de Renan, qui lui aussi était brachycéphale. Comme chez Renan, le front est vaste ; sa largeur exceptionnelle, sa forme sphérique frappent plus encore que sa hauteur. Quelques plis horizontaux barrent ce front émouvant, que viennent parfois recouper, aux instants de concentration de pensée, deux sillons verticaux profonds et rapprochés qui s’élèvent des sourcils.

Le teint est uni, mat, brun très clair, lumineux. Une petite moustache noire très courte ombrage une bouche sensuelle, fort rouge, assez grande, dont les coins légèrement relevés font un sourire très doux et permanent. Le nez d’un dessin pur est légèrement aquilin.

Sous des sourcils légers dont les lignes inclinées semblent converger vers le milieu du front, apparaissent deux yeux très foncés dont l’expression mélancolique et grave contraste avec le sourire de cette bouche païenne. Le regard est généralement lointain et comme accommodé sur l’infini, légèrement embué parfois. Il donne à l’expression générale du visage quelque chose d’inspiré et de triste qu’accentuent encore ces plis creusés par la réflexion et qui, des commissures des paupières, prolongent l’œil doucement, comme un trait de kohl. Les cheveux très noirs, semés d’argent, indisciplinés, retombent en boucles vers la nuque et les oreilles, après s’être élevés tout droit, comme une flamme immobile, de ce large front.

Au total, l’impression, d’une déconcertante jeunesse, est fort romantique, et à certains moments évoque invinciblement en moi l’idée d’un Beethoven adolescent, sur qui la méditation aurait précocement marqué sa griffe, et qui eût été beau. Et puis soudain, quand le rire arrondit ses joues, on dirait un étudiant. Tel nous est apparu l’homme qui a jeté plus profondément qu’aucun autre avant lui, les sondes de la pensée dans les gouffres étonnants du mystérieux univers.

Bien vite fa conversation s’engage et aussitôt elle dévale vers les choses de la science. Comment en eût-il pu être autrement ?

Einstein parle fort bien le français, comme en ont pu juger ses auditeurs parisiens, avec une certaine lenteur qui n’est pas sans charme, et beaucoup de calme douceur. On sent qu’il cherche parfois ses mots, jamais ses idées. En Amérique et en Angleterre, il avait dû faire ses conférences en allemand, connaissant insuffisamment l’anglais. En Italie, il les fit en italien. A Paris, il aura manié notre langue avec beaucoup de clarté.

Nous parlons de beaucoup de questions scientifiques à l’ordre du jour, des électrons (au sujet desquels Einstein rappelle une belle contribution d’Henri Poincaré), des isotopes, de la théorie des quanta. A propos de celle-ci, et des difficultés auxquelles elle se heurte, et qui paraissent à certains insurmontables, Einstein dit : « C’est un mur où l’on est arrêté. C’est une chose terrible que ces difficultés ; pour moi la théorie de la relativité n’a été qu’une sorte de répit que je me suis donné dans leur examen. » Peut-on parler avec plus de modestie enjouée de ce qui a rénové toute la science ?

L’entretien dévie vers l’éclipse totale de soleil qui doit avoir lieu dans quelques mois et qui sera visible en Australie et une partie du Pacifique. On sait, — j’ai eu l’occasion de l’expliquer ailleurs, — qu’une des plus étonnantes confirmations des prévisions théoriques d’Einstein fut la constatation faite par les astronomes anglais durant l’éclipse totale du 29 mai 1919 que les étoiles observées près du disque éclipsé du soleil ont leur lumière déviée et comme attirée par celui-ci, contrairement à toutes les idées classiques.

Pour la science classique, en effet, la propagation de la lumière était toujours rectiligne, et l’une des plus belles découvertes d’Einstein est d’avoir annoncé cette déviation inattendue et qui fut confirmée par l’observation. Nous lui demandons s’il compte prendre part à une des missions astronomiques qui doivent aller observer l’éclipse totale du 10 septembre prochain, afin de confirmer avec une précision accrue, si possible, cette vérification des précisions einsteiniennes.

« Non, nous répond-t-il, je n’irai pas, d’autant que je suis beaucoup moins expérimenté dans le maniement des appareils que d’autres observateurs. » Admirable modestie et qui contraste avec l’assurance avec laquelle, — précisément à propos de cette même éclipse, — certains fonctionnaires ont cru qu’ils pourraient du jour au lendemain s’improviser une aptitude à ces délicates observations.

— Pensez-vous, demandai-je à Einstein, que la confirmation de vos vues soit certaine, cette fois aussi ?

— Je vous répondrai ce que j’ai déjà dit à cet égard : le contraire m’étonnerait un peu.

Puis il nous parle des travaux récents d’un jeune mathématicien pour qui l’univers serait pentadimensionnel, mais avec une dimension privilégiée, ce qui en ferait un continu cylindrique ; nous parlons aussi des travaux de Weyl, qui a tenté l’application de la relalivité aux phénomènes électriques et dont il admire le génie sans adopter toutes ses conclusions.

De temps en temps, et après avoir avec animation décrit quelque expérience, Einstein se penche vers moi qui suis assis en face de lui (Langevin est à côté) et pensant que ses paroles ont pu m’échapper à cause du fracas du train, me demande avec une courtoisie charmante : « Vous avez entendu ? »

À propos encore de la théorie des quanta, Einstein nous dit : « Il y a de quoi devenir fou ; » et il ajoute en riant : « D’ailleurs, les physiciens ne sont-ils pas tous un peu fous ? Mais c’est comme pour les chevaux de course ; qu’importe, pourvu qu’ils marchent ! » On est conquis par cette gaité enjouée.

Durant ce voyage de quatre heures (trop tôt écoulées à mon gré), Einstein n’a exprimé qu’un désir : visiter nos régions dévastées. Nous nous arrangerons, Langevin et moi, pour le satisfaire.

Puis la conversation vient sur la difficulté d’exposer sans déformation, de faire comprendre, même à l’élite non mathématicienne, « rien qu’avec des mots, » comme dit Einstein, sa théorie, difficulté qu’il pense, — peut-être sa bienveillance exagère-t-elle, — avoir été surmontée avec succès par certains. Il parle en riant d’un concours organisé par un journal américain dans le dessein d’expliquer en moins de 3 000 mots et sans formules la doctrine de la relativité. « Je n’ai connu personne autour de moi qui n’ait pas pris part à ce concours ; moi seul, je n’ai pas osé. » Et il rit.

Vers la fin de cet entretien inoubliable, nous parlons malgré tout un peu des circonstances de ce voyage et des cabales qu’Einstein a dû subir déjà. « Tant que les gens ne passent pas aux actes, nous dit-il en mettant ses mains sur sa poitrine, je dois les laisser dire tout ce qu’ils veulent, puisque moi aussi j’ai toujours dit ce qu’il me plaît. »

Comme l’un de nous, à propos des opinions des intellectuels allemands, parle des partis de gauche : « Je ne sais pas au juste ce que cela veut dire, répond Einstein avec son bon rire, car je crois que la gauche est une chose polydimensionnelle ! »

Quand je lui parle de la curiosité intense, du respect avec lesquels on l’attend, de l’énorme intérêt qui s’attache en tous lieux à ses idées et à sa personne, il répond avec une stupeur qui n’est pas feinte : « C’est incroyable ! »

Mais voici la gare du Nord (déjà, hélas !) ; il faut mettre un terme à cet entretien captivant. Einstein qui se sent un peu fatigué, et qui veut échapper autant qu’il le peut (et il ne le peut pas autant qu’il voudrait, c’est une des rançons de la gloire) aux indiscrétions de la publicité, a manifesté le désir formel de ne pas descendre sur le quai d’arrivée, où photographes, reporters, cinématographistes et personnalités officielles et diplomatiques l’attendent en masses imposantes. Subrepticement, comme trois larrons, nous descendons donc à contre-voie ; à travers les voies et les fils de fer des signaux, nous gagnons une petite porte dérobée donnant sur le boulevard de la Chapelle, désert comme le Sahara (il est minuit passé). Einstein, qui a toujours à la main sa petite valise, et qui s’amuse de l’escapade comme un enfant, s’engouffre démocratiquement dans le métro, et ne peut se défendre d’un rire homérique, lorsque nous repassons, comme l’éclair cette fois, au-dessus de ces voies et de ces quais où on l’attend toujours.

Tel est l’homme délicieux à qui Paris, il faut le reconnaître, a ouvert ses bras avec tout ce qu’il sait mettre parfois de charme, de tact, de respect dans son accueil.

A l’heure où j’écris ces lignes, les passionnantes controverses, les discussions auxquelles la théorie d’Einstein a donné lieu au Collège de France et à la Société de Philosophie ne sont pas encore achevées. Le grand homme (qu’on me permette dès maintenant de l’appeler de ce nom que mérite cent fois son génie) s’est prêté, dès le début, à ces controverses avec une bonne grâce qui a conquis tout le monde. Dès maintenant, les discussions ont pris une allure telle que je suis certain (mais j’en étais certain d’avance) qu’Einstein en sortira triomphant et avec un prestige désormais incontesté même des plus farouches misonéistes.

Je reviendrai, sitôt qu’elles seront achevées, sur ces passionnantes controverses auxquelles M. Painlevé a pris une part ardente, et d’où plus de clarté jaillit dès maintenant sur la théorie d’Einstein.

Pour aujourd’hui, — et c’est par là que je désire conclure, — je veux marquer que le bon sens et l’esprit de ce qui fait Paris : le monde de la pensée et le peuple, ont su faire au génial réformateur de la science, au Newton moderne, à cet homme aussi admirable par son attitude que par ses découvertes, l’accueil qu’il méritait, et qu’il avait souhaité lui-même de voir dénué de tout apparat, de tout ce qui eût le caractère d’une parade ou d’une représentation.

Toutes... ou du moins presque toutes les compagnies scientifiques dont les travaux d’Einstein touchent à quelque égard les préoccupations habituelles ont tenu à l’accueillir. Sans parler du Collège de France qui fut, si j’ose dire, le quartier général d’Einstein et le centre des discussions dont je reparlerai, il y a la Société de Philosophie qui l’a convié à une émouvante séance de discussions. Il y a aussi la Société astronomique de France, dont le président, l’éminent prince Bonaparte, a fait preuve, en la circonstance, d’une hauteur de vues digne de son grand nom, et qui a reçu également Einstein. Il y a la Société de Chimie Physique, qui a fait en son honneur une belle réception.

Quel regret pour moi de ne pouvoir ajouter à cette liste le nom de la Société française de Physique. De toutes nos sociétés scientifiques, celle qui aurait dû, semble-t-il, avant toute autre et plus que toute autre, accueillir Einstein avec gratitude et pour son plus grand profit, est celle-là. Car enfin c’est avant tout la Physique qu’a rénovée Einstein, il est d’abord et par-dessus tout le plus grand physicien de notre époque. La Société de Physique a voulu ignorer la présence d’Einstein à Paris, elle a en un mot pris à son égard une attitude peu différente de celle de « l’Association pour la défense de la Physique allemande » dont je parlais ci-dessus. — Cela est d’autant plus incompréhensible que le Président de la Société de physique, qui est d’ailleurs un savant éminent, n’a pas manqué d’honorer de sa présence toutes les séances du collège de France où parla Einstein. La logique aurait-elle déserté les rives de la Seine ?

Quant à l’Académie des Sciences, qu’on s’est étonné de ne pas voir inviter Einstein, la question se pose différemment. Cette haute assemblée n’a point dans ses usages d’entendre et de convier à s’asseoir à ses bancs des hommes de science, qui, comme Einstein, ne font pas partie de ses membres à titre de titulaire ou de correspondant. Einstein protocolairement n’avait point le droit de s’asseoir sur les bancs de l’Académie, et il eût été d’autre part ridicule de le faire asseoir sur les bancs du public. Je suppose que c’est la difficulté de résoudre cette question de protocole qui a décidé de ce qui s’est passé, ou plutôt de ce qui ne s’est pas passé, puisqu’on s’est rangé finalement au principe de Voltaire : Dans le doute si une action est bonne ou mauvaise, abstiens-toi.

Il faut d’ailleurs convenir qu’en lançant naguère leur déplorable et fameux manifeste, les 93 « intellectuels » allemands ont pris les premiers la responsabilité et l’initiative de mêler la science à la politique et de jeter dans le tourbillon des passions ce qui devait rester en dehors d’elles. Le manifeste des 93 n’a jamais été renié en corps par ses signataires ; quelques-uns seulement l’ont, depuis peu de temps, désavoué individuellement.

Cela met assurément dans une position délicate, et qui leur impose la prudence, les membres des bureaux de ces organismes en quelque sorte officiels que sont les Académiciens.

Si Einstein ne s’est pas rendu officiellement auprès de l’Académie des Sciences, en revanche on peut dire que celle-ci s’est rendue auprès de lui. J’ai en effet pu constater aux séances de discussions du Collège de France, — et cette constatation fut pour moi une joie, — la présence de la plupart des membres éminents de l’Académie, et j’ai connu des séances de celle-ci où il y avait moins d’académiciens présents qu’on n’en vit dans l’amphithéâtre du Collège de France, les jours où Einstein parla. Au premier rang de cette élite dont la déférence et l’admiration pour Einstein étaient infiniment touchants, on a vu le docteur Roux, les professeurs d’Arsonval, Daniel Berthelot, Borel, Brillouin, MM. Bigourdan, Deslandres, Mme Curie, le prince Bonaparte et M. J.-L. Breton, les professeurs Hadamard et Moureu, MM. Vieille, Termier, de Grammont, d’Ocagne, Lecornu, Maurice Leblanc, Janet, et vingt autres de leurs confrères dont le nom ne vient pas sous ma plume, et qui modestement s’étaient perdus dans cette assemblée de l’intelligence française où le profil si fin de M. Bergson mettait une note vive.

Il y avait là aussi un ancien commandant en chef des armées françaises et alliées ; il y avait là beaucoup d’uniformes français, et je sais un autre grand chef, un très grand chef de notre armée, qui avait écrit que c’était un bienfait et une nécessité non seulement pour la science, mais aussi pour la Patrie, qu’Einstein fût accueilli avec enthousiasme et respect, et qu’il irait, si besoin était, se montrer là en grand uniforme.

Quand après cela on vient me dire que certaines personnes ont murmuré entre deux portes qu’il ne fallait pas recevoir le « Boche » Einstein, je me refuse à croire qu’on m’ait bien renseigné, et si cela est, que ces personnes aient une autorité quelconque qui puisse donner le moindre poids à leurs opinions. Car enfin il faut choisir : on ne peut haïr à la fois et pour les mêmes motifs le militarisme prussien et ceux qui ont, au péril de leur vie, combattu ce militarisme.

D’ailleurs, l’événement a prouvé que toutes les craintes étaient vaines. Paris, cerveau du monde, a accueilli comme il convenait le plus puissant, le plus utile cerveau de ce temps. Il était d’avance bien certain que la Ville-Lumière n’aurait pas peur de la lumière.


CHARLES NORDMANN.