Revue scientifique - Des vitesses réalisées dans la nature

Charles Nordmann
Revue scientifique - Des vitesses réalisées dans la nature
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 453-464).
REVUE SCIENTIFIQUE

DES VITESSES RÉALISÉES DANS LA NATURE

L’affirmation sans cesse répétée et réimprimée que notre siècle est celui de la vitesse ressemble à un truisme. Cependant je me propose de montrer que, lorsqu’on y réfléchit, cette affirmation est fausse. Si nous paraissons avoir fait quelques gains dans le domaine des vitesses, c’est que nous ne sommes accoutumés de juger les choses que selon l’étalon étroit et contingent de nos petites habitudes humaines. Si au contraire nous nous élevons au-dessus de cette particularisation égoïste des phénomènes, si nous contemplons les choses non plus à notre échelle, nous devons au contraire arriver à la conclusion que notre siècle est celui de la limitation des vitesses, celui qui a domestiqué les mouvements dont on croyait naguère illimitées la liberté et l’expansion, et qui les a enchaînés dans des normes dont nos ancêtres eussent été bien étonnés.

Ouvrons le petit dictionnaire Larousse à l’article vitesse. On a dit cent fois que rien n’est aussi instructif que la lecture du dictionnaire. On peut n’être pas de cet avis, car la science des dictionnaires est souvent erronée ; du moins on conviendra que rien n’est aussi suggestif que cette lecture, car rien ne nous fait aussi bien saisir ce mélange étonnant de vérités démontrées, d’erreurs évidentes et d’hypothèses gratuites qui constitue le fond du « sens commun. »

Donc, voici ce que nous dit Larousse : « vitesse : n.f... rapport du chemin parcouru au temps employé à le parcourir. — La vitesse moyenne du cheval au trot est de 12 kilomètres à l’heure et de 40 au galop. La vitesse ordinaire d’une locomotive est de 40 kilomètres, sa plus grande de 80 ; l’oiseau dans son vol le plus rapide parcourt 80 kilomètres par heure ; le vent le plus violent 166. La vitesse d’un boulet de canon est de 1 000 mètres, et celle du son de 340 mètres par seconde. La terre en tournant sur elle-même parcourt en une heure 1 666 kilomètres... »

Comme ce texte est amusant ! Tout d’abord, il nous montre que le temps non moins que l’espace intervient dans la définition de la vitesse. Mais que dire de ce bon dictionnaire qui assigne une limite maxima de 80 kilomètres à l’heure à la vitesse d’une locomotive ? Que dire aussi du français dont il l’exprime : « La vitesse ordinaire d’une locomotive est..., sa plus grande de... ? » Que dire de cet oiseau qui M dans son vol le plus rapide parcourt.., » alors qu’on a voulu parler du vol de l’oiseau le plus rapide ? Que dire de cette vitesse d’un boulet de canon qui est fixée ne varietur à mille mètres par seconde ? Cela ne rappelle-t-il pas un peu trop l’Anglais qui, débarquant chez nous et sur le vu d’une servante calaisienne à la rutilante chevelure, écrivait sans désemparer à sa famille : « En France, toutes les femmes sont rousses ? »

Ah oui, vraiment ! la lecture du dictionnaire (et je ne me permets de parler ici que de celui désigné ci-dessus) est bien réjouissante. Mais il y a autre chose, autre chose de bien plus profond qui est implicitement contenu dans le texte précédent. Admettons pour exact le chiffre indiqué pour la vitesse moyenne au trot du cheval : 12 kilomètres à l’heure. Considérons donc le cheval moyen, le cheval étalon, — si j’ose dire, — qui possède cette vitesse-type.

Puisque, — on nous l’affirme, quelques lignes plus bas, — la terre en tournant sur elle-même parcourt en une heure 1 666 kilomètres, c’est en réalité 1 666 + 12= 1 678 kilomètres que notre cheval parcourt s’il va de l’Ouest à l’Est et 1 666 — 12 = 1 654, s’il va de l’Est à l’Ouest, c’est-à-dire à l’encontre de la rotation terrestre. D’où il appert que la vitesse des chevaux dépend essentiellement de leur orientation. J’ai bien peur que cette considération ait jusqu’ici passée inaperçue dans les hippodromes où l’on poursuit avec tant d’ardeur l’amélioration de la chevaline race, et que la boussole n’y joue pas le rôle essentiel qu’elle mérite ainsi qu’on vient de voir. Mais ce n’est pas tout : c’est à l’équateur (Larousse oublie de le dire) que la surface terrestre par l’effet de sa rotation avance de 1 666 kilomètres par heure. Sous nos latitudes cet avancement est beaucoup moindre. Ce n’est pas tout encore : notre globe n’a pas seulement une rotation ; il a aussi une révolution (je parle de la seule qui ait jamais laissé des traces durables) qui le fait tourner autour du soleil à environ 100 000 kilomètres à l’heure. Ce n’est pas tout encore : le soleil est emporté quelque part, traînant derrière lui son misérable cortège de planètes esclaves, avec une vitesse qui, nous le savons, n’est pas négligeable non plus. Si bien que, finalement, on voit qu’il est impossible de savoir véritablement quelle est la vitesse, la vraie vitesse de notre cheval étalon.

Tout ce que nous pouvons réellement affirmer sans conteste, c’est la valeur de la vitesse du cheval par rapport au sol où il se déplace, c’est sa vitesse relative par rapport à son support matériel.

Quant à sa vitesse vraie, que les savants appellent aussi sa vitesse absolue, les avis sont depuis longtemps partagés sur la possibilité de la connaître.

Newton lui-même, qui croyait à l’espace absolu et au temps absolu, c’est-à-dire aux données nécessaires à la définition de la vitesse absolue, a eu là-dessus quelques scrupules lorsqu’il écrivait :

« Le mouvement absolu est la translation d’un corps d’un lieu absolu dans un autre lieu absolu, et le mouvement relatif est la translation d’un lieu relatif dans un autre lieu relatif... Nous nous servons donc des lieux et des mouvements relatifs à la place des lieux et des mouvements absolus ; il est à propos d’en user ainsi dans la vie civile ; mais dans les matières philosophiques il faut faire abstraction des sens ; car il peut se faire qu’il n’y ait aucun corps véritablement en repos auquel on puisse rapporter les lieux et les mouvements... Il faut avouer qu’il est très difficile de connaître les mouvements vrais de chaque corps et de les distinguer actuellement des mouvements apparents, parce que les parties de l’espace immobile dans lesquelles s’exécutent les mouvements vrais ne tombent pas sous nos sens. Cependant il ne faut pas en désespérer entièrement... »

Et là-dessus Newton indique quelques moyens qui lui semblent de nature à permettre la discrimination tant cherchée, et dont je reparlerai quelque jour.

Aujourd’hui, j’ai seulement voulu rappeler par ce texte combien le protagoniste le plus incontesté de l’espace absolu et du mouvement absolu était lui-même avant la lettre presque relativiste lorsqu’il s’agit de ce qui tombe « sous nos sens. » On a longtemps cherché le repère fixe, le poteau définitif, la borne essentielle auxquels ou put rattacher les déplacements absolus. Naumann lui a même donné un nom ; il l’a appelé le corps Alpha, ce qui est une façon de traiter les faiblesses de la physique un peu comme les médecins traitent les maladies des pauvres humains : un beau nom supplée à un remède efficace, et on nomme aussi parfois des entités inexistantes.

Nous avons vu comment, codifiant les intuitions géniales de ses prédécesseurs, Einstein a établi sur des fondements admirables que, suivant l’expression d’Henri Poincaré, « on ne peut déceler que des vitesses relatives, » ou que, suivant celle de Mach, « les mouvements relatifs sont seuls déterminables. »

Nous ne pouvons constater que des vitesses relatives, c’est-à-dire des mouvements de choses sensibles par rapport à d’autres choses sensibles. Cela est évident presque, a priori, puisque le domaine delà vérité scientifique est limité à ce qui est sensible. La vitesse absolue, la vitesse par rapport à des repères absolument fixes, est une conception métaphysique et qui, jusqu’à maintenant, est sinon inconcevable, du moins inaccessible.

Il était indispensable de clarifier ce point important avant d’entrer dans l’examen plus détaillé des diverses vitesses relatives, réalisées et observées dans la nature... et on entend bien que l’industrie des hommes fait partie de la nature.

Le désir d’« aller vite » est un besoin naturel à l’homme et provient sans doute avant tout d’un instinct primordial que nous retrouvons chez les autres animaux et qui dérive des âges préhistoriques. La vitesse a été, dès l’origine, une nécessité de la vie pour permettre au faible d’échapper au fort, et pour permettre au fort de s’emparer de sa fuyante proie. D’où une sorte de concurrence vitale qui a contribué à développer dans le règne animal les moyens et les organes de locomotion. C’est ainsi que l’homme, comme ses frères inférieurs, a été naturellement amené à améliorer ses moyens naturels de locomotion et à les perfectionner par les machines.

De nos jours, — je veux dire depuis quelques dizaines de siècles, — ce pouvoir stimulant de la concurrence vitale et de la sélection naturelle sur la vitesse a pris une forme un peu différente, mais qui ne se distingue pas essentiellement de la forme ancestrale. La vitesse, nous l’avons vu, dépend à la fois de l’espace et du temps. Gagner de l’espace, ou plutôt franchir plus vite l’espace, — l’espace dont le franchissement est nécessaire, — c’est donc gagner du temps. L’homme ayant pris conscience de la brièveté de sa durée, et par une étrange contradiction n’ayant point cessé pourtant de bâtir éperdument des projets à longue échéance, a donc cherché dans la vitesse un moyen de prolonger en quelque sorte son existence en multipliant sa capacité d’action, son énergie potentielle. Qu’il y ait là dans le fond, quelque chose d’exact, c’est incontestable, et s’il n’avait pas fallu à Mme de Sévigné tant de journées de diligence pour aller voir sa fille, elle eût certes pu, dans sa vie, passer bien plus de temps auprès d’elle. Quand un commerçant, pour aller vendre sa marchandise outre-mer, franchit en une semaine la distance qu’il fallait autrefois deux mois pour parcourir, on ne peut contester que cette semaine ne vaille en quelque manière deux mois de nos ancêtres. Il y a donc assurément à certains égards autre chose qu’une décevante illusion dans la folie ambulatoire, dans la démence cinématique qui est une des caractéristiques de notre temps. Le bonheur des hommes en est-il accru ? Ceci est une autre question qui ne regarde pas les physiciens... et ils ne s’en plaignent point.

Il semble que la vitesse maxima que l’homme â réussi à réaliser par ses propres organes ne diffère guère aujourd’hui de la valeur qu’elle atteignait dans des temps plus anciens. Sur la distance de 100 mètres qui est la distance type pour les courses de vitesse et sur la distance plus longue d’un kilomètre, les records établis par les athlètes ces dernières années diffèrent très peu de ceux du siècle dernier, en dépit des méthodes nouvelles d’entraînement qu’ils emploient.

La plus grande vitesse franchie en une heure par les coureurs à pied est depuis très longtemps voisine de 23 kilomètres à l’heure. Nous ne savons pas exactement quelle était la vitesse des coureurs hellènes dans la fameuse course antique de Marathon à Athènes, mais nous savons que Dorando, qui a gagné la course près de Londres, sur la même distance, a parcouru un peu plus de 42 kilomètres en 2 h.55 minutes et quelques secondes, ce qui correspond à une vitesse de 14 kilomètres et demi environ à l’heure. On voit tout de suite par ces exemples que la vitesse moyenne que l’homme peut atteindre diminue dès que la distance à franchir augmente. Il y a là une règle générale ; il semble qu’il y ait une sorte de réciprocité entre la durée de l’effort maximum que l’homme peut donner et l’intensité de cet effort, et que l’un soit, à un facteur près, en raison inverse de l’autre.

Chose étrange, les courbes qu’on peut tracer et où la vitesse de l’homme ou des animaux est représentée en fonction des durées de leur effort sont tout à fait analogues à la courbe qui représente le phénomène bien connu des métallographes et qu’on appelle la « fatigue des métaux. »

Si nous considérons la plus grande vitesse réalisée sur la faible distance de 100 mètres par les coureurs, on voit qu’elle correspond à une vitesse horaire de 35 kilomètres environ. On se sentirait fier d’être homme en présence de ce beau résultat, si la réflexion, cette empêcheuse de s’exulter en rond, ne nous arrêtait pour nous montrer qu’il n’y a peut-être pas là de quoi être si orgueilleux. Le bipède humain a besoin de quelques autres joyaux à sa couronne pour se croire le roi de la création. Sur les champs de course, les quadrupèdes dont l’amélioration raciale intéresse tant de gens arrivent, en effet, sur de faibles distances, à réaliser des vitesses qui correspondent à 58 ou 60 kilomètres à l’heure.

Mais ici il semble que l’homme, — incapable de s’améliorer lui- même sur ce point, — ait réellement obtenu un progrès en ce qui concerne la plus noble conquête qu’il doit à M. de Buffon. Si en effet on représente graphiquement les vitesses réalisées depuis 1855, c’est-à-dire depuis trois quarts de siècle, par les gagnants du Derby d’Epsom qui est la plus célèbre des courses de vitesse organisées, on remarque qu’en moyenne la courbe s’élève d’un mouvement lent, mais continu, qui correspond à un gain de vitesse moyenne d’environ 2 kilomètres à l’heure en un demi-siècle. C’est un résultat, — non le seul, — du jeu.

Mais en somme, qu’il s’agisse des chevaux, des hommes ou des lévriers, on est bien obligé de constater que les accroissements de vitesse de la machine animale qu’on peut obtenir à force de soins coûteux et de patience sont peu de chose et semblent acculés à des limites déjà près d’être atteintes et bientôt infranchissables. Qu’est-ce qui impose ces limites ? Il semble qu’elles proviennent d’une part de l’endurance forcément bornée de l’être vivant, d’autre part de l’impossibilité pour lui d’actionner ses membres suivant un rythme alterné dont la fréquence dépasse une certaine valeur.

Faute de mieux, l’homme a donc eu recours à des artifices, à des machines pour accroître sa vitesse, et ici, certes, les progrès ont été très nets.

Les patins permettent de réaliser une vitesse maxima d’environ 38 kilomètres à l’heure (une vitesse de tant de kilomètres à l’heure, je le répète, ne signifie pas que cette vitesse puisse être maintenue pendant une heure, mais seulement qu’extrapolée, prolongée par la pensée au delà de sa durée réelle, elle correspondrait au bout d’une heure au nombre donné). A bicyclette, l’homme a atteint la vitesse de plus de 60 kilomètres à l’heure.

Les bateaux ont réalisé des vitesses encore bien supérieures, mais qui sont elles-mêmes faibles à côté de celles des autos de course, et de certaines locomotives électriques, qui ont atteint 200 kilomètres à l’heure.

Cette vitesse est aujourd’hui dépassée par certains avions, et grâce à l’emploi des turbines Râteau, dont j’ai déjà ici même entretenu mes lecteurs, on peut espérer à bref délai de voir la haute atmosphère sillonnée par des avions faisant du 300, du 400 kilomètres à l’heure. Du coup, I4 vanité humaine se sent ragaillardie, car c’est l’homme, après tout, qui a fait ou fera ces machines.

Que sont, pourtant, ces vitesses devant lesquelles s’extasie notre naïveté à côté de celles que réalisent sur le grand planétodrome du ciel étoile, les corps qui sont lancés sur l’arc toujours tendu de la gravitation.

C’est la Terre qui roule autour du Soleil, à la vitesse de 30 kilomètres par seconde, ce qui fait plus de 100 000 à l’heure. C’est le soleil lui-même qui, .traînant dans ses rayons les planètes parasites, — comme une crinière de lion où s’accrochent des poux, — file à 76 000 kilomètres à l’heure vers ce point mystérieux : l’apex. Ce sont des myriades d’étoiles qui font en moyenne plusieurs dizaines de kilomètres par seconde, dans tous les sens, par rapport à l’ensemble du système stellaire visible auquel toutes ces vitesses sont rapportées... mais qui peut-être file lui-même avec une rapidité insoupçonnée vers d’autres apex encore inaccessibles.

Parmi les étoiles, il en est qui dépassent leurs sœurs autant que nos autos dépassent les archaïques diligences. C’est l’étoile Groombridge 1830 qui fait du 250 kilomètres par seconde. C’est l’étoile Cordoba Z 243 qui file à travers l’espace avec une vitesse qui l’éloigné de nous de 260 kilomètres chaque seconde. Plus vite, toujours plus vite ! Tous ces records sont battus par certaines nébuleuses spirales qui font du 1 000 kilomètres à la seconde, c’est-à-dire du trois millions et demi de kilomètres à l’heure (dix fois la distance de la terre à la lune !) A propos, combien faisait donc le vainqueur du dernier Marathon ?

Pourtant, ces vitesses inouïes, ces enjambées folles des astres à travers l’univers, ne sont que peu de chose à côté de celles que réalisent les projectiles infiniment petits qui constituent les rayons bêta du radium et les rayons cathodiques. Ceux-ci ont des vitesses qui atteignent 297 000 kilomètres à la seconde, presque autant que la lumière qui en parcourt 300 000.

A vrai dire, ce n’est pas sans doute exactement 300 000 kilomètres que parcourt la lumière en une seconde, mais un nombre très voisin. Les expériences les plus récentes et les plus complètes, les mieux affranchies de causes d’erreur sont celles de Perrotin qui ont donné pour cette vitesse 299 880 kilomètres, à 50 kilomètres près, et celles de Newcomb qui ont donné 299 860 kilomètres, à 30 kilomètres près. La moyenne de ces deux chiffres est 299 870 kilomètres qui est aujourd’hui la valeur la plus probable. Pratiquement ce nombre, dans les limites de ces incertitudes, est assez voisin de 300 000 kilomètres pour qu’on puisse les confondre ; mais cela ne veut pas dire que la nature s’est astreinte à donner à la lumière une vitesse qui représente un nombre rond dans le système métrique qui, malgré son caractère scientifique, est tout de même un système arbitraire. La nature est bonne fille, mais pas à ce point.

On peut s’étonner de ne voir la vitesse de la lumière fournie par l’expérience qu’avec une approximation d’une cinquantaine de kilomètres, alors que récemment, à propos de l’expérience de Michelson notamment, nous avons raisonné sur des différences de 2 ou 3 kilomètres comme sur des fractions décelables de cette vitesse. C’est qu’il ne faut pas confondre une mesure absolue avec une mesure différentielle. Les longueurs de deux règles ou de deux rails de chemins de fer peuvent être comparées, et on pourra savoir, à un millimètre près, quelle est la plus longue, alors qu’on ne connaîtra pas, à un millimètre près ni même à un centimètre près, leurs valeurs exactes. Pareillement on peut (comme dans l’expérience de Michelson), comparer, essayer de différencier, à une toute petite quantité près, les vitesses de deux rayons lumineux, sans qu’il soit pour cela besoin de connaître exactement les valeurs absolues de ces vitesses. Pour voir qu’un conscrit est plus petit ou plus grand qu’un autre, il suffit de les faire passer sous la même toise, sans qu’il soit besoin que cette toise soit exactement graduée, ni même graduée.

Il n’y a pas longtemps, on croyait qu’il existait dans la nature des vitesses bien supérieures à celle de la lumière. Les fondateurs de la mécanique classique pensaient, ou du moins raisonnaient comme s’ils avaient pensé que certaines actions mécaniques, notamment, se transmettent instantanément, c’est-à-dire avec une vitesse infinie.

Le grand Laplace a fait en particulier un calcul célèbre dans le dessein d’assigner une limite inférieure à la vitesse avec laquelle, selon lui, devait se propager la gravitation, car il répugnait à croire à une propagation absolument instantanée. « Il n’est pas vraisemblable, écrit-il, que la vertu attractive, ou plus généralement qu’aucune des forces qui s’exercent à distance, se communique dans l’instant d’un corps à l’autre ; car tout ce qui se transmet à travers l’espace nous paraît répondre successivement à ses différents points, mais l’ignorance où nous sommes doit nous rendre très retenus dans nos jugements, jusqu’à ce que l’expérience vienne nous éclairer. J’observerai cependant que, dans le cas même où elle semblerait donner une communication instantanée, on ne devrait pas se presser de conclure qu’elle a véritablement lieu dans la nature, car il y a infiniment loin d’une durée de propagation insensible à une durée absolument nulle. »

Là-dessus Laplace fait l’hypothèse que « la vitesse d’un corps doit le soustraire en partie à l’effort de la pesanteur, » et que la pesanteur n’agit pas de la même manière sur les corps en repos et en mouvement. Autrement dit, il suppose que la vitesse du corps attiré diminue la force attirante d’une quantité proportionnelle à cette quantité.

Dans ces conditions on trouve que, si la propagation de la force attirante n’est pas instantanée, il devrait y avoir dans les mouvements des planètes certaines inégalités qu’on n’observe pas. En tenant compte de la précision des observations, Laplace calcule ainsi finalement que la gravitation se propagerait avec une vitesse au moins 6 millions et demi de fois plus grande que celle de la lumière. La gravitation aurait donc dans ces conditions une vitesse supérieure à 1 900 milliards de kilomètres par seconde.

Mais divers auteurs, et notamment Henri Poincaré, ont remarqué depuis longtemps que l’hypothèse sur laquelle est fondé le calcul de Laplace, — à savoir que la vitesse de la gravitation doit se composer avec celle du corps gravitant, — est « assez mal justifiée. » En fait, si on considère par exemple deux corps chargés d’électricités contraires qui en conséquence s’attirent, et qui par surcroit sont en mouvement, on sait que leur influence, leur attraction électrique se propage dans le milieu intermédiaire exactement avec la même vitesse que la lumière. Or si on fait le calcul dans ces conditions, on trouve que cette attraction électrique ne dépend pas du mouvement du corps attirant, mais correspond à sa distance actuelle, comme si la propagation était instantanée.

Il s’en suit que les faits astronomiques sont parfaitement compatibles avec une action de la gravitation se propageant avec la vitesse de la lumière ainsi que la conçoit la théorie de la Relativité.

Bref, contrairement à ce qu’on croyait naguère, aucune observation astronomique ne conduit à admettre dans la nature l’existence d’une vitesse supérieure à celle de la lumière dans le vide, à cette vitesse que nous avons trouvée presque égale à 300 000 kilomètres par seconde, et que, pour simplifier, nous appellerons V.

Les observations physiques ont-elles établi ce que n’avaient pu prouver les astronomiques ? Pas davantage. Longtemps on a cru qu’en ajoutant à la vitesse de la lumière, celle de l’observateur, c’est-à-dire en précipitant l’observateur avec une vitesse v à la rencontre d’un rayon lumineux, on réaliserait pour celui-ci une vitesse relative plus grande que V, et, dans le cas particulier, égale à V + v. Vain espoir. La loi de composition, d’addition des vitesses dont on se servait était fausse. Ou du moins ici inapplicable. C’est parce qu’on s’y était trompé, qu’on fut si étonné du résultat négatif de l’expérience de Michelson. Cette expérience montra, je le rappelle, que la vitesse de la terre autour du soleil ne s’ajoute pas à la vitesse V de la lumière.

Car, de quelque façon qu’on le retourne, ou qu’on l’interprète, il y a un fait, un phénomène, une constatation expérimentale mise en évidence par l’expérience de Michelson et les expériences analogues : on n’a jamais pu observer que la vitesse d’un mobile s’ajoute à celle de la lumière. Dans quelque circonstance optique et cinématique que ce soit, toujours on trouve invariable cette vitesse V.

C’est là un fait, — étrange peut-être pour certains, et incompréhensible pour beaucoup, — mais c’est pourtant un fait que nul ne conteste, dont nul ne nie la réalité expérimentale.

Or, c’est sur ce fait qu’est bâtie la synthèse einsteinienne. Ceux qui s’obstinent à considérer cette synthèse comme bâtie sur la convention, sur le postulat, que la vitesse observable de la lumière est constante, se méprennent donc, à moins que les mots n’aient plus de sens. Car enfin, il n’y a rien de moins conventionnel qu’un fait, même difficile à expliquer, mais sur la réalité duquel tout le monde est d’accord. Est-il vrai que jamais, en aucune circonstance, par aucun moyen (et dans un champ de gravitation faible bien entendu), on n’ait pu réaliser encore, ni observer une vitesse de la lumière différente de V ? Il n’est personne, même parmi les plus acharnés adversaires d’Einstein, qui ne doive répondre : oui. Cela suffit.

La précision, ou plutôt la réserve incluse dans la parenthèse qui précède est nécessaire, car elle va nous permettre de préciser un point important de la théorie de la Relativité, et d’attirer l’attention sur une des bévues les plus singulières auxquelles a donné lieu cette théorie mal interprétée.

Mes lecteurs se souviennent qu’une des vérifications les plus étonnantes des prévisions théoriques d’Einstein a consisté dans l’observation de la déviation des rayons lumineux par la pesanteur. La science classique admettait que la lumière se propage toujours et partout en ligne droite. En parlant de l’admirable principe d’équivalence qui lui a permis d’établir la théorie de la gravitation, Einstein a calculé que les rayons lumineux doivent être infléchis par la pesanteur exactement comme la trajectoire d’un projectile quelconque.

On sait que les trajectoires des obus sont d’autant plus tendues, d’autant moins différentes de la ligne droite, que la vitesse du projectile est plus grande. Or la lumière, étant donné sa vitesse énorme, doit avoir une trajectoire extrêmement tendue, infiniment peu différente de la ligne droite. C’est pour cela que les observations terrestres n’ont jamais pu mettre en évidence que le trajet de la lumière différât de la ligne droite. Mais Einstein a calculé que la lumière venant d’une étoile et qui rase la masse énorme du soleil doit être déviée par cette masse d’une quantité accessible à l’observation, et qu’il a numériquement indiquée. Cette hardie prévision, si contraire à tous les enseignements classiques, a reçu comme on sait la confirmation expérimentale la plus éclatante lors de l’éclipse totale de soleil du 29 mai 1919, où la photographie des étoiles voisines du soleil éclipsé révéla aux astronomes anglais le phénomène annoncé !

Il résulte de cela, conformément aux formules et aux équations de propagation établies par Einstein [1], que la vitesse de la lumière se trouve légèrement diminuée au voisinage du soleil, et, d’une manière générale, dans le champ de gravitation créé par une masse attirante. Cela ressort d’ailleurs immédiatement et très simplement du fait constaté que le rayon lumineux d’une étoile est incurvé dans le voisinage du soleil, la concavité de la trajectoire étant du côté du soleil. Or il ne peut y avoir déviation, c’est-à-dire changement de direction de la trajectoire lumineuse, que s’il y a changement de vitesse.

Les ondes lumineuses venues de l’étoile et qui se propagent vers nous, sont, — si j’ose employer cette analogie élémentaire, — comparables à une large colonne de soldats s’avançant en rangs serrés et coude à coude. Si les files placées à gauche de la colonne ralentissent le pas et se mettent à marcher moins vite que les files placées à droite, et tout en restant coude à coude avec elles, il est évident et nécessaire que la colonne cessera de marcher droit et décrira un trajet incurvé dont la concavité sera à gauche. Pareillement, c’est parce que les rayons lumineux sont d’autant moins rapides qu’ils sont phis près du soleil, qu’on observe la déviation annoncée par Einstein.

Un des commentateurs d’Einstein, M. Gaston Moch, s’est mépris complètement à ce sujet et a publié de longs développements déduits par lui de ce que « dans les champs de gravitation plus puissants que le nôtre la vitesse de la lumière dépasse notablement la valeur qu’elle possède dans les faibles champs de gravitation (sic). »

S’il en avait été ainsi, il est clair qu’on pourrait observer dans la nature des vitesses plus grandes que V, et que l’accroissement de ces vitesses ne serait limitée que par la possibilité d’accroissement indéfini des masses matérielles de l’Univers. Malheureusement, c’est le contraire qui est vrai, ainsi que nous venons de le voir, et tous ces beaux développements reposent sur une interprétation des formules d’Einstein exactement contraire à la réalité.

Il ne faut point s’étonner dans ces conditions, — et je pourrais donner d’autres exemples analogues d’interprétations erronées des formules einsteiniennes, — des idées souvent absurdes qui règnent dans une partie du public au sujet de la Relativité, et dont les conversations mondaines propagent parfois des échos si amusants.

Bref, la vitesse V, la vitesse de la lumière et des ondes électriques dans le vide, en l’absence de tout champ de gravitation, est actuellement la plus grande vitesse connue dans la nature. Elle est une sorte de « record « imbattable, de pinacle, de mur infranchissable, dont rien, dans l’état actuel de la science, ne permet de croire qu’il sera jamais dépassé. Nous voilà loin des vitesses infiniment croissantes que l’ancienne mécanique rendait concevables et possibles... au moins théoriquement.

C’est dans ce sens que je me crois fondé à conclure que notre temps est non pas celui de la vitesse, mais au contraire celui de la limitation des vitesses.


CHARLES NORDMANN


P.-S. — Dans mon récent article, Einstein expose et discute sa théorie (Revue du 1er mai), une erreur typographique m’a fait parler (page 165, ligne 6) d’un concilium sans éther. C’est continuum sans éther que j’avais écrit.

  1. Le lecteur français que ne rebute pas un appareil mathématique un peu ésotérique trouvera un excellent exposé analytique et technique de la question dans l’ouvrage de M. Jean Becquerel : Le principe de Relativité et la théorie de la Gravitation (Gauthier-Villars, éditeur).