Revue scientifique - A Propos de l’éruption des Antilles
La terrible catastrophe de la Martinique a provoqué une douleur et un deuil universels. Après le tribut de regrets émus accordé aux victimes et les secours distribués aux survivans, le moment est peut-être venu d’envisager dans son effrayante ampleur, non plus le désastre qui frappe l’humanité, mais le simple phénomène naturel, le cataclysme géologique. On voudrait en connaître les circonstances précises. Malheureusement, les documens nécessaires font défaut. On a seulement quelques relations très fragmentaires et très incomplètes, où l’on trouve plutôt le récit des impressions et des actes des auteurs que la narration objective des faits.
Nous ne possédons encore qu’un seul document parfaitement objectif et précis ; et il est, d’ailleurs, assez peu significatif. C’est un échantillon des cendres projetées par la Montagne Pelée. M. Michel Lévy les a analysées et il a rendu compte à l’Académie des Sciences des résultats de son examen. Cette cendre est une poussière extrêmement fine dont les grains varient de 1/20 de millimètre, limite de petitesse des objets visibles à l’œil nu, à 1/10 de millimètre. Leur composition chimique les classe parmi les andésites, les rhyolites et les basaltes, c’est-à-dire qu’on y trouve un mélange assez complet des minéraux neutres, acides et basiques qui entrent dans la constitution des diverses espèces de laves légères et lourdes. Si l’on admet que, dans la nappe en fusion d’où elles proviennent elles sont primitivement disposées par ordre de densité, il faudra en conclure que le volcan s’alimente à des niveaux très différens de la masse ignée souterraine. La cheminée qui aboutit au cratère est remplie de ce magma fluide, fortement brassé, sans doute, par un abondant dégagement de gaz et de vapeurs. La lave, soulevée à l’état de poussière liquide, se refroidit dans l’air, et retombe à l’état solide. En un mot, la cheminée du volcan fonctionne, à cet égard, comme un gigantesque pulvérisateur.
La Martinique est une île purement volcanique comme toutes celles, d’ailleurs, qui forment la bordure interne du bassin circulaire des Antilles. Elle s’est formée à partir du sol marin qui lui sert de socle, par une série ininterrompue d’éruptions qui se sont produites au début de la période géologique actuelle. C’est donc un volcan récent. On y reconnaît un groupement de six cratères. Le cratère principal est celui de la Montagne Pelée, qui s’élève à 1 350 mètres dans la partie Nord-Ouest.
Depuis la découverte et l’occupation de l’île jusqu’à l’année 1851, aucune éruption ne s’était produite, le volcan était considéré comme définitivement éteint. Ce n’est pas que la tranquillité régnât sur ce sol tourmenté. Tous les autres genres de cataclysmes, cyclones, ras de marée, secousses sismiques, n’ont cessé de fondre sur lui. L’île a été agitée par une multitude de tremblemens de terre. Celui de 1766 fut le plus terrible : il amena la destruction de 80 navires et fit périr plus de 500 personnes. Le tremblement de 1839 renversa la moitié des maisons à Fort-de-France, engloutit l’hôpital militaire et fit 400 victimes. Les cataclysmes moins graves sont innombrables. Mais jusqu’en 1851, le volcan de la Montagne Pelée était resté silencieux. Le 5 août 1851, pour la première fois, il entra en action. Contrairement à ce que l’on croit être la règle pour les éruptions qui se sont fait longtemps attendre, celle-ci n’eut aucune gravité. Elle couvrit seulement Saint-Pierre de cendres grisâtres. L’éruption actuelle est la seconde. Après une série de phénomènes préparatoires, le volcan commença à sortir de sa torpeur, le mercredi 23 avril à 9 heures du soir. Une forte détonation souterraine se fit entendre et des nuages d’une vapeur noirâtre surgirent du flanc occidental de la montagne. Un cratère s’était ouvert de ce côté, à 600 mètres d’altitude et livrait passage à des cendres, à des vapeurs, et à une sorte de coulée boueuse qui se déversait dans la mer en empruntant le lit d’une rivière de cette région, la rivière Blanche.
A dater de ce moment nous ne savons rien que nos lecteurs n’aient eux-mêmes appris au jour le jour par la presse quotidienne. Jusqu’au 8 mai, l’allure du phénomène éruptif resta parfaitement régulière. La commission technique réunie le 7 mai, au soir, dans l’hôtel de Tin-tendance, sous la présidence du gouverneur, en constatait le caractère régulier et inoffensif. « Tous les phénomènes produits jusqu’à ce jour n’ont rien d’anormal. Ils sont identiques aux faits observés dans toutes les autres éruptions. »
Le lendemain, à huit heures du matin, une trombe de gaz portée à une haute température, accompagnée de fragmens de pierres brûlantes, anéantissait Saint-Pierre et l’incendiait en un instant.
Toutes les circonstances de ce phénomène, inattendu et sans précédent, devront être éclaircies par la suite. En attendant que des renseignemens suffisamment précis nous soient parvenus, nous devons nous borner à examiner quelques-unes des questions générales qui sont impliquées dans l’éruption des Antilles.
Nous avons trop de confiance dans la tranquillité de la nature qui nous entoure. Notre globe est vieux : nous croyons qu’il est devenu sage : bien plus, certains pensent qu’il l’a toujours été. Si les colossales surrections des montagnes, les précipices des hautes falaises côtières, les cônes volcaniques partout répandus, les plissemens et les contorsions des assises rocheuses, les transports de blocs glaciaires, les charriages des nappes de recouvrement, ont pu nous faire croire à sa jeunesse orageuse, nous nous plaisons à croire que l’âge a refroidi ses ardeurs. « Le fil des opérations de la nature est rompu, » disait Cuvier. Le travail détritique de l’érosion rabote, aplanit, égalise lentement et méthodiquement les reliefs montagneux et en répartit les matériaux dans le fond des vallées : d’un ancien golfe Adriatique il fait, par exemple, la plaine fertile de la Lombardie. Les falaises s’écroulent, les volcans s’éteignent. Il nous semble vraiment que la nature s’apaise et qu’un repos perpétuel ait remplacé pour jamais les crises et les convulsions que nous croyons avoir existé dans le passé. — Que, dans une petite ile des Antilles, un volcan vienne à s’allumer, — et voilà que l’incurable anxiété de l’avenir s’installe dans nos âmes.
Va-t-il donc falloir rouvrir ce livre des révolutions du globe dont Cuvier pensait avoir écrit le dernier chapitre ? Allons-nous en revenir à l’opinion de Woodward convaincu que la formation du relief terrestre avait été une affaire de quelques jours ? Avec L. de Buch admettra-t-on comme possible qu’un volcan tel que le Vésuve se soit soulevé d’un seul coup ? Élie de Beaumont l’a dit expressément de l’Etna ; et Arago a plutôt atténué qu’exagéré cette assertion en déclarant que la célèbre montagne avait dû pousser en une nuit comme un champignon. Mais à ces « catastrophistes » avait succédé l’école des « actions lentes, » l’école quiétiste de Ch. Lyell, pour employer un mot de M. de Lapparent. Les agens les plus ordinaires et les causes les plus insignifiantes devenaient capables des plus grands effets. La répétition prolongée des actions en compensait la faiblesse. Gutta cavat lapidem. Avec le temps, rien n’est impossible à la goutte d’eau ; il ne faut que du temps au madrépore pour édifier un continent.
Aujourd’hui, l’opinion régnante en géologie paraît se tenir à égale distance de ces doctrines extrêmes. Les notions lentes et les actions brusques ont leur place dans l’économie de la nature, et, parmi ces dernières, il y en a deux qui sont incontestables : ce sont les tremblemens de terre et les éruptions volcaniques.
Ces manifestations puissantes du travail des forces souterraines restent quelquefois tout à fait localisées. Mais, le plus souvent, il n’en est pas ainsi. A la fin du XVIIIe siècle, le minéralogiste saxon Werner, l’un des fondateurs de la science géologique, — le créateur, tout au moins, de sa nomenclature, — regardait les éruptions volcaniques comme des phénomènes accidentels, sans importance, sans signification et sans généralité. Cela n’était vrai que pour la région limitée sur laquelle avaient porté ses études. Les voyages de Breslak en Hongrie et de Humboldt dans les régions équatoriales, bientôt suivis des observations de Boussingault, d’Abich, de Bunsen, de Ch. Sainte-Claire Deville et de Fouqué, modifièrent cette manière de voir. — Les volcans sont apparus comme des appareils très nombreux, dispersés sur toutes les latitudes, et dont le rôle, considérable dans le passé, l’est encore à l’époque actuelle. On en compte plus de 400 qui sont éteints ; il y en a, l’après M. Fuchs, 323 qui sont en action, — ou qui, du moins, ont donné lieu à des éruptions depuis moins de trois cents ans. On les trouve échelonnés depuis le pôle Nord jusqu’au pôle Sud, de la Terre de François-Joseph, dans les régions arctiques, jusqu’au voisinage du pôle antarctique où Ross a vu l’ « Erebus » et le « Terror » vomir leurs laves enflammées au milieu d’un cirque de glace. — A l’époque actuelle, les volcans actifs sont presque tous dans des îles ou sur le littoral de la mer. Cette distribution très remarquable n’est pas sans signification ; mais on l’a outrée. On a été conduit à admettre que l’eau de la mer jouait un rôle capital dans les éruptions volcaniques : et cette opinion, si universellement répandue, est probablement inexacte.
Nous venons de dire que, contrairement aux vues étroites de Werner, les volcans ne devaient pas être considérés comme des appareils isolés, sans lien les uns avec les autres. Cela est vrai, à la fois, de leur situation et de leur fonctionnement.
Au point de vue topographique ils sont groupés de manière à jalonner les bords des principales dépressions géographiques. Leurs alignemens marquent les limites naturelles des grands compartimens de l’écorce terrestre. L’océan Pacifique, par exemple, est en quelque sorte enclos dans une ceinture de volcans qui le borne avec plus de précision, aux yeux du géologue, que ne font ses rivages réels. C’est un immense cercle de feu qui commence à la presqu’île d’Alaska, avec des volcans hauts de 4 000 mètres, se continue le long de la côte orientale de l’Amérique, par les volcans de la Colombie anglaise, les cratères généralement au repos de l’Orégon et de la Californie ; se poursuit par la riche série éruptive du Mexique, par la suite des cratères de l’Amérique Centrale, les 16 pics éruptifs de l’Equateur, les 23 du Pérou, de la Bolivie et du Chili ; ces derniers allant, par la Terre de Feu et les Shetlands du Sud, rejoindre les cratères antarctiques l’Erebus et le Terror. La ligne remonte alors, jalonnée par les cônes fumans de la Nouvelle-Zélande, les Nouvelles-Hébrides, les îles de la Papouasie, par les 200 volcans des îles de la Sonde, des Philippines et des Moluques, dont 49 sont actifs ; par les solfatares de Formose, les 129 volcans du Japon dont 35 en pleine activité éruptive et parmi eux le colossal Fousiyama, — les 23 volcans des Kouriles, dont un tiers à peine est au repos, les 33 du Kamtchatka, les 34 des îles Aloutiennes. Cette sorte d’immense Cordillère volcanique enserre la fosse Pacifique avec une telle solidité que les limites de cet immense compartiment de l’écorce terrestre se sont montrées depuis une longue série d’époques géologiques d’une fixité presque absolue.
Nous n’avons pas le dessein de suivre en détail la répartition des volcans dans l’Atlantique, l’océan Indien, ou la Méditerranée. On trouvera tous les renseignemens que l’on peut souhaiter à cet égard dans les ouvrages, admirables de méthode et de richesse documentaire, de M. A. de Lapparent[1]. Bornons-nous à rappeler que, pour l’Atlantique, ce n’est point le long de ses bords que s’échelonnent les formations volcaniques, c’est dans la partie la plus profonde de son lit, le long d’une ligne qui en marque l’axe du nord au sud. Cette sorte d’épine dorsale atlantique a pour vertèbres les volcans de l’île Jan Mayen, de l’Islande, des Açores, des Canaries, du Cap-Vert, les monts Cameroun sur la côte de Guinée, l’île de Fernando-Po, et les pics éteints d’Ascension, de Sainte-Hélène et de Tristan da Cunha.
Quant aux volcans des Antilles, en dépit des apparences et bien qu’ils soient baignés par les eaux de l’Atlantique, ils n’appartiennent pas à son système. Ils font partie du système de la Méditerranée primitive. On nomme ainsi la vaste mer qui s’étendait transversalement d’un bord à l’autre du Pacifique, séparant l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie qui formaient un unique continent boréal, d’un autre bloc constitué par l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Australie. Cette vaste dépression, qui dessinait une ceinture transversale au globe terrestre, n’a pas conservé la fixité de la fosse Pacifique. Assez récemment, c’est-à-dire à partir de l’époque tertiaire, elle a subi des changemens qui l’ont décomposée en quatre compartimens : la mer des Antilles, la Méditerranée actuelle, le golfe Persique, et enfin la série des mers plus ou moins fermées qui s’étendent jusqu’aux îles de la Sonde et aux archipels polynésiens.
Si l’on continuait d’attacher à la direction rectiligne des alignemens volcaniques autant d’importance qu’on le faisait autrefois, il faudrait dire, avec Elie de Beaumont, qu’il existe pour ce système de la Méditerranée une ligne éruptive de premier ordre. Cet axe volcanique méditerranéen, parallèle à la chaîne des Alpes principales, commence à l’Himalaya, traverse les îlots de l’archipel grec, joint l’Etna au pic de Ténériffe, atteint la série des Antilles après avoir croisé précisément l’axe volcanique atlantique et vient mourir dans une série de cratères alignés de l’isthme américain. Que si, avec E. Suess et les géologues actuels, cette rectitude et ce parallélisme absolu des alignemens volcaniques (et des lignes de fracture qu’ils jalonnent) nous semblent un caractère moins rigoureux de leur classification, nous n’en devrons pas moins rattacher la série des volcans des Antilles à ceux du système méditerranéen.
C’est précisément ce qu’a vérifié une fois de plus l’éruption de la Martinique et de Saint-Vincent. Ce cataclysme, au lieu de se présenter isolément, a été précédé et suivi de perturbations très évidentes dans tout le système méditerranéen entendu à la façon, que nous venons de dire. Le 13 février, un tremblement de terre très violent se produisait dans la région du Caucase, et détruisait de fond en comble une ville populeuse, Chemacka, faisant périr plus de 3 000 personnes et en laissant 25 000 sans abri. — A l’autre extrémité de l’axe volcanique méditerranéen, dans le Guatemala un autre tremblement de terre, précurseur du cataclysme des Antilles, ruinait plusieurs villes importantes. Quezaltenango, la seconde capitale de l’État guatémalien éprouvait, dans la nuit du 18 avril dernier, des secousses violentes qui, en quelques instans, ont renversé des centaines de maisons. Le nombre des habitans qui ont péri est considérable. L’ébranlement sismique a persisté pendant une semaine au Guatemala et s’est étendu au Honduras, au Salvador et au Nicaragua.
Le 6 mai, le phénomène se manifestait en France et en Espagne. M. Kilian le notait à Grenoble ; un autre observateur le signalait à Floirac, près de Bordeaux. Des mesures précises ont permis d’en déterminer l’épicentre, c’est-à-dire de connaître le point de départ de l’ébranlement. M. Michel Lévy le place en pleine Méditerranée, un peu au sud de l’île de Minorque. Il s’est produit là, dans le sous-sol marin, quelque fracture dont l’ébranlement constaté n’est que la conséquence. Le maximum de violence a été atteint à Murcie, en Espagne. Ce n’est naturellement pas la première fois que l’on constate cette solidarité des manifestations volcaniques ou sismiques dans les Antilles et dans la région méditerranéenne, particulièrement dans la province de Murcie. Elle a été notée en 1819. Elle l’a été surtout en 1756, lors du grand tremblement de terre de Lisbonne : le 1er novembre 1756, quatre heures après ce cataclysme formidable, le contre-coup en était ressenti à la Trinité et à la Martinique.
La série des perturbations se continua, le 13 mai, au Mexique, par une recrudescence volcanique du Pico da Colima. Le lendemain, 14 mai, une secousse assez intense était observée dans la région pyrénéenne, à Oloron. Enfin, tout récemment, le 25 mai, une dépêche annonçait un tremblement assez violent à Temesvar, en Hongrie. C’est dans cette série d’accidens volcaniques et sismiques, dont la liaison et le caractère de généralité sont évidens, que s’intercale l’éruption de la Martinique et, plus au sud, dans la même série des petites Antilles, de l’île anglaise de Saint-Vincent des Barbades.
Les récens événemens justifient donc la solidarité géologique des divers compartimens de la Méditerranée primitive. D’ailleurs la mer actuelle des Antilles offre la plus grande analogie de structure et de composition sédimentaire avec la Méditerranée occidentale. C’est un bassin ovalaire. Il est séparé, au nord-ouest, du golfe du Mexique par la presqu’île du Yucatan et la grande île de Cuba : il est isolé vers l’est de l’Atlantique précisément par la triple ceinture des autres îles. L’isthme américain, depuis la pointe du Yukatan jusqu’à la Guyane, forme son rivage occidental et méridional ; l’arc circulaire des Antilles, son bord oriental.
Ces îles, comme l’avait déjà observé Léopold de Buch, et comme Suess l’a montré plus clairement encore, forment trois séries concentriques. La rangée la plus interne est exclusivement volcanique. Elle ne comprend pas autre chose que des volcans datant de l’époque géologique actuelle : Saint-Eustache, Saint-Christophe, Nevis, Montserrat, la partie ouest de la Guadeloupe (Basse-Terre), la Dominique, la Martinique, Saint-Vincent, les Grenadilles. Elles sont alignées sans interposition d’aucune autre formation qui ne serait pas volcanique. C’est là que se sont manifestées les éruptions récentes. — Autour de cette première zone, une autre, qui la renforça en arrière, comprend les Grandes Antilles, Cuba, Haïti, Porto-Rico, Saint-Barthélemy, ainsi que les régions occidentales de la Guadeloupe et de la Barbade, où n’existe aucun volcan, mais cependant de hautes montagnes. Enfin, tout à fait à l’extérieur, une dernière rangée circulaire de terres plates, nullement montagneuses, îles peu élevées : les Bahama, les Barbades, Anegada, rivages bas qui s’enfoncent lentement vers l’est dans les eaux atlantiques. Tout au contraire, dans la série intérieure, la paroi qui regarde vers le centre de la mer des Antilles y plonge brusquement : il y a là une chute rapide vers les grands fonds. Ceci revient à dire que la ceinture des Antilles avec ses trois zones rappelle singulièrement la structure de la chaîne de la Cordillère du côté opposé présentant sa pente douce vers l’orient et son versant abrupt vers le bassin qu’elle limite. Comme sur la Cordillère des Andes, les volcans sont alignés sur le versant abrupt qui correspond à une grande ligne de fracture. On en voit la raison. La déclivité brusque trahit une rupture de l’écorce : les fractures de l’écorce deviennent facilement des cheminées de volcans.
Nous venons de dire que le bassin des Antilles a la même structure que le bassin occidental de la Méditerranée. C’est essentiellement une formation de la même époque. Ils se sont constitués dans le même temps et par le même procédé, aux dépens de la Méditerranée primitive. La mer des Antilles s’en est séparée à l’époque tertiaire. Jusque-là cette vaste mer s’étendait sans interruption au sud d’un continent boréal qui fondait ensemble l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie. L’Atlantique septentrional n’existait pas à l’état de mer. C’était une terre ferme : peut-être l’Atlantide, la terre des Atlantes. Si cette légende d’un peuple conquérant, habitant au-delà des colonnes d’Hercule, qui nous a été conservée par Platon, a quelque fondement, on pourrait croire que c’est là qu’il faut en placer le séjour. Buffon, amené par l’identité des faunes mammalogiques à la conviction d’une jonction entre l’Europe et l’Amérique à l’aurore des temps actuels, a pu incliner à cette opinion. M. de Lapparent, qui l’a discutée avec infiniment de perspicacité, s’arrête à l’idée que la patrie de ce peuple riche et puissant était une terre, depuis lors effondrée, qui unissait l’île de Madère à la côte du Maroc.
Il nous faut maintenant revenir en arrière et nous demander comment s’est opéré ce démembrement de la grande Méditerranée primitive en ces bassins plus petits, tels que la mer des Antilles, que Suess appelle la Méditerranée Américaine, la Méditerranée occidentale, le golfe Persique, qui sont, en quelque sorte, la monnaie actuelle de la mer ancienne. A quoi est dû cet isolement ? Comment s’est-il opéré ?
La réponse est évidente. Il a eu pour cause des mouvemens orogéniques. Et, ce qu’il y a de remarquable c’est que ces mouvemens aient été à peu près contemporains. La saillie de certaines parties de la surface, l’affaissement de certaines autres ; voilà les causes directes du phénomène. Tandis que surgissait dans l’Europe méridionale tout l’encadrement curviligne de la Méditerranée, c’est-à-dire l’Apennin, la chaîne du nord de l’Afrique, et la Cordillère d’Andalousie, effondré vers l’intérieur et parsemé de volcans sur ce bord, — dans la région américaine s’élevait au même moment la chaîne toute semblable des Antilles, dont les sommets seuls dépassent le niveau des eaux. La solidarité de ces formations montagneuses entraîne la solidarité des accidens qui en affectent la base d’implantation, éruptions volcaniques et tremblemens de terre. A chaque reprise du travail orogénique, la base frémit, et il se produit les fissures qui conduisent la lave dans le soupirail des cratères. S’il y a donc des éruptions qui sont de simples accidens locaux ; s’il y a des secousses sismiques isolées qui, elles aussi, correspondent à des effondremens ou à des explosions très limitées, ce n’en est pas le plus grand nombre. Ce qui domine ces cataclysmes, c’est le principe entrevu par Élie de Beaumont, mais formulé et mis en lumière par l’un des maîtres, et peut-être le plus autorisé, de la science géologique de notre temps, le professeur E. Suess, de Vienne. « Les manifestations volcaniques sont les petits retentissemens externes d’un grand phénomène profond. »
Quel est ce phénomène qui s’accomplit dans les profondeurs, et auquel se rattache la fonction volcanique ? C’est, comme on vient de le voir, le travail orogénique. Le volcan en est la conséquence : il en est le signe ; il en est quelquefois aussi, dans une certaine mesure, l’artisan.
Quant aux causes et à la véritable nature du travail de la formation des montagnes, c’est le problème fondamental de la géologie de le découvrir. Ce n’est pas d’une façon incidente que l’on doit aborder une si vaste question. Contentons-nous de dire que ni les volcans, ni les montagnes en général, ne se forment par soulèvement, comme ont pu le croire Léopold de Buch, Humboldt et Élie de Beaumont. Ce n’est pas une poussée verticale qui ride l’écorce terrestre.
On sait, au contraire, d’expérience certaine, par l’observation des reliefs continentaux et des dépressions marines, que le profil que prend la surface terrestre est le même que prendrait une lame flexible dont, suivant la formule classique, les extrémités fortement encastrées seraient contraintes à se rapprocher par une compression latérale. Dans le travail de formation des montagnes, « l’écorce s’est toujours comportée comme si elle avait été soumise à de puissantes actions de refoulement latéral, telles que serait capable de les produire la rétraction due au refroidissement. » Il faut admettre, de plus, que ces actions se compliquent, dans certains cas, d’écroulemens, d’effondre-mens le long de cassures plus ou moins rectilignes. Ces fractures, ces écroulemens, à leur tour, causent les tremblemens de terre ; d’autre part, ils ouvrent aux matières fondues souterraines une issue vers le dehors, c’est-à-dire engendrent les éruptions volcaniques.
Le mouvement orogénique qui devait créer l’ossature de l’Eurasie commença dans les premiers temps de la période tertiaire par la surrection de la chaîne des Pyrénées. Plus tard il se généralisa. Une poussée colossale, plissant dans toute sa longueur le sol méditerranéen, fit surgir en même temps que la grande chaîne des Alpes les chaînes parallèles des Carpathes, des Balkans, des monts d’Andalousie, l’Atlas et l’Himalaya. Ces formidables plissemens firent émerger des eaux une immense étendue de terre. L’Adriatique, le golfe du Lion, la mer Tyrrhénienne, constituèrent une seule terre ferme avec le nord de l’Afrique. Cet état de choses ne devait pas durer. Pour amener l’Europe, en particulier, à sa configuration actuelle, il fallut que des tassemens ultérieurs, des effondremens successifs y ramenassent les eaux marines. Et, enfin, c’est seulement à l’aurore des temps actuels, c’est-à-dire au début de la période quaternaire, qu’un dernier effondrement contemporain de la présence de l’homme, et qui paraît avoir laissé un vague souvenir dans la mythologie grecque, donna naissance au bassin de la mer Egée.
Il faut noter avec insistance que cette région européenne si récente, si nouvelle dans la série des époques géologiques, ne paraît pas avoir acquis partout son équilibre définitif. Ses tremblemens de terre témoignent des fractures et des effondremens que continue de subir la croûte terrestre. Ses volcans révèlent l’existence de lignes faibles par lesquelles la surface est mise en rapport avec le magma des roches fondues sous-jacentes. Rien n’autorise à penser que l’état de choses actuel soit définitif. Suess et, avec lui, de Lapparent, trouvent, au contraire, vraisemblable que de nouveaux effondremens se produiront dans la même direction, vers l’est, aux dépens des régions qui constituent l’Asie Mineure. Et ceci ne se fera point sans de nouveaux cataclysmes, sans que des tremblemens de terre considérables résultent de ces dislocations et que des volcans éteints se réveillent de leur torpeur ou qu’il en naisse de nouveaux.
L’équilibre sans doute n’est pas non plus réalisé encore dans cette espèce de Méditerranée américaine qu’est maintenant la mer des Antilles. Des mouvemens orogéniques s’y continuent lentement. Il est probable que dans la profondeur de la fosse marine qui borne le versant occidental des Antilles, sous les sédimens plus ou moins épais qui s’y déposent, la rétraction due au refroidissement du globe continue à opérer des plissemens de la croûte terrestre.
De là les fractures et les glissemens qui se révèlent par les secousses sismiques et qui, rouvrant des cicatrices mal fermées, permettent au magma sous-jacent de s’épancher par de nouvelles éruptions volcaniques. Telle serait la cause des événemens de la Martinique.
Un mouvement orogénique n’est d’ailleurs jamais achevé. Ce n’est que par à peu près que nous pouvons dire qu’une chaîne de montagnes a un âge déterminé. On désigne par-là l’ère qui correspond à ses plus grands changemens ; mais on ne peut vouloir dire que la stabilité définitive soit atteinte. Si Élie de Beaumont, en 1833, a rendu un service éminent à la géologie en introduisant la notion de l’âge des soulèvemens montagneux, M. Marcel Bertrand lui en rend un autre en faisant remarquer que ce qu’on a pris pour l’âge d’une chaîne n’est que l’âge de ses derniers chaînons. C’est un être en évolution. Il faut, pour connaître celle-ci, tenir compte des efforts orogéniques antérieurs et peut-être aussi de ceux qui s’exerceront ultérieurement, les uns et les autres conservant le même sens et la même direction. C’est toujours sur les mêmes points faibles que se localise le travail d’écrasement latéral, particulièrement lorsque les chaînes sont immergées. Et c’est ce travail de plissement orogénique, c’est-à-dire de formation des montagnes, qui se traduit aux Antilles par le réveil des volcans et par les tremblemens de terre.
A. DASTRE.
- ↑ Voir en particulier la 4e édition de son Traité de Géologie, Masson, 1890, et aussi la face de la terre, de Ed. Suess, Armand Colin, 1897-1901.