Revue scientifique - 31 mai 1867

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Revue scientifique - 31 mai 1867
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 738-753).
REVUE SCIENTIFIQUE

I. Annuaire scientifique, publié par M. P.-P. Dehérain, sixième année, 1867. — II. La Science et les Savans en 1866, par M. Victor Meunier, 1867.

On ne saurait trop inviter les écrivains à ne traiter que les sujets qu’ils connaissent bien. Ce conseil est sans doute d’une application tout à fait générale ; mais nous l’appliquons spécialement à la rédaction des annuaires scientifiques. Au commencement de chaque année, quinze ou vingt volumes paraissent sous des titres divers pour mettre le public au courant des progrès qui ont été réalisés pendant l’année précédente dans les sciences et les arts industriels. Chacun de ces livres est rédigé d’ordinaire par un seul auteur. C’est le même écrivain qui aborde les matières les plus diverses, et il n’y a pas lieu de s’étonner, s’il ne réussit que médiocrement dans cette tâche encyclopédique. Il est de toute évidence que les vulgarisateurs, — c’est le mot consacré, — qui s’occupent de publier des annuaires scientifiques auraient grand intérêt à se réunir en groupes convenablement composés, et à pratiquer le principe de la division du travail. Les annuaires deviendraient moins nombreux, mais ils seraient meilleurs. Le public y gagnerait, et il est vraisemblable par conséquent que les auteurs n’y perdraient pas.

Il y a deux ans déjà[1], nous avons examiné en détail quelques-uns de ces livres que chaque année ramène ; nous avons essayé alors d’indiquer les défauts qu’ils présentent d’ordinaire et de marquer les qualités qu’on désirerait surtout y rencontrer. Nous ne reproduirons pas ici des appréciations générales auxquelles nous aurions fort peu de chose à ajouter. Nous voulons seulement parler de deux de ces publications ; ce sont celles qui, dès l’année 1865, nous avaient paru les mieux faites, à des titres divers, pour attirer l’attention des personnes qui s’intéressent au mouvement des sciences.

La première est l’Annuaire scientifique que M. Dehérain publie avec l’aide d’une quinzaine de collaborateurs. Voila un livre qui satisfait pleinement à la condition que nous indiquions tout à l’heure ; les rédacteurs en sont assez nombreux pour que chacun d’eux ne parle que de ce qu’il sait. Comme c’est là une condition essentielle, fondamentale, à laquelle aucune autre ne saurait être comparée, l’Annuaire de M. Dehérain à une supériorité incontestable sur tous les ouvrages analogues. Faut-il le dire pourtant ? mous aimerions à voir le nombre des rédacteurs un peu réduit, de telle sorte qu’il pût s’établir entre eux une entente sur la composition du livre. Les articles qui forment le volume de M. Dehérain sont fort instructifs pour la plupart, mais ils sont simplement juxtaposés et n’offrent point d’intérêt par l’ensemble. Une rédaction réduite à quatre, à cinq personnes pourrait se concerter, combiner ses travaux ; elle donnerait plus facilement à son œuvre ce je ne sais quoi qui constitue la vie. Sans doute ce n’est point chose aisée de rendre vivante une masse inerte de renseignement. Comment grouper les faits sans les fausser ? Comment leur donner un certain relief tout en s’attachant à les énoncer avec une scrupuleuse exactitude ? M. Dehérain a depuis plusieurs années adopté un procédé propre a rendre agréable et facile la lecture de son Annuaire : non-seulement il élague et rejette un grand nombre de faits d’importance secondaire, mais il renonce même à présenter dans chacun de ses volumes tous les problèmes importans que chaque année soulève ; il répartit les sujets principaux entre plusieurs années et concentre sur quelques points l’attention de ses lecteurs. Cette méthode à des avantages certains. Tout en continuant à l’appliquer, M. Dehérain introduirait à notre avis une utile amélioration dans ses prochains Annuaires, s’il adoptait le parti suivant. Nous voudrions qu’il y eût en tête de chaque volume une sorte d’avant-propos ou de discours préliminaire. On y dresserait à grands traits le bilan scientifique de l’année, on indiquerait pourquoi tels sujets sont traités et tels autres ajournés, on marquerait l’importance relative des différens problèmes et la portée des solutions proposées, on éclairerait les relations de plus en plus nombreuses qui s’établissent entre les diverses branches des sciences ; on signalerait au besoin les lacunes à combler et les points où peuvent se porter avec fruit les efforts des travailleurs. C’est à cette œuvre d’ensemble que pourraient utilement concourir les quatre ou cinq personnes à qui nous voulions tout à l’heure confier la rédaction de l’Annuaire scientifique. Il semblerait nécessaire qu’une seule plume fût chargée de ce tableau général ; mais elle s’inspirerait des vues de chacun des collaborateurs, et ne tirerait ses généralisations que d’opinions très certaines et de connaissances très sûres dans chaque science particulière.

Tout cela dit, et nos désirs exprimés pour l’avenir, prenons l’Annuaire de M. Dehérain tel qu’il nous le donne. Nous y trouvons un intéressant article sur la constitution physique des corps célestes, étudiée d’après leur lumière, par M. George Rayet, astronome de l’Observatoire — M. Élie Margollé rend compte des progrès que la météorologie a réalisés récemment. Ces progrès ne sont peut-être pas en rapport avec la prodigieuse quantité de renseignemens que l’Observatoire de Paris a accumulés depuis quelques années. On peut dire pourtant que la plupart des bourrasques qui viennent nous assaillir suivent un courant aérien dirigé de l’ouest à l’est, au-dessus du gulf-stream, et abordent ainsi l’Europe par sa côte occidentale. Ces bourrasques sont de véritables tourbillons : un centre de dépression barométrique se déplace avec une vitesse plus ou moins grande ; autour de ce centre, relativement tranquille, l’air se meut violemment en cercle. Ces faits résultent avec évidence des cartes synoptiques qui ont été publiées récemment…. faut-il dire par M. Marié-Davy ou par l’Observatoire ? On ne sait, car cette publication a donné lieu à de fâcheuses contestations. Aussi bien on accuse l’Observatoire de tenir un peu à cet égard la lumière sous le boisseau. A-t-il vraiment quelque lumière sous son boisseau, et se réserve-t-il de nous en éblouir un jour ? — M. Simonin, ingénieur des mines, traite la question de l’épuisement de la houille. Considérant l’ensemble des principaux pays carbonifères, les îles britanniques, la Belgique, l’Allemagne, la France, voire les États-Unis, il trouve que la production de la houille va en doublant tous les quinze ans, et il arrive à conclure que dans trois ou quatre siècles les houillères seront bien épuisées ou bien difficiles à exploiter. Il cherche donc dès maintenant comment on pourra remplacer ce combustible, qui doit manquer prochainement au genre humain. C’est à la chaleur solaire qu’il y a lieu de recourir en dernier ressort. C’est à la chaleur solaire, emmagasinée par le travail des siècles, que la houille doit le pouvoir de faire tourner nos machines. A défaut de houille, il s’agit d’emmagasiner par un procédé quelconque la chaleur du soleil. M. Simonin propose à cet effet un moyen nouveau, moins propre à entrer dans la pratique qu’à rendre sa pensée sous une forme saisissante. Exposez au soleil des boules d’argile réfractaire capables de s’échauffer jusqu’au rouge blanc sans se fondre ; dirigez sur elles les rayons solaires à l’aide d’un miroir réflecteur ; quand ces boules se seront saturées de chaleur, conservez-les dans des récipiens spéciaux, comme vous mettez la neige dans les glacières, vous aurez ainsi des réservoirs de chaleur, et il vous suffira, pour faire bouillir l’eau d’une chaudière, d’y jeter un certain nombre de vos boules caloriques. Les Russes, dit-on, usent de ce moyen pour élever à volonté la température de leurs bains. M. Simonin ne se pique pas d’ailleurs d’avoir indiqué un procédé usuel pour recueillir la chaleur solaire, et il nous semble en effet que le problème, s’il doit être résolu, le sera par des voies moins directes. La question peut se réduire à ces termes généraux : trouver des combinaisons chimiques qui se fassent aisément sous l’influence du soleil et qui puissent se défaire à un moment donné de façon à être converties en travail. Est-ce tout ? Oui, si l’on y ajoute les réserves nécessaires au sujet de ce que coûteraient les matières et les manipulations auxquelles il faudrait recourir.

La chimie tient une place importante dans l’Annuaire de M. Dehérain. Nous y trouvons un chapitre sur l’origine des pétroles. Comment se forment ces carbures d’hydrogène si inflammables que l’Amérique nous envoie en quantité considérable, et dont la consommation s’accroît chaque jour ? On a longtemps regardé les combinaisons de l’hydrogène et du carbone comme provenant de débris organiques décomposés au sein de la terre, telles sont les houilles, les anthracites, les lignites ; mais que dire des pétroles, qui semblent, dans beaucoup de cas, sortir de profondeurs où des végétaux n’ont jamais pu être emprisonnés ? Admettra-t-on que le carbone et l’hydrogène aient pu entrer directement en combinaison ? D’ordinaire deux matières combustibles ne se combinent point ainsi. M. Berthelot pourtant, dans une expérience mémorable qui date de plusieurs années, a montré, qu’on peut obtenir, l’union de l’hydrogène et du carbone en faisant passer un courant d’hydrogène sur deux cônes de charbon excités par une forte pile. On fabrique ainsi l’acétylène. Tel a été le point de départ d’une série d’études brillantes dans lesquelles M. Berthelot a pu reproduire directement une partie des carbures d’hydrogène que nous fournit la nature. Ces belles expériences servent à montrer comment les pétroles peuvent se former par des actions purement chimiques, sans qu’il soit nécessaire d’admettre une première condensation des matières carbonées faite sous l’influence de la végétation.

En regard de ce travail, nous devons mentionner une importante étude de M. Dehérain sur une question de physique végétale. L’auteur résume en quelques pages les recherches qu’il a poursuivies pendant plusieurs années sur la nutrition des végétaux, et qui ont fait l’objet d’un mémoire récemment couronné par l’Académie des sciences. Ce qui touche aux phénomènes de la vie a toujours excité au plus haut point la curiosité des savans et du public ; mais il semble que plus que jamais les problèmes de cette nature soient à l’ordre du jour. La physiologie poursuit son œuvre, expliquant par des lois naturelles un nombre de faits de plus en plus considérable, et gagnant incessamment du terrain sur le domaine réservé aux causes occultes. Les plantes ont besoin de principes minéraux pour se développer, et elles semblent exercer une sorte d’action élective sur les matières fixes quelles rencontrent dans le sol. Placez dans un même terrain du trèfle et du froment, le premier prendra de la chaux et de la potasse, le second, de la silice et des phosphates. Comment les végétaux font-ils de pareils choix ? Suivant quelles lois opèrent-ils le triage de leur nourriture ? Telle est la question que M. Dehérain a éclairée par de brillantes expériences.

Il a pris pour point de départ d’anciennes études de Graham sur la diffusion des matières salines. Si au fond d’une éprouvette remplie d’eau on dépose une solution concentrée d’un sel soluble, celui-ci finit par se répandre dans toute la masse liquide, absolument comme un gaz remplit tout l’espace qui s’offre à lui. Un pareil équilibre s’établit également à travers une cloison poreuse : si dans un verre plein d’une solution saline on place un vase poreux rempli d’eau, la solution se trouve bientôt au même titre dans les deux récipiens. On peut ajouter même que la diffusion d’un sel contenu dans l’un des deux vases n’est que faiblement gênée par la présence d’un sel différent dans l’autre compartiment. Ces données admises, supposons que nous placions deux sels dans le vase extérieur, et que par un artifice quelconque l’un de ces deux sels soit amené à l’état insoluble dès qu’il a pénétré dans le vase intérieur. Que va-t-il arriver ? Le sel soluble aura bientôt pris une position d’équilibre dans les deux compartimens. Il n’en sera pas de même de l’autre sel ; comme il est précipité dans le vase poreux et que l’eau de ce vase en est ainsi purgée, un nouvel afflux aura lieu pour rétablir l’équilibre, et, cette action se continuant, le second sel finira par se trouver à l’intérieur en quantité beaucoup plus grande qu’à l’extérieur. Ces expériences permettent d’expliquer comment s’accumulent dans les plantes ceux des principes minéraux qui forment avec les tissus végétaux des combinaisons fixes. Considérons une plante marine, un fucus plongé dans l’eau de mer. La pellicule qui recouvre le tissu de la plante peut être comparée à la paroi poreuse dont nous parlions tout à l’heure. Les sels contenus dans l’eau de mer se diffusent tous ensemble à travers cette pellicule. Les sulfates entrés dans le tissu de la plante s’y combinent, s’y solidifient, et se trouvent ainsi soustraits à la dissolution saline ; de nouvelles quantités de sulfates pénétreront donc dans l’eau qui gorge les tissus et viendront s’y accumuler. Les chlorures au contraire, qui ne forment pas combinaison dans la plante, cesseront d’y entrer quand ils s’y trouveront au même degré de concentration que dans l’eau de mer. Voilà pour les plantes marines. Si nous passons maintenant aux plantes terrestres, nous trouverons encore le même mécanisme. Nous allons voir le sol arable qui les entoure se comporter comme l’eau de mer qui entoure le fucus ; car c’est aussi une loi de Graham que la diffusion s’opère dans un milieu gélatineux comme dans l’eau pure. Un grain de froment germe ; l’amidon qu’il contient se transforme en dextrine, puis en cellulose. Cette cellulose a de l’affinité pour la silice et l’attire dans une combinaison insoluble ; le terrain ambiant enverra donc incessamment de la silice, tandis qu’il n’aura pas à fournir dans la même proportion les autres matières dont la sève n’aura point été appauvrie par une semblable raison.

On peut se faire, d’après ces indications sommaires, une idée de la méthode qu’a suivie M. Dehérain et dont il a tiré de précieux résultats. Elle consiste à reproduire artificiellement les conditions : de la nutrition végétale. S’agit-il, par exemple, d’expliquer comment on trouve accumulées dans les feuilles et dans les écorces certaines substances, comme le carbonate de chaux et la silice, qui n’y forment point de combinaisons, M. Dehérain, en découvre la raison dans l’expérience suivante. Il place dans un verre une dissolution de sel marin et de bicarbonate de chaux, puis il dispose sur les bords du vase une série de bandelettes de tulle qui plongent en partie dans le liquide. Les deux sels montent par capillarité dans les bandelettes, l’acide carbonique se dégage, et le carbonate de chaux, n’étant plus soluble, se dépose ; de là nouvel appel de cette matière. Il n’en est, pas de même du sel marin qui se trouve bientôt dans les bandelettes en solution plus concentrée que dans le vase lui-même. Ainsi l’eau du vase, au bout de six heures, a perdu 62 pour 100 de bicarbonate de chaux et 27 pour 100 seulement de sel marin. Cette expérience donne la représentation de ce qui se passe dans la plante. Le carbonate de chaux et la silice puisés dans le sol montent par diffusion jusqu’aux feuilles, où l’acide carbonique s’évapore. Or ces matières sont solubles dans l’eau carbonatée, mais insolubles dans l’eau pure. Elles se déposent donc quand le gaz s’est évaporé, et s’accumulent par la continuation de cet effet à l’exclusion des autres sels charriés par la sève. Tous ces faits sont présentés avec une grande netteté par M. Dehérain, et son exposé est des plus attachans. En s’y reportant, on pourra voir, par un exemple brillant, l’intérêt que donne à son sujet un écrivain qui le possède à fond, et qui, sur les matières qu’il traite, a beaucoup plus de connaissances qu’il n’en veut donner à ses lecteurs.

On éprouve le même sentiment en lisant dans ce même volume l’article que le docteur Marey consacre a marquer le rang que la physiologie occupe dans la science contemporaine. Le docteur Marey appartient à cette jeune école de physiologistes qui savent également faire d’ingénieuses recherches et les exposer sous une forme saisissante. Les cours du collège de France, les conférences de la Sorbonne, ont mis en relief son talent de professeur. Son nom s’attache d’ailleurs à des travaux importans et à une sorte d’évolution qui se produit dans les méthodes d’investigation de la physiologie. Si l’on cherche dans le passé comment la science a abordé l’étude des phénomènes vitaux, on reconnaîtra qu’elle s’est attachée dans l’origine à la forme des organes et qu’elle s’est efforcée d’en tirer des inductions sur leur usage probable. L’insuffisance de cette méthode fut bientôt reconnue ; on comprit qu’il fallait surprendre le jeu des organes, les étudier pendant leur fonction même, on en vint ainsi aux vivisections. C’est en ouvrant des animaux vivans qu’Harvey put vérifier ses idées sur la circulation du sang, que Magendie et Bell purent reconnaître les origines distinctes des nerfs sensitifs et des nerfs moteurs. C’est aux vivisections que M. Claude Bernard dut la plupart de ses découvertes. Toutefois ce procédé d’expérience n’est pas lui-même à l’abri de tout reproche. Il est cruel d’abord : Dieu sait combien de chiens et de lapins ont été torturés pour telle ou telle recherche. En second lieu, il laisse planer dans beaucoup de cas une certaine défiance sur les résultats auxquels il conduit. Est-on toujours sûr de pouvoir appliquer à l’animal sain les conclusions qu’a fournies l’examen d’un animal blessé ? Et puis c’est l’homme qu’il importe surtout de connaître ; or la vivisection ne peut pas l’atteindre directement. Pour toutes ces raisons, un mouvement se manifeste dans les procédés de recherche physiologique ; au règne du scalpel et des mutilations succède celui d’instrumens délicats appropriés à des études plus exactes et applicables directement au corps humain. M. Marey peut prétendre, pour une bonne part, à l’honneur d’avoir inauguré ces recherches en France ; il leur a, dans tous les cas, donné une vive impulsion. Ce sont les mouvemens vitaux, que M. Marey s’attache à examiner et à suivre dans leurs détails les plus déliés. La vie en somme, c’est le mouvement ; l’immobilité absolue est le signe de la mort. Rien n’est immobile dans l’organisme vivant. Nous ne parlons pas seulement des mouvemens respiratoires, des battemens du cœur et des artères, de la circulation du sang dans les organes ; mais les tissus glandulaires et les conduits des glandes, l’intestin, le foie, la rate, les reins, tout se resserre ou s’étend constamment. Ces mouvemens affectent en chaque point et dans chaque cas des formes spéciales, et ce sont leurs particularités, infiniment compliquées que les physiologistes étudient maintenant avec succès à l’aide d’appareils enregistreurs d’une exquise sensibilité. Des pointes mobiles, guidées par les organes humains eux-mêmes, inscrivent sur le papier toutes les circonstances, les phases, les dimensions des mouvemens vitaux. Ainsi commence à se former un réseau d’indications dont la science a déjà tiré d’utiles enseignemens, bien qu’il soit à peine ébauché. Helmholtz avait appliqué la méthode graphique à des recherches sur la contraction musculaire et sur la vitesse de transmission, des phénomènes nerveux ; M. Marey a repris les essais du physiologiste allemand. Les battemens de cœur, les mouvemens respiratoires, lui ont fourni d’ailleurs d’intéressans objets d’étude. L’ensemble de ces travaux inaugure, nous nous plaisons à le répéter, une sorte d’évolution dans les études biologiques, et ouvre aux explorateurs un champ nouveau.

Nous sommes loin d’avoir épuisé les sujets sur lesquels nous renseigne l’Annuaire scientifique de M. Dehérain. Ce livre ne pouvait manquer de contenir un article sur l’établissement du télégraphe anglo-américain, et, un autre sur les armes à feu portatives. Le câble transatlantique et le fusil à aiguille, tels sont, dans les sciences appliquées, les deux principaux sujets d’étude que nous présente l’année 1866. L’œuvre de paix et l’œuvre de guerre ! C’est une de ces antithèses où éclate quelquefois l’ironie des choses. On prétend du reste qu’à force de perfectionner leurs engins de destruction les hommes en viendront à se battre moins souvent. Il y paraît depuis quelque temps !

Nous trouvons encore dans le livre de M. Dehérain des notices sur les savans qui sont morts pendant l’année 1866. Bour, Goldschmidt, Verdet, tels sont les trois noms principaux qui figurent dans cette revue nécrologique. — Edmond Bour est mort à la fleur de l’âge ; il n’avait pas trente-quatre ans. Il a su cependant, dans sa rapide carrière, se placer au premier rang des géomètres. Il a renouvelé l’enseignement de la mécanique. On s’occupe actuellement de publier le cours qu’il a professé à l’école polytechnique depuis l’année 1861 jusqu’à sa mort. Cette publication posthume ne peut manquer d’étendre le renom d’un savant dont les brillantes facultés n’avaient pu jusqu’ici être appréciées que dans un milieu restreint. — Hermann Goldschmidt jouissait au contraire d’un renom populaire. C’était un volontaire de l’astronomie. Peintre d’histoire, il se mit un jour à observer le ciel à l’aide d’une simple longue-vue installée dans le modeste atelier qu’il occupait. En quelques années, de 1852 à 1863, cette pauvre lorgnette enrichit la science de quatorze planètes. Huit fois lauréat de l’Institut, Goldschmidt refusa toujours de s’attacher aux observatoires officiels, et poursuivit seul, avec des ressources plus que médiocres, l’heureuse série de ses recherches. Il est mort retiré à Fontainebleau, où il partageait ses derniers loisirs entre la peinture et les observations astronomiques. — Emile Verdet, comme Bour, est mort jeune ; il était né en 1824. Il a exercé une haute influence sur le développement des sciences physiques. L’optique mathématique lui doit d’importantes recherches ; il a fécondé les beaux travaux de Fresnel. C’était surtout un professeur admirable. Esprit clair et élégant, il savait rendre abordables à ses auditeurs les questions les plus délicates de la physique. Une grande part lui revient, le public ne saurait l’oublier, dans le mouvement scientifique qu’a produit la thermo-dynamique régénérée. L’enseignement de Verdet se retrouvera du reste, au moins en partie, dans une vaste publication que préparent en ce moment sa famille et ses anciens élèves. Ce sera un véritable monument élevé à sa mémoire. On y trouvera, au milieu, de travaux inachevés, des parties complètement terminées, comme les Leçons d’optique et les Leçons sur la théorie mécanique de la chaleur.

Les indications que nous avons pu donner ne permettent guère d’apprécier la variété et la valeur des renseignemens contenus dans le volume de M. Dehérain. Le style en est généralement simple et ferme, comme il convient à un livre de cette nature. Cependant nous trouvons çà et là, chez quelques-uns des collaborateurs de M. Dehérain, je ne sais quelle affectation de langage qu’il serait utile de combattre. Nous ouvrons, par exemple, un chapitre relatif aux inondations ; on y décrit le régime des différens fleuves de la France, et nous lisons : « Enfant sauvage des glaciers, le Rhône n’a pas les longueurs décevantes et perfides des rivières tout à fait françaises… Ainsi que la Seine, il rencontre sur sa route le barrage d’une grande ville à laquelle il a livré plus d’un assaut de concert avec la Saône, sa trop fidèle auxiliaire. » Sans doute nous comprenons ce qu’on veut dire, mais vraiment ces choses-là sont dites en termes trop galans. Point de figures, s’il vous plaît, point d’ornemens. Que M. Dehérain, si quelques-uns de ses collaborateurs veulent parer leur prose, leur rappelle ce passage d’un conte célèbre : « Il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. — Oui, dit le Saturnien, la nature est comme un parterre dont les fleurs… — Ah ! dit l’autre, laissez là votre parterre. — Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes dont les parures… — Et qu’ai-je à faire de vos brunes ? dit l’autre. — Elle est comme une galerie de peintures dont les traits… — Eh ! non, dit le voyageur, encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons ? — Pour vous plaire, répondit le secrétaire. — Je ne veux point qu’on me plaise, répondit le voyageur, je veux qu’on m’instruise. »

Si l’on cherche un écrivain scientifique dont le style soit vivant, alerte, incisif, il faut s’adresser à M. Victor Meunier. Nous trouvons dans son livre, la Science et les savons en 1866, les qualités et, s’il faut le dire aussi, les défauts que nous avions trouvés dans ses œuvres précédentes. M. Meunier semble être avant tout un polémiste ; il est armé en guerre, il attaque et il se défend, il s’exprime avec passion, et sa verve échauffe tous les sujets qu’il touche. Par ces indications mêmes, on doit voir quel est le revers de la médaille, quels sont les côtés par où M. Meunier donne prise à la critique. La chaleur de la discussion l’entraîne souvent au-delà du but ; il a des partis-pris, des animosités personnelles. Les questions de personnes se trouvent placées au premier plan dans son livre ; elles l’animent sans doute, mais elles y tiennent une trop grande place et rendent bien étroit l’espace réservé aux véritables données de la science.

Nous ne pouvions manquer de faire ce reproche à M. Meunier. Le voilà fait, c’est une affaire bien entendue, et notre conscience est ainsi en repos ; mais ce devoir rempli, quel plaisir de suivre M. Meunier dans sa lutte incessante contre ceux qu’il appelle les savans « officiels, » et qu’il accuse de détenir « en fief » chacun une région de la science ! L’Académie des sciences a toujours sa grande part dans les objurgations de M. Meunier. « Que nous apprend, dit-il par exemple, tel travail (présenté à l’Académie par un de ses membres) ? Qu’une expérience est préparée. Il vaudra donc ce que vaudra l’expérience ; jusque-là rien à dire. J’aurais attendu patiemment, et l’auteur du mémoire lui-même ne l’eût pas publié, si les savans n’avaient pris l’habitude d’entretenir le public de leurs travaux avant de les avoir achevés, et de nous débiter leurs découvertes miette à miette, comme elles leur viennent. » Hélas ! oui, et encore quand il s’agit de savans il n’y a que demi-mal ; mais le pire est que les ignorans emploient le même procédé. Voici maintenant des reproches plus graves. ; il est vrai qu’il ne s’agit plus de notre Académie, mais de celle de Pékin, qui est bien loin et dont on peut tout dire. « Ce qui est exclusivement chinois, c’est le sans-façon avec lequel l’académie de ce singulier pays distribue les fonds dont elle est dépositaire. L’intrigue, la camaraderie et le népotisme en disposent. C’est la proie des parens, des familiers et des flatteurs, une prime offerte à quiconque épouse les préjugés et les rancunes de l’académie. C’est pour ses membres le moyen de rétribuer sans bourse délier les services de leurs collaborateurs, de leurs aides, voire des constructeurs qu’ils emploient. »

Par ce dernier trait, M. Meunier explique une décision académique, due sans doute à d’autres motifs que ceux qu’il indique, mais qui n’a pas laissé de surprendre assez vivement les gens compétens. M. Meunier du reste ne s’explique pas à demi sur ce sujet, et il met sa pensée dans tout son jour : « Le Fils du ciel (Thian-tseu) avait offert une somme considérable, plusieurs milliers de liang, à celui qui ferait quelque grande découverte dans les sciences physiques. Un appareil servant à produire l’électricité, appareil qui n’est, à ce qu’il paraît, ni notre pile, ni notre machine à plateau (les détails manquent), fut seul jugé digne de cette récompense exceptionnelle. Toutes les parties de cet appareil avaient été inventées, par divers physiciens ; un habile constructeur, combinant ces élémens, sans d’ailleurs y rien ajouter, en avait fait une machine usuelle. Qui a eu le prix, croyez-vous ? Les inventeurs ? Non. Vous pensez qu’au moins on l’a partagé entre les savans et le praticien ? Erreur ! Le prix a été décerné au fabricant, envers qui les membres de la commission avaient contracté de vieilles dettes de reconnaissance qui se sont trouvées acquittées. » Il s’agit toujours, bien entendu, nous n’avons pas besoin de le répéter, des mandarins de Pékin. Même remarque pour l’anecdote qui suit : « Il y a dans la capitale du Céleste-Empire un vieux lettré, journaliste sans abonnés, médecin sans clientèle, mais chinois dans l’âme, une potiche animée. C’est le Benjamin de l’académie. Elle lui décerne un prix tous les ans. Un triomphe aussi régulier est sans autre exemple dans les fastes de la science chinoise. Ce lauréat à vie n’a cependant rien découvert, rien inventé ; rien, pas même l’art d’enguirlander l’académie, mais comme il l’a perfectionné ! » Suit le détail des procédés habiles par lequel cet enfant gâté de la science chinoise sait mériter chaque année un prix académique sans rien produire, alors que deux grands chimistes (Laurent et Ghérardt) n’en ont obtenu qu’un seul à eux deux, et encore après leur mort. Ce qui est certain, c’est que si M. Meunier obtient à son tour des couronnes académiques, — et il n’y a pas lieu d’en désespérer, car il est de ceux qui produisent des travaux originaux, — l’art d’enguirlander les mandarins n’entrera pour rien dans ses succès. Il ne tarit pas quand il s’agit de rappeler les maladresses ou les bévues qui peuvent être reprochées à de doctes assemblées ou à des savans « officiels. » Écoutez cette série de réminiscences que lui inspirent les doutes malencontreux émis par un académicien (de Paris cette fois) au sujet de la durée probable du câble transatlantique. « Il y a lieu de croire qu’il en sera de la condamnation portée par M. Babinet[2] comme il en a été des condamnations portées par un autre membre de l’Académie contre la télégraphie en général,… par les physiciens du commencement de ce siècle contre la locomotive, par un ministre français contre les chemins de fer, par la Société royale de Londres contre le paratonnerre et la vaccine, par l’ancienne académie de chirurgie contre la greffe animale, par l’ancienne Académie des Sciences contre la vulcanicité de l’Auvergne, par l’académie actuelle contre les bateaux à vapeur, par les hygiénistes du temps de Parmentier contre la pomme de terre, par les zoologistes d’hier contre la génération alternante, par ceux d’avant-hier contre la génération des marsupiaux, par Swammerdam contre les découvertes de Graaf, mort de chagrin à trente-deux ans, par Lavoisier contre les aérolithes, par Réaumur contre l’animalité des zoophytes, par l’école de Cuvier contre l’antiquité géologique de l’homme, par M. Milne-Edwards contre les travaux micrographiques d’Ehrenberg, par M. Valenciennes contre toute tentative d’acclimatation et de domestication, par le tribunal du saint-office contre le mouvement propre de la terre, par la précieuse académie de Salamanque contre la sphéricité du globe,… etc. »

Si M. Meunier attaque volontiers les puissances établies, les « grands feudataires » de la science, son patronage est acquis aux faibles, aux opprimés, à ceux que cette féodalité tient en servage. Il aime à mettre en lumière l’existence de ces travailleurs qui, après avoir rendu à la science des services importans, meurent à la peine sans avoir obtenu une récompense proportionnée à leurs efforts. Naguère il nous parlait de Laurent et de Ghérardt, dont on retrouve la trace féconde dans le développement des études chimiques, et qui se sont usés tous deux dans des positions plus que médiocres. Naguère encore il nous parlait de Gratiolet : celui-là du moins a touché le seuil de la terre promise ; suppléant de Blainville au Muséum d’histoire naturelle, suppléant de Duvernoy au Collège de France, maintenu pendant de longues années dans un rang inférieur, il venait enfin d’entrer en possession de la faveur publique, quand il est mort, fatigué, épuisé, à cinquante ans. Aujourd’hui M. Meunier appelle notre attention sur une existence beaucoup plus modeste et dont le simple récit laisse une impression presque lamentable. Il s’agit de Jean-Thiébaud Silbermann, mort dans le courant de l’année 1865. Silbermann était ce bon, cet honnête et dévoué conservateur des collections des Arts et Métiers que tous les inventeurs ont connu, que tous les chercheurs ont consulté, et dont les conseils ont toujours été à la disposition de quiconque en a eu besoin. Venu à Paris dans sa jeunesse avec une très solide instruction, les circonstances l’attachèrent à la fortune de M. Pouillet. Il fut pendant la plus grande partie de sa vie le préparateur, l’aide de ce physicien, dans des cours de lycées d’abord, puis à la Faculté des sciences, et enfin au conservatoire des Arts et Métiers. Dans ces humbles fonctions, il rendit des services que sa modestie ne sut jamais faire valoir. Dès l’année 1839, il avait entrevu le principe de la galvanoplastie. Il a inventé pour les cabinets de physique et pour les expériences de laboratoire un grand nombre d’appareils ingénieux ; le plus connu de ces instrumens est l’héliostat, qui permet d’imprimer, aux rayons du soleil, malgré le mouvement de cet astre, une direction constante. Le conservatoire des Arts et Métiers doit beaucoup à ce travailleur infatigable ; il y a formé nombre de galeries, il a reconstitué la plupart des autres. Les recherches qu’il a faites de concert avec M. Favre sur la chaleur des combinaisons chimiques ont une très grande valeur scientifique, et il en est de même de ses observations sur la vitesse de l’électricité. Après une longue vie remplie de travaux, après avoir contribué « sans gloire » à plus d’une grande découverte, après avoir même attaché son nom à des recherches importantes, il est mort laissant à sa veuve et à ses enfans une pension de 146 francs. Qu’on ne vienne plus parler à M. Meunier de ces savans officiels, bien pourvus de places et d’honneurs, dont il est dit dans les rapports académiques qu’ils « sacrifient leur vie à la science. » Si messieurs tels et tels se sacrifient au bien public, qu’a donc fait ce travailleur persévérant, ingénieux, qui, après toute une vie d’utiles et loyaux services,. laisse de pareilles ressources à sa famille !

Nous avons signalé le penchant qui porte M. Meunier à la polémique. Cependant il n’est pas toujours en guerre. Son livre renferme de précieux renseignemens sur les sciences naturelles. Nous pouvons mentionner spécialement des chapitres relatifs à la voix des poissons, ou du moins, aux bruits que produisent certains organes chez quelques poissons, — à la génération des marsupiaux, — à divers exemples de greffe animale, — aux invasions de sauterelles ou de criquets voyageurs, — à certains cas obscurs de fécondation végétale. Nous devons surtout mentionner quelques pages, écrites sur la pêche des baleines à l’occasion d’un livre de M. le docteur Thiercelin. La pêche de la baleine est en décadence dans nos ports, et M, Thiercelin estime que cet état de choses est dû en partie à l’imperfection des engins dont se servent les baleiniers ; il leur propose en conséquence un nouveau système d’attaque. Au moment où nous perfectionnons si fort les moyens de tuer les hommes, c’est bien le moins que nous améliorions un peu les armes destinées à tuer les baleines.

Jusqu’ici, la méthode usitée pour attaquer les gros cétacés est des plus primitives et des plus dangereuses. Une pirogue vient se placer à quelques métrés de l’animal, et lui lance un harpon qui pénètre dans les chairs ; mais ce n’est là qu’une opération préliminaire, une manière d’accoster l’ennemi ; on tient le cétacé au bout d’une ligne, il faut alors lui faire à la lance dix, vingt blessures avant de le vaincre. On conçoit les difficultés et les périls d’une pareille manœuvre. L’animal plonge quelquefois à une grande profondeur, entraînant la corde qui le retient prisonnier, ou bien il fuit rapidement, emportant la pirogue qui passe comme une flèche à travers les lames. Le cachalot, plus brave que la baleine, se retourne parfois contre les assaillans et saisit l’embarcation dans ses mâchoires gigantesques. Les Américains ont depuis plusieurs années, introduit dans la pêche des cétacés un procédé nouveau ; ils ont remplacé la lance par un projectile explosif qu’ils envoient à l’aide d’un fusil. Toutefois les blessures qu’ils font ainsi sont encore trop faibles pour tuer rapidement l’animal, et la proie s’échappe, si elle n’est pas tenue par une ligne ; le procédé américain ne dispense donc pas de la première attaque par le harpon. M. Thiercelin s’est attaché à rendre pratique une idée déjà ancienne. Il empoisonne la baleine. Il lui lance à l’aide d’une arme à feu un projectile contenant une substance toxique. L’animal étant tué promptement, l’amarrage est désormais inutile et l’attaque peut se pratiquer de loin. C’est ce qu’a pu constater le bâtiment le Gustave dans une campagne qu’il a faite avec les engins nouveaux, et dont M. Thiercelin a rendu compte dans le Journal d’un Baleinier. À ces récits de pêche, M. Meunier mêle de jolis détails sur les mœurs des cétacés. A côté des tableaux de combat se trouvent des esquisses de vie domestique, celle-ci par exemple. « C’est dans les baies que les baleines mettent bas. Avant qu’elles n’y entrent, les mâles viennent y faire une tournée ; ils passent une sorte d’inspection, vont, viennent, puis disparaissent. Quelques jours après, les femelles arrivent, cherchent un haut fond de sable, un bon nid. Le petit, à peine né, nage autour de sa mère. Celle-ci, pour lui donner le sein, se place sur le côté de manière que le mamelon affleure l’eau. »

La question qui tient la plus grande place dans les préoccupations et dans le livre de M. Meunier, c’est la génération spontanée. Nous en dirons quelques mots pour terminer cet examen des deux annuaires scientifiques sur lesquels nous voulions appeler l’attention de nos lecteurs. Ici nous retrouvons M. Meunier, dans toute l’ardeur de son tempérament militant, il défend avec une extrême vivacité la cause de l’hétérogénie, et il a ouvert un combat à outrance contre M. Pasteur. Il ne se borne point du reste à une discussion théorique ; il poursuit lui-même des expériences pour battre en brèche les travaux du grand chef des panspermistes. On ne peut que l’en louer. C’est avec un juste orgueil qu’il présente à l’Académie le résultat de ses recherches, poursuivies à l’aide des minces ressources d’un homme étranger aux laboratoires officiels, à l’aide des moyens insuffisans dont dispose « un physicien en chambre. » Il faut regretter toutefois le ton acrimonieux qu’il apporte dans cette controverse. Un mémoire qu’il a lu le 22 janvier de l’année dernière au sein de l’Académie y a soulevé une véritable tempête, et ce n’est qu’au milieu d’un orage toujours croissant que le lecteur a pu parvenir au bout de son manuscrit. Si l’assemblée ne lui a pas retiré la parole, c’est qu’il pouvait arguer du droit de défense, et que M. Pasteur, lui aussi, avait employé précédemment à l’égard de son adversaire un langage peu mesuré. Il est temps que de part et d’autre on renonce à d’amères récriminations. Aussi bien les résultats qu’on présente au public soit dans le camp des panspermistes, soit dans le camp opposé, n’offrent rien de bien concluant, et il semble que la modestie convienne également aux deux partis. Les hétérogénistes enferment dans des ballons des liquides putrescibles ; ils prennent de minutieuses, précautions pour les préserver de ces germes « ultra-microscopiques » qui sont répandus dans l’atmosphère ; au bout de quelque temps, des êtres organisés apparaissent dans les ballons. — Soit, répondent M. Pasteur et ses partisans, cela prouve seulement que vous avez pris contre l’entrée des germes des précautions insuffisantes. — Voyons donc, demandent les hétérogénistes, les précautions qu’il faut prendre. — Là-dessus M. Pasteur exhibe à son tour des récipiens préservés de tous germes par les moyens de son choix, et il montre que les liquides en sont stériles. — Ils le seraient à moins, ripostent ses adversaires ; par vos procédés, par le feu, l’eau et l’huile bouillante, l’air calciné, la séquestration, le vide de la machine pneumatique, vous avez détruit soigneusement toutes les conditions dans lesquelles la vie a l’habitude de se manifester. — La controverse se traîne depuis longtemps entre ces argumens ; elle n’a guère avancé depuis Needham et Spallanzani.

Les derniers incidens académiques relatifs à la génération spontanée ont été soulevés par le docteur Donné, recteur de l’académie de Montpellier ! En 1863 et 1864, M. Donné, ennemi déclaré de l’hétérogénie, avait présenté à l’Académie des recherches sur l’altération spontanée des œufs. Il avait expérimenté d’abord sur des œufs frais, non fécondés, pendant la saison chaude. La coquille des uns était entière ; les autres avaient été percés au sommet d’une ouverture assez grande pour donner passage au petit doigt. Au bout de huit jours environ, des moisissures s’étaient développées dans ceux-ci sur la membrane qui recouvre le blanc. Les œufs entiers au contraire, après des semaines et des mois, n’offraient absolument rien de vivant. C’était donc que la coquille entière, en empêchant l’introduction des germes, s’opposait à toute manifestation de la vie. Dans une autre série d’essais, M. Donné avait examiné des œufs fécondés, couvés pendant un temps plus ou moins long, puis abandonnés à la décomposition. Il avait trouvé des résultats qui confirmaient ceux de ses premières recherches. Les œufs avec un embryon de huit jours, de quinze jours, de trois semaines, se décomposaient sans donner naissance à aucun être organisé tant que la coquille n’avait pas été ouverte. Ainsi rien de vivant tant que la substance intérieure n’avait pas été mise en communication avec le réservoir atmosphérique où pullulent les germes. M. Pasteur avait accueilli avec faveur les mémoires de M. Donné, tout à fait conformes à ses propres idées ; mais voici que M. Donné a eu des scrupules au sujet de ses premiers résultats, et qu’il envoie à l’Académie (au mois d’août de l’année dernière) des conclusions tout à fait contraires à celles qu’il avait d’abord formulées. Il passe brusquement dans le camp de l’hétérogénie. Cette fois ce n’est plus M. Pasteur, c’est M. Robin qui présente le mémoire. L’auteur indique comment des doutes lui sont venus sur la validité de ses conclusions antérieures. Dans des œufs dont la coquille est intacte, il n’y a qu’une petite quantité d’air ; cet air ne circule pas, il s’altère ; l’oxygène entre dans des combinaisons nouvelles quand l’œuf se putréfie, et le milieu devient par conséquent impropre à la vie. Une pareille expérience ne fournit aucune conclusion légitime contre la génération spontanée. M. Donné cherchera donc à renouveler l’air dans ses œufs tout en les préservant des germes atmosphériques. M. Pasteur lui a enseigné qu’en tamisant l’air à travers des tampons de coton cardé on peut le dépouiller de tous les corps qu’il tient en suspension. M. Donné lave des œufs avec soin, les essuie et les enveloppe aussitôt d’une épaisse couche de coton cardé sortant d’une étuve à 150 degrés. Cette garniture étant bien placée autour de l’œuf, un stylet fin, préalablement rougi au feu afin de détruire les germes qui pourraient y adhérer, est introduit obliquement sous le coton, et le sommet de l’œuf est percé d’un trou. L’air peut ainsi se renouveler dans la coquille. Au bout d’un mois, plus tôt même, les œufs renferment des moisissures. On juge si M. Meunier triomphe en énonçant ce résultat. Il a tort pourtant, car la panspermie n’a pas grand effort à faire pour opposer son éternel argument aux nouveaux travaux de M. Donné. M. Pasteur ne manque pas de critiquer les dispositions expérimentales adoptées par son ancien auxiliaire. « Les causes d’erreurs, dit-il, sont multiples. Je n’en signalerai qu’une. Du coton sort d’une étuve à 150 degrés, et il est appliqué sur l’œuf ; mais quand l’opérateur l’applique et le colle à la surface de l’œuf, toute la manipulation est faite à la température ordinaire et au libre contact de l’air. Les poussières en suspension dans cet air, celles de la surface de l’œuf, celles de la surface des mains de l’opérateur, qui les éloigne ? quelle précaution est prise pour supprimer la vitalité des germes qu’elles peuvent renfermer ? »

Plus récemment, M. Donné a présenté de nouveau à l’Académie, par l’entremise de M. Robin, le résultat d’expériences un peu différentes dans la forme. Il prend encore des œufs et pratique un petit trou dans l’écaille pour laisser échapper une partie du contenu ; il place dans un vase les œufs ainsi préparés, les cale avec des morceaux de marbre concassé et les noie dans un bain d’eau bouillante. Un pareil bain doit détruire tous les germes. M. Pasteur a précédemment déclaré qu’une température de 75 degrés suffit à cet effet. Cependant au bout de quelque temps les œufs de M. Donné fourmillent de moisissures et d’animalcules. A ces nouveaux essais M. Pasteur oppose les mêmes objections qu’aux précédens : si des êtres vivans se produisent, c’est que des germes ont été introduits pendant la manipulation et que la température réalisée dans l’expérience n’a pas été suffisante pour les détruire.

En somme, ni les partisans ni les adversaires de la génération spontanée n’ont obtenu les résultats décisifs sur lesquels ils comptaient. Les panspermistes, cela n’est pas douteux, ont pour eux la majorité des savans et du public ; mais leurs contradicteurs, compensant par leur ardeur l’infériorité du nombre, n’ont pas été délogés des positions qu’ils occupent. Il semble probable d’ailleurs qu’on abandonnera bientôt cette forme d’expérimentation à laquelle se rapportent les travaux dont nous parlions tout à l’heure. On est là sur un terrain épuisé, et il n’y a point d’espoir qu’on y trouve les solutions absolues qu’on paraît chercher de part et d’autre. Cette controverse ambitieuse et bruyante qui s’agite depuis plusieurs années a eu du moins pour résultat de nous fournir un grand nombre de données intéressantes sur les mœurs des animaux et des plantes microscopiques. On n’a pas tranché le nœud gordien ; mais à côté de la question principale on a obtenu de véritables succès. On a mis en lumière certaines manifestations élémentaires de la vie qui éclairent d’un jour tout nouveau les sciences biologiques. Ces cristaux singuliers qui se doublent d’une cellule et qui présentent ainsi une sorte de soudure entre le monde inorganique et le monde organisé, — ces plantes cryptogames qui émettent pour se féconder de véritables petits animaux, de telle sorte qu’elles nous montrent à une époque de leur développement une fusion merveilleuse des deux règnes organiques, — ces recherches embryogéniques qui nous font entrevoir dans les phases successives de l’embryon les formes généalogiques des différentes espèces, tant d’autres recherches du même ordre, tant d’autres révélations piquantes dues à la micrographie peuvent fournir des matériaux de premier choix aux annuaires scientifiques de l’an prochain.


EDGAR SAVENEY.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1865.
  2. Un accident récemment arrivé au télégraphe transatlantique n’a pas eu pour effet d’interrompre la communication électrique, entre les deux continens. Les lecteurs de la Revue se rappellent sans doute que le Great-Eastern, après avoir posé avec succès un conducteur sous-marin en 1866, eut encore le bonheur de retrouver le câble immergé l’année précédente, et d’établir ainsi une seconde communication entre l’Irlande et. Terre-Neuve. La compagnie anglo-américaine avait donc un double câble à sa disposition. Celui qui a été posé en 1866 est rompu depuis quelques jours ; mais le câble de 1865 est en bon état et continue à fonctionner. Il est d’ailleurs à peu près certain que l’accident survenu à l’un de ces deux conducteurs sera aisément réparé. Les expériences faites dans les bureaux télégraphiques indiquent que la rupture a eu lieu à 5 ou 6 kilomètres de la côte de Terre-Neuve, par des fonds où il sera facile d’atteindre le câble endommagé. Cette estimation est confirmée d’ailleurs par ce que l’on connaît de la cause de l’accident. A l’époque où il s’est produit, une énorme banquise, descendant des mers arctiques, est venue s’échouer près de Terre-Neuve. Peu à peu allégée par la fusion de la glace, elle a repris la mer au bout de quatre jours ; mais son passage a, selon toute probabilité, rompu l’un des câbles.