Revue scientifique - À propos de Boxe

Charles Nordmann
Revue scientifique - À propos de Boxe
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 452-462).
REVUE SCIENTIFIQUE

A PROPOS DE BOXE

Il est, dans notre pâle existence, de certaines heures si savoureuses pour le philosophe qu’il ne saurait ne pas s’abandonner à leur étrange et populaire saveur. Aussi, au lieu de leur parler, à l’accoutumée, des chocs minuscules des atomes et des électrons ou des entrechoquements gigantesques des étoiles, — ces atomes de l’infini, — mes lecteurs me pardonneront, j’en suis sûr, si je les entretiens aujourd’hui de ces chocs, de ces entrechoquements qui mettent aux prises les masses protoplasmiques des pugilistes, et pourquoi le match Carpentier-Dempsey a fait éclater le goût violent des foules humaines.

Ce faisant je m’éloignerai moins qu’on ne pourrait croire de ma matière habituelle qui est de science. Car d’abord, s’il n’est, comme l’a dit Bacon, de science que du général, fut-il jamais rien de plus général que la curiosité et l’intérêt suscités dans le monde entier par la rencontre de ces deux boxeurs ? À côté, les problèmes les plus aigus de la politique se sont soudain recroquevillés jusqu’à presque disparaître des préoccupations communes. C’est là un fait, un phénomène dont on peut s’affliger, ou qu’on peut admirer selon sa disposition d’esprit, mais qu’on ne saurait ignorer. A ce titre aussi, la chose est un peu du ressort de la science, dont le premier objet est d’observer les phénomènes naturels et d’en rechercher les causes et les effets. Mais le pugilat sportif, la boxe, pour employer le mot des Anglais, est digne d’appeler l’attention non seulement des psychologues, mais aussi, comme nous verrons, des physiologistes, et avant tout des hommes d’État et des hygiénistes, de ceux que préoccupent l’avenir physique et la santé de la race. Enfin personne ne contestera que la « sensation » causée d’un bout à l’autre de la terre par ce combat unique ne soit de nature à faire jaillir les réflexions dans l’esprit du philosophe, et à caresser agréablement l’épi derme mental des ironistes, qui, réfugiés sur la haute tour d’ivoire d’un craintif orgueil, regardent du point de vue de Sinus les petites agitations terraquées. Par où l’on voit qu’il n’est pas jusqu’à l’astronome qui ne doive être ému par le match Carpentier-Dempsey.

D’où est venu l’extraordinaire intérêt suscité dans toute l’humanité en général, dans tout le public français en particulier, par cet événement ? Est-il, comme le disent les pessimistes, les grincheux et quelques idéalistes assurément bien intentionnés, l’indice d’une dégénérescence barbare de l’humanité ? Est-il au contraire, comme le disent, de l’autre côté de la barricade, les apologistes du pugilat, le signe d’un perfectionnement nouveau de l’espèce humaine et auquel l’avenir et la grandeur de la nation française sont attachés ? C’est ce que je voudrais m’efforcer d’examiner brièvement avec cette impartialité que suggère le haut conseil spinosiste : Nil admirari, nil indignari, sed inlelligere ; c’est ce que je voudrais étudier un peu ici, en me gardant également des dénigrements du préjugé mal informé et des enthousiasmes simplistes.

La boxe, nous dit Littré en son dictionnaire, est « une sorte de pugilat anglais. » C’est un peu court comme définition. En outre ce n’est pas historiquement tout à fait exact. Il est vrai que le pugilat sportif (pugilat, étymologiquement, veut dire combat à coups de poings) a, dans le monde moderne, pris son essor en Angleterre, surtout à partir du XVIIIe siècle ; mais bien auparavant nos voisins britanniques pratiquaient et aimaient ce sport, puisque, dans je ne sais plus quelle pièce de Shakspeare, on voit le héros gagner le cœur et la main d’une jeune princesse pour avoir fait habilement le coup de poing en sa présence. En réalité la boxe n’est pas plus née en Angleterre que l’art dans l’Italie du XVe siècle… si j’ose faire cette assimilation dont je supplie qu’on ne s’effarouche pas. La vérité est qu’elle était très pratiquée et hautement honorée dans l’antiquité gréco-latine, et que l’avènement moderne de la boxe en Angleterre n’a été lui aussi qu’une Renaissance.

Parmi les exercices gymniques où les jeunes Grecs et les athlètes luttaient de force et d’adresse aux Jeux Olympiques, le pugilat occupait une place importante. La boxe s’appelait Pugmachia, mais c’était déjà la boxe. Les pugilistes s’enduisaient d’huile et combattaient jusqu’à la mise hors de combat de l’un d’eux, dans des reprises séparées par des intervalles de repos et dont les conditions et conventions paraissent n’avoir pas été extrêmement différentes de celles des combats modernes. Leurs poings étaient revêtus du ceste, sorte de gant formé de lanières de cuir entrelacées.

Postérieurement à la belle époque de l’hellénisme, on surajouta à cette sorte de gantelet formé de courroies, des anneaux métalliques et même de petites masses de plomb qui rendaient singulièrement plus graves les blessures causées par le ceste. Nous verrons tout à l’heure comment la boxe anglaise a humanisé le gant de boxe, de manière à rendre parfaitement anodins et sans danger les coups portés.

On pourrait remonter mythologiquement jusqu’aux origines divines de la boxe. Apollon, par exemple, recevait à Delphes des sacrifices comme boxeur, ayant, dit-on, combattu dans le pugilat contre Ares. Mais ces renseignements ne sont pas très certains.

Les premiers, et en tous cas les plus illustres titres de noblesse de la boxe, on les trouve dans Homère. L’Iliade nous narre avec précision le pugilat qui figura au nombre des jeux funèbres donnés en l’honneur de Patrocle :

« Et Nestor debout dit au milieu des Argiens : « Atréides, et vous Akhaïens aux belles knémides, j’appelle pour disputer ces prix deux hommes vigoureux à se frapper de leurs poings levés. Que tous les Akhaïens le sachent, celui à qui Apollon donnera la victoire conduira dans sa tente cette mule patiente et le vaincu emportera cette coupe ronde. » Il parla ainsi et aussitôt un homme vigoureux et grand se leva, Epéios fils de Panopeus, habile au combat du poing. Il saisit la mule laborieuse et dit :

— Qu’il vienne celui qui veut emporter cette coupe, car je ne pense pas qu’aucun des Akhaïens puisse emmener cette mule m’ayant vaincu par le poing, car en cela je me glorifie de l’emporter sur tous... Je briserai le corps de mon adversaire et je romprai ses os. Que ses amis s’assemblent ici en grand nombre pour l’emporter quand il sera tombé sous mes mains.

« Il parla ainsi et tous restèrent muets. Et le seul Euryalos se leva, homme illustre, fils du roi Mekisteus Talionide qui, autrefois, alla dans Thébé aux funérailles d’Oidipous et qui l’emporta sur tous les Kadméiones. Et l’illustre Tydéide s’empressait autour d’Euryalos, l’animant de ses paroles car il lui souhaitait la victoire. Et il lui mit d’abord une ceinture et il l’arma de courroies faites du cuir d’un bœuf sauvage.

« Puis les deux combattants s’avancèrent au milieu de l’enceinte. Et tous deux levant à la fois leurs mains vigoureuses, se frappèrent à la fois en mêlant leurs poings lourds. Et on entendait le bruit des mâchoires frappées ; et la sueur coulait chaude de tous leurs membres. Mais le divin Epéios se ruant en avant frappa de tous les côtés la face d’Euryalos qui ne put résister plus longtemps et dont les membres défaillirent. De même que le poisson qui est jeté par le souffle furieux de Boréas dans les algues du bord et que l’eau noire ressaisit, de même Euryalos frappé bondit [1]. Mais le magnanime Epéios le releva lui-même, et ses chers compagnons l’entourant l’emmenèrent à travers l’assemblée, les pieds traînants, vomissant un sang épais, et la tête penchée. Et ils l’emmenaient ainsi en le soutenant, et ils emportèrent aussi la coupe ronde. »

Ainsi parle Homère, traduit par Leconte de Lisle. Remplacez ce style par celui, — peut-être moins éclatant, — des agences télégraphiques de presse. Transposez la scène à quelques dix mille kilomètres de l’Hellade vers l’Ouest, et à quelques dizaines de siècles plus avant dans le temps. Substituez Dempsey, champion du monde, à Epéios qui se glorifie de l’emporter sur tous, et qui défie qu’on lui dérobe son titre ; substituez pareillement Georges Carpentier à l’illustre Euryalos, et imaginez que l’illustre Tydéide qui s’empresse autour de lui et l’anime de ses paroles s’appelle Descamps. Pour le surplus ne changez rien à l’homérique tableau.

Assimilez encore, ce qui est facile, la fanfare verbale et préliminaire d’Epéios [2] aux discours pleins de préalable assurance dont Dempsey inonda les oreilles complaisantes des reporters. Remplacez la mule patiente par quelque 300 000 dollars, mettez dans la coupe ronde 200 000 desdits. N’aurez-vous pas l’image exacte de ce qui s’est passé le 2 juillet 1921 à New-Jersey « U. S. A.) dans ce « nouveau monde » qui n’est, à cet égard, qu’une exacte réédition de l’antique ? La réflexion finale du bonhomme Homère : « et ils emportèrent aussi la coupe ronde, » n’est pas moins actuelle que tout le reste du tableau, et elle est pleine de je ne sais quelle fine et philosophique ironie. Après tout, être frappé jusqu’à ce que « les membres défaillirent, » ou, comme on dit aujourd’hui « être mis knock-out, » n’est pas si effrayant et si désastreux que les âmes trop sensibles pourraient l’imaginer, puisque finalement les amis du vaincu « emportent aussi la coupe ronde. »

Après Homère, Virgile « j’en passe et de moins bons ; . Qui n’a lu dans l’Enéide l’admirable description du combat de boxe qui mit aux prises, en présence d’Enée, Entelle et Darès et dont un taureau fut le prix ? Cette page contient une foule de détails techniques de combat qu’on croirait modernes et notamment la description exacte des cestes « aux sept cuirs épais se repliant sept fois sur eux-mêmes. »

Puisque Homère et Virgile les célèbrent ainsi avec une grave exactitude, puisque toute l’antiquité les cultivait, quel laudator temporis acti osera prétendre encore que les combats de boxe sont des inventions modernes et dégénérescentes, indignes d’une civilisation qui se réclame de la beauté antique ?

La vérité, si paradoxale qu’elle puisse apparaître aux non initiés, est que la boxe est peut-être en un sens un retour à cette culture classique dont tant de gens se réclament avec raison. La culture physique n’est pas moins précieuse que la culture intellectuelle. Les anciens ne les séparaient pas. Ils honoraient les athlètes ; ou plutôt leurs « intellectuels » s’honoraient d’être aussi des athlètes. Eschyle fut vainqueur aux Jeux Olympiques, comme beaucoup de grands penseurs de l’Hellade. Ils pensaient, ils savaient, ces Grecs anciens, ces modèles éternels de toute beauté et de toute sagesse, que l’athlétisme, le « sport » comme on dit aujourd’hui, à condition d’être une fin et non un moyen, d’être pratiqué modérément et non exclusivement, est le meilleur créateur d’une belle santé physique, sans laquelle il n’est point de belle santé morale. Ils savaient que nos pensées les plus subtiles prennent naissance dans des organes dont la vigueur commande la leur.

Je n’irai point jusqu’à dire, comme je ne sais plus quel journaliste sportif, que les Grecs du siècle de Thémistocle pensaient toujours à l’adage : Mens sana in corpore sano. Cet adage latin est, en effet, quelque peu postérieur à la belle époque grecque. Mais, avec ou sans anachronisme, cette pensée, quelque forme qu’on lui donne, n’a pas cessé d’être vraie.

Les Anglais, en un sens, en restituant à l’athlétisme sous toutes ses formes une vogue qui, heureusement, est en passe de se répandre chez nous, ont donc été les vrais continuateurs de l’antiquité, et ils ont mérité de la culture classique. Lord Byron le savait bien, qui pratiquait assidûment lui-même l’art de la boxe. Et c’est une joie pour beaucoup de bons esprits de voir se diffuser chez nous le goût de ce sport, qui a maintenant ses organisations, ses journaux même, comme la Boxe et les Boxeurs, fondée par M. Léon Sée, sportsman dont les muscles sont surmontés d’un cerveau.

C’est le goût des Anglais pour l’athlétisme, qui fait que chez eux la longévité est bien supérieure à la nôtre (en dépit d’un climat médiocre) et qui fait que la plupart des Anglais, et même des intellectuels anglais ont et gardent jusqu’à la mort une allure, une structure athlétique et souple. « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! » est une des plus charmantes absurdités qu’ait jamais proféré un poète. Car l’ivresse d’une belle santé, d’une riche et noble pensée, d’une énergie sereine, lucide et forte ne fleurira guère dans un vase ébréché, fragile et qui sent le moisi.

Mais, me dira-t-on, en quoi les spectacles pugilistiques peuvent-ils améliorer la santé générale d’une nation ? Ils le peuvent. A Paris, chaque semaine, à la salle Wagram, au Cirque de Paris ont lieu des combats de boxe, ainsi qu’on fait sur une échelle bien plus large encore dans les pays anglo-saxons. Les milliers de jeunes gens qui suivent passionnément ces séances et auxquels se mêlent de plus en plus des hommes du monde, des écrivains, des savants, ne sont-ils pas mieux là que dans les cabarets ou autres lieux douteux où ils échoueraient inévitablement sans cela ?

Certes à cet égard, la boxe ne vaut pas certaines autres formes de l’athlétisme comme la course à pied, qui ajoute à ces avantages musculaires tous ceux que procure le grand air. Qu’importe ? La boxe de combat, comme tous les spectacles sportifs, crée une émulation, un « goût » de l’exercice gymnique, en vertu de cet instinct d’imitation qui est dans tous les hommes. Et voilà pourquoi il est bon qu’en boxe, comme dans tous les sports, il y ait un petit nombre de professionnels dont l’exemple stimule et suscite les amateurs. Amateur de boxe, tout le monde peut l’être. Quelque demi-heure d’entraînement consacrée chaque jour chez soi ou dans un gymnase à ce sport par chacun de nous rendra, — et sans aucun danger, — plus belle sa santé, sa résistance physique et morale, plus harmonieuses, et plus souples sa musculature et sa démarche. Par elle, comme par toute autre gymnastique analogue pratiquée quelques minutes chaque jour, chacun de nous est assuré de mourir jeune... je veux dire de garder jusqu’à la fin un corps jeune, même s’il meurt à un âge avancé.

Ce qui contribue aussi au prestige de la boxe, c’est qu’elle permet à celui qui la pratique, même très peu, de savoir se défendre efficacement. On n’a pas toujours affaire à des gentlemen dans les heurts de notre société mêlée. Je sais bien que les voies de fait ne sont pas un signe de civilisation très relevée. Mais nous venons d’assister pendant cinq ans à une série de voies de fait internationales qui ont coûté la vie à des millions d’hommes et qui prouvent que le règne des arguments frappants sur cette planétule n’a pas encore tout à fait pris fin.

Ce qui a lieu entre nations peut avoir lieu entre individus : on peut avoir affaire de telle sorte à une brute qu’à moins de pratiquer la théorie du « trop fier pour se battre, » théorie un peu démodée, on soit amené à la corriger. Cela, la pratique modérée de la boxe le permet. On n’a point idée de la supériorité qu’a contre le plus terrible assommeur de bœufs un homme fluet qui a « mis les gants » ne fût-ce qu’une dizaine de fois. Ainsi à cet égard la boxe apparaît finalement comme un moyen de corriger les injustices corporelles, comme l’arme des faibles, la défense contre la brutalité. Car il suffit d’avoir fréquenté tant soit peu les hommes qui ont vraiment la pratique de la boxe, — comme de l’escrime d’ailleurs, — pour savoir qu’il n’y a pas moins batailleurs que ces hommes ; c’est qu’ils savent exactement ce qu’ils risquent et qu’il y a toujours une grosse part d’inconnu en tout cela.

Ceci contribue déjà à nous faire comprendre en partie le succès inouï de ce sport. Il y a d’autres raisons encore. Si grâce à Homère et à Virgile nous pouvons espérer que la boxe ne doit plus compter les lettrés parmi ses méprisants ennemis, il est certain que les artistes ne peuvent que l’aimer, car nous lui devons quelques-uns des plus beaux chefs-d’œuvre humains. Il n’est point de sport qui, mieux que celui-là (car toute la musculature y participe), contribue à former des athlètes harmonieux chez qui la force et la souple et fine élégance soient exactement équilibrées, sans que l’une l’emporte trop sur l’autre comme il arrive chez les lutteurs par exemple, ou, de l’autre côté de la barricade, chez les coureurs. Et on a beau dédaigner mystiquement la matière, « guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère, » la beauté plastique, révérée de la Grèce à son apogée plaira toujours aux amants de l’art. D’autant qu’en somme cette beauté-là n’a jamais été exclusive de la beauté morale, ni de la beauté intellectuelle. Enfin quel artiste ne bénira la boxe puisque c’est à elle que nous devons les admirables modèles de pugilistes dont les plus grands statuaires de la Grèce ont orné des voies fameuses et notamment le chemin qui conduisait ! du Métroüm au Stade ? Les chefs-d’œuvre qui nous restent de Myron, de Polyclète, de Lysippe, ces géniales et harmonieuses silhouettes de pugilistes, c’est à la boxe que nous les devons

Si les combats de boxe plaisent tant au public, c’est pour tout cela ; c’est aussi pour ceci : Rien ici-bas ne donne au même degré, et avec aussi peu de cruauté réelle, les émotions du jeu, celles de la bataille, celles du drame. La plupart de ceux qui dénigrent la boxe ignorent que ses règles en font un jeu tout à fait et réellement inoffensif. Les poings des boxeurs sont garnis de gants volumineux qui les rendent incapables d’atteindre les seuls points vraiment sensibles du visage : les globes oculaires. En outre, les règles de la boxe interdisent de frapper au-dessous de la ceinture, de sorte que les viscères abdominaux ne peuvent être touchés et que le poing ne peut frapper que sur la cage thoracique, les bras et la boite crânienne, tous endroits où ils ne peuvent faire que des ecchymoses sans danger. Il arrive qu’un nez saigne, qu’une lèvre soit fendue ; il arrive même qu’une dent soit cassée, et même un nez. Rien dans tout cela de vraiment grave, si bien que les accidents sérieux ou même mortels sont moins nombreux dans les combats de boxe que dans maint autre sport comme le foot-ball. En dépit de cette sécurité, — et même à cause d’elle, car elle permet au boxeur de porter ses coups sans ménagement puisque sans danger, à l’encontre de ce qui se passerait dans des assauts de jiu-jitsu, ou de boxe française (boxe avec coups de pieds), — l’assaut de boxe anglaise donne une impression de combativité vraiment extraordinaire et émouvante. Ce qui intensifie encore cette impression, c’est cette fin de combat dramatique si bien décrite par Homère, cette chute par « knock-out » comme on dit dans l’argot anglo-sportif qu’il faut bien employer, puisque l’usage est le souverain du langage, cet anéantissement du vaincu qui le laisse étendu au sol sans sentiment et avec toutes les apparences de la mort ou de l’agonie.

Ces apparences effrayantes cachent le phénomène le plus inoffensif qui soit. On sait que lorsque le boxeur est resté au sol plus de dix secondes, — ainsi qu’il arriva à Carpentier le 2 juillet, — il est déclaré vaincu. Il arrive que cet anéantissement dure 20 ou même 30 secondes ; mais aussitôt après le boxeur mis knock-out se retrouve aussi vaillant et guilleret qu’avant le coup, et complètement indemne. Il y a là un phénomène physiologique bien curieux. L’état semi-syncopal du knock-out est une sorte de choc cérébral, produit généralement par un coup de poing appliqué d’une certaine façon et de côté à la pointe du menton. Le professeur Gley, l’éminent physiologiste, nous en a donné l’explication suivante, tout en se défendant d’être, un spécialiste de la boxe (et nous lui rendons bien volontiers cette justice) et même de la considérer comme absolument indispensable au progrès de l’esprit humain.

Les raisons de ce phénomène qui fait, — si j’ose employer cette image, — de la pointe du menton le talon d’Achille des boxeurs ? Il semble qu’un choc latéral au menton, par l’intermédiaire des branches montantes de la mâchoire, se propage directement dans la partie de la boîte crânienne placée devant l’oreille. Or, à cet endroit, les os de la base du crâne sont creusés de cavités qui amplifient les vibrations exactement comme fait la boîte d’un violon. De plus, cette région est voisine de l’oreille interne dont le liquide est ébranlé par ces vibrations et qui préside comme on sait à l’équilibre de l’homme debout. Or on sait que des vertiges allant jusqu’à la chute avec perte de connaissance sont causés dans certaines maladies par un déséquilibre de l’oreille interne. C’est ce qui se produit dans le knock-out, avec perte momentanée de la conscience et impossibilité de se tenir debout. De là ces expressions : « envoyer au pays des rêves, » « endormir, » qu’à propos du knock-out de Carpentier on a lu si souvent dans la presse il y a quelques jours.

N’est-il pas vrai que la boxe est une chose bien intéressante, même pour les physiologistes ? Et n’est-il pas vrai aussi que c’est une science utile, celle qui, d’un petit coup très léger mais appliqué savamment, permet à un homme fluet d’étendre à ses pieds sans connaissance pour quelques instants, et sans d’ailleurs lui faire le moindre mal, la brute la plus puissante ?... A moins que très exceptionnellement, — c’est bien rare, mais ce fut le cas de Dempsey et cela explique son succès, ses succès, — le coup de poing fatidique, si exactement appliqué qu’il soit, ne se heurte à une mâchoire réfractaire, à une oreille interne qu’aucun choc n’ébranle. C’est ce que dans l’argot de la boxe, — dans cet argot qui est en passe de devenir populaire, et que l’Académie quelque jour devra peut-être admettre aux honneurs de sa séance, — on appelle « encaisser. »

Une autre cause encore explique l’engouement stupéfiant, la surexcitation du public pour les combats de boxe. C’est du théâtre, c’est le spectacle d’un conflit ! Pourtant il n’est guère de pièce de théâtre qui puisse attirer 90 000 spectateurs frénétiques et agiter à distance des millions d’autres hommes, comme fit le match du 2 juillet. C’est peut-être que l’éducation littéraire du grand public n’est pas encore faite. C’est peut-être aussi que les chefs-d’œuvre au théâtre sont rares, et que d’ailleurs on sait avant le lever du rideau que la pièce est déjà faite ne varietur, tandis que dans la boxe tout est imprévu même des acteurs, et que la pièce se fait dans le même moment qu’elle se joue. On ne peut voir une pièce de théâtre qu’une seule fois pour la première fois : tout combat de boxe est une pièce qui est toujours une première.

On a dit que la défaite de Carpentier n’est pas un deuil national et n’assure pas définitivement ni même provisoirement à la jeune Amérique l’hégémonie sur la vieille Europe. Certes. Mais ce qui assure cette hégémonie ce sont les puissances matérielles, c’est avant tout l’argent. Où sont les balances qui permettront de mesurer si la valeur intrinsèque de celui-ci est supérieure ou non à celle d’un avantage sportif ? C’est un fait certain, — qu’on le déplore ou non, — que la victoire naguère de Carpentier sur le champion anglais Becket a fait autant, sinon plus, pour notre prestige en Grande-Bretagne, que maintes palabres cousues solennellement de fil diplomatique.

Pour en être sûr, il suffit d’avoir pénétré dans quelques familles anglaises — si haut placées soient-elles ; — il suffit même d’avoir été vingt-quatre heures à Londres et d’y avoir vu, aux devantures, la photographie de Carpentier voisinant, à égalité, avec celle du prince de Galles. Il ne faut point mépriser quiconque a été, par quelque moyen que ce soit, le bon ambassadeur du nom français. Quand nous habituerons-nous à considérer les choses et les peuples tels qu’ils sont, et non tels qu’ils devraient être ?

Carpentier a connu toutes les ivresses de la gloire. Il a possédé et il possède encore ce signe si rare de la vraie renommée : être appelé dans le public par son prénom sans plus. On dit « Georges, » comme on disait l’autre siècle « Jean-Jacques. » Mais il a trop d’esprit — car il a une réelle vivacité et bien française — pour ne pas saisir qu’un coup de poing, si adroit et si fort qu’il soit, rencontre quelque jour un coup de poing plus fort encore, ou simplement une mâchoire résistante ce qui revient au même. Il sait aussi que le plus fort coup de poing de la terre ne vaut pas le coup de pied asséné par un quadrupède, comme celui de la mule dont Alphonse Daudet nous a si gentiment conté l’histoire, et qu’il n’est point de mâchoire humaine qui vaille par la résistance celle dont Samson fit belliqueux usage.

Il sait aussi qu’un revolver manié par un bambin aura toujours raison de l’athlète le plus résolu, et que par conséquent c’est le cerveau qui, toujours et en fin de compte, règle, non seulement les choses de la pensée mais celles de la force brutale. Son honneur et son mérite et la cause de tous ses succès passés, sont précisément d’avoir mis dans le noble art de la boxe tout ce qu’il peut enfermer d’intelligence, de pensée vive et française. Ce n’est pas peu et cela suffit à justifier la popularité du jeune boxeur.

Telles étaient les réflexions qui m’assaillaient l’autre soir tandis que sur Paris, dans la limpidité calme d’un soir d’or, les avions annonciateurs laissaient tomber sur la foule grouillante des rues, les fusées blanches précisant l’issue du combat ; tandis que hurlaient les sirènes, que flamblaient les feux de bengale ; tandis que du haut des balcons des journaux les speakers, armés de porte-voix gigantesques, annonçaient les péripéties tant attendues, à la foule sur qui pesait le lourd silence de la désillusion. C’était beau, un peu enfantin et un peu triste.

Mais enfin la France n’est pas perdue pour si peu. Ce résultat ne suffit même pas à prouver la supériorité de la race américaine. Sinon, retournant l’argument, on pourrait, du fait que Jack Johnson fut naguère et longtemps le champion de boxe incontesté, conclure à la supériorité de la race nègre : et, de cette conclusion, nos amis américains seraient marris. Il est des raisonnements qu’il ne faut point dégainer hors de propos, car ils sont à double tranchant. Sur le ring international d’ailleurs, la France a gagné quelques championnats qui comptent aussi, et nos amis américains, — si féconds pourtant en grands hommes, — n’ont pas trouvé meilleur champion que Pasteur en bactériologie, Bizet en musique, Claude-Bernard en physiologie, Lamarck en zoologie, Henri Poincaré en mécanique céleste, Racine ou Baudelaire en poésie, Descartes en géométrie, Lavoisier en chimie, ou Foch dans ce pugilat collectif que règle la stratégie.

Apprenons pourtant à méditer la leçon de cette défaite sportive. Cette leçon est peut-être ceci : il faut encourager nos jeunes hommes à cultiver leurs corps et à embellir leur adresse et leur force. La France le veut, non seulement parce qu’il faut que ses enfants soient sains et vivent longtemps, non seulement parce que, dans ce monde de fer, la guerre n’est point morte, qui exige des muscles d’acier, mais aussi parce que, — les Grecs l’ont prouvé, — les fleurs délicates et fines de la poésie et de la science naissent plus aisément dans les cerveaux qui couronnent des corps sains, robustes et beaux.

Mais surtout qu’on ne méprise point l’athlétisme. Il ne faut rien mépriser. Et qu’aucune indignation mal informée ne vienne plus gêner chez nous, dans son essor, la boxe, sport utile et inoffensif, et qui n’est après tout, lui aussi, que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes.


CHARLES NORDMANN.

  1. Il est évident qu’ici Leconte de Lisle a mal traduit et qu’il aurait dû dire non pas « bondit » mais « fut projeté. »
  2. Comme on comprend que Marseille soit une colonie grecque !