Revue pour les Français Mai 1907/III

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 655-660).

L’AVENIR DE L’EMPIRE BRITANNIQUE



Dans le numéro de la revue anglaise, The Nineteenth Century, Mr J. Ellis Barker étudie la question de savoir si dans l’avenir l’empire britannique continuera à former une unité politique ou si ses éléments se désagrégeront sous l’effort de concurrents nouveaux et redoutables. Ainsi, l’auteur est amené à définir, en dernière analyse, quelles conditions devra remplir l’empire pour assurer d’une manière certaine sa durable cohésion.

M. Ellis Barker n’est pas un rêveur, il ne se paie pas de mots, les abstractions le laissent froid, il va droit aux réalités et les prend corps à corps. Il n’invoque pas, à la différence de la majorité de ses compatriotes, la supériorité de l’Anglais si souvent affirmée dans les revues d’Outre-Manche, comme élément de nature à assurer, par le seul fait de son existence, la suprématie de John Bull sur le reste du monde. Il va même jusqu’à dire : la Grande-Bretagne ne détient plus le monopole de l’habileté maritime, ce qui est une affirmation à la fois méritoire et vraie dont il convient de louer sans réserve Mr Barker. Pour lui, la loi de l’histoire c’est-à-dire la règle suivant laquelle évoluent les groupements politiques, est la loi Lamarckienne et Darwinienne de la lutte pour la vie avec survivance du plus apte. Le monde dans lequel nous vivons n’est pas un monde de bien-être facile et de paix mais un monde de querelle et de guerre. Les États, comme les végétaux et les animaux sont engagés dans une lutte sans fin pour une place au soleil, pour leur nourriture, pour l’air et la lumière ; et cette lutte est un bienfait déguisé car elle est le principe de son progrès. Supposez un instant que cette lutte n’ait pas eu lieu, le monde serait encore un désert peuplé de sauvages primitifs. L’abolition de toute guerre serait un inconvénient grave pour l’humanité. Elle aurait pour résultat la survivance, non du plus apte et du plus fort, mais celle du plus paresseux et du moins apte, c’est-à-dire la dégénérescence de l’espèce humaine. Tant que notre nature sera ce qu’elle est, tant que l’égoïsme sera le mobile des actions publiques et particulières, les États ambitieux et puissants chercheront à s’emparer de ce que possèdent ceux qui sont riches et faibles. Ainsi, d’une façon permanente, la nature rajeunit le monde, fait aux États une obligation de progresser en civilisation et en force. Ceux qui prétendent se soustraire à cette loi supérieure de l’histoire, disparaissent. Tous les États et tous les empires sont fondés sur la force, on peut même dire qu’ils sont la force elle-même. Car la force est le seul titre valable qui permette à une nation de conserver ce qu’elle possède. Donc, l’avenir des nations dépend de leur aptitude à soutenir la lutte universelle pour l’existence, tant que cette lutte ne sera pas abrogée, ce qui, au dire du prophète lui-même, ne se produira qu’aux derniers jours du monde.

Telles sont les idées qu’exprime avec énergie M. Barker ; il est évidemment de ceux qui considèrent que les théories du pacifisme, sous couleur d’humanité et d’intellectualisme, tendent à détruire par principe les forces vives des nations en faisant précisément appel à l’élément trop nombreux des moins aptes et des moins forts. Il voit dans les pacifistes des apôtres du relâchement sous toutes les formes, des partisans chaleureux du moindre devoir et il leur rappelle qu’à part certaines guerres de magnificence, c’est en général pour satisfaire des besoins économiques que les hommes se sont toujours battus, pour des épices et pour des harengs. Or, loin de diminuer, ces besoins s’exaspèrent avec l’accroissement perpétuel de la race humaine. La conclusion est facile à tirer pour quiconque n’est pas aveugle ou ne veut pas l’être.

Mais suivons le développement de M. Barker. Les Phéniciens et les Hollandais, dit-il, pour avoir négligé d’entretenir suffisamment leurs forces, ont perdu leur empire. Ne peut-il en être de même pour l’empire britannique dont les éléments épars et nombreux sont mal joints ?

Une nécessité de premier ordre pour ledit empire consiste dans le maintien de sa suprématie maritime ; qu’il la perde et c’en est fait de lui. Ceci est évident par soi-même et n’a pas besoin de démonstration. Or la politique navale de l’Angleterre est basée sur l’entretien d’une flotte égale en puissance à la force combinée des deux plus nombreuses flottes étrangères. C’étaient jusqu’ici celles de la France et de la Russie. Mais, à l’heure actuelle, les relations avec ces deux pays sont devenues amicales et il convient de se demander d’abord si la Grande-Bretagne est dans l’obligation d’entretenir une flotte assez forte pour faire face aux flottes réunies des États-Unis et de l’Allemagne et ensuite d’examiner si les ressources de la Grande-Bretagne sont suffisantes pour lui permettre un semblable effort.

Pour bien comprendre la pensée de l’auteur, il convient de noter dès à présent que lorsqu’il dit « Grande-Bretagne » il désigne seulement la métropole. Il est nécessaire, pour répondre aux questions qui viennent d’être posées, d’examiner quelles sont les relations actuelles des États-Unis et de l’Allemagne avec l’Angleterre et quelle sera leur évolution probable.

Il y a peu de temps, les États-Unis et l’Allemagne étaient uniquement des puissances continentales principalement occupées d’agriculture, et elles échangeaient le surplus de leurs productions en céréales, leurs viandes, leurs bois et leurs matières brutes, contre les produits des manufactures anglaises. Mais depuis une vingtaine d’années, une politique de protection a transformé le régime économique de ces deux pays. Aujourd’hui, non seulement ils sont à même de fournir leurs propres marchés des produits de leurs manufactures, mais ils exportent en quantités considérables leurs produits manufacturés dans le monde entier. Du même coup, ils ont organisé une politique d’expansion maritime et coloniale dans le but de s’assurer à la fois et la possession des matières premières et des débouchés pour l’excédent de leurs manufactures. Dans la France et dans la Russie, la Grande-Bretagne n’avait affaire qu’à des rivaux mus par l’ambition de colorer la carte. Mais l’Allemagne et les États-Unis sont mus par un motif infiniment plus puissant et plus redoutable : la nécessité écono mique.

Les États-Unis, devenus une nation manufacturière, veulent aussi être une nation maritime et coloniale de premier ordre. Bientôt, en raison d’une loi de navigation discutée récemment au Sénat et au Congrès, c’est sur des navires américains, et non plus sous pavillon anglais, que les marchandises américaines seront transportées. D’autre part, les Américains songent à faire passer dans leurs mains, grâce à l’ouverture assez prochaine du canal de Panama, le commerce de l’Extrême-Orient qui constitue la portion la plus rémunératrice du commerce anglais d’exportation. Remarquons, en effet, que les grands centres industriels d’Amérique, ceux auprès desquels le fer et la houille abondent sont situés près de la côte orientale des États-Unis, si bien que ces centres sont à une distance de l’Asie plus grande que celle qui sépare l’Asie de la Grande-Bretagne. Lorsque le Canal de Panama sera ouvert au trafic, la côte orientale américaine se trouvera rapprochée de l’Asie et la route de Suez qui est à l’heure actuelle la grande route du commerce entre l’Est et l’Ouest, cessera d’exister comme telle. L’Amérique supplantera alors l’Angleterre comme courtier des mers, surtout si des mesures fiscales viennent favoriser le commerce américain pour la traversée du canal de Panama.

D’autre part, le peuple américain est hardiment expansionniste et ne pèche pas par un excès de considération pour les désirs d’autrui. Le Canada, les Indes occidentales, les ports anglais répandus sur toute la surface de l’univers sont une tentation perpétuelle au sens d’acquisivité qui est au moins aussi développé chez l’homme d’État et le négociant américains que chez leurs confrères anglais. Pour toutes ces raisons, il est nécessaire que la Grande-Bretagne maintienne sa suprématie navale contre les États-Unis, si elle désire conserver l’empire.

En ce qui concerne l’Allemagne, elle aussi est passée de l’agriculture à l’industrie ; elle aussi rêve de devenir une grande nation maritime et coloniale ; il lui faut d’ailleurs un pays de zone tempérée où elle puisse diriger le surplus de sa population qui augmente chaque année de neuf cent mille âmes.

Pour être une grande nation maritime, elle a besoin d’arsenaux et de ports de commerce bien situés. Hambourg n’est pas dans une situation favorable car presque tous les grands centres industriels allemands sont sur le Rhin ou près du Rhin, dans la région où la la houille et le fer abondent. Aussi les véritables ports de l’Allemagne seraient-ils Anvers et Rotterdam qui sont l’un et l’autre sur le territoire de l’ancien empire germanique. Au point de vue des arsenaux, l’Allemagne n’est pas mieux douée. Wilhelmshaven et Kiel sont insuffisants et incommodes. Nouveau motif pour les Allemands ; on peut dire même, nouvelle nécessité pour eux d’acquérir les grands ports des Pays-Bas s’ils veulent jouer le rôle de puissance maritime. Or, ils y sont absolument déterminés ; leur budget naval est de plus en plus dirigé dans ce sens. Dans quelques années, l’Allemagne possédera vingt cuirassés d’environ 20.000 tonnes, plus grands et plus puissants que le Dreadnought. Elle défie résolument la suprématie natale de l’Angleterre. Il faut donc que contre elle aussi, la Grande-Bretagne maintienne sa suprématie, d’autant plus que depuis Frédéric-le-Grand l’Allemagne s’est toujours efforcée d’entretenir de très amicales relations avec les États-Unis et tel moment pourrait arriver où l’Amérique soutiendrait la politique expansionniste de l’Allemagne.

Ainsi donc, la Grande-Bretagne, si elle veut assurer la permanence de son empire, doit maintenir pour sa flotte la règle du Two-Power Standard. Mais les ressources lui permettent-elles de remplir ce devoir ?

La Grande-Bretagne ne possède plus le monopole de l’habileté maritime. Les Allemands et les Américains ont donné des preuves de leur talent comme marins et comme constructeurs et il en résulte que c’est la bourse la mieux garnie qui pourra construire la flotte la plus puissante. Dès lors, la question de savoir si la Grande-Bretagne sera capable d’entretenir une flotte susceptible de faire face à la fois aux flottes allemande et américaine, est purement financière.

Son habileté à résoudre cette question est très douteuse ; il n’est même pas certain qu’elle puisse continuer longtemps à construire plus de navires que l’Allemagne, en dépit des affirmations contraires, officielles ou officieuses. On sait généralement que les États-Unis sont plus riches que l’Angleterre, mais on ignore si dans une lutte pour la suprématie maritime, l’Allemagne serait capable de se montrer supérieure à la Grande-Bretagne. Au point de vue de la population on peut dire, en tenant compte de toutes les considérations accessoires, qu’en puissance d’hommes, la Grande-Bretagne est à l’Allemagne comme 4 est à 7. D’autre part, toutes les industries allemandes sont très florissantes, à tel point qu’en dépit de son accroissement considérable de population et d’un courant d’immigration supérieur au courant d’émigration, l’Allemagne souffre périodiquement du manque d’ouvriers. En Angleterre, au contraire, en dépit d’un accroissement de population moindre et d’une émigration annuelle de 200.000 à 300.000 individus les ouvriers souffrent du manque de travail. D’autre part, si l’on examine les statistiques, on constate que les revenus ont augmenté pour les Allemands cinq fois plus dans les quinze dernières années que les revenus des classes correspondantes en Angleterre et que les dépôts aux caisses d’épargne ont été, dans le même laps de temps, dix fois plus considérables en Allemagne qu’en Angleterre. Ainsi la richesse de l’Allemagne croit d’une allure très rapide alors que celle de l’Angleterre est pour ainsi dire stationnaire. Ajoutez à cela que l’Allemand paie moins d’impôt que l’Anglais. Pour 25 francs d’impôt sur le revenu que paie le contribuable allemand, le contribuable anglais paie 50 francs ; pour 23 francs payé par l’Allemand comme taxe municipale d’habitation, l’Anglais paie 62 fr. 50.

Si maintenant on considère que les populations combinées de l’Allemagne et des États-Unis augmentent huit fois plus vite que la population de la Grande-Bretagne, que l’homme est un facteur économique infiniment plus puissant que la machine, on sera amené à conclure que la Grande-Bretagne ne pourra conserver sa suprématie navale parce que les moyens financiers lui manqueront ; dans vingt ans, elle ne serait plus que la deuxième ou la troisième puissance navale du monde.

Donc, la situation de l’empire est critique. Mais l’avance que l’Angleterre possède lui permet de s’organiser de façon à maintenir sa suprématie. Et le moyen consiste à créer un Ministère de l’empire, avec un bureau impérial de la Marine, un Ministre impérial des Finances, et un Sénat impérial représentant l’empire entier. Le salut pour la Grande-Bretagne et pour l’empire qu’elle a créé, consiste à organiser la défense dudit Empire avec la participation financière effective des colonies dont les ressources, jointes a celles de la métropole, peuvent être considérées comme inépuisables.

Telles sont les idées et les opinions de M. Ellis Barker. Quelque opinion qu’on s’en puisse faire, il est impossible de ne pas reconnaître que l’auteur les exprime à un moment très opportun, les Premiers des colonies se trouvant en ce moment réunis à Londres pour cause d’impérialisme.


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