Revue pour les Français Juin 1907/II

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 685-692).

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



Aimez-vous les grèves ? On en a mis partout et d’espèces très variées. Il y en a de longues et de brèves, de tapageuses et de silencieuses, de solennelles et de plaisantes, de générales et de spéciales. Il y en a en Italie, il y en a en Hollande, il y en a en France, il y en a aux États-Unis. Elles procèdent toutes de la même conception sociologique enfantine et erronée devant laquelle les générations subséquentes se pâmeront d’amusement… ce qui n’est pas le cas des contemporains gênés à tout moment dans le détail de leur existence.

Les inscrits maritimes.

Le qui distingue beaucoup de ces grèves, c’est qu’elles sont provoquées par les impudentes surenchères électorales de politiciens avides avant tout de capter les suffrages. Deux exemples frappants en ont été donnés en France par les « inscrits maritimes » et par les viticulteurs. Nous ne dirons pas qu’on ait promis aux uns et aux autres monts et merveilles, mais on a eu le tort de leur promettre l’intervention de l’État ce qui est déjà mauvais en soi — et de la leur promettre sans examiner au préalable de façon assez précise quelles en seraient les conséquences pour les finances publiques. Telle est l’ignorance de la plupart des Français pour les choses de la mer que le nom même d’inscription maritime n’a éveillé dans beaucoup de cerveaux que des idées confuses. Est-il besoin de rappeler que cette institution dont l’origine date de 1681 et qui n’a achevé de se codifier en un texte unique qu’il y a onze ans, n’est autre chose que la conscription des populations côtières adonnées à la marine marchande. On est « inscrit » comme mousse, dès le premier embarquement ; mais on ne l’est qu’à titre provisoire. Sont inscrits définitifs ceux qui, âgés de plus de dix-neuf ans et demi et ayant accompli depuis l’âge de dix-huit ans au moins dix-huit mois de navigation déclarent vouloir continuer la profession. Ceux-là, de vingt à vingt-sept ans, sont à la disposition de l’État qui les soumet en pratique à trente-six mois seulement de service mais qui a le droit de les embarquer sur simple appel ministériel en cas de nécessité. De vingt-sept à cinquante ans, période de réserve, l’inscrit ne peut être appelé que par décret spécial. Les inscrits bénéficient de passablement d’avantages tels que l’affranchissement de l’impôt des patentes, l’engagement privilégié sur les navires de commerce français, une paye relativement élevée pendant le temps de service à l’État ; enfin les pensions servies par la Caisse des invalides de la marine, institution autonome mais contrôlée et subventionnée par l’État. C’est ce chapitre des pensions qui est l’objet de réclamations de la part des inscrits. Une retenue de 3 % est prélevée sur leurs salaires ; la pension leur est accordée après vingt-cinq ans de service et cinquante ans d’âge sauf le cas d’infirmités.

La pension minimum d’un matelot est de 205 francs, la pension maximum d’un capitaine au long cours de 1.070 francs. Les veuves reçoivent la moitié de la pension du mari plus 2 francs par mois par enfant âgé de moins de dix ans. L’économie du fameux projet Siegfried qui porte la retenue de 3 à 5 pour 100 élèverait ces chiffres de 205 et de 1.070 francs respectivement à 600 et 1.800 francs. Il en résulterait pour l’État une charge annuelle d’une quinzaine de millions. Le contre-projet présenté par le ministre élevait les mêmes chiffres de pensions à 360 et 1.370 francs. C’est sur cet écart que la grève a éclaté, préparée par le Comité de défense des gens de mer issu du dernier congrès tenu à Paris à la Confédération générale du travail par la Fédération nationale des syndicats maritimes.

En temps de paix et d’intelligence sociales, ce Comité eut négocié avant tout avec les pouvoirs publics et recherché les meilleurs moyens de faire aboutir des revendications qui en soi sont intéressantes et recommandables ; mais non ! cassons les vitres d’abord. Nous verrons après.

L’arbitrage de M. de la Palice.

Contrairement à la propre opinion qu’il avait coutume d’émettre en ce bas monde, M. de la Palice n’est pas mort en perdant la vie. Il continue d’exister en chacun de nous lorsque nous sommes en la possession du bon sens. Le bon sens s’incarne en lui. L’arbitrage de M. de la Palice pourrait intervenir dans l’affaire des viticulteurs et ce serait la seule solution désirable. Ces malheureux viticulteurs devraient en effet s’entendre répéter par quelqu’un d’autorisé ces paroles qu’on ne leur adresse que timidement, malgré qu’elles résument et expliquent la situation : si vous ne pouvez vendre votre vin qu’à vil prix, c’est qu’apparemment vous en produisez plus que le consommateur ne désire en absorber. Mais la mentalité du viticulteur lui représente maintenant l’État comme un Dieu tout-puissant capable de boire ou de faire boire toutes ses récoltes. C’est pourquoi il invoque l’État en le menaçant comme certaines dévotes en usent avec les saints dont elles honorent les images ou les statuettes.

Les journaux ayant été remplis de détails sur les mesures à prendre ou à ne pas prendre, nous nous abstiendrons de toucher à ce sujet. Mais nous rappellerons, d’après un remarquable article publié dans l’Énergie française par M. Baron, secrétaire d’une des chambres syndicales vinicoles de Paris, que cette crise d’abondance n’est pas nouvelle dans les annales de la France contemporaine. En 1850, les populations presque ruinées par une série d’années surproductives, se trouvaient dans une situation similaire à celle d’aujourd’hui. L’oïdium survint, terrible remède qui obligea à une reconstitution des vignobles épuisés et peu capables de résister au fléau. En 1864, le mal était réparé et les grosses récoltes reprirent. En 1870, les vins tombèrent de nouveau à 5 francs l’hectolitre, prix qu’ils n’ont pas encore atteint cette fois. Une période d’activité commerciale qui suivit la guerre de 1870, ranima les cours ; mais, vers 1875, la crise allait reprendre, quand survint le phylloxéra — pour parler plus exactement, quand le phylloxéra, comme jadis l’oïdium, trouva de nouveau les vignobles épuisés par la surproduction et les ravagea. De 1877 à 1884. la disette fut extrême dans le midi de la France. Il n’y avait pas même assez de vin pour alimenter les habitants ; de 1885 à 1893, la prospérité reparut ; les vins se vendirent de 30 à 35 francs l’hectolitre. Aussi l’imprévoyance se donna libre carrière ; on planta follement. De 1894 à 1898, les prix se tinrent entre 15 et 25 francs. Puis, à partir de 1900, ce furent de grosses récoltes à nouveau et la crise alla s’exaspérant. Que la fraude n’y soit pas pour quelque chose, on ne saurait le dire. Le dégrèvement des taxes d’octroi sur les boissons voté en 1900 n’a accru que dans des proportions assez faibles la consommation et il a donné une apparence de justification à la vente — à des prix tellement bas qu’aucun vin naturel n’y saurait atteindre — de produits frelatés fabriqués avec de l’eau, du sucre et des matières colorantes ; le dégrèvement des sucres a encore aidé à cette falsification. Il y a beaucoup de mesures à prendre à cet égard, mais ce sont des mesures secondaires. Le nœud du problème réside, quoi qu’on dise, dans le fait de la surproduction. Les désordres issus de la crise actuelle, se superposant à un état de chose déjà troublé par la propagation de doctrines socialistes et antimilitaristes, donnent à la situation une certaine gravité.

Les élections d’Autriche.

À la différence de notre éminent confrère, M. André Cheradame, dont nous venons de citer dans le précédent paragraphe la vaillante publication, nous considérons que l’établissement du suffrage universel dans la portion cisleithane de l’empire Habsbourg n’a nullement atténué les difficultés internationales que recèle le problème de l’Europe centrale. Pour qu’il en fût ainsi, il aurait fallu qu’un puissant parti englobant les Allemands d’Autriche et la portion la plus raisonnable des populations slaves se groupât autour du principe de l’intégrité de la monarchie. Rien de semblable ne s’est passé. Le succès a été pour les socialistes et les antisémites desquels on ne peut attendre la constitution d’éléments gouvernementaux sérieux ; l’échec a été pour les Allemands. Un tel résultat est de nature à accroître le découragement et la désaffection de ces derniers et à les pousser vers les aspirations extrêmes. Ils ne peuvent plus désormais se faire d’illusion sur le sort qui les attend. Dans l’empire fondé jadis en leur nom et dont ils détinrent si longtemps le gouvernement, ils sont condamnés à vivre en marge et à la merci d’une majorité toujours grandissante que les passions de races et aussi, on doit le reconnaître, de légitimes rancunes tourneront toujours contre eux. Dès lors, il est infaillible qu’ils cherchent à se rattacher à l’empire voisin, un empire de leur sang et de leur langue dans lequel leur indépendance et leurs intérêts se trouveraient sauvegardés. En fait, la situation actuelle de la monarchie austro-hongroise est sans remèdes. Elle est le produit d’un règne de près de soixante années, l’un des plus maladroits et des plus coupables dont l’histoire fasse mention. Aucun souverain — avec d’ailleurs d’excellentes intentions et un véritable sentiment de sa dignité personnelle — n’a entassé plus de fautes que François-Joseph ; affaiblir les soutiens naturels de son trône, en fortifier les adversaires nécessaires, toute sa politique se résume en ce double trait d’une si naïve singularité. Aucun homme n’aura fait plus de mal à l’Europe que ce grand incapable.

En Portugal.

Pour apprécier l’exacte portée des événements dont le Portugal est le théâtre en ce moment, il convient avant tout de bien se remémorer que la politique portugaise est presque exclusivement affaire de personnes et non de principes. Il n’y a pas là-bas de partis solidement organisés et pivotant autour d’un programme défini d’action. Aussi n’est-il pas rare de voir le parlement à Lisbonne impuissant à appuyer un gouvernement quel qu’il soit et à réaliser une stabilité quelconque. Depuis trois ans notamment les luttes entre les Cortès et le ministère n’ont pour ainsi dire pas cessé. À plusieurs reprises, ces derniers ont gouverné de façon dictatoriale ; il ne paraît pas que le pays s’en soit grandement ému. Le Premier actuel voudrait-il ériger en système ce qui toutefois n’avait été jusqu’ici qu’un expédient ? Il a fait dissoudre les Cortès sans appeler les électeurs à en former de nouvelles. En même temps des décrets ont paru stipulant d’office certaines mesures qui amélioreront le sort des fonctionnaires subalternes et sur lesquels on compte apparemment pour se créer dans certains milieux une popularité facile. Si M. Franco a réussi à persuader au roi Carlos de s’essayer à son tour au « despotisme éclairé », il ne lui a pas rendu un grand service mais il ne faudrait pas croire non plus qu’il l’a conduit au « bord de l’abîme » comme certains journaux le donneraient à penser par leurs exagérations. Plus que tout autre, le parti républicain manque en Portugal, de vie et d’attaches. Il faudrait pour lui en donner que la monarchie se suicidât.

La question d’Irlande.

Le parti libéral-radical au pouvoir en Angleterre à fait faillite. Il ne compte plus ses malheurs dus pour une petite part aux circonstances défavorables et pour une beaucoup plus grande part à l’extraordinaire maladresse de son chef, le premier ministre actuel, Sir Henry Campbell Bannerman. C’est maintenant le tour des bills irlandais, déposés ostentatoirement par le gouvernement, de sombrer devant l’opposition des intéressés eux-mêmes. La Convention nationale irlandaise réunie à Dublin a rejeté unanimement le projet d’autonomie administrative que la Chambre des Communes avait voté en première lecture avec l’adhésion du leader irlandais M. John Redmond ; à présent ce projet pourra être voté définitivement encore que la chose soit douteuse, mais il sera inefficace dans ses applications, la Convention nationale bien que n’ayant rien d’officiel, étant trop puissante pour que sa désapprobation n’actionne pas l’opinion publique. Il ne s’agissait pas évidemment du Home rule tel que l’avait préconisé Gladstone ; mais il s’agissait de créer en Irlande un Conseil administratif dont 80 membres sur 107 seraient élus et qui engloberait dans ses attributions le gouvernement local, l’instruction publique, les travaux publics, etc… Sans doute le droit de veto concédé au viceroi tendait à rendre certaines de ces concessions illusoires ; peut-être valait-il tout de même la peine d’essayer ce régime. Mais les Irlandais n’ont rien voulu entendre. Le Home rule aut nihil. Ce qu’il y a de curieux dans leur cas, c’est qu’ils doivent plus aux conservateurs qu’aux libéraux ; ces derniers se montrent aujourd’hui impuissants à satisfaire leurs aspirations politiques et il est indéniable que, par une série de mesures sagement conçues et sagement appliquées, les premiers ont réussi à provoquer une renaissance de la prospérité qui aura des conséquences lointaines et considérables. L’émigration, ce critérium da la misère irlandaise, a diminué dans des proportions énormes puisque la seule année 1883 avait vu partir 108.724 individus alors que le taux de 1906 a été de 31.172, l’abaissement s’étant produit depuis quelque temps avec une régularité significative. En même temps, des fabriques, des ateliers, un chantier de constructions navales se sont créés. Au lieu de 33 Coopératives agricoles qui existaient en 1894, il y en avait dix ans plus tard, 780. L’industrie de la pêche a repris. Bref, bien des signes concordent pour montrer la Verte Érin entrant en convalescence après la terrible maladie de langueur causée par les mauvais traitements antérieurs. Cette convalescence ne serait-elle pas compromise par le projet de loi agraire que le cabinet libéral anglais avait déposé en même temps que le projet de loi sur l’autonomie administrative et qui risque d’avoir le même sort, bien que pour d’autres causes. Il confère des droits exorbitants d’expropriation aux conseils agraires locaux et stipule l’établissement d’un régime à tendances socialistes accentuées dans lequel les journaliers agricoles deviendraient fermiers, la collectivité restant seule propriétaire du sol. Ces incohérences caractérisent la politique d’un cabinet qui n’ose pas donner le Home rule à l’Irlande et qui ne s’effraye pas de proposer en même temps la nationalisation de la terre !

Grecs et Bulgares.

Si les relations entre Grecs et Roumains vont s’améliorant, encore qu’il ait été commis en Roumanie, au début du conflit, des excès qui seront difficiles à réparer, il n’en va point de même des relations entre Grecs et Bulgares. La situation faite aux Hellènes en Bulgarie est devenue intenable. En six jours de temps, plus de douze cents d’entre eux ont du quitter le pays et ont débarqué au Pirée ; c’est là un fait notable. D’autre part, la liste des crimes commis en Macédoine contre des Grecs par les bandes bulgares va toujours s’allongeant. Qu’il y ait eu des représailles, nul ne pent le contester non plus que s’en étonner, mais il est hors de doute que la population hellène est de beaucoup celle qui a le plus souffert à tous points de vue au cours des troubles endémiques dont la région des Balkans est depuis quatre ans le théâtre. La faute en est évidemment à la Turquie qui, là comme dans l’Yemen, comme partout, fait preuve d’une persévérante maladresse et se dépense en efforts émiettés si mal conçus et si mal exécutés qu’on se demande parfois s’il ne vaudrait point mieux pour tout le monde qu’elle ne fit rien du tout. Quoi qu’il en soit, cette hostilité contre la Grèce qui s’affermit en durant et à laquelle on a eu la faiblesse de céder tant à Bukarest qu’à Sofia créera beaucoup de difficultés dans l’avenir. L’hellénisme est une force immense et, si on ne lui laisse pas les moyens de se développer librement à lui seul, il est immanquable que la Grèce, quelque jour, ne se laisse aller à conclure une étroite alliance avec quelque grande nation européenne qui lui assurera la sauvegarde de ses légitimes ambitions.

Paroles brèves lentes à venir.

On a tant attendu la publication du texte du traité franco-japonais depuis le jour déjà lointain où sa conclusion a été annoncée qu’il semblerait aisé de l’attendre encore. Et de fait ce traité ne contient pas grand chose par l’excellente raison qu’il ne pouvait contenir davantage. C’est un geste et voilà tout. Quelle est la portée de ce geste ? Nous en parlerons la prochaine fois ; rien ne presse et les conséquences de toute façon ne s’en dessineront pas d’ici à quelques semaines ni même à quelques mois. Le fait d’une entente franco-japonaise peut être envisagé de plusieurs façons, au point de vue de l’Indo-Chine bien entendu, car tout autre point de vue serait absolument fantaisiste. Le chroniqueur qui discutait à grand renfort de chiffres l’autre jour l’efficacité d’une intervention des flottes nippones dans la Méditerranée était un naïf… ou bien un facétieux prompt à se payer la tête de ses lecteurs.


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