Revue pour les Français Avril 1907/II

Collectif
Imprimerie A. Lanier (2p. 604-611).

CE QUI SE PASSE DANS LE MONDE



C’est triste à dire : l’attention du monde politique français s’est trouvée concentrée depuis un mois sur le carnet du monsignor Montagnini. Et nous en avons appris de belles ! M. Doumer a envoyé, paraît-il, son Livre de mes fils au Pape, avec une dédicace : c’est le comble de l’impudence ! On frémit en songeant que ce même Doumer a failli occuper la première magistrature de l’État. M. Berteaux nous apparaît sous les traits d’un héros sacrifiant sa tranquillité conjugale à l’affirmation de ses principes : qui donc a soutenu que les grands hommes perdaient à être connus en robe de chambre ? M. Barthou s’est mis en colère ; M. Clemenceau a repris sa plume de journaliste. Nous savons maintenant que le Saint-Siège s’intéressait aux élections de 1906 et que M. Piou menait alors le « bon combat » : qui d’entre nous s’en serait douté !…

L’issue de cette polémique passionne nos honorables. À notre sentiment, elle a au moins un bon côté : pendant que les députés ont leur nez dans ces commérages, ils négligent les aflaires publiques, ils ne s’occupent pas de finances. C’est moins coûteux pour le pays. Puisse ce jeu des papiers les absorber longtemps ! De deux maux, choisissons le moindre.

Au Maroc.

Depuis plusieurs mois, nous avons prévenu nos lecteurs contre l’optimisme insensé du gouvernement français en présence des affaires du Maroc. Les faits nous ont malheureusement donné raison. Et nos bateaux ont pris la voie de Tanger, et nos troupes le chemin d’Oujda. Nous ne voulons pas perdre notre temps, ni le vôtre, lecteurs, à déplorer les fautes commises, à rechercher ce qui serait advenu si nous avions agi différemment. Mais prenez garde que l’occupation d’Oujda comme la présence de nos navires devant Tanger sont des manifestations tout platoniques. Ce qui eut suffi jadis est aujourd’hui devenu parfaitement vain. Nos hésitations ont répandu là-bas une impression de faiblesse, nos timides remontrances ont été représentées comme un bluff. Il nous faut maintenant dépenser dix fois plus d’énergie qu’il y a cinq ans pour obtenir dix fois moins de résultats. Voilà où mène la politique à courte vue des hommes qui mesurent l’intérêt national à leurs besoins particuliers et qui, visant un but, s’entêtent à négliger l’emploi des meilleurs moyens pour l’atteindre.

L’accord franco-siamois.

Un nouveau traité franco-siamois a été signé le 23 mars à Bangkok. Il présente cette particularité heureuse qu’il est de nature à satisfaire les vœux des deux parties et à fournir une base durable, sinon définitive, à leurs excellentes relations. Les journaux quotidiens en ont énuméré les clauses, insistant particulièrement sur la cession par le Siam à la France des trois provinces de Battambang, Siem-réap et Sisophon. Cette session mérite, en effet, d’être appréciée. Ces trois provinces formaient hier encore, la partie irredenta du Cambodge ; les Cambodgiens ne cessaient de manifester, à leur propos, leur rancune contre le Siam qui les leur avait prises ; ils les revendiquaient âprement : les « frictions » qui en résultaient pouvaient amener de fâcheux effets. À présent, le Cambodge est complet. Les provinces qu’on lui restitue ont pour lui une énorme valeur historique — celle de Siem-réap renferme les glorieuses ruines d’Angkor — doublée d’une valeur intrinsèque équivalente. Elles couvrent plus de 20.000 kilomètres carrés et nourrissent une population évaluée à 300.000 âmes ; elles sont fertiles et augmenteront sensiblement sa production économique. Leur possession nous est précieuse.

Nous l’avons payée principalement par notre renonciation à l’exercice de nos droits de protection sur les ressortissants de la France en territoire siamois. Jusqu’à ce jour les sujets ou protégés français — on entend par protégé français tout individu qui se fait inscrire comme tel dans nos consulats — demeuraient justiciables des tribunaux consulaires ; ils deviennent justiciables des cours siamoises. Il est sûr que les protégés français seront désormais moins nombreux en raison de la disparition du privilège qui leur était jusqu’à présent octroyé en cette qualité. Notre influence au Siam peut en souffrir. Il s’agit de notre part d’une concession sérieuse. Elle nous offre pourtant, en soi-même, une contrepartie avantageuse en permettant au Siam de résister dorénavant aux empiétements d’autres puissances qui, comme le Japon, réclamaient le même traitement que la France et, sous prétexte de protection, s’immisçaient peu à peu dans les affaires du pays.

Nous rétrocédons, d’autre part, au royaume de l’Éléphant blanc les territoires de Kratt et de Dan-Sai, bien payés par l’octroi à nos sujets et protégés du droit de propriété qui leur faisait défaut et dont la possession leur ouvre une perspective d’affaires intéressantes.

En résumé, nous pouvons, sans arrière-pensée, nous féliciter de ce traité. Il termine une fâcheuse querelle et nous permettra de vivre en bonne intelligence avec le Siam. Il n’est rien de tel entre voisins et cette seule assurance est aussi pour nous d’un grand prix.

La plus grande Bretagne.

La quatrième conférence intercoloniale britannique vient de s’ouvrir à Londres. Composée des premiers ministres des grandes colonies autonomes, elle a pour objets principaux : 1o  l’établissement de tarifs préférentiels uniformes entre la métropole et ses différentes possessions ; 2o  la création d’une assemblée impériale permanente ; 3o  l’augmentation de la part contributive des colonies à la défense impériale. Il est intéressant d’examiner les conditions dans lesquelles ces questions se posent. On sait qu’elles constituent dans l’esprit des impérialistes purs un premier pas décisif vers une fédération — au propre sens du terme — de l’Angleterre et de ses colonies autonomes. L’Imperial Federation League est l’instrument de leur propagande à laquelle M. J. Chamberlain consacra de si bruyants eflorts.

À vrai dire les conférences intercoloniales qui se sont tenues en 1887, 1897 et 1901 n’ont entraîné aucun résultat positif satisfaisant pour les impérialistes. Elles ont certes créé un lien impérial, un sentiment de communauté entre les différentes parties de l’empire, mais ce lien moral ne semble pas devoir l’emporter sur leurs divergences d’intérêt. « Marchons d’accord quand nos avantages sont communs, semblent dire toutes les colonies, mais sachons réserver nos avantages particuliers. » Au fond, ce raisonnement apparaît comme le plus rationnel. Les liens ainsi créées seront solides ; ceux qu’on établirait arbitrairement et artificiellement craqueraient au premier choc. Aux élections métropolitaines de 1906, l’opinion publique anglaise s’est rangée à cet avis : l’opinion coloniale le partage. Voilà pourquoi nous supposons que la conférence actuelle n’entraînera pas de sérieux changements.

Tous législateurs.

On connaît les importantes prérogatives accordées par la Constitution suisse à l’action populaire. En matière constitutionnelle le peuple a un droit d’initiative : 50.000 électeurs peuvent proposer un amendement aux lois ; les Chambres le discutent et doivent soumettre leur décision, favorable ou contraire, aux suffrages de tous les citoyens. En matière législative, le peuple a un droit de sanction : 30.000 électeurs ont la faculté d’exiger le référendum, sur toute loi ou tout règlement fédéral de portée générale, dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent son vote et sa publication. Ce droit de sanction semble aujourd’hui insuffisant à un grand nombre de personnes : elles réclament l’extension à toutes les lois du droit d’initiative accordé aux citoyens suisses à propos des seules lois constitutionnelles.

Interprétant ce sentiment, les cantons de Zurich et de Soleure ont proposé à l’Assemblée fédérale d’octroyer à 50.000 citoyens le droit de proposer une loi nouvelle quelconque ou l’amendement d’une loi ancienne — c’est-à-dire d’accorder au peuple une participation directe à tous travaux législatifs. Le Conseil fédéral — autrement dit le gouvernement — acquiesçant à cette proposition hardie, a demandé aux Chambres de la sanctionner. Son projet, récemment discuté au Conseil national, excluait simplement du domaine législatif soumis à l’initiative populaire toute proposition anticonstitutionnelle ou contraire aux traités internationaux. Il témoignait hautement de sa confiance envers le peuple suisse, affirmant qu’elle n’abuserait pas plus de cette nouvelle arme qu’il n’avait jusqu’alors abusé de celles dont il dispose déjà. Malgré tout les arguments en faveur de cette thèse, le Conseil national a invité le gouvernement à lui soumettre une nouvelle étude. Certains opposants triomphent de ce renvoi en assurant qu’il équivaut à un véritable enterrement. Quoiqu’il advienne, c’est à l’honneur du peuple suisse qu’il soit considéré sérieusement comme capable de jouir sans inconvénients graves de pareils privilèges. Nous connaissons plus d’un pays où l’adoption d’un tel système mènerait tout droit à l’anarchie.

L’influence française aux Indes.

Au sujet de la question du Cercle littéraire français de Bombay que nous avons exposée dans le numéro du mois dernier, nous avons reçu d’un lecteur[1] précédemment chargé de mission aux Indes une lettre très intéressante. Après avoir chaleureusement confirmé l’exactitude de notre information, son auteur la complète au moyen de souvenirs personnels qu’il nous est opportun de retenir.

« Arrivé à Bombay au commencement de l’hiver 1905-1906, après avoir visité Ceylan et le sud de l’Inde, je me suis présenté au Cercle littéraire français dont l’existence m’avait été signalée. J’ai été reçu en toute cordialité par son très distingué président, le Père Notti, de nationalité suisse, professeur de français au collège Saint-François Xavier, aujourd’hui archevêque de Bombay. Il s’est offert à me servir de guide et d’interprète et m’a prié de me considérer comme chez moi au cercle français. Loin de son pays, l’effet moral d’un accueil si bienveillant est considérable, il vous semble qu’on retrouve un petit coin de sa patrie ; une émotion très douce vous étreint et vous réconforte. Mais l’action du cercle ne se borne pas à chercher à être agréable aux hommes d’étude, aux touristes et aux commerçants trop peu nombreux qui passent à Bombay. Son but est plus élevé. Ses fondateurs et ses membres, de nationalités et de religions très diverses, asiatiques ou européens, parsis ou musulmans, indouites ou chrétiens, reconnaissent l’action bienfaisante que la France a exercée sur l’humanité, s’efforcent à favoriser l’enseignement de notre langue, à faire connaître notre littérature, à faire aimer la France. Pour cela, ils organisent des lectures, des conférences, des représentations théâtrales. Ainsi que cela vous a été dit, quand la commission chargée de la revision des programmes universitaires a conclu à la suppression de l’enseignement de la langue française dans l’Inde, c’est à l’action du cercle que revint l’honneur d’obtenir que l’adoption de cette mesure soit retardée. Personne en France ne s’est préoccupé de cette importante question ; il n’a pas été objecté qu’en considération de l’entente cordiale la mise à l’étude de cette mesure vexatoire était inopportune, le cercle, sous la direction active de son président et de son secrétaire général, a entrepris une vigoureuse campagne. Ces messieurs n’ont ménagé ni leur temps ni leur argent ; leurs efforts ont été couronnés d’un succès inespéré. Il est pourtant vrai, comme on vous l’a dit, que le consul, pour un motif futile, n’a voulu aucune relation avec le cercle. Chose plus grave : le ministère a cessé tout envoi de livres et de périodiques à son adresse. L’effet produit est déplorable.

Est-il admissible que pour une question de préséance d’aussi minime importance et qui n’avait préoccupé aucun de ses prédécesseurs, le consul actuel ait rompu avec ce cercle ami de la France ? Ne faut-il pas croire plutôt que le consul n’a su voir en la personne de son président que le représentant d’un ordre religieux chassé de France ? Que ne l’a-t-il avoué franchement ? Le Père Notti se serait volontiers effacé, j’en ai reçu l’assurance. Dictée par une considération de ce genre, l’attitude de notre consul a été sévèrement jugée à Bombay où les Anglais affectent précisément un extrême libéralisme à en matière religieuse. »

Cette communication d’un témoin parfaitement qualifié nous est précieuse. Nos lecteurs connaissent bien notre impartialité en matière religieuse. Ils ne suspecteront pas l’opinion que nous allons émettre. À l’exemple de nos plus grands hommes d’Etat libres-penseurs, nous réprouvons hautement l’exportation systématique de l’anticléricalisme. Nous ne devons pas transporter à l’étranger le terrain des luttes politiques ou confessionenlles dont les circonstances nous font parfois hélas ! une nécessité à l’intérieur de notre pays. Quels que soient les motifs de notre agitation intérieure, nous devons donner à l’extérieur l’impression d’une union parfaite, d’une commune intuition de l’intérêt supérieur de la France. D’où que vienne un concours utile au progrès de l’influence française, nous n’avons pas le droit de le repousser, nos agents ont le devoir de lui faire bon accueil. S’il est vrai que la seule qualité du président du Cercle français de Bombay a dicté l’attitude de notre consul à son égard, nous soutenons que ce consul a commis une faute grave et donné un fâcheux exemple. Nous aimerions beaucoup à revenir sur cette impression.

Rapports franco-allemands.

Certains journaux allemands sont tout à la conciliation. D’après eux le gouvernement impérial ne demande qu’à discuter avec la France, à lui abandonner le Maroc entier contre « certaines compensations ». Ils avouent nettement qu’en intervenant au Maroc, l’Allemagne n’a jamais eu la pensée d’y implanter définitivement son influence : elle voulait simplement y acquérir des avantages dont elle pourrait battre monnaie et qu’elle échangerait contre d’autres plus précieux pour elle.

Nous ignorons si ces propositions sont inspirées de la Wilhelmstrasse. En tous cas elles affichent un singulier dédain de notre diplomatie. Elles tirent un bien malin parti de la position ridicule dans laquelle nous nous sommes laissés mettre. Ainsi, après avoir été seuls maîtres de notre action au Maroc, après avoir tenu le pays à notre discrétion, nous en serions réduits à acheter aujourd’hui la faculté d’y jouer un rôle quelconque ? Nous serions dupes de l’illusion qui nous fait croire notre partie perdue parce que sont passés en des mains étrangères quelques-uns des atouts que nous possédions seuls jadis ? Non. Les ennuis dont nous sommes victimes sont venus bien moins de l’Allemagne que de notre indolence. Nos privilèges de fait subsistent, contre lesquels tous privilèges de droit sont impuissants : ils nous permettent d’écraser aisément par notre action l’action allemande. Il nous suffit de vouloir agir. Quand nous aurons payé très cher le désintéressement de l’Allemagne, nous n’en serons pas plus avancés, nous aurons simplement commis une nouvelle sottise.

Reste à examiner quelle sorte de « compensation » attendent de notre part les journalistes d’outre-Rhin partisans de nous laisser carte blanche au Maroc. La principale consiste en notre concours financier à l’entreprise allemande du chemin de fer de Bagdad. Cette question vaut d’être étudiée très sérieusement car elle engage l’avenir de l’influence française en des pays très riches où il lui appartient de jouer un rôle immense. Le chemin de fer de Bagdad se fera, c’est certain, dans un temps plus ou moins éloigné, avec ou sans nous, mais il est certain qu’à défaut de notre concours il ne sera pas achevé de longtemps. Les Allemands, qui en sont pressés, attachent donc un énorme prix à notre participation. D’autre part, nous avons intérêt nous-mêmes à conserver sur ce chemin de fer un droit de contrôle qui nous permette de sauvegarder nos prétentions sur les régions qu’il traversera. Nous pouvons donc lui apporter nos capitaux. En principe, l’accord est parfait.

Il serait parfait, du moins, si l’Allemagne consentait à nous dédommager de cet apport autrement qu’en monnaie de singe. Dans une entreprise de ce genre, les capitaux doivent être considérés en même temps comme placements de la fortune privée et comme agents de la fortune publique. Il leur faut à la fois des garanties financières et des garanties politiques. Nous devons ici désirer d’autant plus sérieusement les secondes que les premières sont fort problématiques. L’Allemagne nous les refuse. Elle prétend faire de notre argent l’instrument exclusif de l’expansion allemande. Elle se rend compte, d’ailleurs, de l’importance des privilèges que nous lui abandonnerions puisqu’elle veut les considérer comme une monnaie d’échange et les payer de sa bienveillance à propos des affaires marocaines, mais elle affecte d’ignorer que nous pouvons ici nous passer d’elle beaucoup plus facilement qu’elle ne peut se passer de nous en Turquie. Elle nous oifre un œuf contre un bœuf. Avouez qu’il n’en coûte guère de parler de conciliation quand on l’entend à cette manière.


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  1. M. A. Romestin, architecte des monuments historiques, membre du Conseil des Bâtiments civils, à Toulouse.