Revue musicale - l’Hamlet de M. Ambroise Thomas

Revue musicale - l’Hamlet de M. Ambroise Thomas
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 74 (p. 757-769).
REVUE MUSICALE

« Et c’est avec un talent de cette force qu’on se place en Angleterre à la tête des arts ! » écrivait Stendhal (salon de 1824) à propos de sir Thomas Lawrence. Que dirait, en présence des candidats de l’heure actuelle, ce bel esprit dilettante dont la fenêtre s’ouvrit également de son temps sur le monde musical ? C’est aussi peut-être un grand malheur que de prétendre toujours vivre avec les dieux ; Stendhal, en peinture, ne fréquentait que Raphaël, Corrège ; en musique, il lui fallait Mozart, Cimarosa, Rossini, qui dès son avènement le trouva fanatique. Aujourd’hui nous n’en sommes plus là ; les dieux de tous côtés s’en vont, ils nous quittent ; à nous de tâcher de les remplacer ! Faute de Corrège, on s’estime encore bien heureux de mettre la main sur un sir Thomas Lawrence, et quand on n’a plus même le Juif errant, on prend Hamlet. Ainsi va le monde. On fait ce qu’on peut, à chaque jour suffit sa peine, et nous qui du vivant d’Halévy nous montrions si difficiles, qui trouvions à redire à la Reine de Chypre, qui osions parler de notre ennui au sortir de la Magicienne ! Hélas ! pauvre Halévy, qu’étaient-ce que vos défaillances comparées à ce qu’on nous inflige, et quel public fuyant devant Guido et Ginevra ne se fût à l’instant repenti de son égarement, s’il eût pu voir au loin dans la perspective et découvrir à travers l’obscurité profonde ce que le sort vengeur lui réservait ? M. Ambroise Thomas n’est certes pas un artiste sans valeur ; maintes fois, en parlant de Psyché (le meilleur de ses ouvrages), de Mignon, nous avons rendu justice à ce talent d’une grâce où beaucoup d’afféterie se mêle, d’un pathétique trempé d’un sentimentalisme un peu bourgeois, et qui, toujours prêt à se maniérer, rappelle moins l’artiste anglais dont parle Stendhal que certains côtés d’Ary Scheffer. M. Ambroise Thomas pourtant dessine mieux ; il est plus à fond musicien que les deux autres ne sont peintres. Ce qui lui manque, c’est la personnalité ; il lui faut toujours peindre d’après quelqu’un. Chacune de ses partitions trahit son modèle : le Caïd sue l’italianisme de Donizetti, de même que le Songe d’une nuit d’été, Mignon, portent sur leur estampille les noms d’Hérold et de M. Gounod. Dans Hamlet, la plus grave de ses erreurs, œuvre de confusion qui voudrait être une œuvre de fusion, toutes les tendances du moment se croisent et font la navette. Vous voyez un esprit honnête, généreux, aux prises avec la plus impossible des lâches ; il s’y acharne, s’y consume, va du rêve à l’illusion, sincèrement convaincu qu’il traduit Shakspeare, et trouve le mot du siècle en réconciliant dans sa mélopée Richard Wagner avec l’opéra-comique. Hélas ! ce mot, Ducis et Casimir Delavigne se figuraient aussi l’avoir trouvé, non moins sincères tous les deux que l’est aujourd’hui M. Thomas. On reproche à la critique ses colères, ses intempérances, et cependant, lorsqu’on y réfléchit, ce sont là des torts bien excusables. Qui nourrit certaines admirations s’irrite à les voir profanées. Il se peut qu’il y ait nombre de gens aux yeux desquels ces sortes d’attentats ne valent point la peine qu’on les incrimine ; nous ne serons jamais de ceux-là. Pour nous, les chefs-d’œuvre du génie humain ont un caractère sacré. Êtes-vous le roi pour toucher à la reine ? Êtes-vous Beethoven pour toucher à Shakspeare ? Sait-on jusqu’à quel point peuvent fausser le goût et nuire ces arbitraires travestissemens d’un idéal que le gros du public n’entrevoit guère que de loin ? En pareille affaire, la question de proportion domine tout, et nous pensons qu’il doit être permis à la fois et de protester, fût-ce très vertement, contre cet Hamlet, et de reconnaître en pleine loyauté ce que peut avoir de mérite, pour les appréciateurs délicats des choses de demi caractère, le musicien correct et distingué, aimable avec une nuance de tendresse et de mélancolie, qui de la Double Échelle à Mina, du Caïd à Psyché, à Mignon, a donné sa vraie mesure.

« Enfin, s’écrie-t-on de toutes parts, nous avons à l’Opéra un maître français ! » J’aime ce beau zèle patriotique et lui rends hommage. Robert le Diable, les Huguenots, le Prophète, l’Africaine, c’est en vérité trop de Meyerbeer au répertoire ! Il en coûte à notre orgueil national de voir un Prussien tenir une si large place sur notre première scène lyrique, et ce Guillaume Tell de Rossini, qu’on ne se lasse pas de reprendre, qui donc nous en délivrera ? Ne serait-il point temps aussi d’en finir avec ces éternels retours vers le passé : Don Juan, Alceste, Armide (qu’on prépare) ? A quoi songe l’administration supérieure de tolérer de tels scandales ? Sommes-nous à Vienne, à Berlin, à Milan ? Qu’on le dise alors, mais si nous sommes à Paris, qu’on nous le montre en jouant des « maîtres français ! » Quel cœur sensible à l’appel d’un véritable patriotisme n’applaudirait à ce raisonnement, et quand on aime son pays, comme je suppose que nous l’aimons tous, est-il permis de laisser un musicien user sa vie et son génie dans des travaux d’opéra-comique, et de ne pas comprendre que l’auteur du Caïd était né pour mettre en musique Hamlet ?

Nous approuvons si bien pour notre part cette manière de sentir toute française, que nous serions capable de la pousser Jusqu’à l’exagération. Ainsi, point de demi-mesure ; une fois en train d’exclure l’étranger, nous nous serions fait un cas de conscience de souffrir qu’un maître si vraiment français empruntât son sujet à Shakspeare, nous aurions dit, comme le public de la Porte-Saint-Martin en 1821 : « À bas les Anglais ! point d’étrangers en France ! » À la muse toute française de M. Ambroise Thomas, nous eussions voulu imposer un sujet tout français : Gabrielle de Vergy par exemple, ou le Siège de Calais, ou Pharamond ! Malheureusement il y a de ces affinités électives contre lesquelles rien ne peut, même le sentiment du patriotisme le plus éclairé. M. Ambroise Thomas, écrivant jadis le Songe d’une nuit d’été pour l’Opéra-Comique, saisit cette occasion de lier avec Shakspeare une amitié qui ne devait plus se démentir, et qui, espérons-le, n’a point encore porté ses derniers fruits. Ce Shakspeare amoureux de la reine Elisabeth, et que la terrible fille d’Henri VIII visite au clair de lune, comme Diane Endymion, ce poète sensible et troubadour promit à son musicien de ne plus jamais le quitter ; à dater de ce jour, l’intimité fut complète, il ne tint qu’à M. Thomas de croire, comme on dit, que c’était arrivé ! C’est ce Shakspeare-Elleviou, philosophe et ténor, qui probablement aura depuis conseillé à son maestro d’écrire une partition d’Hamlet. Quelle partition ? On le devine, l’Hamlet qu’on devait attendre du Shakspeare vert-galant et diable à quatre, qui boit et bat, compère et compagnon avec sir John Falstaff, et que les reines d’Angleterre s’en vont relancer jusque dans la taverne de la Sirène pour lui donner dans leurs jardins de Windsor le baiser de Marguerite d’Ecosse à Alain Chartier ! On ne saurait faillir à son origine ; le nouvel Hamlet avait donc de qui tenir et se comporte en fils de son père. Il met en romance to be or not to be, ne donne pas aux comédiens des leçons d’esthétique, mais leur apprend à sabler le Champagne sur l’air de bonsoir, monsieur Pantalon ! et il ne lui manque pour être complet que d’épouser Ophélie au dénoûment, de même que Mignon épouse Wilhelm Meister. Il ne se marie pas, c’est grand dommage ; en revanche, il vit et règne : ainsi le veut, l’ordonne le fantôme qui, non content du rôle psychologique et tout abstrait que Shakspeare lui assigne dans son drame, s’arrange cette fois de manière à tout régler par lui-même, et vient à son de trompe proclamer devant ses peuples les décrets qu’il a rédigés dans la tombe à tête reposée. Rien de plus amusant d’ailleurs que ce spectre. Ce n’était pas à M. David qu’il eût fallu confier ce rôle, c’était à M. Sainte-Foy. On dirait en effet le comique d’une féerie du Châtelet. Vous le voyez bardé de fer et coiffé symboliquement d’un heaume à deux cornes, aller, venir, soigner ses effets de lumière électrique, se draper dans son linceul et faire le beau sur une ritournelle caractéristique de la plus joviale ironie. Alfred de Musset, parlant de la sérénade que chante don Juan sous le balcon d’EIvire, expose en des vers charmans l’antithèse qu’on croit saisir entre la voix et l’accompagnement :

On dirait que la chanson caresse
Et couvre de langueur le perfide instrument,
Tandis que l’air moqueur de l’accompagnement
Tourne en dérision la chanson elle-même
Et semble la railler d’aller si tristement.

J’imagine qu’en attachant aux pas de son fantôme ce motif tout guilleret qui psalmodie sur une seule note, le musicien aura pensé au spirituel persiflage de Mozart. C’est de la musique imitative à la fois et explicative : imitative en ce qu’elle frappe à petits coups sourds, mesurés, comme quelqu’un qui demande qu’on lui ouvre, explicative en ce sens qu’elle nous donne un commentaire tout à fait original sur l’ombre du feu roi. En vain le spectre coiffé, damasquiné, raconte sur le théâtre ses mésaventures conjugales ; le petit motif plaisant et sournois dans l’orchestre nous avertit de ne pas croire un mot de son discours. Nous sommes sur la plate-forme ou dans l’appartement de la reine Gertrude ; tout de suite nous nous souvenons de Shakspeare et nous préparons à prendre au sérieux l’épouvante et la tragédie. C’était compter sans la musique, qui se moque bien de notre émotion et nous dit dans sa ritournelle : « Mais vous n’y pensez pas, ce feu roi n’est qu’un vieux Cassandre, une de ces « belles têtes de vieillards » qui radotent, un mannequin bourré de paille, qui, placé dans un cerisier de Montmorency, n’effraierait même pas les moineaux. » Qu’un pareil dynaste reparaisse au dénoûment pour y commettre cette bévue de placer la couronne sur la tête d’Hamlet, c’est dans l’ordre. Un joli règne en vérité qui s’ouvre là pour le Danemark ! Hamlet roi ! mieux vaudrait cent fois Claudius, car ce coquin du moins s’entend aux affaires ; il en a le goût et la pratique, tandis que ce pauvre Hamlet, un rêveur, un hypocondriaque de génie qui n’a jamais su se gouverner lui-même, que fera-t-il de l’empire, justes dieux ! et qu’est-ce que l’empire fera de lui ? On n’en finirait pas à vouloir relever toutes les variantes. Ainsi dans Shakspeare Hamlet se détache d’Ophélie, qu’il n’aime pas ou qu’il n’aime plus, et s’éloigne sans motif bien déterminé, tout simplement pour obéir à sa destinée, qui l’appelle ailleurs. Or cette donnée, évidemment trop ordinaire, ne suffit point au libretto, lequel, mettant au premier plan les amours du jeune prince avec la fille de Polonius, faisant d’Hamlet un Roméo et d’Ophélie une Juliette, se trouvait dans la nécessité de corser un peu l’anecdote. Reconnaissons tout de suite que l’invention est sans égale ; de pareils coups de théâtre ne se commentent pas, on les raconte. Hamlet, venu pour frapper le traître, se cache derrière un rideau, et de là surprend un « exécrable aveu » dont il paraît s’étonner beaucoup, mais qui, je suppose, étonnera bien davantage quiconque aura pris la peine de lire le drame du poète anglais. Claudius, ce criminel si profondément dissimulé, si politique, au lieu d’être seul au monde à connaître le secret de son fratricide, ce qui explique comment les morts sortent de leur tombeau pour en venir témoigner à la lumière, Claudius, c’est à n’y pas croire, s’est adjoint un complice, ni plus ni moins qu’un vulgaire assassin de cour d’assises, et ce complice est Polonius, un bavard officiel, un colporteur de bruits de ruelles, Polonius, le commérage en personne, qu’on n’a pas même eu le bon esprit de tirer de sa gaîne de chambellan et de débaptiser pour en faire un si noir scélérat. À cette nouvelle, Hamlet rompt avec Ophélie. Infortuné prince, avoir déjà sa mère dans un tel complot et trouver des éclaboussures du crime jusque sur la robe nuptiale de sa fiancée ! Mais combien se sont-ils donc mis pour cette œuvre sinistre qui ne doit, ne peut avoir sur la terre qu’un témoin, la conscience de Claudius, — sans quoi l’apparition du fantôme, l’état mental d’Hamlet et ses efforts redoublés ne signifient plus rien ? Comptons un peu : nous avions déjà Claudius et la reine, voici maintenant Polonius. Du moment qu’on était en train d’apparenter Ophélie, on aurait pu tout aussi bien la faire cousine de l’apothicaire qui a préparé le poison, cette fameuse aqua tofana que le traître verse au roi sur sa lèvre endormie, tandis que probablement Gertrude tend vers lui ses mains désespérées ! Et l’on parle des vers de Scribe ! — Hamlet n’épousera donc pas la fille de Polonius. À ce fils déjà si mal loti d’une mère incestueuse, à ce neveu d’un oncle fratricide, il ne manquait plus que d’avoir pour femme la fille d’un assassin. Il renvoie au cloître Ophélie : Go to a nunnery. L’aimable enfant tout aussitôt porte la main à ses cheveux, tâte son front, ce qui veut dire qu’elle est folle. Cette folie est le sujet du meilleur tableau de la pièce, du seul auquel le public, grâce à Mlle Nilsson, s’intéresse. Le récit que fait Gertrude dans Shakspeare se déroule, s’encadre, très pittoresquement mis en action, et là se montre en tout son effet la pensée qui conseilla l’engagement de Mlle Nilsson, vrai coup de maître administratif pour parer à l’éventuelle insuffisance de l’œuvre musicale.

Gouverner l’Opéra serait aussi par trop facile, si l’on avait tous les jours sous la main des ouvrages comme les Huguenots ou Guillaume Tell. Il faut ruser avec la fortune, songer à ses malins tours. Toutes les parties ne sont pas bonnes ; mais, à force de bien jouer, on peut gagner même les plus mauvaises, ce qui arrive avec cet Hamlet. On dira peut-être : C’eût été beaucoup plus habile de ne pas le prendre. C’est en parler trop à son aise : il y a de ces nécessités auxquelles ne peut se soustraire un théâtre tel que l’Opéra. M. Ambroise Thomas appartient à l’Institut ; trois ou quatre de ses ouvrages ont réussi à l’Opéra-Comique, et cela suffit pour que, lorsqu’il vient, après trente ans de laborieuses transformations, frapper à la porte de l’Académie impériale, cette porte s’ouvre honorablement. Maintenant que l’administration aime les succès d’estime, on le comprend ; mais on comprendra bien mieux encore qu’elle leur en préfère d’autres plus complets, et l’habileté, c’est d’avoir, par l’engagement de Mlle Nîlsson, assuré la faveur publique à ce qui, sans le charme prestigieux de la jolie Suédoise, n’eût peut-être pas vécu l’espace de vingt soirées. Qu’importe, s’il y a succès, que le succès soit en dehors de la partition, que l’intérêt repose tout entier sur la cantatrice ? Le théâtre est un champ de bataille où chacun combat pour soi, et quand un musicien a de ces défaillances, tant pis pour lui si son ouvrage réussit sans qu’il s’en mêle. Or M. Thomas, c’est une justice à lui rendre, n’a rien négligé pour faire couler l’embarcation. Si le navire flotte, on sait d’où vient le vent qui le maintient et quelle bienfaisante fée le remorque. La musique même de cet acte privilégié, que serait-elle indépendamment de l’appareil scénique, disposé, réglé de main d’artiste ? Que vaudraient sans le paysage, et surtout sans la Fioretti, ces airs de ballet bretonnans auxquels les frissonnemens du tambourin et les tenues nasillardes de l’importun biniou prêtent leur grâce aimable ? Quant à ce que chante Ophélie, sérieusement existe-t-îl dans tout cet intermède quelque chose qui ressemble à de l’inspiration ? Arrangement, adaptation, dextérité, c’est tout ce qu’on peut dire, et quand je compare cette scène. à celle de la Lucia, Donizetti me paraît garder plein avantage. Qu’y a-t-il ? Un bout de valse, une complainte suédoise, et, pour relier ensemble les deux motifs, quelques fragmens de récit où Mlle Nilsson fait jaillir sa note à elle, son accent ! J’ignore comment de pareils chefs-d’œuvre s’élaborent dans le secret du cabinet, les entendre en public me suffit et au-delà ; il me serait cependant difficile de croire que la cantatrice ne soit point pour beaucoup dans la composition du morceau ; elle a dû tracer le plan, les effets de cette scène, elle en est l’auteur comme elle en est la virtuose. On se la figure inspirant le musicien, lui dictant ses thèmes. « Ici, vous placerez mon fameux trille, vous ferez tinter mes clochettes de cristal ; là, je veux un éclat de rire qui sanglote, plus loin vous ouvrirez l’écrin aux pierreries, et nous leur en donnerons pour un million ! » On verra quelque jour ce que deviendront en d’autres mains ce placage et cette mosaïque. L’art de Mlle Nîlsson, c’est d’avoir fondu, nuancé tout cela. Elle chanterait du Mozart ou du Mendelssohn que le charme n’en serait pas plus grand. L’illusion ne saurait aller plus loin. Pour la première fois de la soirée. on se détend, on pense à Shakspeare, c’est Ophélie.

Je dis son art, c’est plutôt son instinct, sa prédisposition. Le don de nature chez elle est des plus remarquables, tout la sert : sa voix d’abord, si rare, d’une vibration si délicieusement originale, puis la santé de cette voix. Les physiologistes vous diront l’imperturbable résistance de ce gosier mignon de jolie femme. Quelle facilité d’inflexions, quelle justesse, quel tempérament de cantatrice ! Les gammes chromatiques ascendantes, les renflemens de son à l’aigu, ne lui coûtent rien. Elle se lance entre le sol et l’ut, saisit la note au vol, la tient, la lâche, la reprend, jongle avec des perles sans que jamais une seule se dérobe. C’est la sûreté d’une Persiarii, plus l’argentine vibration d’un timbre virginal. Nous savons que Delle-Sedie a passé par là ; qu’importe ? Rachel aussi consultait M. Samson, et cela ne l’empêchait point d’être Rachel. Au théâtre, il n’y a que le résultat qui compte.

Tant vaut la cantatrice, tant l’actrice. Des deux côtés, c’est la force d’organisation qui prédomine. Comme elle sent, elle joue ; son geste, point appris, point fixé, gauche même quelquefois, réussit par le naturel, parce qu’il est son geste et répond à l’ensemble de sa physionomie, toujours intéressante et par instans d’un attrait, d’une séduction irrésistibles. Je conseille aux gens curieux des choses de théâtre d’aller, au lendemain d’une de ces représentations de Mlle Nilsson, voir à l’Ambigu Frederick Lemaître dans le Crime de Faverne. C’est encore là une scène de folie, mais de l’effet le plus opposé. On n’imagine pas antithèse plus vive. Nous avons vu le naïf, le simple ; voici maintenant le grand art, partout et toujours conscient, qui se règle, se gouverne, compose et produit l’effet voulu, même quand la nature, au lieu de le servir, lui fait obstacle. Un pauvre vieux notaire qui devient fou en apprenant que sa femme, morte aujourd’hui, l’a trompé jadis avec son premier clerc, comment supposer que d’un pareil programme tant d’émotion, de vie morale, dramatique, puisse sortir ? C’est le secret du génie. Nous sommes loin à coup sûr du lac romantique d’Elseneur, de ses glaïeuls et de ses nénufars, loin de tous les enchantemens de la poésie de Shakspeare ; les cheveux blancs hérissés remplacent les belles tresses blondes déroulées, où les fleurs des champs, les brins de folle avoine, si pittoresquement s’entremêlent. Il ne s’agit plus de jouer simplement une scène de folie, de montrer comment on est fou ; il s’agit de faire voir comment, sous l’action d’une douleur morale profonde, immense, on le devient, là, devant tous, en plein théâtre, — de passer de l’état de raison à la démence par une série de mouvemens, de gestes, de combats, dont la gradation va jusqu’au sublime. Cette force magistrale d’un Frederick n’ôte rien à la grâce ingénue, tendre, mélancolique d’une Nilsson. Les deux images au contraire l’une par l’autre se complètent. L’art est quelque chose de si grand, de si beau, qu’il faut s’y attacher et le suivre dans ses manifestations les plus diverses. Des trois ou quatre interprétations traditionnelles du rôle d’Ophélie, il nous serait assez difficile de bien définir laquelle a choisie Mlle Nilsson. Pourquoi chercherait-elle un idéal qui ne se trouve ni dans cette pièce ni dans cette partition ? Il n’y a point là d’Ophélie, comme il n’y a ni Hamlet, ni Claudius, ni Gertrude, ni Polonius, ni Laërte ; il y a Christine Nilsson dans tout l’attrait de son talent, de sa personne, c’est-à-dire une vignette exquise détachée d’un livre de beautés et représentant l’Ophélie de Shakspeare.

Il y a aussi M. Faure. On connaît le chanteur. Ce qu’il dépense de style, d’intentions et d’efforts dans ce rôle est indubitablement très méritoire. D’un bout à l’autre de ce funèbre opéra-comique, il soutient la gageure en héros. Le public, qui voudrait tant l’applaudir, s’irrite d’en trouver si peu l’occasion. Toujours des sons filés, çà et là d’heureux groupes de notes qu’il caresse d’une voix sympathique, et jamais une phrase où se puisse prendre l’enthousiasme de la salle, dont la satisfaction, au lieu d’éclater en bravos, s’exhale en légers frémissemens de plaisir. On vante à l’excès cet orchestre précieux, fleuri, blaireauté ; il se peut qu’en effet tant de recherches, de minauderies, de finesses, réjouissent les gens curieux, comme M. Jourdain, de savoir par cœur toutes les manières qu’il y a de dire en langage choisi : « Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; » mais ce que je prétends, c’est que ces accouplemens de timbre, ces dessins d’accompagnement, ces incessantes combinaisons d’instrumens nouveaux, sont pour la voix humaine un fléau bien autrement déplorable que l’ancien tapage rossinien. Ce procédé, qui doit nécessairement être fort commode, puisque aujourd’hui tout le monde l’emploie avec un égal succès depuis le maître jusqu’à l’humble élève, depuis M. Thomas, l’auteur d’Hamlet, jusqu’à M. Massenet, l’auteur de la Grand’ Tante, ce procédé n’a point pour seul inconvénient de supprimer l’inspiration, il tue en même temps le chanteur. Que faire de ces mélopées dont l’instrumentation s’empare aussitôt, de ces bouts de phrase qui vont se colorer dans l’orchestre, comme un écheveau de soie grège dans la cuve du teinturier ? C’est bien la peine d’être un artiste de premier mérite pour n’avoir pas, dans tout le cours d’un si long ouvrage, un adagio, une strette, où s’espacer librement, et pour se voir ainsi prendre gloutonnement le morceau à la bouche par la clarinette ou le hautbois. Cet orchestre prétentieux, alambiqué, est en outre ce qu’il y a de plus anti-dramatique. Toutes ces progressions, toutes ces oppositions harmoniques, pure curiosité ! Gluck, avec des ressources bornées, produit des effets bien autrement puissans, et quant aux sonoristes modernes. C’est surtout par la grandeur des plans que leur instrumentation se distingue. Étudiez Weber, Meyerbeer, et dites si jamais cet orchestre, nourri, fécond, a pour objet de détourner notre attention de ce qui se passe sur la scène, d’énerver l’effet principal. Ainsi de Richard Wagner, qui, tout en abusant des dissonances, en entrechoquant bizarrement ses modulations, s’entend au moins à gouverner son drame ; mais ce talent merveilleux de couper un cheveu en quatre, ce kaléidoscope musical qu’on tourne, qu’on retourne à satiété, jamais ne sera pris au sérieux par les vrais maîtres du théâtre, et quand on n’a qu’un pareil art à mettre au service de Shakspeare, le mieux est d’appeler à son aide « la belle Ophélie ! »

Comment s’étonner après cela que les amis de M. Faure s’attristent de le voir réduit à si fâcheux emploi ? Musicalement, le rôle est nul et répugne à ce tempérament vocal tout en dehors, qui veut se donner carrière ; on ne mène pas ainsi à l’enterrement pendant cinq actes une voix dont le secret est de charmer, de séduire, d’enlever une salle, et qui, pour plaire, a besoin de s’enrouler, de s’épanouir dans les délicatesses exquises ou les fanfares du style de Mozart, de Meyerbeer, de Rossini. Don Juan, Nevers, Guillaume Tell, à la bonne heure ; mais ce prince lamentable en baryton pleurard, ce sombre sur du sombre est ce qu’on pouvait imaginer de plus affligeant et pour l’artiste et pour le public. Le fantôme, Hamlet, Claudius, partout des basses, et, pour accroître encore les agrémens du paysage, le saxophone imitant le serpent d’un bedeau de paroisse ! Sauf une chanson à boire d’inspiration ordinaire et cette phrase saccadée qui voudrait peindre l’élancement de la folie, le rôle est tout entier maintenu dans une gamme absolument monotone. Ne trouvant que chanter, M. Faure se sera dit : Jouons, et la manière dont il cherche à dégager Shakspeare de ce fatras lui conciliera la faveur des gens éclairés.

Il y a sur le rôle d’Hamlet deux traditions fort distinctes, celle de Burbage et celle de Garrick. Burbage, qui, sous Shakspeare, son camarade et son ami, créa le rôle, le jouait en débraillé, les cheveux incultes, les bas mal tirés, sans rien laisser apparaître de cette élégance qu’on a vue depuis, et qui, je dois le dire, vous choque bien un peu quand on se représente l’ensemble du personnage, de même qu’on a quelque peine à se figurer Claudius, le politique profond et narquois, sous les traits rébarbatifs d’un scélérat de mélodrame. Il ne tiendrait qu’à nous, tandis que nous y sommes, d’aller faire un tour à Londres, dans la vieille Cité du XVIe siècle, et de conduire le lecteur à ce fameux théâtre du Globe où pendant la belle saison fonctionnait la troupe de Shakspeare. La salle comportait quatre ordres de places, que les spectateurs occupaient selon leur rang. Les banquettes sur le théâtre étaient, comme chez nous jadis, le poste par excellence. Là se pressait la jeunesse dorée, tout ce monde aristocratique de dilettantes passionnés, protecteurs, amis du grand poète, les Southampton, les Pembroke, les Rutland. Sur le devant du parterre, vaste et libre espace à ciel ouvert, s’entassait le menu peuple des billets donnés, familiers de la maison, comédiens en disponibilité, auteurs et critiques, et derrière eux les clercs, les artisans, le gros du public des ateliers et des fabriques. A la première galerie trônait le beau sexe ; les honnêtes femmes y siégeaient côte à côte avec les filles en renom. C’était, on le voit, comme aujourd’hui, avec cette différence pourtant que les honnêtes femmes gardaient un loup sur leur visage. Aux places de seconde galerie, les dernières, se ruait et se poussait la foule des matelots, des soldats, des laquais et des maritornes. On sait que Shakspeare n’imprimait pas ses pièces, qu’il les écrivait directement pour son théâtre, dont les recettes subvenaient à ses dépenses et plus tard l’enrichirent, ce qui donnerait à supposer qu’entre ce public et lui avaient dû s’établir à la longue des rapports d’intimité non moins profitables à sa gloire qu’aux intérêts de sa fortune. « Dis-moi ce qui t’amuse, et je te dirai qui tu es ! » En comparant ce public à ce que nous sommes, ne semble-t-il pas que c’est devant lui que tant de beaux chefs-d’œuvre que nous adoptons étaient faits pour réussir, tandis qu’à nous, les lettrés, les esprits ; capables et forts du grand XIXe siècle, devait, échoir l’honneur d’applaudir Hamlet, Macbeth, Roméo et Juliette, Jules César, et de signer à ces nobles créations du génie leurs grandes lettres de naturalisation ? Or c’est le contraire qui arrive, c’est ce public de purs mondains et de gens grossiers, de matelots, de filles sans aveu, qui se passionne pour le génie, tandis que notre public à nous, public souverain et de souverains, ne sait, ô misère du temps ! que se réjouir à la Grande-Duchesse, à la Famille Benoîton, à l’Œil crevé !… Ce Burbage, l’ami des Southampton et des Shakspeare, devait être un comédien peu ordinaire. A sa mort, la Grande-Bretagne s’émut, des flots de vers latins et anglais se répandirent.

C’est le type créé par Burbage que Rouvière évidemment poursuivait, peut-être sans s’en rendre compte, car l’instinct chez lui l’emportait fort sur l’étude. Il était incorrect, saccadé, bizarre, avec des éclairs de génie, et rachetait par l’imprévu sublime de fréquentes extravagances. Sur la fin, voulant jouer Othello (la traduction d’Alfred de Vigny), il allait au Jardin des Plantes observer, étudier les tigres. N’importe, ce maniaque était du bois dont on fait les grands comédiens. Il marchait dans ce rôle d’Hamlet comme Ruy Blas dans son rêve étoilé, improvisant, trouvant sans chercher, créant. Jamais la partie ironiquement élégiaque du caractère ne fut en France si bien comprise, rendue avec cet art. C’était surtout l’élève du fou de cour Yorick, le prince philosophe, humoristique, échangeant sa pensée avec chacun et faisant au besoin des mots dans la langue du plus bas peuple. On le voyait vêtu de deuil, négligé dans sa mise, le dos un peu voûté, se livrer à ses divagations les plus fantasques sans provoquer un seul instant le rire du public, trop profondément remué pour se laisser distraire du sérieux de la situation par le cliquetis de la phrase. Les plaisanteries d’Hamlet sont tellement dans sa nature, son épigramme, ses saillies, jaillissent si involontairement du tragique même de tout son être, qu’elles ne doivent en aucun cas servir à égayer le parterre. Rouvière avait ce tact au suprême degré, ne soulignait point, parlait bref, et sur la plate-forme, dans la scène du serment, comme dans celle des fossoyeurs, savait tout dire, tout faire passer, terrible et pathétique ; jusqu’en ses facéties, jamais comique.

Je ne jurerais pas que la manière de Fechter, prise d’ailleurs en très sérieuse considération par les beaux esprits de l’Angleterre, ne lui vienne en droite ligne de Burbage. Fechter joue un Hamlet d’ordre composite, si je puis ainsi m’exprimer, légèrement archaïque. C’est un comédien doublé d’un critique. On sent qu’il cherche à travers Shakspeare le héros Scandinave des temps barbares. Pâle, robuste et calme, avec ses longs cheveux jaunissans, il évoque à vos regards la figure légendaire. Les noms de Hordenwik, de Fengo, de Geruthe, s’offrent à la mémoire. J’ai rencontré pourtant, parmi les meilleurs, des juges qui ne pouvaient se faire à l’excentricité de cette interprétation, entre autres feu le marquis de Normanby, imbu comme lord Lansdowne et plusieurs contemporains illustres de la tradition du grand Kemble, le compagnon de Sheridan et du prince régent, un de ces imperturbables soupeurs de la coterie intime qu’on appelait les hommes à sept bouteilles, seven bottle men. Cette tradition, qui remonte à Garrick, vaut-elle décidément mieux que celle de Burbage ? Il ne m’appartient pas de prononcer ; toujours est-il qu’elle est restée classique en Angleterre et qu’on en doit hautement tenir compte, puisqu’elle a pour elle des prosélytes tels que les Byron, les Kinnaird, les Holland. Garrick était venu en France, avait eu des clartés de notre littérature, dont il rapporta ensuite l’influence dans son pays. Son goût s’était, selon le terme usuel, épuré à notre frottement, et pour ma part je ne reproche à cette épuration d’autre tort que celui d’avoir conseillé divers remaniemens sacrilèges, la variante du dénuement de Roméo et Juliette par exemple. Il n’en est pas moins vrai que Garrick, stylé par nous, imprima à la scène anglaise ce genre de direction que les esprits cultivés appellent salutaire. Il modifia, réglementa, fit école, et de cette école sont sortis les mistress Siddons, les John Kemble., « C’était un prince, disait le marquis de Lansdowne, en parlant de John Kemble, a finished gentleman, » et il ajoutait complaisamment : « Je le vois encore avec son cordon bleu brochant sur le noir du pourpoint, conservant sa fleur d’élégance et de distinction jusque dans son désordre. C’était Hamlet, Shakspeare et en même temps le grand seigneur de la cour de la reine Elisabeth, Essex ou Southampton. Je ne me figure pas qu’on puisse autrement représenter le personnage. » Il semblerait que M. Faure ait entrevu de loin ce modèle. Sa mise est parfaite, et son habileté rare d’avoir su conserver à cet Hamlet d’opéra quelques traits de la physionomie originale. Shakspeare, qui probablement avait ses raisons, évite d’accentuer dramatiquement les rapports d’Hamlet et d’Ophélie. La passion, ses violences et ses délires sont hors de cause entre ces deux amans, qui s’abordent, se quittent sur un ton de sentimentalité madrigalesque et ne dépassant point certaine mesure. Dans l’opéra, tout au contraire ces amours courtoises sont au premier plan, et force leur est de mentir à l’individualité de leur nature. Hamlet, Ophélie ! pourquoi ces noms ? autant et mieux vaudrait les appeler Roméo, Juliette, puisqu’ils s’aiment ainsi jusqu’à la mort, et que, Polonius étant du crime, c’est encore une haine de famille qui les sépare. J’admire qu’à travers un pareil labyrinthe de contre-sens un comédien puisse ne pas s’égarer complètement, et quand il fléchit à la peine, je ne crois pas qu’on soit en droit de lui rien dire.

Il y a ainsi telle scène du cinquième acte où véritablement c’est Roméo qu’à son insu joue M. Faure. Autre part, dans la rencontre avec les comédiens, sa manière de s’escrimer du mouchoir est d’un Moncade se dandinant pour plaire aux belles et non d’un prince Hamlet pris de vertige. Le mouchoir, l’éventail, sont de tradition. Seulement il faut prendre ces menus détails pour ce qu’ils valent et ne les point vouloir servir à l’état de hors-d’œuvre. Hamlet, dans Shakspeare, discute avec les comédiens sur leur art, leur donne une leçon d’esthétique, s’échauffe : qu’il tire son mouchoir pour s’essuyer la bouche et le front, rien de plus naturel ; mais le personnage de M. Thomas fait tout autre chose, il chante un air à boire. Quel besoin alors de tant insister sur cette pantomime ? De même pendant l’intermède du spectacle ; que le prince, causant, badinant avec Ophélie, touche à son éventail, le manie familièrement, à merveille ! John Kemble imprimait, dit-on, à ce détail un sceau d’élégance suprême, et le souvenir s’est transmis de l’accent tragiquement ému et plein du plus douloureux persiflage dont il disait au roi en lui montrant l’estrade du bout de l’éventail fermé : « On l’empoisonne ; n’en croyez rien, c’est une fiction : poison in jest ; » mais de tels accessoires ne doivent pas être pris trop au sérieux, le grand art au contraire est de les traiter sans conséquence. M. Faure appuie au lieu de glisser, et s’exagère l’importance des moyens effets. Ainsi cet éventail lui devient un paravent ; quand il se traîne sur ses genoux vers le trône de Claudius, vous croiriez voir la forêt de Birnam qui s’avance. On dirait par moment qu’il a étudié le rôle avec quelque professeur émérite de la Comédie-Française. Mieux eût valu lire tout simplement Shakspeare, puis fermer le livre et s’abandonner à sa propre impulsion. Un chanteur n’est point un comédien ordinaire. Il lui importe assez peu de savoir ce que faisait Talma, qui d’ailleurs jouait le rôle en palatine de fourrure et coiffé d’une toque à créneaux. C’est dans l’essence même de la musique qu’un grand chanteur trouve l’expression dramatique et jusqu’à la couleur, la physionomie de son jeu. M. Faure connaît son art trop à fond pour jamais manquer à cette loi. Avec lui, chaque fois que le chanteur sera satisfait, l’acteur suivra. Il suffit, pour s’en convaincre, de le voir dans Guillaume Tell, dans Don Juan et dans ce bout de rôle des Huguenots, que deux ou trois phrases de l’inspiration la plus exquise signalaient à sa curiosité d’artiste bien plus encore qu’à son désir d’être applaudi. Rien de possible à l’Opéra pour un chanteur, pour un acteur, si ce n’est à la condition qu’il sera d’abord servi par le musicien et qu’on ne prêtera pas au terme l’acception qu’il a en vénerie, où servir le sanglier signifie lui planter un couteau dans la gorge.

Une chose nous afflige en tout ceci, qui nécessairement affligera quiconque aime l’Opéra et sait honnêtement rendre justice à tous les grands talens dont sa troupe se compose : c’est de voir des artistes de premier ordre ainsi relégués au second rang et n’être plus que les comparses d’un succès auquel ils eussent en d’autres circonstances pris la noble et large part qui leur convient. Le public, en témoignant à Mlle Nilsson cet enthousiasme exclusif, en n’applaudissant, ne fêtant, ne voulant qu’elle, obéit à la mobilité de son tempérament. Il boude qui l’ennuie ; tant pis pour vous, si cette psalmodie que vous débitez l’assomme, il fallait mieux choisir ; voici la lumière, il y court, s’enflamme, se passionne, quoi de plus naturel ? Le public est ingrat comme tous les amoureux, et c’est de lui surtout qu’on peut dire qu’il tirerait en feu d’artifice la lune et les étoiles pour célébrer sa maîtresse d’un soir. Par qui rend des services toute l’année, par qui, dans les bons comme dans les mauvais jours, se dévoue à son art, à son théâtre, on conçoit que cette noire ingratitude soit amèrement ressentie. La belle Ophélie a bien du charme, nous n’avons pas été les derniers à le reconnaître[1] ; mais Valentine ; Alice, Sélika, Mathilde, dona Anna, méritent pourtant aussi quelques égards, et l’habileté maintenant serait de ne point trop décourager qui les a fait vivre au répertoire et les y maintiendra quand l’étoile qui danse au firmament à cette heure d’ivresse aura filé vers d’autres cieux. Avec un génie, avec un maître, jamais pareilles ruptures d’équilibre ne sont à redouter. Dans un opéra de Rossini, de Meyerbeer, de Verdi même, il y a de la place pour tout le monde. Hamlet, sans Mlle Nilsson, n’eût pas mené longue carrière ; il réussit par elle, c’est un coup de fortune. Elle a, comme on dit, tiré son épingle du jeu ; mais nous aimons assez son talent et sa gloire, nous aimons surtout assez ce beau théâtre, qui l’a si opportunément mise en toute lumière, pour souhaiter maintenant de la voir sortir de son paysage et figurer dans un tableau de maître, en pleine troupe et non isolément.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1867.