Revue musicale - Un grand méconnu - Muzio Clementi

Revue musicale - Un grand méconnu - Muzio Clementi
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE

UN GRAND MÉCONNU — MUZIO CLEMENTI


Clementi : Vingt sonates et caprices, choisis et précédés d’une préface et de notes historiques, par T. de Wyzewa ; révisés, doigtés et annotés par M. A, Gastoué. Chez Maurice Senart et Cie ; Paris, 20, rue du Dragon, (Édition nationale de musique classique.)


Une dernière fois, presque à la veille de sa mort, notre très regretté confrère et voisin de Revue, Teodor de Wyzewa, a bien mérité de la musique et des musiciens. L’érudit, le lettré qu’il était savait toutes les langues. Mais aucune peut-être ne fut mieux connue et plus aimée que la musique par l’artiste qu’il était également. Il se plaisait à chercher la trace ou l’écho de la musique jusque dans la littérature et la poésie. N’était-ce pas hier, et pour les lecteurs de la Revue, que Wyzewa définissait ou traduisait en termes empruntés à l’histoire de la musique, — et de la musique de Mozart, — le titre, mystérieux à première vue, de « Licenza, » donné par Gabriele d’Annunzio à ses admirables Impressions de guerre. Signalant ensuite, non plus au dehors, mais au dedans, au fond même de ces pages, l’harmonieuse analogie dont se compose leur double beauté, le critique musicien ajoutait : « Il faut savoir que, pour émouvans et pour « actuels » que soient les sujets traités par l’illustre écrivain dans ce long « appendice » de sa Léda sans le cygne, ces sujets sont souvent traités d’une manière pour ainsi dire purement « musicale, » ou bien entremêlés d’intermèdes où les mots ne tâchent absolument qu’à faire fonction de « musique. » Jamais encore, je crois, dans aucune de ses œuvres en prose, M. d’Annunzio ne s’est aussi pleinement abandonné à sa conception favorite d’un emploi tout lyrique de sa langue natale. Il y a dans sa Licenza des chapitres entiers, — par où j’entends des suites de vingt, de quarante pages, — qui ne sont qu’un simple jeu d’images et de rythmes, beaucoup plus pareils à une Sonate d’un Domenico Scarlatti ou d’un Claude Debussy, qu’à n’importe quel chapitre d’un prosateur, ou même d’un poète de chez nous [1]. »

Que de fois ailleurs la musique seule, la pure musique, et des plus grands musiciens, ne trouva-t-elle pas, en notre confrère, le mieux informé, le plus sage des juges ! L’auteur de Beethoven et Wagner [2] a parlé jadis éloquemment des deux maîtres : témoignant au premier une admiration toujours égale ; à l’autre, qu’il avait idolâtré d’abord, une ferveur attiédie par les années [3]. Mais c’est peut-être à Mozart que sa piété croissante réserva jusqu’à la fin « et le premier amour et les premiers honneurs. » Secondé par un collaborateur digne de lui, Wyzewa choisit Mozart, le jeune Mozart, pour le sujet ou plutôt le héros charmant, et jusque là mal connu, de son œuvre maîtresse d’historien et de critique [4]. Enfin, depuis deux ou trois ans, il avait en quelque sorte voué toute sa pensée, toute sa passion musicale à la révélation et à la réhabilitation de « ce puissant et singulier Muzio Clementi, » comme il l’appelait un jour, ou comme il nous écrivait aussi, « d’un admirable et infortuné maître, le plus grand à coup sûr entre les grands méconnus. »

Encore, si Clementi n’eût été méconnu que par de médiocres connaisseurs. On peut déjà s’étonner de ne lire dans un dictionnaire de musique, — allemand, s’il vous plaît, — avec une mention, flatteuse d’ailleurs, du célèbre Gradus ad Parnassum, que ces lignes insuffisantes : « A côté d’études de mécanique sur la construction du piano, Clementi trouva le temps d’écrire toute une série d’œuvres importantes pour le piano et de former des élèves qui devinrent célèbres (J. B. Cramer et John Field) [5]. » Plus singulière, et plus grave, est l’erreur d’un Saint-Saëns, assurant que « Cramer, Clementi, auteurs d’Études et d’Exercices du plus grand style, ont écrit des sonates et des concertos d’une désolante médiocrité [6]. » Nous possédons enfin, sur Clementi, l’opinion, deux ou trois fois exprimée, de Mozart. On n’en connaissait que la sévérité, tant que les œuvres du maître italien demeuraient ignorées ; il est désormais impossible de n’en pas reconnaître, en l’excusant toutefois, l’injustice. C’est à Vienne, le 24 décembre 1781, que se rencontrèrent Mozart et Clementi. « Rencontre » véritable, espèce de tournoi musical, où l’empereur Joseph II avait convié les deux pianistes, les deux compositeurs. « Clementi, » rapporte Wyzewa, « s’était hâté de composer, en vue de cette séance, une sonate où il avait essayé, assez gauchement, d’imiter le style de son concurrent. Et comme, en outre, lui-même a plus tard avoué que son jeu de pianiste, jusqu’à cette mémorable rencontre avec Mozart, n’était rien qu’un sec et froid déploiement de virtuosité, l’on comprend sans peine l’impression désastreuse produite par lui, ce soir-là, sur son jeune rival.

« Parlons maintenant de Clementi. C’est un bon pianiste... voilà tout ce qu’on peut dire. Il a beaucoup d’habileté dans sa main droite... ses principaux traits sont en tierces... mais à côté de cela, il n’a pas pour un kreutzer de goût ni de sentiment... c’est un simple mécanicien. » Voilà ce que Mozart écrivait, quelques jours après la séance. Et sans doute même cette séance lui avait enlevé tout désir de connaître les nouvelles compositions de celui qu’il appelait dédaigneusement « un simple mechanicus, » car ayant appris que sa sœur, à Salzbourg, étudiait un recueil de sonates de Clementi, il mandait encore à son père, le 7 juin 1783 :

« .Que les sonates de Clementi ne signifient absolument rien au point de vue de la composition, c’est ce que reconnaîtra aisément quiconque les joue, ou les entend jouer. Et l’on n’y trouve pas non plus de passages remarquables ou curieux, à l’exception des sixtes et des octaves, toutes choses dont je prie ma sœur de ne pas trop s’occuper, afin que par là elle ne risque pas de gâter sa légèreté et agilité naturelle, ni la vitesse coulante de son exécution... Ce Clementi est un charlatan, comme tous les Italiens... En dehors de ses passages de tierces, il n’a rien, absolument rien, — pas l’ombre de rendu ni de goût, et bien moins encore de sentiment. »

Sous cet illustre dédain, la mémoire de Clementi demeura longtemps abattue. Beethoven, plus clairvoyant, ou mieux informé que Mozart, ne réussit point à l’en relever. Lorsque, plus tard, les biographes de Beethoven, Schindler entre autres, attestèrent que l’auteur des neuf symphonies « avait toujours fait profession d’admirer non pas seulement l’excellence technique, mais aussi l’inspiration foncière et l’émouvante beauté poétique de l’œuvre du « mechanicus » et du « charlatan » flétri par Mozart, on ne voulut voir dans cet hommage qu’une boutade paradoxale échappée à l’humeur excentrique et contrariante d’un maître, enclin, disait-on, à renverser les « valeurs » consacrées. Ainsi l’arrêt de Beethoven lui-même ne prévalut point contre le jugement de Mozart. Enfin, avec Wyzewa toujours, il est juste, — et plus juste aujourd’hui que jamais, — de signaler comme une raison dernière, et non la moindre, de l’inique et longue disgrâce, l’égoïsme et l’orgueil allemand. « Car c’est une chose certaine que, depuis un siècle bientôt, l’Europe entière a quasiment confié aux seules mains de l’Allemagne le tableau du développement de la musique entre les débuts de Mozart et l’avènement du romantisme. Sur quoi il est arrivé que les historiens et critiques allemands, convaincus de l’impossibilité pour un maître étranger d’égaler désormais leurs musiciens nationaux, ont trouvé tout naturel » d’éliminer du tableau, craignant qu’il ne leur y fit ombrage, l’œuvre et le génie du dernier des grands Romains.

C’est à Rome en effet qu’il naquit, en 1752 ; quatre ans avant Mozart, dix-huit ans avant Beethoven. Par rapport à ce dernier surtout, l’avance est à remarquer et à retenir. Le père de Clementi, modeste orfèvre d’église, ayant reconnu de bonne heure le goût et les dispositions musicales de son fils, se hâta de le confier aux meilleurs maîtres d’alors. Ceux-ci n’eurent pas de peine à faire d’un élève aussi bien doué, non seulement un organiste, un pianiste, mais un musicien accompli. Il avait quatorze ans, lorsqu’un riche Anglais, enragé de musique et se trouvant à Rome, sir Peter Beckford, entendit le jeune virtuose. Le dilettante résolut aussitôt d’ « acheter, » (c’est le terme qu’il employa) l’enfant merveilleux à son père. Il l’acheta en effet, pour sept ans, l’emmena sans retard en Angleterre, et pendant le septennat convenu, dans son château du comté de Dorset, il le retint à son service. Pour le maître, ou « le patron, » et pour le serviteur, pour l’agrément de l’un et pour les talens de l’autre, ce long service ne fut pas perdu. La musique de l’époque, et la meilleure, passa tout entière sous les yeux et les doigts de l’adolescent. Fidèle à ses études romaines, il sut, par la seule force de son génie, les poursuivre, les étendre même jusqu’à l’ordre littéraire et scientifique, et si loin, que plus d’une fois il faillit, dit-on, abandonner la musique pour l’astronomie.

Vers 1773, à vingt et un ans, et son contrat de vente expiré, Clementi vint se fixer à Londres. Il y remporta de grands succès de virtuose. Il y remplit aussi les fonctions d’accompagnateur à l’Opéra de Haymarket, afin de se familiariser avec la musique de théâtre. Mais c’est à Paris, pendant un peu plus d’une année (été de 1780 — automne de 1781), qu’il commence vraiment sa carrière de compositeur. Il la continue à Vienne, où le salon de l’Empereur est témoin du fameux concours avec Mozart. De Vienne, Clementi regagne Londres, par le chemin des écoliers, des amoureux surtout : par Lyon, où donnant concerts et leçons, il s’éprend d’une de ses élèves, Marie-Françoise-Victoire Imbert-Colomés, fille d’un banquier de la ville. Le souvenir de cette jeune personne le suit à Londres et bientôt l’en ramène, non plus à Lyon cette fois, mais à Chambéry, où sa chère Victoire vient le rejoindre. Tout est prêt pour leur union, mais, sur la plainte du père de la fugitive, un arrêt du gouverneur de Chambéry sépare les fiancés et les renvoie dos à dos, elle, dans sa famille, et lui, sous peine de prison, hors de France. Il se réfugie en Suisse, à Berne, où, de désespoir, il est près de renoncer à la musique. Elle le ressaisit pourtant et, pour honorer du moins l’amour dont elle triomphe, elle s’en inspire dans un recueil de sonates qui portent le nom de l’aimée.

Vers la fin de 1784, Clementi revient s’établir en Angleterre. Un changement profond s’opère en son génie. Le grand, l’illustre pianiste se dégoûte littéralement du piano. A peine écrira-t-il encore, et comme en passant, quelque recueil de sonates pour l’instrument dont il a, plus que personne, créé le style ou le langage nouveau. En dehors de ces retours passagers, sa pensée et son cœur n’appartiennent plus désormais qu’à la symphonie. « Pendant dix ans, de 1786 à 1796, les programmes des concerts publics de Londres annonceront, chaque année, une ou deux Nouvelles Ouvertures écrites pour l’orchestre par l’ex-virtuose, qui d’ailleurs aura presque absolument renoncé à se faire entendre comme pianiste... » Rendant compte d’une nouvelle séance de la Société de concerts fondée et dirigée à Londres par le violoniste Salomon, — celle-là même pour laquelle, naguère, Joseph Haydn avait composé ses douze dernières symphonies, — le Morning Chronicle du 3 avril 1796 écrivait :

« Une grande symphonie de Clementi, composée l’année passée pour les concerts de l’Opéra, a été exécutée avec diverses modifications et a produit l’effet le plus captivant. Le second mouvement a été accueilli par des acclamations si intenses, qu’on a dû le rejouer tout entier. Et, en vérité, ce ne sont plus seulement les musiciens et les connaisseurs, mais l’unanimité des auditeurs remplissant la salle, qui se sont montrés pleins de chaleur dans l’expression de leur plaisir et de leur enthousiasme. »

Rien, ou presque rien de ces grandes œuvres ne nous est parvenu. Mais par bonheur, perdues en tant que symphonies, quelques-unes, au moins une demi-douzaine, se sont conservées sous la forme encore admirable, bien que réduite, et trahissant, à n’en pas douter, leur origine première, de sonates pour le piano.

Le triomphe de Clementi en 1796 fut son dernier triomphe de symphoniste, et même de musicien. Il consacra les six années suivantes à l’amélioration, toute mécanique cette fois, du piano. Puis il se fatigua de ce travail, comme de tout le reste, avec l’étrange inquiétude d’âme et l’espèce de perpétuel inassouvissement « que son biographe signale en lui. Rêveur errant, il parcourut l’Europe, sans jamais plus consentir à se faire entendre, même de ses amis. C’est à peine si parfois le désir lui venait de s’écouter lui-même. Et dans quelles conditions de solitude et de mystère ! Il louait un appartement à l’hôtel et s’installait avec son piano dans la pièce centrale, après avoir pris le soin d’en faire recouvrir les murailles et le plancher de tentures et de tapis épais.

De passage à Berlin, en 1801, il s’y marie, à cinquante-deux ans. Mariage d’amour, malgré son âge, mais de peu de durée. L’année d’après, la mort de sa femme, comme naguère la perte de sa fiancée, le plonge dans un désespoir qui de nouveau l’arrache à la musique ; à la sienne du moins, car l’étude des quatuors de Mozart le jette alors en de véritables crises d’enthousiasme et de larmes, et certaines de ses lettres, trop rares, témoignent de son admiration pour le génie de Beethoven.

En 1811, il revient à sa patrie adoptive, l’Angleterre, qu’il ne quittera plus. Amoureux pour la troisième fois, il se marie, pour la seconde et dernière, avec la fille d’un pasteur. De 1815 à 1825, il publie les deux premiers volumes du Gradus ad Parnassum ainsi que des sonates de piano. Enfin, avant de composer le troisième volume du Gradus, il fait exécuter par l’orchestre de la Philharmonique une série de douze grandes symphonies nouvelles, et si nouvelles, que le public et la critique les accueillent avec plus de surprise encore que d’admiration.

Les dernières années de l’artiste allaient s’écouler doucement, dans un village de la campagne de Londres. Il y meurt en 1832. Et pendant quatre-vingt-cinq ans, nul ne se rencontrera pour ajouter à la juste, mais froide renommée du pédagogue, du maître en la technique du clavier, la gloire aussi légitime et bien autrement éclatante du musicien de génie.


Pour l’établir, il suffit aujourd’hui des vingt sonates et caprices que recueillirent les mains défaillantes, mais fidèles, de Teodor de Wyzewa. Nous ne ferons que rappeler ici le Gradus ad Parnassum. Il est familier à tous les pianistes, surtout aux jeunes ; mais ceux-ci, d’ordinaire, et justement à cause de leur jeunesse, ne l’estiment pas son véritable prix. Un Wyzewa du moins en faisait grand cas. Il y voyait à tout moment, sous l’ « exercice » ou l’ « étude, » ou bien plutôt au-dessus, et très haut, la pensée, le sentiment apparaître et changer des formules techniques en des formes de pure et libre beauté. Dans le troisième et dernier volume, très supérieur aux deux autres, dans cette musique d’un passé déjà lointain, il savait reconnaître parfois, à des signes étranges, mais qui ne le trompaient pas, comme un pressentiment de la musique dite, hier encore, « de l’avenir. »

Au fond, une seule musique importe, celle de toujours. Et l’on ne saurait hésiter à tenir Clementi pour un maître, et non des moindres, de cette musique-là. Contemporain de Mozart et de Beethoven, né quatre ans avant l’un, dix-huit ans avant l’autre, il survit à ce dernier de cinq ans. S’il s’est inspiré de Mozart, Mozart, en retour, a subi son influence. Mais surtout, et c’est là son titre le plus glorieux, précurseur incontestable de Beethoven, il l’a plus d’une fois égalé.

Mozart était son dieu. On assure qu’il ne prononçait pas le nom du musicien de Don Giovanni sans une émotion qui souvent allait jusqu’aux larmes. « Quello Mozart, » aimait-il à répéter, « ha cavalcato non solamente sopra la musica del passato, ma soprà tutta l’arte dell’ avvenire. » Dès le lendemain de la rencontre de Vienne, il est saisi, pour son jeune vainqueur, d’une admiration que ses œuvres, pendant quelque temps, vont trahir. Il imprègne alors « de rêverie et de grâce poétique la vigueur expressive, encore un peu fruste, » de son art, et, jusqu’en 1783, il hésite, ou plutôt il se partage entre son goût natif de l’émotion pathétique et la divine sérénité du maître qui la charmé. En revanche, un peu plus tard, à peine Clementi, par une réforme capitale, et dont l’honneur lui revient, aura-t-il resserré l’unité de l’œuvre musicale, en substituant à la juxtaposition de sujets divers l’élaboration constante et. approfondie d’un thème unique, alors, et pendant cinq ou six mois de l’année 1786, toutes les compositions de Mozart porteront la trace et comme le sceau du nouveau style inauguré par le musicien d’Italie. Ainsi, témoignant d’une influence alternée et réciproque, les deux génies, de temps en temps, se répondent et, pour ainsi parler, s’entrelacent. Il viendra même un jour où Mozart, se souvenant de la sonate exécutée naguère à Vienne par le concurrent qu’alors il dédaigna, ne dédaignera pas d’en reprendre les thèmes, pour faire de ceux-ci la merveilleuse ouverture de son dernier chef-d’œuvre, de la Flûte Enchantée. Enfin, quatre ans après la mort de Mozart (1795), à la veille d’entrer dans une de ses périodes de silence, Clémenti composera trois grandes sonates destinées à répondre ou correspondre, en guise d’hommage funèbre, aux trois dernières symphonies de son maître bien-aimé.

Trente-trois ans plus tard, quelle triste récompense devait recevoir tant d’amour ! « En 1828, » écrit Wyzewa, « la veuve de Mozart fit paraître, sous le nom de son second mari, une prétendue « Biographie » de l’auteur de Don Juan, qui n’était, en réalité, que la reproduction de bon nombre de ses lettres. Et comme l’ex-Madame Mozart et son collaborateur... avaient cru devoir y maintenir la plupart des passages où Mozart exprimait sa première opinion sur Clementi... on peut se figurer l’impression que doit avoir ressentie le vieux musicien en se voyant traité de « mechanicus, sans un liard de goût ni de sentiment, » par l’homme qu’il avait, pendant un demi-siècle, le plus passionnément admiré et aimé dans ce monde. » Et si de plus on suppose, avec Wyzewa toujours, que la douleur, le désespoir où l’affreuse révélation jeta Clémenti, lui fit détruire, de sa propre main, ses grandes symphonies, on ne pardonnera pas sans peine à Mozart d’avoir désolé le cœur, un cœur tout plein de lui, et découronné l’œuvre de l’admirable musicien.

Cette œuvre, tour à tour foyer et reflet de celle de Mozart, projette, quoique de plus loin, sur celle de Beethoven, une encore plus vive et plus surprenante clarté.

Pour étudier par rapport au génie de Beethoven celui d’un maître qui fut longtemps l’hôte de l’Angleterre, on y pourrait distinguer, à la façon de certains critiques anglais, les deux élémens qu’ils appellent volontiers la practical et la poetical basis, autrement dit la technique, ou la forme, et le sentiment, ou l’âme. Sur le style des sonates beethoveniennes de Clementi, voici la remarque la plus étendue et la plus profonde que Wyzewa nous ait laissée : « Nous savons, d’après le témoignage de Clementi lui-même, que celui-ci, à l’âge d’environ dix-huit ans, et donc dès l’année 1770 [7], avait déjà produit les trois Grandes Sonates pour le Forte-piano, qui, lorsqu’il les a publiées à Londres en 1773, dans son recueil op. 2, ont aussitôt stupéfait et bouleversé tous les « exécutans » de l’Europe, par la richesse et l’éclat imprévu de leur « écriture » instrumentale, destinée depuis lors à devenir universellement la langue habituelle, distinctive, du piano. Que l’on examine et compare, à ce point de vue de l’ensemble des procédés « extérieurs, » des « traits, « des « passages, » de la collaboration des deux mains, etc. la difficile sonate parisienne de Mozart qui s’achève par la Marche Turque, par exemple, et la sonate Pathétique ou la sonate avec la Marche funèbre, de Beethoven, presque toutes les différences que l’on reconnaîtra dans le « vocabulaire » purement instrumental de Beethoven ont eu pour source immédiate l’étonnante série d’inventions « techniques » faites vers l’an 1770, dans un château du comté de Dorset, par un jeune étudiant italien que retenait là, depuis quatre années, l’obligation de régaler tous les jours de savante musique les oreilles d’un vieux bourgeois anglais tout fier de l’avoir « acheté » à son pauvre homme de père. »

Le caractère instrumental et symphonique, le goût et le don, ou la science, du développement, du working-out, comme disent encore les Anglais, voilà le signe éminent qui fait beethoveniennes les plus belles sonates de Clementi. Mais ce n’est pas leur unique marque. Tout en elles parle du maître futur et souverain, tout le présage et le promet. D’abord, ce sont des pressentimens et, quelque vingt ans à l’avance, de véritables prophéties mélodiques. Ici nous croyons entendre approcher un thème de l’Héroïque ; là retentissent déjà, douloureux, irrités, certains appels du finale de l’Appassionata. Plus loin encore, ou de plus loin, voici jaillir des éclairs de la Neuvième Symphonie, ou bien, longtemps soutenus et portés jusqu’aux cimes, des chants s’élèvent, non seulement égaux, mais pareils à ceux que Beethoven, le Beethoven des derniers chefs-d’œuvre, nommera « cavatines » ou « bagatelles, » de noms trop humbles pour leur transcendante beauté. Ailleurs enfin, le thème ou Virtus initial de la Symphonie en ut mineur domine une sonate entière (n° XII, en sol mineur, 1788-1790). Il en est la substance, il en fait l’unité, et les quatre notes qui seront un jour célèbres entre toutes, nous annoncent, — avec quelle puissance ! — l’un des chefs-d’œuvre de Beethoven par l’un des chefs-d’œuvre, de Clementi. Ce n’est pas tout encore : il semble que Beethoven ait reçu de Clementi le secret de certaines modulations, imprévues, bien que logiques et naturelles, qui brusquement renouvellent pour nous l’aspect et comme le visage de l’univers sonore. De même Clementi le premier a tracé, d’une main qu’on dirait ailée, ces finales tournoyans, toujours à la Beethoven, qui, de la première à la dernière mesure, nous entraînent et nous enferment en des cercles de joie. Qui donc, avant Beethoven, a fait revenir, par un plus subit et plus pathétique retour, au milieu d’un finale, quelques mesures de l’adagio qui le précéda ? Que le tempo soit lent ou qu’il soit rapide, qui donc s’est ainsi montré le maître, également puissant, de deux ordres ou de deux royaumes : celui de l’action, de la passion portée à l’extrême violence, et celui de la méditation descendue aux dernières profondeurs ! Sur l’un et l’autre domaine, Clementi, avant Beethoven, a régné, préparant sur l’un et l’autre l’empire d’un plus grand que lui, du plus grand de tous, et qui de lui procédera.

Encore une fois, c’est un peu de l’âme de Beethoven qui vit et qui respire déjà, qui souffre, qui pleure, qui s’échappe ou se maîtrise, qui combat et qui triomphe, dans la musique de Clementi. Magnifique d’ardeur et de fougue, elle sait être superbe aussi de calme et d’auguste apaisement. Il n’est pas jusqu’à certain humour, un peu brusque et même brutal, dont elle n’exprime parfois les à-coups, les éclats, et qui n’ajoute un dernier trail de ressemblance à l’image anticipée que cette musique nous offre, de l’idéal ou de l’ethos boethovenien.

Image anticipée, image réduite aussi. Il est vrai que pour l’étendue, pour l’ampleur des proportions, les sonates-symphonies de Clementi ne sauraient être comparées aux grandes sonates et aux symphonies de Beethoven, généralement courtes, chacun des morceaux qui les composent ne compte qu’un petit nombre de pages. Mais la plénitude de cette musique en rachète la brièveté. Pour être sommaire, elle n’est jamais incomplète. Elle enferme, en un étroit espace, la force essentielle qui l’anime et la vivifie tout entière. Elle abonde, je ne dirai pas en ébauches, car on n’y trouve rien d’inachevé, mais en raccourcis. Précise, concise, elle signifie beaucoup, avec peu de signes, et deux mots, chers à l’ancienne Rome : imperatoria brevitas, ne définiraient pas mal, au moins dans un de ses élémens, le génie ou le style de Clementi, ce grand Romain.

Qu’il ait été si grand, et de cette sorte de grandeur ; qu’il ait, comme on dit vulgairement, « fait du Beethoven, » et de cette qualité, avant Beethoven, la gloire, pour lui, n’est pas petite, ni médiocre la surprise pour nous. En outre, que ce précurseur irrécusable maître entre tous les maîtres allemands soit un musicien d’Italie, cela paraîtra peut-être, en même temps qu’une atteinte heureuse et trop longtemps ignorée, à l’orgueil germanique, un surcroît d’honneur, aussi précieux qu’inattendu, pour le génie latin. Aussi bien il serait juste, équitable et salutaire, que l’histoire musicale, revenue de certains égaremens, reconnût un jour l’influence du génie d’outre-monts dans la formation du génie d’outre-Rhin, que celui-ci, d’ailleurs soit représenté par un Bach ou par un Haendel, par un Mozart, ou même, on le voit aujourd’hui, par un Beethoven. Ainsi Wyzewa mourant a fait œuvre de réparation et de légitime revanche. À nos ennemis, qui n’y avaient nul droit, mais qui, par leur silence au moins, ne cessaient d’y prétendre, il a repris une part usurpée d’idéal et de beauté.

De noble, de pure beauté, et de beauté classique. Celle-ci décidément est la plus belle. On le savait bien, mais on le sait et surtout on le sent mieux encore, lorsque, de cette beauté, qu’on croyait connaître toute, on vient à découvrir, comme c’est ici le cas, des formes ignorées, des chefs-d’œuvre inédits, qui, tout en la reproduisant, en la confirmant, la renouvellent. Elle a sur nous, cette beauté-là, des droits inviolables, et, contre sa gloire ancienne, il n’est pas de jeune renommée, fût-ce la plus éclatante, qui puisse à jamais prévaloir. Dans l’admiration qu’elle nous inspire, dans la joie qu’elle nous cause, il entre de l’assurance et de la certitude. Comme celles d’un Mozart ou d’un Beethoven, les sonates d’un Clementi n’ont plus à redouter l’avenir. Elles comptent parmi les œuvres musicales qui portent le signe, qui rendent le son, non seulement d’un moment ou d’un siècle, mais de toujours. Sub sperie æternitatis. L’art classique, seul, a le privilège de nous apparaître sous cet aspect. En lui seul nous reconnaissons. nous honorons le témoin, le gardien fidèle des principes immuables et des commandemens qui ne seront point abolis. En l’an 1780, Clementi publia pour la première fois un Recueil de « Trois sonates pour le Forte-piano, ou le Clavecin, suivies de Trois Fugues ; op. 5, à Paris, chez l’éditeur de musique Bailleux, rue Saint Honoré, près celle de la Lingerie, A la Règle d’Or. » Heureuse, admirable enseigne en vérité, devise et symbole de la musique annoncée et de toute celle qui lui ressemble. C’est celle-là qu’en vieillissant on aime chaque jour davantage et qu’on aimera la dernière. Il est un temps, a dit Lacordaire, « où nos passions elles-mêmes, éclairées par leur domination, nous poussent, par lassitude, à des instincts de règle… C’est une heure bénie entre les autres, l’heure où nous entrons dans l’ordre. » Dans la vie esthétique elle-même, ce temps arrive et cette heure sonne. L’ordre, la discipline et la raison, l’éclat, avec la fermeté et la droiture, voilà ce dont est faite l’œuvre d’un Clementi, et, plus haut encore que cette œuvre, la loi qui la gouverne, la loi de l’esprit ou du génie classique, la règle par excellence, « la règle d’or. »

Wyzewa l’estimait précieuse et salutaire entre toutes. Une dernière fois, il en a signalé, dans une œuvre musicale insigne, et la bienfaisance et le prix. « J’ai mis, nous écrivait-il, mon cœur entier à préparer ce recueil. » Aussi bien, avec le désintéressement qui fut une de ses vertus, il ne vit jamais là, selon ses propres expressions encore, qu’ « un ouvrage de pure piété musicale. « Il avait bien voulu nous y associer. Pour lui, chez lui, que de fois nous avons joué, — sur quel misérable piano ! — les chefs-d’œuvre qui le ravissaient, malgré l’indignité de l’instrument et de l’interprète ! Il aimait, disait-il en souriant, à nous « commettre le soin de leur gloire. « Sensible à cet honneur, il nous plaît d’envelopper dans un mémorial unique l’hommage de notre admiration pour un grand musicien et le souvenir et le regret de l’ami qui nous l’a révélé. Cette édition de Clementi fut en quelque sorte le testament de Teodor de Wyzewa. Nous n’avons souhaité que d’en être l’exécuteur fidèle et pieux.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez, dans la Revue du 25 mars 1917 : « Les « Impressions de guerre » de M. d’Annunzio. »
  2. 1 vol. Perrin, 1898.
  3. Sur les connaissances et les préférences musicales de Wyzewa. sur le dernier état de son goût et en particulier sur son culte pour Clementi, nos lecteurs consulteront avec autant de plaisir que de profit le dernier livre, à demi romanesque, auto-biographique à demi, de notre confrère : Le cahier rouge, ou les deux conversions d’Etienne Brichet ; Perrin, 1917.
  4. W. A. Mozart. Sa vie musicale et son œuvre de l’enfance à la pleine maturité, par.MM. T. de Wyzewa et G. de Saint-Foix. t. I et II. Paris, Perrin et Cie ; 1912.
  5. Dictionnaire de Riemann.
  6. M. Camille Saint-Saëns (École buissonnière, p. 306).
  7. L’année même où naquit Beethoven.