Revue musicale - Un Tristan espagnol « La Celestina », de Felipe Pedrell

REVUE MUSICALE

UN TRISTAN ESPAGNOL LA CELESTINA, DE FELIPE PEDRELL[1]

Béni soit l’été, malgré sa froidure et sa pluie ; bénie la saison de loisir et de retraite à laquelle nous devons de connaître enfin l’ouvrage le plus original et le plus admirable peut-être, après Boris Godounow, qui, depuis les temps déjà lointains de Falstaff, nous soit venu de l’étranger. C’est à la fin de 1903 que nous reçûmes la nouvelle partition de M. Pedrell. Rien que le nom du maître catalan valait une promesse, et deux de nos confrères, l’un Espagnol, l’autre Français, nous assurèrent bientôt qu’elle avait été remplie[2]. Mais quels délais n’imposent point les hasards, les travaux, les contretemps quotidiens ! Nous éprouvons, après sept ans passés, le regret, sinon le remords d’une trop longue attente. Pour racheter envers une œuvre de cette beauté notre involontaire silence, nous ne formons qu’un souhait : donner aux artistes le désir de la connaître et particulièrement inspirer à l’un d’eux, à M. le directeur de l’Opéra-Comique, désigné pour ce devoir et cet honneur, le ferme propos, d’un prompt effet suivi, de la représenter. Elle forme, cette œuvre, la seconde partie de la trilogie « dramatico-lyrique idéale » que M. Pedrell s’est proposé d’écrire sur ces trois sujets ou ces trois emblèmes : Patria, Amor, Fides. Los Pirineos, épopée et drame à la fois, sont consacrés à la patrie. Nous en avons naguère entretenu les lecteurs de la Revue[3]. L’amour est représenté par « la Celestina, tragi-comédie de Caliste et Mélibée. » Ce nom et ce titre sont exactement ceux du chef-d’œuvre littéraire, classique en Espagne, dont Fernando de Rojas fut l’auteur à la fin du XVe siècle et que M. Pedrell a fait sien avec respect, avec amour, en grand artiste pieux.

Dès 1891, en son manifeste intitulé Por nuestra musica, étudiant l’avantage et les facilités que peut offrir à la musique un livret mêlé de poésie et de prose, M. Pedrell déclarait que l’idéal du genre, de ce genre mixte, lui paraissait réalisé par la célèbre tragédie de Caliste et Mélibée. Il a fallu naturellement réduire un original impossible à représenter (ne comportant pas moins de vingt et un actes) et l’adapter aux exigences, même littéraires, du drame lyrique. D’autre part, il a paru profitable à l’équilibre comme à la variété du drame, d’amplifier, de « pousser » telle ou telle scène accessoire, esquissée à peine dans le texte primitif, et de la transformer en tableau. Mais pour l’une et l’autre besogne, c’est de Rojas toujours, de son génie, au moins de son temps, que s’est inspiré M. Pedrell. C’est dans l’œuvre de Rojas, ou, à défaut de celle-ci, dans telle autre, contemporaine, analogue et s’y rapportant, que M. Pedrell a trouvé l’esprit et le plus souvent la lettre même des retouches nécessaires, sous forme tantôt de restriction et tantôt de développement.

En somme (et dans la préface du poème il s’explique et se justifie à cet égard), M. Pedrell n’a fait que ramener à la mesure non pas certes commune, mais possible, un ensemble démesuré. Le dessin général de l’action, l’évolution, les péripéties, le dénouement, les caractères, tout lui fut sacré. Surtout, suivant les termes que lui-même il emploie, il a respecté le texte de la composition primitive, « cette partie sculpturale qui se prêtait d’une façon tout à fait extraordinaire à recevoir un magnifique accroissement par l’exaltation de la parole chantée. » Et cela, nous le verrons bientôt, cette espèce de surcroît de lumière et de force que donne à la poésie la musique, cette transfiguration du verbe, et du verbe d’autrefois, par les notes d’aujourd’hui, forme un des caractères éminens de l’œuvre de M. Pedrell et l’une, qui n’est pas la moindre, de ses multiples beautés.

A Salamanque et dans les environs, vers la fin du XVe siècle. Hors des portes de la ville, devant le jardin fleuri de Mélibée, dames et cavaliers, le faucon sur le poing, se mettent en chasse. La sonnerie des cors s’unit au chant des vieux « romances » d’amour. Le jeune Caliste, épris de la belle Mélibée, n’a pas suivi ses compagnons. Demeuré seul, avec deux fripons de valets, il pénètre dans le jardin et se déclare à la jeune fille. Celle-ci, feignant un grand courroux, le repousse. Mais l’un des valets a tôt fait d’aller quérir et d’amener à son maître une digne personne, experte en cette sorte d’offices, la Celestina. Le premier acte s’achève sur la promesse qu’elle fait à Caliste de le servir, et sur le retour tumultueux de la chasse.

Second acte : chez Caliste, plein d’angoisse et d’espérance. Arrive, — déjà ! — la Celestina, apportant comme premier gage certain cordon bénit emprunté par elle à Mélibée sous prétexte de l’appliquer à guérir la blessure d’un seigneur de sa connaissance. Caliste, de plus en plus pressant, exige un rendez-vous et court à l’église, prier le Seigneur qu’il bénisse la mission de Celestina auprès de Mélibée.

Le Seigneur, au commencement du moins, ne la maudira pas. L’active Celestina obtiendra sans peine de Mélibée défaillante l’aveu de sa passion et la promesse d’un rendez-vous. Elle se hâte d’en porter la nouvelle à Caliste et sur le parvis de l’église elle reçoit de lui, parmi d’autres présens, une chaîne d’or qui lui sera funeste.

La nuit est venue. A travers la fenêtre grillée, Caliste et Mélibée échangent propos et sermens d’amour. Cependant la Celestina est retournée en son logis. Elle y a convié les deux valets ses complices et deux jeunes personnes, ses associées ou ses clientes, pour fêter le succès de l’affaire et pour en partager les bénéfices. Partage difficile, et qui finit mal. Les deux garnemens exigent plus que leur part. La chaîne d’or les tente et pour l’avoir ils assomment la duègne. Aux cris de leurs compagnes, on les arrête, on les condamne, et le tableau suivant nous les montre conduits à l’échafaud.

Acte quatrième et dernier. La nuit encore, chez Mélibée. Dans les jardins en terrasse, parmi les cyprès et les roses, au clair de lune, duo d’amour, de grand, de frénétique amour. En bas, au pied de la muraille, un petit page de Caliste fait le guet. Des passans lui cherchent querelle et l’attaquent. Son maître en toute hâte veut courir ou plutôt descendre à son secours, mais il manque un degré de l’échelle, il tombe et s’écrase sur le pavé. Alors, comme dit la mélancolique chanson, « Madame à sa tour monte. » Ses cris ont réveillé son père. Avec douceur, avec tristesse, elle le prie de ne point la suivre, mais de l’écouter seulement. Du haut de la terrasse, dont-elle a fermé la porte, elle raconte au vieillard son amour, sa faute, et la mort de l’amant, dont l’amante à son tour va mourir. Puis, s’étant plainte ainsi longtemps et longtemps pleurée elle-même, comparable, sur le sommet funeste, à la fille de Jephté, sinon pour l’innocence, au moins pour la jeunesse et le désespoir, elle se précipite et meurt.

« La passion brûlante et dominatrice, qui dans les conflits humains fait sortir brusquement la douleur du plaisir et de l’amour la mort. Rien de plus. » Ainsi M. Pedrell en sa préface définit le sujet, la matière de son œuvre. Et l’on sait que cela fait également la substance, ou l’essence, du Tristan de Richard Wagner. Tout au plus convient-il de noter que cette passion, maîtresse ici comme là-bas, est ici pourtant une maîtresse moins absolue. Elle n’y commande et n’y sévit pas sans trêve. Tout, absolument tout, n’y est pas son domaine, ou sa proie. Elle souffre çà et là quelque rémission, quelque diversion aussi. Des épisodes variés, extérieurs et pittoresques, des scènes ou des traits de comédie supérieure, mais de comédie, viennent tempérer et comme détendre l’unité, par eux moins terrible, du Tristan espagnol. Et puis et surtout, l’auteur encore y insiste, l’esprit ou le génie de cette œuvre, poésie et musique, est un esprit méridional, espagnol et lai in. Les personnages ici n’ont pas besoin de philtre pour aimer. Humains et rien qu’humains, ils ne représentent nul symbole ; ils n’ont d’autre philosophie que cette philosophie, ancienne et cependant toujours neuve, la passion amoureuse et mortelle dont nous rappelions tout à l’heure les mouvemens et les métamorphoses.

La musique aussi de la Celestina approche et s’éloigne à la fois de la musique de Tristan. Le leitmotiv y entre comme élément, il en constitue le fond et la trame. Mais il y parait, il y reparaît beaucoup moins développé que rappelé seulement. Il n’y est pas à proprement parler objet de transformation, d’accroissement et de symphonie. Il revient, ou plutôt, car les thèmes sont nombreux et divers, ils reviennent tous, ils se suivent, sans jamais se rompre ou se morceler, et c’est avec tant de souplesse et de liberté, tant de naturel et de vie, que rien ne semble artifice, monotonie ou redite en l’ordre harmonieux de leur perpétuel retour.

Ici nulle trace de wagnérisme dans les rapports de l’orchestre avec la voix. Bien entendu, l’orchestre du maître espagnol ne se contente, pas d’accompagner, encore moins de suivre : il coopère. Mais il ne préside, il ne prévaut pas. Actif, expressif, tantôt léger et tantôt puissant, intense, il enveloppe l’action et les personnages, il les serre, les étreint s’il le faut. La circonférence en quelque sorte est son domaine ; mais en cette forme du drame lyrique latin, le centre de gravité, de beauté, continue d’appartenir à la parole et au chant.

Wagnérienne, çà et là, telle forme, ou tel mouvement : soit, au dernier acte (avant-dernière scène), la progression véhémente que suit, jusqu’au paroxysme, l’admirable duo d’amour. Enfin, pour ne pas dire surtout, l’ensemble de l’œuvre est comme en proie à l’angoisse, à la fièvre d’un chromatisme que d’abord, en songeant à Tristan toujours, on pourrait qualifier de wagnérien. Mais il a, « ce genre » pathétique et douloureux, il a, dans la patrie même du musicien et de son œuvre, dans le génie et dans l’âme séculaire de la race, des attaches plus anciennes et plus profondes. À ce chromatisme général, si vous ajoutez l’altération de certaines notes et de certains intervalles, l’emploi des modes antiques et des thèmes populaires, vous aurez dénombré les élémens d’un caractère éminemment propre à la musique de M. Pedrell. Ce caractère est le nationalisme. Déjà naguère, à propos de los Pirineos, rapportant les idées et les paroles mômes du maître, nous essayâmes de le définir. Nous le retrouvons ici, plus sensible encore jusque dans le détail et plus présent partout, soit dans la matière première, soit dans les diverses façons de la traiter, de la travailler. Aussi bien le nationalisme d’une telle musique n’a rien d’étroit ni de borné. Autant que la chanson populaire et l’instinct des époques primitives, il comprend, il revendique le génie et les chefs-d’œuvre des grands siècles d’art. Et justement, rien de tout cela n’est étranger à l’artiste complet qu’est M. Pedrell. Artiste, mais savant par surcroît, historien des maîtres d’autrefois et maître lui-même après eux, dépositaire et gardien, mais créateur aussi, l’éditeur des Victoria et des Cabezon, le compositeur de los Pirineos et de la Celestina, aura non seulement défendu, sauvé, mais accru le trésor musical de son pays. Presque rien (à peine quelque trace) de Wagner dans la forme de son œuvre personnelle, et rien dans le fond n’est étranger. Purement nationale par le sujet et le texte littéraire, la Celestina l’est par la musique avec une égale pureté. Les sons comme les mots, tout y est espagnol. Et plus d’une Espagne s’y rencontre et s’y reconnaît. L’Espagne du peuple d’abord, celle des chansons primitives, arabe au moins à demi ; une autre ensuite, moins instinctive, plus savante, celle dont les maîtres de la grande époque, de l’époque sacrée, les polyphonistes du XVIe siècle, ont formé le génie et discipliné les chants. Enfin, sur tant de passé, le présent a mis son empreinte, mais pour le consacrer, non pour l’abolir. Dans l’inspiration moderne palpite en quelque sorte le souffle de tous les âges, de toutes les âmes rassemblées. Ainsi composée, ainsi construite, l’œuvre de M. Pedrell a déjà l’air classique ; rien n’y trahit l’influence de la mode, le caprice d’un goût éphémère, et ce passé même qui survit en elle est pour elle un gage d’avenir.

On a vu précédemment le musicien, dans la préface du poème, signaler comme une des plus grandes beautés, la plus grande peut-être, de la composition de Rojas, le caractère sculptural du langage, étonnamment favorable à la magnifique exaltation de la poésie par la musique, du verbe par le son. Mais il est difficile d’imaginer, sans connaître la partition, le profit, non moins étonnant, que M. Pedrell a tiré de cette faveur ; comment, de combien de manières, en combien de rencontres, il a su non seulement appliquer, mais ajouter la musique à la parole et multiplier au dedans, autour de cette dernière, par le contact avec l’autre, la force, la lumière, la flamme de la vérité et de la vie. Dans la Celestina, l’union ou plutôt l’unité, l’identité de la musique et de la parole est admirable. Elle l’est d’autant plus, que presque toujours ici la parole à mettre en musique était prose, et prose de grand écrivain, par-là capable peut-être de servir, de porter la musique, peut-être aussi de peser sur elle et de l’écraser. Mais non, l’œuvre de « magnifique exaltation » que M. Pedrell avait prévue s’est partout accomplie.

Et quelquefois si aisément, j’allais dire à si bon compte, au moyen de si peu de notes, ajoutant à si peu de mots tant de grandeur et de beauté ! Du haut de l’échelle fatale, vient de tomber Caliste. Son petit page a relevé son corps inanimé, puis, appelant Lucrèce, la suivante de Mélibée : « Mon seigneur est mort. Dis-le à sa triste amie. Diselo a su triste arniga. » Et la sonorité des syllabes espagnoles, l’intonation brisée, puis traînée de la phrase musicale, l’harmonie déchirante, enfin le rythme funèbre, enferme en cinq mesures, comme dans un raccourci verbal et sonore, l’immensité de la douleur. Quelques pages après, voici la même puissance avec encore plus de brièveté. Mélibée, atteignant le sommet de la funeste tour, se penche et s’écrie : « Comme c’est haut ici ! Muy alto es esto ! » Rien de plus, et cette fois il suffit de deux notes, mais séparées, déchirées brusquement par un large intervalle, pour mesurer, en même temps que la profondeur de l’abîme, l’horreur instinctive de la chute et de la mort.

Autant que dans les péripéties et les crises du drame, j’admire l’appropriation de cette musique à la parole dans la suite ou le courant modéré de l’action et du discours. Entre les « endroits forts, » comme disait le Président de Brosses, rien ne faiblit ni ne languit, alors même que tout, ainsi qu’il convient, s’atténue et se tempère. La vérité, devenant alors moyenne et familière, n’en demeure pas moins lu vérité. Je n’assurerais pas, avec le confrère espagnol cité plus haut, M. Mitjana, que dans la Celestina tout offre la même importance et le même intérêt. Mais plutôt il ne s’y trouve rien qui n’intéresse et qui n’importe. Il existe encore une fois, en tout sujet lyrique, au-dessous des points principaux et les reliant ensemble, des « passages, » comme disent les peintres, où la musique, trop souvent, tantôt se dérobe et tantôt s’embarrasse. Le récitatif italien d’autrefois les franchissait d’un bond ; il arrive à la symphonie wagnérienne de s’y attarder et de s’y alourdir. De cet ensemble, ou de cet ordre secondaire, mais qui s’impose pourtant, M. Pedrell a su ne rien omettre sans insister sur rien. Il y apporte le même instinct, le même sens de l’expression que dans les plus importantes parties de son œuvre. Maître, ailleurs, de l’effusion lyrique, il sait l’être ici du simple dialogue. Aisément, dans un style aussi éloigné de la trivialité que de la recherche, il réalise l’idéal que les fondateurs du drame musical italien définissaient par ces mots : « Un canto che parla, favellare in musica. » Si nous avions le loisir d’analyser dans la partition de M. Pedrell les scènes et les types de comédie, la figure de la Celestina la première, celle de ses « filles » ou de ses commères, celle des deux valets de Caliste, on verrait comment cette musique excelle à dire les choses non pas communes encore une fois, mais prochaines et familières, comme elle sait être la musique de tous les personnages et parler le langage même de leur condition, de leur caractère et de leurs mœurs.

Elle parle, cette musique, mais toujours en chantant. Et que de fois, rien que musique alors, musique pure, elle ne fait que chanter ! Elle chante à l’orchestre, elle chante par les voix. Toute cette œuvre résonne de chants, voire de chansons. Chansons individuelles et mélodiques, ou bien (tableau de la chasse) anciennes et douces cantigas, à plusieurs voix. Chansons des valets, dans la rue, à table avec leurs compagnes de rencontre ; scherzos, qui semblent de symphonie, dans la scène vivante, brillante et pittoresque entre toutes du souper chez la Celestina. « Chante, chante, Lucrecia, » dit et redit ailleurs la maîtresse à sa suivante, et sur les lèvres de Caliste comme sur les lèvres de Mélibée, naissent et meurent, ailleurs encore, les amoureuses, les douloureuses chansons.

Ab exterioribus ad interiora. Pour connaître l’œuvre et la pénétrer, suivrons-nous cette méthode et prendrons-nous ce chemin ? L’accessoire même et le dehors, ici tout a sa valeur. Jamais de vide et jamais de remplissage. Avec les scènes capitales, d’autres alternent, volontairement abrégées et légères, intermèdes, mais non hors-d’œuvre, où la musique, sans se relâcher en rien, se détend. Et cela donne à l’ensemble de l’équilibre et de l’harmonie. Ainsi le premier acte mêle, non pas à des chœurs de chasse proprement dits, mais à des indications, à des esquisses chorales, à des appels, à des fanfares, les tons un peu passés de deux anciens madrigaux d’amour. Le troisième tableau du second acte, devant l’église de la Maddalena, est une ébauche encore, mais pleine de couleur, de mouvement et de vie, où le dialogue savoureux des personnages se détache sur des chants liturgiques d’un style aussi ferme, aussi pur, que l’était précédemment celui des refrains amoureux. Quant à l’action enfin (scène du meurtre et scène du supplice), au lieu de la forcer, comme souvent il arrive, et de l’expédier en toute hâte, à grand bruit, la musique la suit, la mène, et jusqu’au bout, jusqu’au paroxysme, c’est musicalement qu’elle la traite et la représente. Ainsi dans la composition de l’ouvrage, en chacun des élémens, lyrique, dramatique, pittoresque, et autres encore, qui le constituent, le style, un grand style apparaît, par où, jusqu’au moindre détail, tout se rehausse et s’ennoblit.

Allons maintenant jusqu’au cœur, au cœur ardent et souffrant, qui fait courir à travers cette musique, des profondeurs aux sommets, la vie chaude et le sang vermeil. Nous le disions en commençant, la joie et la douleur, l’amour et la mort partout se touchent et se fondent ici. De leur contact et de leur fusion, jamais encore une fois, depuis Tristan, l’art lyrique n’avait aussi fortement exprimé le sombre mystère. Celui-ci, dès le début, dès la première rencontre de Mélibée et de Caliste, plane sur l’un et sur l’autre, introduit dans leur dialogue un accent de crainte et comme d’horreur sacrée autant que de tendresse. Il en est ainsi partout et ce rappel, ou plutôt ce présage funeste, donne partout à la passion une sorte de gravité grandiose. Il fait même plus que la grandir : il la purifie. Est-ce l’idée de la mort, présente, ou du moins pressentie, à chaque instant, qui sauve de la fièvre, du délire sensuel, et cela jusqu’en ses transports les plus exaltés, l’amour des amans de Salamanque ? Toujours est-il que la musique, leur musique, même à son comble, demeure noble et pure. Et sa dignité, sa pureté, j’insiste sur le mot, est telle, qu’elle se répand sur l’œuvre tout entière et tout entière, la défend et la sauve. Réaliste par certains côtés, en plus d’un tableau, réaliste avec franchise, avec vigueur, la musique de M. Pedrell a su l’être non seulement sans bassesse, mais sans trivialité. Mi señora y mi madre : Caliste, au comble de ses vœux, qualifie et remercie on ces termes la Celestina. Nous n’y prenons pas garde, ou plutôt nous l’excusons, nous lui pardonnons de s’exprimer ainsi et l’éclat dont un si bel amour rayonne, efface presque la honte sur le front même de la pourvoyeuse d’amour.

Ne craignons pas de le répéter : dans l’ordre ou dans le genre de l’amour-passion, comme aurait dit Stendhal, nous sommes ici devant une œuvre, un chef-d’œuvre peut-être, comparable à l’unique Tristan. Une admirable fin le résume et le couronne. Conçu le premier sans doute, le dernier acte de la Celestina est à la fois l’origine et le terme de l’ouvrage, le sommet d’où le flot de lave s’est précipité et où il remonte. Là s’unissent à jamais la joie et la douleur, l’amour et la mort, dont les actes précédens ne font que préparer la rencontre et le double triomphe. Mais dans cette préparation, dans ce progrès, dans la suite de l’action (purement intérieure) et dans le développement des deux principaux caractères, que de beautés, et de beautés croissantes ! Dès le début, Caliste, Mélibée sont eux-mêmes : lui, fougueux, chevaleresque, héroïque ; sur ses lèvres, pour la première fois mélodieuses, tout de suite se mêle au goût de l’amour un avant-goût de la mort. En attendant leur premier duo, qui ne viendra qu’au troisième acte, les deux amans, chacun dans une entrevue avec la Celestina, se déclarent et se découvrent à nous. Par traits, par touches successives, leurs deux figures se modèlent et se colorent. Le plus souvent, ils ont mêmes thèmes ou « motifs » musicaux ; ils se les partagent ; l’unité de leur langage, de leur lyrisme, exprime bien celle de leur passion. Et jamais ce lyrisme n’est monotone. Il prend des formes, il suit des mouvemens divers. Tantôt il se répand, ou s’emporte, tantôt il se resserre et se concentre. Tout vit, tout palpite, frémit, dans le duo de la fenêtre, de la fenêtre grillée. Le babil des valets en embuscade, les appels nocturnes et le passage des serenos y servent comme de fond au dialogue du premier plan. Ce dialogue même, avec des éclats et des explosions, a des réticences, ou des retenues, qui ne sont pas moins belles. C’est une longue phrase de Mélibée, intense, ardente et comme lourde d’amour. Surtout c’est, à la fin, le monologue de Caliste resté seul. Ici la musique descend, oui vraiment elle descend, par une série de chutes lentes, jusqu’au plus profond du sentiment et de l’âme. Elle prie, elle supplie le soleil de s’éteindre et les étoiles de paraître afin de hâter l’heure promise. Trois fois répétée, l’adjuration chaque fois est plus pressante en demeurant aussi grave. Contre le cours inflexible des choses, je ne crois pas que la passion et que la voix humaine aient trouvé souvent un aussi pathétique recours.

Lisez le dernier acte et vous y verrez toute cette amoureuse et funèbre beauté s’épanouir en doux scènes, dignes des plus fameuses dans l’un et l’autre genre. La première est le duo wagnérien et, qu’on nous passe le mot, « tristanesque, » mais dans la mesure et sous les réserves précédemment indiquées. Admirable en lui-même, il est amené par un délicieux dialogue entre Mélibée et sa fidèle Lucrèce : cantilènes vaguement orientales, qui se mêlent et se répondent, se nouent et se dénouent, rêveuses, mélancoliques, originales par les intonations, les harmonies et les accens.

Peu à peu, autour des deux voix féminines et quasi fraternelles, s’élève un chœur invisible, à bouches fermées. Il psalmodie, à peine il murmure ; il chante cependant et sur le voile mélodieux qu’il tisse et qu’il brode, on croit reconnaître les fleurs et les étoiles de la nuit. Jusqu’à la fin de l’acte, ce chœur ne cessera guère. Il est, dans l’intention de l’auteur, « un élément purement sonore, destiné à réaliser par le prestige des voix, tantôt voluptueux, tantôt dramatique et funèbre, les différens épisodes et la marche de l’action. » Ce que dit très bien le musicien, la musique le fait mieux encore. Soudain l’entrée de Caliste vient rompre le demi-silence de cette attente et de ce mystère. Irruption magnifique, et qui livre le duo tout entier à la « pasion ardiente y avasaladora, » comme s’exprime le texte espagnol avec un éclat une force où notre français n’atteint pas. Elle anime, cette force, elle inspire, soulève la scène tout entière et lui donne tour à tour deux formes égales et diverses du lyrisme supérieur : l’exaltation, presque la frénésie, et l’extase, ou le ravissement.

Caliste est mort. Mélibée n’a plus qu’à mourir. Et sa mort aussi, la musique nous y prépare, nous y conduit, nous y élève par degrés. Le dernier, sur lequel elle s’arrête, est un adorable entretien de la jeune fille avec son père, le vieux Pleberio, qui ne fait que paraître, mais dont la figure se devine, tendre et noble, consolatrice et vraiment paternelle par la sollicitude, par l’indulgence et le pardon. Inquiet, et discret, le père invite l’enfant plaintive à monter sur la terrasse afin d’y respirer la fraîcheur et le calme de la nuit. « J’y monterai donc, et de là-haut je goûterai le spectacle délicieux de la rivière et des barques. » Ils parlent ainsi tous deux, ils chantent, que dis-je, ils soupirent à peine ; le chœur mystérieux, encore plus bas, les accompagne, et dans leur dialogue de quelques lignes il y a tout, les âmes et les choses, l’angoisse avec l’espérance paternelle, le mensonge pieusement filial, et les parfums, et la brise, et là-bas, au clair de lune, les voiles blanches sur les eaux.

Après ce dernier et touchant épisode, voici la catastrophe. La scène finale se compose, dramatiquement, de récits, d’aveux, et d’adieux. Musicalement, elle prend aussi des formes différentes : celles de la déclamation et de la mélodie, celles de la cantilène et quelquefois de la parole, voire du simple cri. Mais rien d’hétérogène, de disparate en ce long monologue où l’héroïne s’accuse, se pleure, se punit elle-même, et semble en quelque sorte mener son propre deuil. Les mouvemens, les rythmes funèbres y abondent, y renchérissent les uns sur les autres. La voix constamment s’élève aux plus hautes notes pour en descendre avec lenteur, se traînant, se déchirant elle-même, pour y remonter ensuite et pour en retomber encore. Genre chromatique et modes anciens, musique de théâtre et pure musique, instinct ou génie d’une antique race, savoir, sentiment et style d’un grand artiste contemporain, tout cela compose l’éminente beauté de la scène, tout cela met — pour la première fois peut-être — le trépas d’une fille d’Espagne au rang des morts féminines les plus glorieuses que le drame lyrique ait chantées.

Appelons, accueillons cette sœur latine. Muy noble y muy teal, comme disent les écussons de sa patrie, elle est digne de notre audience et de notre hommage. Aussi bien, après les « saisons » russe, italienne, allemande, pourquoi ne pas en avoir une espagnole ? Des œuvres telles que los Pirineos et surtout la Celestina en feraient non seulement les frais, mais l’honneur. Ou plutôt il n’est pas besoin, pour contenter notre désir, d’une « entreprise » ou d’une « exploitation » extraordinaire. L’Opéra-Comique ne nous a rien celé des derniers « échos d’Italie. » Une autre voix, tout autre que celle des Mascagni, Puccini et Leoncavallo, vient à nous, de l’autre bord de la Méditerranée : en ce même théâtre nous demandons qu’elle chante. Pour la seconde fois, et nous terminons par-là, c’est à M. Albert Carré que nous avons recours. Il est de ceux qui savent regarder, écouter au loin. Qu’il se fasse jouer et chanter la partition de la Celestina. Qu’il monte après nous, ou, s’il le veut bien, avec nous, sur la tour de Salamanque. De là-haut, il verra, il entendra quelque chose d’inconnu, quelque chose d’admirable, venir.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Amor. — La Celestina, tragi-comedia lirica de Calisto y Melibea, en cuatro actos, adaptacion de la obra del mismo titulo, de Fernando de Rojas, y musica de Felipe Pedrell. — Version francesa de Henri de Curzon, version italiana de Angelo Bignotti. — Reduccion completa para canto y piano. — Barcelona, Madrid y Bilbao.
  2. Voyez les articles de M. Henri de Curzon dans le Guide musical de février 1904 et le chapitre consacré à la Celestina par M. Rafaël Mitjana dans son volume intitulé Para musica vamos !… (chez F. Sempere y Compaña, Valencia, 1909).
  3. Voyez la Revue du 1er octobre 1901.