Revue musicale - Un Opéra russe

Revue musicale - Un Opéra russe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 444-455).
REVUE MUSICALE

UN OPÉRA RUSSE - Sniegourotchka (la Fille de neige), de M. Rimsky-Korsakow.

« L’entreprise est trop folle de parler sur des œuvres dont on ne peut rien montrer. C’est vouloir saisir des nuages qui passent dans un autre ciel. » Voilà ce qu’un maître critique a dit de la poésie russe, en s’excusant de ne la point traduire[1]. Et cela est vrai de la musique, de la musique russe surtout, encore plus que de la poésie. Mais l’œuvre que nous venons de lire est si charmante que nous entreprenons, — follement peut-être, — d’en répandre le charme. De beaux nuages passent là-bas, dans le ciel du Nord ; sans vouloir les saisir, arrêtons-nous un moment pour les voir passer.


I

Sous ce ciel pâle, dans une Russie de légende ou de rêve, il y avait une fois une belle et froide jeune fille. Elle s’appelait Sniegourotchka (la Fille de neige). Son père était le bonhomme Hiver, et sa mère la fée Printemps (en russe, la plus capricieuse des saisons est une femme). Ses parens l’avaient élevée dans la solitude et la froidure, parce que l’Été jaloux s’était juré de la tuer en la faisant fondre au premier rayon de soleil et d’amour. Mais un matin l’enfant souhaita de partir et d’aller vivre de la vie humaine. Elle avait entendu de loin les chansons de Lel, un berger ; elle l’avait aperçu lui-même jouant avec des jeunes filles, et ces jeux et cette voix avaient troublé son cœur. Ne pouvant plus retenir leur fille, l’Hiver et le Printemps la confièrent à des paysans qui demeuraient aux portes de la ville. L’Hiver lui recommanda seulement de se défier du beau berger et de ses chansons. Le Printemps lui dit : « Souviens-toi de moi quand tu seras malheureuse ; viens me trouver dans la vallée, près du lac, et quoi que tu me demandes, je te l’accorderai. » L’enfant suivit ses parens adoptifs et sur ses pas s’inclinèrent les arbres de la forêt.

Alors commença pour elle un étrange et triste destin, fait de son désir et de son impuissance d’aimer. Elle souhaita, mais en vain, l’amour du berger chanteur, et c’est un autre qui l’aima : Mizguir, un jeune et riche marchand, qui pour elle trahit Coupawa, sa fiancée. Coupawa maudit le parjure et s’en vient demander justice au tsar, gardien des sermens d’amour. Devant tout le peuple, Mizguir n’a pour sa défense que cette seule parole : « Ah ! Tsar, si tu voyais Sniegourotchka ! » Elle paraît au même instant, et le Tsar, la voyant si belle, ne peut admettre qu’elle soit insensible : « Celui de vous, dit-il à ses jeunes sujets, qui saura gagner ce cœur avant demain au lever du jour, recevra de mes mains une riche récompense et la jeune fille elle-même. »

Le soir, sous les arbres d’une forêt enchantée, on danse, on boit, et le berger prodigue ses chansons. Le Tsar l’invite à choisir une jeune fille, et c’est devant Coupawa qu’il s’incline. En vain, près de Sniegourotchka méprisée à son tour, Mizguir s’empresse et redouble ses instances. Elle résiste, il la menace, et, pour la sauver, il faut l’intervention des esprits de la forêt. A peine ont-ils éloigné Mizguir, que Lel et Coupawa reparaissent ensemble. Sniegourotchka veut les séparer, ils la repoussent ; l’enfant de neige ira trouver sa mère et lui demander le don divin et peut-être mortel de l’amour.

Elle l’obtient et, revoyant Mizguir, elle peut, elle sait enfin l’aimer. En présence de tous, elle se déclare sa fiancée ; elle dit la douceur nouvelle du sentiment qui l’enivre. Mais un rayon perce la nue, tombe sur la jeune fille et lentement fond ce corps et ce cœur de neige. Mizguir se tue, et l’opéra finit par un cantique universel à la gloire du soleil et de l’été.


II

De ce livret poétique, symbolique même, un peu monotone et souvent incohérent, la musique a fait une œuvre, peut-être un chef-d’œuvre délicieux. Il possède au plus haut degré les deux élémens auxquels paraît de plus en plus s’attacher et se complaire le génie musical de la Russie : le caractère national et le caractère populaire.

« Les Russes, a dit autrefois Ségur, sont encore ce qu’on les fait ; plus libres un jour, ils seront eux-mêmes. » Pour leur musique également, ce jour est venu. Avec Glinka, le premier, elle a commencé d’être elle-même ; elle prétend le rester désormais. Certaines pages de la Vie pour le Tsar, les moins belles, trahissaient encore l’influence étrangère ; dans une œuvre comme celle de M. Rimsky-Korsakow, tout est indigène et indépendant.

Cette musique n’a rien d’italien. De la vieille et sainte nourrice qui la berça d’abord elle aussi la Russie a désappris les chants. Elle a rompu délibérément avec le génie latin, ce génie qu’un seul mot, le mot de classique, suffit à définir ; génie séculaire et régulier, que son génie à elle, plus jeune et un peu sauvage, n’aurait pu longtemps imiter ou contrefaire.

Cette musique n’est pas française. Elle est moins que la nôtre de la musique de théâtre ; elle est peut-être davantage de la musique pure. Elle fait moindre la part de l’action et du mouvement dramatique, plus grande celle de la contemplation et de la rêverie.

Cette musique n’est pas allemande, et surtout elle n’a rien ou presque rien de commun avec la musique de Wagner. M. Rimsky-Korsakow ne se sert que très rarement, — et très légèrement, — du leitmotiv, au sens wagnérien du mot et du procédé. Il donne a la symphonie un rôle, mais sans retirer le rôle principal à la voix. Ainsi l’orchestre n’est pas dans son œuvre l’élément essentiel de l’expression et de la beauté. Cette œuvre enfin n’est pas conforme au principe nouveau de la continuité, mais à la règle plus ancienne de la division. Au lieu de se développer sans arrêt, la musique de Sniegourotchka s’interrompt et se repose ; elle se partage en « morceaux » reliés par des récitatifs. Et la vieille forme de la mélodie ainsi définie s’accorde, aussi bien que la forme récente de la mélodie continue, avec la liberté et l’originalité du fond, je veux dire de la pensée et du sentiment.

L’œuvre de M. Rimsky-Korsakow est donc nationale. Elle l’est à sa manière, qui ne ressemble pas à la manière historique, celle du Boris Godounow de Moussorgsky. Dans Sniegourotchka, le nationalisme est plutôt légendaire et pittoresque, ce qui ne signifie pas, tant s’en faut, qu’il soit plus superficiel ou plus étroit. Un tsar règne sur le peuple des Bérendès ; un tsar imaginaire, comme ce peuple même, mais un tsar. Il siège en son palais, sur un trône d’or. Assis autour de lui, des vieillards aveugles chantent, en s’accompagnant sur des harpes primitives, des hymnes graves et splendides. Ces rapsodes, ou ces bardes, figurent souvent dans les opéras russes. Glinka, le premier peut-être, fît jadis entonner par l’un d’eux un admirable épithalame, au premier acte de Russlan et Ludmilla. Un chœur tel que celui-ci n’a rien de commun avec le chœur obligé des courtisans dans l’ancien opéra. A l’ampleur et à l’originalité de la mélodie, à la vigueur des arpèges, à l’exotique saveur de la cadence et du mode, on devine quelque chose non seulement d’inconnu, mais d’infini. Ce n’est pas là l’assemblée tumultueuse de l’Africaine, encore moins la fastidieuse délibération des Maîtres Chanteurs. Non, cela est à la fois plus solennel et plus mystérieux. C’est l’idéal du Conseil des ministres ou du Conseil d’État. A la voix inspirée de ces prophètes ou de ces mages, il semble que tout doive obéir, et leur auguste mélopée chante la force d’un grand pays où s’exerce un grand pouvoir.

Même caractère de grandeur, presque d’immensité, dans une autre scène qui n’est qu’accessoire à l’action, mais que la musique élève à des proportions d’épopée. Sur l’ordre du tsar, pour assembler le peuple, des crieurs sont montés sur les hautes tours. Et leur appel non plus ne ressemble pas à l’appel ordinaire des hérauts d’opéra. Au lieu des sonneries et des fanfares banales, de longues clameurs alternées se répandent sur toute l’étendue de la plaine. Deux voix de ténor et de basse profèrent l’une après l’autre un cri plaintif et qui traîne longuement. Toutes les deux, séparées par un intervalle singulier, se répondent et se mêlent tour à tour. Au lieu de se fixer sur la tonique, c’est toujours sur la dominante qu’elles demeurent en suspens. Elles flottent, elles planent sans jamais se poser. Sous la cantilène indéfiniment répétée, comme l’harmonie se transforme indéfiniment, il semble, à chaque modulation nouvelle, que les voix portent plus loin, qu’elles traversent des pays et parviennent à des peuples nouveaux. De même que tout à l’heure la mélopée des rapsodes aveugles, celle des hérauts nous donne ici l’impression de l’espace et de l’horizon. Nous sentons qu’à cet appel irrésistible, des foules sans nombre vont accourir. Et la Russie que cette musique évoque a beau n’être pas celle de l’histoire, mais celle de la légende, il n’en est pas moins vrai que cette musique, en ce peu de notes, manifeste certains caractères essentiels et bien nationaux de la véritable Russie : la multitude des sujets et l’autorité du maître, l’immensité de l’Empire et la toute-puissance de l’Empereur.

Mais il y a quelque chose que la musique de M. Rimsky-Korsakow exprime encore avec plus de puissance et de charme, avec une originalité plus forte et plus douce à la fois : c’est la nature ou le paysage, ce sont les formes et les couleurs, c’est la figure et, pour ainsi dire, le visage même de la Russie. par-là, cette musique est plus que nationale : elle est en quelque sorte natale, comme la terre ou le ciel de la patrie. « Père, disait à Grétry sa fille mourante, pendant qu’il lui jouait son Guillaume Tell, père, cela sent le serpolet. » Dès les premières notes de Sniegourotchka, cela sent le bouleau, le sapin, les arbres du Nord. Il est minuit, le premier minuit du printemps. La rivière est encore de glace et la neige couvre la montagne. Mais voici que des oiseaux arrivent en foule, à tire-d’aile, et, sous l’aspect d’une jeune femme portée par les cygnes, les grues et les canards, le Printemps lui-même paraît. Sillonnée de traits rapides, la musique est pleine de vols, de cris et de chants, toute résonnante de coups de becs donnés contre le tronc des arbres. Elle frissonne aussi de vagues et tièdes frissons. Le printemps qu’elle annonce, et que véritablement elle semble apporter, n’est pas notre gai printemps de France, celui des chansons de Gounod ou de Massenet ; c’est encore moins l’ardente primavera d’Italie. C’est un printemps du Nord, humide et doux, le même que chantait jadis, au début de la Vie pour le Tsar, une jeune voix de paysan. Solvitur acris hiems. La détente et l’attendrissement des choses, le dégel, voilà, sous le ciel russe, le grand événement, le grand bienfait d’avril, et la musique de M. Rimsky-Korsakow, comme celle de Glinka, n’est aussi profondément nationale, que parce qu’elle exprime, avec une vérité pénétrante, un caractère, national aussi, de la nature et de la saison.

Une autre scène, encore plus significative à cet égard, est celle de la jeune fille avec sa mère, la fée Printemps. Désespérant d’aimer, Sniegourotchka s’est souvenue des promesses maternelles. Au petit jour, elle est descendue sur les bords du lac endormi dans la vallée. Les fleurs nouvellement écloses couvrent la berge et la surface même des eaux. « Ma mère, s’écrie la jeune fille, ma mère, sors des flots tranquilles et viens au secours de ton enfant. Autour de moi tout aime, et, moi seule, je voudrais, et ne sais point aimer. J’ai peur que ma jeunesse ne se passe sans joie. O maman ! je t’en supplie, accorde-moi l’amour. — C’est bien, répond la fée. Toutes les grâces, toutes les faveurs amoureuses se cachent dans ma couronne fleurie. Approche et détache-la de mon front. » Alors la jeune fille et sa mère s’assoient auprès l’une de l’autre. Alors commence une exquise conjuration des fleurs animées et chantantes, chacune d’elles cédant à l’enfant élue quelqu’une de ses beautés et de ses vertus d’amour. « Le muguet te fera plus blanche, et la rose plus vermeille. Le bleuet répandra sur tes yeux plus d’azur ; le pavot endormira ta colère, et ta jeune tête connaîtra l’ivresse légère du houblon. » Charmante poésie et musique plus enchanteresse encore. Comme la déesse elle-même, cette musique est portée doucement sur les eaux. Tout unie et pour ainsi dire horizontale, elle se déploie en nappe sonore. Elle consiste beaucoup moins en des formes arrêtées et solides qu’en des apparences flottantes et promptes à s’évanouir : bruissement d’un tremolo continu, triolets balancés, appels mystérieux et monotones à dessein, harmonies chromatiques insensiblement dégradées. On voit, on entend s’accomplir je ne sais quelle dissolution délicieuse et lente. Cette fois, ce n’est plus la glace et la neige, c’est un cœur qui fond peu à peu sous la tiédeur du printemps. Ainsi la péripétie morale suit le phénomène de nature et se confond avec lui. Et sans doute on ose à peine citer encore le mot devenu banal du philosophe genevois. Il n’en est pas moins vrai que la beauté d’une telle scène résulte en grande partie de l’accord entre un paysage et un état d’âme, et que jamais plus exquise musique n’a fait trouver cet accord plus mystérieux et plus doux.


III

Un musicien russe a dit naguère : « Il est assez difficile pour bien des personnes de comprendre qu’une œuvre musicale peut ne pas renfermer une seule mélodie populaire et pourtant présenter une musique entièrement russe… Dans la Vie pour le Tsar, Glinka n’a pris aux chants populaires que les premières notes du premier chœur, et cependant il nous semble que nous avons déjà entendu toutes ces mélodies, qu’elles nous sont chères et familières. Voilà justement en quoi consiste la tâche. Il ne s’agit pas de transporter dans son œuvre un chant populaire, mais de quelque chose de bien plus difficile : en le copiant ou sans le copier, il faut refaire en soi le procédé suivant lequel, durant le cours des siècles, toute la musique populaire a été créée par ses auteurs inconnus[2]. »

Dans la musique de M. Rimsky-Korsakow, j’ignore quelle est exactement la part du peuple et celle du musicien. Ce que je sais et ce que j’admire, c’est que le musicien a reconstitué et comme recréé en lui non seulement le procédé, mais le génie du peuple. M. René Bazin a rapporté sur Pereda, le grand romancier espagnol, ce jugement d’un compatriote : « A défaut d’autres mérites, il aurait encore droit au premier rang par la grande réforme qu’il a faite en introduisant le langage populaire dans la langue littéraire, en les fondant avec art, en conciliant des formes que nos maîtres de rhétorique les plus distingués déclaraient incompatibles. » J’imagine, — à la condition de transposer de l’ordre littéraire dans l’ordre musical les termes de cet éloge, — qu’un Russe, parlant de M. Rimsky-Korsakow, ne le louerait pas autrement. Je ne sais pas une œuvre où mieux que dans Sniegourotchka le fond populaire et naïf se concilie avec la forme artistique et raffinée. Tout est peuple en cet opéra de village. Le tsar même, qui règne sur tous ces paysans, leur ressemble. Il est au-dessus d’eux, mais il est des leurs. Il n’a rien de commun avec les rois de l’ancienne tragédie lyrique ou seulement de l’opéra contemporain. Il est le maître, mais il est le père, et, comme ils disent de lui : « le petit père. » Si vous saviez de quel front et de quel ton assuré, bien que modeste, une jeune fille l’aborde ! Le duo du tsar et de Coupawa demandant justice est un chef-d’œuvre de simplicité familière. Elle parle sans honte, et lui sans fierté ; nulle distance ne sépare la voix qui interroge de celle qui répond, et la mélodie qui pleure de la mélodie qui console. Quand Sniegourotchka, suivie de ses parens adoptifs, pénètre dans le palais, le couple rustique s’émerveille, mais ne se trouble pas. Elle, gentiment, s’incline ; en deux mots et en trois notes, qui sont d’un naturel exquis, elle dit seulement : « Bonjour, Tsar. » Et le vieux tsar à son tour accueille la jeune fille avec une indulgence peut-être plus exquise encore. Nos princes et nos princesses d’opéra s’expriment, je le répète, avec plus d’apprêt et d’apparat. Comparez cette cantilène du chef des Bérendès au récitatif de Didon dans les Troyens : La porte du palais n’est jamais défendue à de tels supplians ! Vous sentirez aussitôt, je ne dis pas l’inégalité, mais la différence entre le génie classique, un peu officiel, et le génie populaire, et vous déciderez lequel approche le plus de l’idéal, tel que Gounod le définissait un jour : à la fois supérieur et prochain.

De ce que l’œuvre de M. Rimsky-Korsakow est populaire, il résulte naturellement qu’elle est mélodique, la musique populaire n’étant que mélodie. Le héros de Sniegourolchka, Lel, n’est qu’un berger, et son rôle une suite, un trésor de chansons. « Ah ! maman, dit la jeune fille, j’ai entendu le chant de l’alouette montant au-dessus des blés, et le cri du cygne sur la surface des eaux tranquilles, et les roulades du rossignol, ton chanteur favori. Mais les chansons de Lel me sont plus chères et le cœur se fond à les entendre. » Beaucoup d’entre nous aujourd’hui ressemblent à l’enfant de neige, et leur cœur, que depuis si longtemps une autre musique a durci, leur cœur se fondrait, rien qu’à entendre les chansons du berger. Tout le caractère de Lel et, pour ainsi parler tout son être musical n’est que mélodie. Aussi bien les parties les plus originales de cet opéra sont mélodiques. La véritable nouveauté de cet art est là. Tandis que nous ne nous intéressons plus qu’à la combinaison des notes, les Russes se plaisent encore à leur succession. Et dans cet ordre de beauté le musicien de Sniegourotchka fait, à chaque instant, des trouvailles exquises. Ce n’est pas qu’il ignore ou dédaigne les autres parties de son art, ou de son métier. Il se sert, j’allais dire : il se joue des accords et des timbres avec autant de maîtrise et de virtuosité que des notes elles-mêmes. Mais l’invention mélodique demeure le premier, le plus séduisant de ses dons. Intonations, cadences, rythmes et modes, voilà les élémens essentiels et le fond même de son imagination musicale. Or, cela est proprement la matière première, la cellule organique et vivante. Il n’y a que les grands artistes qui la renouvellent et, si je ne me trompe, M. Rimsky-Korsakow est de ceux qui l’ont renouvelée.

Populaire dans les passages lyriques et de musique pure, l’inspiration du compositeur ne l’est pas moins dans les scènes de passion et de drame. A cet égard, le finale du premier acte est admirable. C’est un grand finale, avec soli et chœurs, où de larges et belles phrases vocales, très en dehors, alternent avec des ensembles puissans. Mais je préfère encore à la composition l’idée première, le thème sauvage, qui fait peu à peu du finale tout entier un tourbillon de fureur. Mizguir a vu Sniegourotchka et tout de suite il a délaissé Coupawa pour elle. Alors la jeune fille appelle ses compagnes, et, sur un rythme circulaire, orgiaque, le finale commence. Il tourne, il tourne de plus en plus, emportant les voix et l’orchestre dans sa ronde qui se rétrécit et s’accélère. Un instant, il s’arrête, laissant la parole, la parole nue et presque sans accompagnement, à la vierge indignée et haletante. Maintenant, après ses compagnes, ce sont les choses elles-mêmes qu’elle invoque ; c’est toute la nature familière, témoin du serment et de la trahison. « O mes abeilles, mes abeilles ailées ! formez-vous en essaims, laissez vos rayons de miel et ruez-vous sur les yeux de l’infâme ! O mon cher houblon, long et svelte, je t’en supplie, houblon frisé, quand les buveurs deviseront autour des longues tables de chêne, enivre le parjure ; que son ivresse soit grossière et honteuse, et, quand il regagnera sa maison, qu’il ensanglante sa tête aux épines de la haie ! » Ici non plus, ce n’est pas une reine d’opéra, ce n’est pas Didon, ou Amneris, qui maudit et qui désespère. Encore plus que cette poésie, cette musique est peuple, et je lui sais gré de l’être avec autant de puissance et de colère. Sans doute, un tel finale n’a rien de commun avec les grands modèles classiques, fût-ce avec cet autre tourbillon qu’est l’admirable finale de Samson et Dalila. Mais il a des beautés aussi que les autres ne possèdent point. Dans les imprécations de Coupawa, comme ailleurs dans les plaintes de Sniegourotchka ou dans les chansons de Lel, en un mot dans l’œuvre entière de M. Rimsky-Korsakow, il semble que non seulement le procédé, mais l’art lui-même s’efface devant la nature et la vie, devant ce qu’elles ont l’une et l’autre de plus simple, de plus naïf et, comme disait Wagner, de plus purement humain.

Nationale et populaire, cette musique reflète la terre et le ciel russe. L’âme russe également peut s’y reconnaître, surtout l’âme des humbles et des petits. Voilà ceux dont elle préfère chanter la joie et la souffrance, le sourire et les pleurs, les colères et les amours. Loués soient les musiciens, comme les romanciers de la Russie, pour avoir fait si grande en leur génie la part des pauvres ! « Les pauvres en tout valent mieux, » disait le poète, et c’était peut-être trop dire. Mais, à coup sûr, ils ne valent pas moins, et la musique, notre musique de France en particulier, a tort de les dédaigner. Parmi les œuvres, les chefs-d’œuvre même de l’art français, combien en citeriez-vous de nationaux, et surtout de populaires ? Qu’y a-t-il de commun entre nos maîtres et la foule ? Qu’y a-t-il, — et je cite à dessein des ouvrages non seulement inégaux, mais divers, — qu’y a-t-il dans Faust ou dans Manon, dans Carmen, dans Sigurd ou dans Fervaal, qui vienne du peuple de France et qui retourne à lui ? La musique russe, au contraire, aime à pratiquer ce noble échange. Démocratique et sociale, ou plutôt, — pour employer des mots anciens, et meilleurs, — fraternelle et charitable, elle admet, elle convie le peuple à la participation de l’idéal et à l’expression de la beauté.


IV

Quel est-il donc, ce peuple lointain, et quelle âme révèlent ses chants ? L’éloquent et fidèle témoin qu’il nous plaît d’interroger en cette matière a vanté les « qualités maîtresses du vrai peuple russe : la bonté naïve, la simplicité, la résignation. » Ajoutez-y la rêverie, l’aspiration mélancolique et vaguement inquiète, et vous aurez ce que les Grecs eussent appelé l’éthos, autrement dit le caractère moral de l’œuvre que nous souhaitons de faire connaître et de faire aimer.

Cette musique ne chante que des choses simples, et elle les chante simplement. Indifférente aux problèmes de la psychologie et de la métaphysique, elle ne se flatte pas, comme certaine musique allemande, de résoudre l’énigme du monde. Le système de Schopenhauer ou celui de Nietzsche lui demeure étranger. Ce n’est pas M. Rimsky-Korsakow qui se fût jamais avisé de mettre en musique ce qu’a dit Zarathustra. Symbolisme à part, et le symbolisme ici tient peu de place, il n’est pas de sujet moins compliqué que celui de Sniegourotchka. Le sentiment lui-même n’y est pas analysé, noté, — c’est le terme propre, — avec la puissance et la finesse, avec la logique et la sûreté qui font d’un Tristan l’expression en quelque sorte totale des passions de l’amour. La musique de M. Rimsky-Korsakow est moins générale et moins profonde. Elle n’a pas les dessous de la musique de Wagner ; en un mot, un seul, et qu’il faut bien répéter, puisqu’il est le meilleur, cette musique est plus simple, et c’est pour cela qu’elle a comme élément essentiel et comme principale beauté ce corps simple par excellence : la mélodie.

Cette musique est bonne en même temps que belle. Les premières paroles du tsar à Sniegourotchka respirent une mansuétude infinie. La scène au bord du lac est un chef-d’œuvre de grâce affectueuse et triste. Maternel et fraternel à la fois, le chant du Printemps et des (leurs octroyant à l’enfant imprudemment avide l’amour dont elle doit mourir, ce chant exprime avec une finesse ravissante les incertitudes d’une tendresse qui ne refuse pas, mais qui prévoit et qui s’alarme. Lel a beau dédaigner, — sans qu’à vrai dire on devine ses raisons, — l’amour de la Fille de neige, on ne saurait trouver rien de cruel ou seulement de sévère en ses chansons. Il n’y a pas jusqu’à la mort, sous un rayon de soleil et d’amour, qui n’ait ici quelque douceur. Ici les choses mêmes sont bonnes. Renan disait un jour, avec son optimisme ironique : « L’intention de l’univers est généralement bienveillante. » Elle l’est dans cet opéra. Cette musique ne chante que la nature amie. Le tsar bénit la douceur du crépuscule. Au début du premier acte, le soir vient, les trompes des bergers ramenant leurs troupeaux se répondent. On songe à certain paysage de l’Arlésienne, où des bergers aussi rappellent leurs bêtes. Mais le « soir » de Bizet tient en quelques mesures ; celui de M. Rimsky-Korsakow tombe plus lentement, il est plus développé, plus « fait, » comme Bizet lui-même aimait à dire. Il est également plus étrange, il ne ressemble pas à nos soirs de France, et les Russes, voyant monter la fumée du toit de ces maisons peintes, ne peuvent manquer de reconnaître celle qu’un de leurs poètes a nommée « la fumée de la patrie. »

Enfin et surtout les chansons de Lel ont une attendrissante douceur. Encore une fois on s’explique assez mal le caractère et les actes du personnage. Ce traître de berger n’a sur les lèvres que des mélodies qui fondent le cœur. Oublions donc ce qu’il fait pour ce qu’il chante. Il chante l’enfant orpheline, humble comme la fraise des bois. Ailleurs, il supplie la source de ne pas détremper la mousse où court la jeune fille amoureuse. Ailleurs enfin, — et c’est peut-être sa plus originale, sa plus exquise cantilène, — il redit les propos que tient le nuage au tonnerre : « Toi, tonnerre, tu vas gronder, et moi, je vais pleuvoir, et les fleurs se réjouiront, et les jeunes gens et les jeunes filles iront au bois cueillir les baies sauvages. » Le voilà, pour le coup, le nuage qui passe dans un autre ciel et qu’on ne peut saisir. Là surtout, il semble qu’un génie lointain, étrange, ait composé de sons inconnus et de notes inouïes, bien que très simples, une mélodie impossible à fixer ou seulement à définir. Une seule chose est certaine : cette mélodie exprime, après tant d’autres, peut être encore mieux que toutes les autres, l’indulgence de la jeune saison ; elle nous rappelle que la musique russe fait toujours une place à la nature, et que l’un des principaux thèmes de ce conte musical est le délicieux et trop court bienfait du printemps.

Avec la douceur et pour ainsi dire la bonté du paysage, les sentimens sont presque toujours d’accord. Il y a dans la musique de M. Rimsky-Korsakow beaucoup moins de violence ou seulement d’action que de contemplation et de rêverie. Rêverie presque sacrée, contemplation qui peut aller jusqu’à l’extase, comme dans l’admirable cavatine du tsar accueillant Sniegourotchka. La mélodie y est brève ; si brève, et comprise dans un si petit espace, qu’elle semble moins un chant qu’un soupir. Comme un soupir, elle s’élève et retombe. Un lent accompagnement de violoncelle, aux harmonies changeantes, colore de nuances diverses le thème qui ne change jamais. Le tsar est vieux : on le sent à la fragilité de sa voix et à la majesté de son chant. Ébloui par l’enfant de neige, il regarde, il admire, et je dirai presque il adore. La scène est sérieuse et pure. Et l’esprit peu à peu remonte plus loin et plus haut. Il va de la cantilène songeuse du tsar au rêve du patriarche, de Booz endormi. La musique russe approche ici de la poésie française. Elle en a la mélancolie grandiose avec la religieuse gravité. Le respect, et le regret, l’hommage attendri de l’Empereur en cheveux blancs à la jeune fille aux blonds cheveux, le salut de ce déclin à cette aurore, tout cela fait touchante et bien près d’être sublime la rencontre de l’extrême vieillesse et de l’exquise beauté.

Simplicité, bonté naïve et résignée, voilà donc les caractères de l’âme russe que nous avons trouvés dans l’œuvre de l’un des premiers musiciens de la Russie. Elle en possède encore d’autres. Autant que la terre où elle est née, cette musique exerce « l’attrait des grandes tristesses, le plus puissant peut-être, parce que chacun de nous pleure dans le meilleur de son âme je ne sais quelle chose perdue qu’il n’a jamais connue[3]. » Cette musique enfin semble parfois ressentir et nous communiquer une vague et mystérieuse inquiétude. Comme l’âme russe toujours, elle cherche, elle se tourmente, elle implore. Il y a dans la partition de M. Rimsky-Korsakow, surtout dans le rôle de Sniegourotchka, des élancemens de désir et d’angoisse. « Faites-moi croire ! Faites-moi croire ! » criaient un jour deux jeunes Russes à l’orateur qui haranguait une assemblée religieuse. Dans une scène de l’opéra de M. Rimsky-Korsakow, tandis que Lel chante, Sniegourotchka penche en pleurant la tête sur l’épaule du berger mélodieux, et ses larmes et son silence même semblent dire pareillement : « Faites-moi aimer ! »


Dans le beau livre où nous avons puisé souvent, M. de Vogüé rapporte ce mot du poète Tutchef : « On ne comprend pas la Russie avec la raison ; on ne peut que croire à la Russie. » Pour cette musique russe dont nous aurions voulu mieux parler, nous ne souhaitons pas davantage. Que le directeur d’un de nos théâtres croie seulement en elle : elle ne le trahira pas.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. M. le vicomte E. -M. de Vogüé, le Roman Russe.
  2. Prince Odoevsky, cité par M. Albert Soubies dans son Histoire de la musique en Russie. Librairie des Bibliophiles, E. Flammarion.
  3. M. le vicomte E.-M. de Vogüé, le Roman Russe.