Revue musicale - Un Grand tragique français : Glück

Revue musicale - Un Grand tragique français : Glück
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 697-708).
REVUE MUSICALE

UN GRAND TRAGIQUE FRANÇAIS — GLUCK


« Poursuivons jusqu’au trépas
L’ennemi qui nous offense. »


Telles sont les paroles d’un chœur célèbre de l’Armide de Gluck. Et la musique, par la mélodie, par le mouvement et le rythme, en renforce, avec une puissance singulière, les deux idées, ou les deux sentimens : celui de la poursuite et celui de l’offense. Faisons tous aujourd’hui, chacun selon nos moyens, ce que le poète et le musicien nous commandent. Faisons même davantage. Poursuivre l’ennemi ne suffit pas. Dépouillons-le, s’il se peut. Aussi bien, et rien que dans l’ordre de l’esprit, en attendant de moins abstraites revanches, ni les occasions ni le droit ne nous manquent d’exercer sur l’Allemagne de légitimes et copieuses reprises. Nous avons naguère, ici même[1], revendiqué pour la Flandre la race et comme le sang de Beethoven. Si le génie se divisait, — et, dans une certaine mesure, on peut le diviser en effet, — l’Italie aurait beaucoup à prétendre sur certaines parties, vraiment irredente, du royaume de Mozart. Aujourd’hui, c’est pour la France que nous revendiquons le plus grand maître de la scène lyrique française. S’il est Allemand, Autrichien, par le nom et par la naissance, Christophe Willibald Gluck a, par ses chefs-d’œuvre, effacé l’erreur, ou la tare, de son origine.

Français, et Français à la manière classique, la plus belle de toutes les manières, le musicien d’Orphée et d’Alceste, d’Armide et des deux Iphigénie, l’est pour plus d’une raison. La première, c’est que Gluck a transposé dans l’ordre sonore, l’idéal, littéraire ou plastique, de l’antiquité, et, plus précisément de la Grèce. Nous l’avons dit mainte fois, après tout le monde, et sans cesse il faut le redire : Gluck est antique. Il ne l’est point assurément par la reproduction on seulement l’imitation de formes sonores ignorées de son temps. Gevaert a cependant signalé, çà et là, certaines rencontres de rythmes pareils, en des situations analogues, chez Gluck et chez les Anciens. Mais l’hellénisme de Gluck, avec plus d’étendue, a plus de profondeur. Sans rien savoir de la lettre, Gluck a deviné l’esprit et l’âme. Entre le génie de la Grèce et la musique, il a créé des rapports étroits, essentiels, et qu’il a fixés pour jamais. Or, les héritiers légitimes et les fidèles gardiens de ce génie, voilà justement ce que nous sommes, nous, Français, en compagnie de quelques autres, dont ne sont point les Allemands. Leur Nietzsche ne disait-il pas, — c’est même une des rares choses raisonnables qu’il ait dites : — « Il faut méditerraniser la musique. » Et sans doute il est impossible de ne pas saluer en Gluck un des plus sublimes artisans de la musique de la Méditerranée.

Entre nos ennemis et lui, rien de commun. Comparez à ses chefs-d’œuvre leurs chefs-d’œuvre, même, surtout les plus authentiques, les plus purement nationaux, que ce soit la Flûte Enchantée ou Fidelio, le Freischütz ou Tristan. Il vous apparaîtra tout de suite que les uns et les autres ne sont pas du même ordre. Ouvrez seulement la partition d’Orphée, et vous vous sentirez aussitôt à mille lieues de l’Allemagne. A vos lèvres monteront d’eux-mêmes les premiers accens du pèlerin d’amour, lorsqu’il s’avance à pas lents, ébloui, sous les bosquets divins : « Quel nouveau ciel pare ces lieux ! » Non, ce n’est pas le ciel allemand, fût-ce l’azur où brillent les étoiles dont se couronne le front de la Reine de la Nuit. Et sans doute un Fidelio, comme une Alceste, célèbre un beau trait d’héroïsme féminin et conjugal. Mais les deux chefs-d’œuvre n’en diffèrent pas moins l’un de l’autre, autant que la nuit elle-même est différente du jour. Dans le drame admirable, mais peut-être un peu bourgeois, de Beethoven, tout est sombre : le lieu de la scène (une prison et ses dépendances) ; les personnages, (un prisonnier, des prisonniers, leur geôlier et sa famille). Au contraire, quelles clartés inondent la tragédie royale de Gluck, et le temple, et le palais, où l’action, toujours triste, mais toujours lumineuse, magnifique, se déroule en plein soleil. On nous opposera peut-être la scène lugubre, ténébreuse, où l’épouse intrépide va chercher, braver le trépas jusque sur le seuil des Enfers. On ne manquera pas, — et l’on fera bien, — de signaler ici, dans la musique même, l’annonce, et comme le pressentiment d’une autre scène, encore lointaine, et qui, celle-là, sera tout à fait germanique : c’est, au second acte du Freischütz, l’épisode de la Gorge aux Loups et de la Fonte des balles. Ailleurs encore, dans ces purs monumens du passé, d’un passé grec, ou gréco-latin, que sont les opéras de Gluck, apparaissent, çà et là, quelques symptômes de l’avenir allemand. On les a mainte fois notés. Mais ils sont rares, et, comme dit l’autre, notre remarque subsiste. Sur le fond du génie de Gluck, sur son âme, il n’est rien, ou presque rien, que nos ennemis puissent prétendre. Tout leur est étranger, tout leur est interdit, des radieuses histoires, légendes ou fables de la Grèce. Le sang d’Hellas ne coule pas dans leurs veines ; ils ne sont pas les fils de ses héros, de ses rois et de ses dieux.

Il existe une autre nation que nous pouvons admettre, et nous le faisons volontiers, au partage, — inégal d’ailleurs, entre elle et nous, — du génie et de l’œuvre de Gluck : vous avez nommé l’Italie. On sait quelle éducation, puis quelle production italienne (une trentaine d’opéras environ), précéda la création française et tardive de Gluck. Jusqu’à son arrivée parmi nous, le parler italien fut le seul qu’il chanta. Pour l’unique Armide, fille de la poésie italienne, il trahit les héroïnes antiques. Deux de ses chefs-d’œuvre français, Orphée et Alceste, ne furent pas nôtres tout d’abord et le devinrent sans peine, au prix de retouches ou de corrections qui n’ont rien d’une refonte, ou d’une réforme radicale, encore moins d’un désaveu. Le style primitif, italien, y subsiste encore et n’y fait pas disparate. C’était un Italien, ce Ranieri di Calzabigi, le librettiste d’Orfeo ed Euridice, dont l’influence dramatique, pour avoir été moindre que le poète lui-même ne l’a prétendu, ne fut cependant pas sans effet sur le musicien. Nous avons étudié, naguère, les origines italiennes d’Orphée. Elles remontent aux premiers drames lyriques de Florence et de Venise. D’autres que nous ont mis à nu dans le répertoire de Gluck les attaches ou les racines de l’italianisme ancien. Nombreux, et curieux, sont les reports ou les transferts mélodiques, de telle œuvre italienne oubliée, dans tel chef-d’œuvre français immortel. M. Julien Tiersot rapporte maint exemple de ces rappels ou de ces emprunts incontestables, et qui ne détonnent pas. Après nous avoir donné l’analyse d’un opéra de Gluck, un de ses opéras purement italiens, Demofoonte, le biographe ajoute : « L’auteur des Iphigénie sera tout autre que celui de Demofoonte. » Mais aussitôt il se repent et se reprend : « Tout autre ? Cela n’est pas si sûr. » Et rien de moins certain en effet, témoin le dénombrement auquel procède alors notre érudit confrère, des scènes ou fragmens de scènes, ou, plus exactement, des airs, des mélodies, reprises au Gluck des opéras italiens par le Gluck, renouvelé, mais quelquefois demeuré fidèle à lui-même, des tragédies lyriques françaises. A vrai dire, il s’agit ici non pas de restes négligeables, moins encore méprisables, mais de morceaux de choix et de prix, dont la place changée, l’entourage ou l’appropriation plus juste et plus heureuse, a bien pu transformer, accroître, mais non créer la valeur première et la spécifique beauté. M. Tiersot encore a raison quand il écrit des airs d’Alceste : « Ils sont des modèles de beau chant, du chant italien de la belle époque[2]). » Bel canto. Quelles pages, vocales et chantantes, sont plus dignes de cette appellation et de cette louange, que les invocations d’Orphée aux monstres du Ténare ! C’est le chant, c’est la voix seule ici qui supplie et qui finit par l’emporter. Comme la lyre (que la harpe remplace) l’accompagne avec modestie, avec humilité ! Quelle suivante ici, quelle servante que la « symphonie ! » Et comme le duel tragique se livre bien entre une voix et des voix ! Il n’est pas jusqu’aux vocalises, lentes et comme traînées, sur l’adjuration dernière, qui ne gardent je ne sais quel parfum, ou quel goût d’Italie. Attendons un demi-siècle : plus nombreuses et plus rapides, mais non moins pathétiques et déchirantes, elles reviendront se presser, à chaque reprise de la romance du Saule, sur les lèvres de Desdemona. On pourrait prétendre encore, sans paradoxe et sans impiété, que deux mélodies comme la cantilène d’Alceste : « Grands Dieux, du destin qui m’accable, » et celle de Norma : « Casta Diva, » sont de même race, voire de même famille, presque de même beauté. Enfin sera-t-il permis d’être sensible à telles affinités plus mystérieuses, mais non moins profondes, du génie de Gluck avec l’idéal italien ?


Euridlce amor ti rende ;
Già risorge, già riprende
La primiera sua bellà.


Nous ne saurions reUre, dans la partition italienne d’Orphée, ce chœur des ombres heureuses annonçant à l’époux l’approche de l’épouse, sans nous ressouvenir, non d’un chœur, mais d’un trio, que forment, chantantes elles-mêmes, et conduisant Béatrice vers Dante, la Foi, l’Espérance et la Charité.


« Volgi, Béatrice, volgi gli occhi santi, »
Era la lor canzone, « al tuo fedele,
Che, per vederti, ha messi passi tanti. »
[ Purgatorio, c, XXXI.)

Pour les voir, ces trois figures de femme, il nous suffit des paroles du poète. Et pour les entendre, il nous plaît de croire ou d’imaginer qu’une mélodie semblable à celle du musicien « era la lor canzone, » était leur chanson.

Ainsi Gluck a deux façons, — inégales, — de n’être point Allemand. Voilà pour sa manière italienne. Et voici la seconde, la nôtre, la française, qui l’emporte et qui nous le fait plus encore admirer et chérir.

Une chose d’abord est certaine : c’est que le dessein ou la réforme de Gluck a consisté, non pas du tout à ruiner, ou seulement à contredire l’opéra français, tel que l’avait créé Lulli, tel que Rameau l’avait continué, mais à l’étendre, à le fortifier et à l’épanouir. Les cinq chefs-d’œuvre de Gluck ont été composés, — ou retouchés, (Orphée et Alceste), — chez nous, pour nous et selon nous, suivant notre goût et notre tradition nationale. En deux mots, la France n’a jamais eu de plus grand maître que celui-là, ni de plus grand serviteur. Premièrement, il est le musicien par excellence de notre tragédie, c’est-à-dire, et tout simplement, de ce que, dans l’histoire du théâtre universel, avec la tragédie grecque, il y a jamais eu de plus beau. L’opéra de Gluck, et cet opéra seul, est la tragédie française en musique. Tragédie, et non pas du tout drame, ou mélodrame, ce que devait être un jour notre « grand opéra. » Et du second genre au premier, la différence, ou la distance, est précisément la même qu’il y a du dehors au dedans, ou de la « mise en scène » des faits, des événemens, à l’expression et à l’analyse des passions ou des âmes. « L’ébauche d’un grand spectacle, » écrivait La Bruyère de l’opéra naissant. Mais c’est du spectacle même, que Gluck, en vrai poète tragique, réduira l’importance. Si dans un Orphée, surtout dans une Armide, la part et l’effet des décors, ou, comme on disait en ce temps-là, des « machines, » n’est point à négliger, il suffirait presque du palais et du temple classique pour y représenter Alceste et les deux Iphigénie. On a rappelé souvent les regrets et les craintes de Saint-Evremond, qui n’aimait pas la musique : « Ce qui me fâche le plus de l’entêtement où l’on est de l’opéra, c’est qu’il va ruiner la tragédie, qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’âme et la plus capable de former l’esprit. » Quand il se plaignait de la sorte, Saint-Evremond ne prévoyait pas que l’opéra deviendrait un jour, — quand le jour de Gluck serait arrivé, — une chose aussi belle que la tragédie ; ou plutôt qu’il serait, en musique, par la musique, la tragédie elle-même, et que, l’ayant ruinée, il est vrai, sous la forme littéraire et poétique, il nous la restituerait sous la forme sonore De quel sentiment, ou de quel « état d’âme, » pourrait-on assurer qu’il constitue l’élément unique, l’éthos et l’essence même de l’œuvre de Gluck, sinon de « cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. » (Racine, préface de Bérénice.) Et ne saurait-on voir dans le choix d’Iphigénie en Aulide, pour sujet de sa première tragédie lyrique française, un hommage de Gluck à ce même Racine qu’il s’honorait de traduire et se flattait peut-être d’égaler. De fait, il l’égale ici tout de suite, en de certains passages, si même, en quelques autres, il ne le surpasse. Pour la force, la vérité, la variété de l’expression, l’air initial d’Agamemnon l’emporte, à notre avis, sur la scène entre Agamemnon et Arcas, par où s’ouvre la tragédie racinienne. L’avantage ici reste à la musique. Elle nous paraît le prendre encore un peu plus loin. Qu’on Lise la pudique, l’exquise entrée d’Iphigénie, dans la tragédie et dans la partition tour à tour : (« Je t’attendais partout » et ce qui suit.) On verra tout ce qu’un peu, très peu de musique, — une danse lente puis un bref arioso, — peut répandre sur cette scène : quel flot d’une tendresse encore plus pure, plus mélancolique, et plus chastement inquiète. Et l’air de Clytemnestre : « Armez-vous d’un noble courage, » dont les premiers mots sont presque transcrits de Racine, montrera bientôt après quel surcroît de force et d’émotion la poésie reçoit de l’appareil ou plutôt de l’organisme de la musique, de l’intensité des sons, de leur mouvement, de leur rythme, d’un orchestre qui devance, puis hâte la parole, et la prolonge encore après qu’elle s’est tue.

Il n’y a peut-être pas, dans l’Iphigénie de Racine, un seul trait qu’ait relevé la critique, — et la plus ingénieuse, — dont ne se rencontre, dans l’Iphigénie de Gluck, et l’intelligence et la confirmation. Notre cher et regretté Lemaître, parlant de son bien-aimé Racine, a dit qu’Iphigénie et Mithridate lui paraissaient les deux seules tragédies « auxquelles se puissent appliquer avec quelque apparence peut-être de justesse, les vers de Voltaire sur ces amoureux que l’Amour « croit des courtisans français, » et aussi les éternelles railleries de Taine, dont c’était la manie de ne voir dans les tragédies de Racine qu’une reproduction de Versailles. » Il y a du vrai, pour Gluck encore plus que pour Racine. Son Achille ressemble même de plus près, de beaucoup plus près, que l’autre, au « charmant cavalier » dont parle Taine. La matinée musicale et dansante organisée par le héros pour célébrer ses fiançailles, a tout à fait cet air Versailles, « ce caractère pompeux » que Lemaître encore nous donne pour un des signes particuliers d’Iphigénie. Quant à l’héroïne, toujours d’après Lemaître : « Elle a moins d’enthousiasme que de sérénité… Iphigénie est une héroïne merveilleusement bien élevée. À ce degré, c’est très beau de décence, de possession de soi, de discipline intérieure. Cela est virginal et royal. » Il serait difficile de ne pas reconnaître, à ces touches légères, aussi bien, sinon mieux que l’Iphigénie du grand poète, celle du grand musicien.

Que dire d’une Alceste (premier acte surtout), si ce n’est que la beauté tragique s’y élève peut-être au-dessus des plus hautes beautés de notre tragédie purement littéraire. Égale à son sujet par la grandeur et la majesté, la musique en sauve la monotonie à force de richesse et de variété, de souplesse et de grâce aussi. Reine, épouse, mère, le caractère de l’héroïne est trois fois un chef-d’œuvre de psychologie féminine. De tant de passions, ou plutôt de la passion tout ensemble unique et diverse qui possède l’âme d’Alceste, et l’anime, et l’agite, chaque mouvement, chaque nuance est rendue. Pas un battement de ce cœur généreux et douloureux, qui n’ait son contre-coup et son écho dans la musique attentive et fidèle. Le premier acte, d’un bout à l’autre, nous offre le développement, le progrès d’une action purement intérieure et morale, dont les deux airs célèbres (« Non ce n’est point un sacrifice » et « Divinités du Siyx »), avec les admirables récitatifs qui les relient, forment le sommet ou le paroxysme. Pour ne parler que d’un élément, ou d’un « ressort » classique du genre : l’oracle, comparez, dans l’Iphigénie de Racine, les paroles de Calchas, telles qu’Agamemnon les rapporte, et, dans l’Alceste de Gluck, l’arrêt d’Apollon, prononcé par le dieu même, sur le théâtre, et transmis par la voix du grand prêtre aux intéressés, à la reine, à la foule. Cet exemple unique (ab uno disce omnes) vous apprendra quelle grandeur et quelle puissance la tragédie musicale peut ajouter encore à la tragédie.

Est-il un héros, une héroïne racinienne, en dehors, au-dessus du génie de Gluck ! L’Oreste d’Iphigénie en Tauride ressemble comme un frère à l’Oreste d’Andromaque. Ténébreux et farouches, tous les deux sont en proie aux mêmes fureurs : l’un, dans le monologue final de la tragédie ; l’autre, celui de l’opéra, dès le début du second acte, dans un air tumultueux et haletant, mais surtout au troisième acte, dans une suite de scènes, où la musique se donne un libre, un indomptable cours. Que peuvent ici les mots, que sont-ils, même ceux d’un Racine, auprès des sons ! Rappelez-vous les assauts de cette musique persécutrice, vengeresse, et ces altos acharnés à contredire, par un démenti fameux et furieux, les paroles de l’infortuné : « Le calme rentre dans mon cœur. » Souvenez-vous de la ronde des Érinnyes autour du parricide, et de leur invective injurieuse, infernale, où çà et là, sur ces paroles : « Il a tué sa mère, » les voix semblent défaillir et comme succomber à l’horreur, à la honte de l’abominable reproche.

En quelle héroïne enfin, et de quel théâtre, si ce n’est en Armide, les Hermione, les Roxane et les Phèdre, toutes ces « femmes damnées » de Racine, pourraient-elles saluer une sœur ! Armide, le plus « opéra » par le spectacle et la mise en scène, des cinq chefs-d’œuvre de Gluck, en est le plus « tragédie, » et tragédie racinienne, par la peinture des passions de l’amour. Inutile d’ajouter que dans l’amour, — et cela toujours à la manière de Racine, — la haine, son contraire ou son semblable, est comprise, enveloppée, et qu’elle ne fait incessamment qu’en résulter et qu’y revenir tour à tour. Il existe en musique, (et c’est le Tristan de Wagner,) une plus troublante, plus malsaine représentation de cette vicissitude ; il n’y en a pas de plus simple, de plus vraie et de plus forte. Prenez une scène, une page, une phrase, que dis-je ! vingt, cent phrases du rôle d’Armide : vous y reconnaîtrez Phèdre, avec sa détresse et sa défense, avec ses langueurs et ses fureurs aussi. « L’acte de la Haine, » comme on l’appelle, n’est autre chose que l’exaltation, par toutes les puissances et par la toute-puissance de la musique, du conflit passionnel où s’égare et s’épuise la fille de Minos et de Pasiphaé. Comme Phèdre, Armide est une victime, une proie. Elle est Phèdre, moins le crime. Saint Augustin, qui s’y connaissait, a dit de l’amour et de la musique, ou de la musique d’amour : « Modo cantat esuriens, modo fruens amor. » Il fallait, au génie ardent, bouillant, du musicien d’Armide, l’amour affamé, dévorant, et non l’amour assouvi, l’amour heureux.

Dernier caractère de l’opéra de Gluck : c’est une tragédie avec chœurs, et par là s’achève sa ressemblance avec la tragédie grecque et la tragédie française, telle au moins que Racine encore, à la fin, l’a conçue et deux fois réalisée. « J’entrepris donc la chose ; et je m’aperçus qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avait donné, j’exécutais en quelque sorte un dessein qui m’avait souvent passé dans l’esprit, qui était de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec l’action[3]… » On sait quelle est, dans un Orphée, dans une Alceste, dans une Iphigénie en Tauride, l’étroitesse et la force de ce lien, ou de cette liaison ; comment tantôt s’unissent et tantôt se répondent, se renforcent, le plus souvent plaintives, une voix seule et de nombreuses voix. Gluck a donné dans son œuvre une place, un rôle, un cœur à la foule. Autant que leurs héros, leurs rois et leurs reines, autour d’eux, avec eux, il a fait vivre, agir et souffrir les peuples. Il est de ces grands hommes dont on peut dire, comme l’Écriture, qu’ils « travaillent sur les nations. » Alceste, au début de la tragédie, se contente de mêler son angoisse aux alarmes de toute une ville en pleurs, et de là résulte la beauté collective, unanime, des premières scènes. Mais quand les paroles terribles de l’oracle ont mis le peuple en fuite et brisé, pour ainsi dire, le concert des voix et des âmes, cette rupture même donne une beauté plus poignante aux derniers monologues de la reine, de l’épouse abandonnée, et seule à soutenir désormais le double fardeau de la douleur commune et de sa propre douleur.

Au second acte d’Athalie, quand le chœur se dispersé à l’approche de la terrible reine (« Ah ! la voici, sortons, il la faut éviter »), il ne serait pas impossible de trouver comme une esquisse, moins tragique sans doute, de ce mouvement et de cet effet. Et si l’on se souvient que Racine avait conçu lui aussi, peut-être même écrit, et détruit, par scrupule, une Alceste ; qu’il a laissé le plan, en prose, du premier acte d’une Iphigénie en Tauride, alors on a quelque droit d’appeler « notre » Gluck, celui par qui tant de vœux de notre Racine ont été remplis.

Grand musicien de notre tragédie, Gluck l’est également de notre langue. Celle-ci lui doit, beaucoup plus encore qu’à Lulli, qu’à Rameau, son éminente dignité musicale. Quand il dénonçait l’incompatibilité de la langue française avec la musique, Rousseau, comme presque toujours, avait tort. Gluck lui montra bientôt son erreur et l’en fit, du reste, revenir. Aucun musicien jusque-là n’avait conféré tant de beauté sonore à notre idiome national. La mélodie de Gluck, et surtout son récitatif, est formé des sons les plus purs, les plus éloquens, les plus beaux, sur lesquels des paroles françaises, au théâtre, aient jamais été chantées. Cela est considérable. La voix de Gluck a consacré l’alliance, l’hymen indissoluble et pour nous glorieux, de la musique avec le verbe de notre patrie. Il est temps, grand temps, de nous en souvenir. Il appartient à notre grand tragique musical de nous restituer, demain, inséparablement unis, les sons et les mots que, les uns pour les autres, notre air natal a formés. Pas une page de Gluck, pas une de ses phrases, qui ne manifeste, soit avec une force étonnante, soit avec une pénétrante douceur, leur fraternelle et nationale beauté. Il le savait bien lui-même et, dans son légitime orgueil, il ne craignait pas de le dire : « Il n’y a point de temps pour elle (pour Alceste). J’affirme qu’elle plaira également dans deux cents ans, si la langue française ne change point. » Déjà presque aux trois quarts écoulés, les deux siècles n’ont pas démenti la fière prédiction du vieux maître. Ils n’ont pu détruire ou seulement altérer le rapport intime, éternel, qu’avec notre langue sa musique soutenait et soutient pour toujours.

Grand mélodiste à chaque instant, parfois grand symphoniste même, Gluck a été surtout et sans cesse un incomparable orateur lyrique. Il a porté jusqu’à la suprême éloquence le discours musical ou le récitatif, cette forme à demi parlante et chantante à demi, que les créateurs de l’opéra d’Italie appelaient le « favellar in musica. » Dans l’histoire de la musique, il est le maître par excellence de notre déclamation, de notre prosodie, de notre syntaxe française. Il s’entend comme nul autre à l’ordonnance, à l’équilibre d’une période ou d’une phrase. Il en dispose avec nombre, avec mesure, non seulement les membres, mais les mots et jusqu’aux syllabes. Par la force et la justesse de l’intonation, de l’inflexion, il dégage des uns et des autres tout le sens et tout le sentiment qu’ils recèlent, et dans ses innombrables et sublimes « récits, » où la parole éclaire la musique, où par la musique la parole est animée, on doute quelle vertu, quelle beauté l’emporte et nous émeut davantage, celle du verbe, ou celle des sons.

Il y a plus encore, et ce n’est pas aux seuls mots, c’est aux noms que la musique de Gluck a su donner une portée, une valeur inestimable. Que dis-je ! « une » valeur ! Qui dénombrera les cris, les soupirs, les sanglots, et tous les accens de l’amour, de la douleur, du désespoir, que peut arracher aux lèvres d’Orphée le nom seul, constamment proféré, d’Eurydice ! De quelle tendresse aussi, mais de quelle colère et de quel mépris Armide ne charge-t-elle point le nom de Renaud ! Enfin, aux rivages affreux de Tauride, après avoir appris les infortunes et les crimes de sa race, on sait avec quelle pitié, quel effroi mêlé d’horreur, se nomme et se pleure elle-même, la « malheureuse Iphigénie. » Ainsi nous ne connaissons pas un vocable, du plus simple au plus noble, dont Gluck n’ait accru la signification ou la magnificence. Ces noms surtout, ces beaux noms antiques, tout chargés de gloire et de poésie, noms de héros et de rois, de vierges et de dieux, nous le remercions d’en avoir fait, à notre oreille et dans notre âme, la sonorité française plus belle, et plus pathétique le retentissement.

Un ancien, un antique, avons-nous dit de lui. Mais quel autre, dans les jours où nous sommes, est plus proche et plus digne de nous ! Lequel nous peut et nous doit être plus cher et plus secourable ! Dans un aimable traité de musique à l’usage des enfans, il nous souvient d’avoir lu naguère : « Le Seigneur nous a fait présent du beau chant pour dire des choses vraies et bonnes[4]. » Élevons — très haut — cette maxime, et l’esthétique, ou l’éthos de Gluck, s’y résumera de soi-même, et tout entier. Classique et passionnée à la fois, comme l’œuvre d’un Racine, l’œuvre d’un Gluck, encore plus que l’œuvre d’un Racine, ne respire que les passions nobles. Fût-ce pour avoir écrit Armide, Gluck n’aura point été damné, comme il le craignait, ou comme, avec un peu de coquetterie ou de fanfaronnade, il feignait de le craindre. Jusque dans la musique de sa partition la plus amoureuse, de celle qui répand, au sens initial et magique de ce mot, le « charme » le plus fort, la chair et les sens n’ont aucune part. On n’y respire point l’énervante, fiévreuse atmosphère, dont nous enivre et nous empoisonne un Tristan. Armide ne tend pas non plus, comme un Tristan toujours, et comme le dit l’Allemagne en son jargon, à la négation du vouloir vivre. Loin d’affaiblir notre être et de le dissoudre, la musique de Gluck l’accroît, le règle, et le discipline. Elle ne subordonne et ne sacrifie pas au sentiment, encore moins à la sensation, les droits de l’esprit et de la raison. Par cette maîtrise intellectuelle, Gluck est un de nos classiques, un Français d’autrefois, un de ceux que, pour notre salut, il nous faut redevenir. Et par la grandeur, par l’élévation morale de son art, il est un Français d’aujourd’hui. N’est-il pas, sur la scène, le musicien héroïque entre tous ? Le dévouement, le sacrifice, voilà tout l’idéal, austère et pur, de son œuvre ; en voilà tout l’exemple et tout l’enseignement. C’est le sacrifice d’un regard, d’une étreinte, imposé, pour que l’épouse revive, à l’époux qui vient de l’arracher au trépas. C’est le sacrifice d’Alceste, ou celui d’Iphigénie « en Aulide immolée. » Dans le cœur de Renaud, c’est l’amour de la patrie, vainqueur de moins saintes amours. Enfin Iphigénie en Tauride a pour principale péripétie un sacrifice encore, et non le moins affreux. Ainsi, dans ce noble répertoire, tout nous parle de générosité, de renoncement et de vaillance. Ajoutez à tant de vertus la douleur et la mort, les deux sombres déesses du théâtre de Gluck. Ce théâtre alors vous apparaîtra comme celui qui sied le mieux à la rigueur ainsi qu’à la beauté des jours que nous traversons. Religieuse, nationale et domestique, l’œuvre de Gluck mériterait de porter en épigraphe : « Pro aris et focis. Pour les autels et pour les foyers. » Elle est la constante apologie, l’apothéose éternelle de la patrie, de la famille et de la maison. Irons-nous y chercher des allusions, ou des analogies, qui nous émeuvent et nous exaltent ? L’embarras ne sera que de choisir. Les accens d’un Agamemnon, d’une Iphigénie, d’une Alceste, retentissent plus loin que jamais dans notre cœur à tous, à nous qui sentons aujourd’hui crier en nous les voix de la chair et du sang, et qui leur imposons silence. D’autres accens, tels que ceux d’une Armide, exciteront, aviveront contre « l’ennemi qui nous offense » notre haine sacrée, notre haine sainte. Il y a plus encore. Autant que chacun de nous, notre peuple, notre pays tout entier pourrait demander à Gluck, aux chœurs d’une Alceste, d’une Armide ou d’une Iphigénie, des exemples de constance et de concorde, d’unanimité dans le courage, dans la prière, dans l’espérance et dans la foi. Ainsi la beauté, la vertu de ce génie, qui touche toutes les époques, regarde plus particulièrement la nôtre. Entre tous nos musiciens, Gluck est le maître de l’heure, celui dont la France peut recevoir aujourd’hui les conseils les plus héroïques et les plus sublimes-leçons.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1914.
  2. Gluck, par M. Julien Tiersot, dans la collection Alcan. (Les Maîtres de la Musique.)
  3. Préface d’Esther.
  4. La belle musique, par M. Jean d’Udine.